L'origine de Nissa : Bercail
Nissa Revane était entourée d'un flux sans fin de lumière vive.
C'était un lieu que jamais elle ne voulait quitter, car il l'étreignait et la nourrissait. Il l'enveloppait et soutenait ses membres, lui donnant une impression d'apesanteur.
Cependant, au bout d'un moment, le ruban commença à se dérouler. Elle était si déçue de le voir partir.
Tandis qu'il flottait près d'elle, elle remarqua qu'il était constitué de centaines de milliers de filaments minuscules. C'était comme une rivière de joyaux scintillants. Il flottait si près d'elle qu'elle pouvait le toucher en tendant la main. Elle fit courir ses doigts dans le ruban d'énergie et, au contact avec ces filaments, Nissa sentait chaque essence individuelle. Toutes étaient uniques. Et, en arrière-plan, elle détectait un profond sentiment de satisfaction. Elle voulait rester ainsi, suspendue pour l'éternité.
« Ow ! »
Quelque chose heurta Nissa à l'arrière de la tête. Elle tendit la main pour la frotter.
« Ah ! »
Encore. Son dos, cette fois. Plus fort.
Elle se retourna.
Le flux était coincé. Elle vit qu'il y avait une sorte de nœud—un gros cœur noir qui le bloquait, l'empêchait de partir.
Il la frappa au bras une fois, deux fois, et encore une fois. C'était douloureux.
Nissa voulut le repousser, modifier sa trajectoire, mais l'amas ne pouvait être dissuadé.
Il émettait d'étranges bruits, un mélange de glissements et de crissements, d'horribles sons bien trop proches de son oreille. Il devint encore plus noir, encore plus gros. Bientôt, il serait plus grand qu'elle.
Nissa tenta de fuir, de nager plus rapidement.
Elle prit la direction de la lumière, mais autour d'elle ne subsistaient que les ténèbres.
Elles la consumaient.
Elles la suffoquaient.
Elles l'extermineraient.
Illustration par Chase Stone
Nissa se réveilla en sursaut, hurlant et étouffant.
Il lui fallut trois clignements d'œil pour réaliser : « La maison. Je suis chez moi. »
Sa respiration ralentit. Elle fixa le plafond de bois familier et le tracé des lianes qui le maintenaient en place. Elle connaissait ce dessin végétal particulièrement bien, car ce n'était pas la première fois qu'elle s'était éveillée en sursaut dans son lit après une horrible vision de noirceur.
Tandis qu'elle reprenait doucement pied dans cette réalité, ses autres sens lui revinrent également. Elle sentit l'arôme du ragoût de sa mère. Il devait être réchauffé au-dessus du feu. Avait-elle encore raté le dîner ?
Elle sentit dans l'air l'humidité de la soirée, et le martèlement de la pluie sur le toit. C'était un bruit doux et réconfortant, mais il masquait quelque chose de plus turbulent : deux voix chuchotantes, mais tendues. Nissa s'assit sur son lit et colla sa longue oreille d'elfe contre le mur.
« Tu ne l'as pas entendue crier encore ? » C'était Numa, le chef des Joraga, son père. « Elle a hurlé quelque chose à propos d'une obscurité maléfique. »
Il parlait de sa vision ! Ce qui voulait dire qu'il avait entendu. Nissa se maudit d'avoir crié si fort. Elle savait les problèmes que cela provoquerait.
« Que ferons-nous quand il viendra la chercher, nous chercher ? » demanda Numa.
« Rien ne viendra chercher personne. » C'était sa mère, Meroe. « Il n'avait pas d'autre objectif que la destruction. Il ne vise personne. »
« Personne ? Ton peuple a enragé Zendikar et il en a payé le prix. C'est la raison pour laquelle tu es la dernière des animistes. »
Nissa frissonna. L'humidité sur sa peau lui parut soudain plus froide.
« Zendikar ne cherche pas la vengeance », répondit sa mère.
« Si c'est ce que tu crois, alors tu es aveugle. Ta fille et toi nous mettez tous en danger. Je ne peux pas rester sans rien faire. »
Nissa s'enveloppa dans sa couverture. Ce n'était pas la première fois qu'elle entendait sa mère et Numa discuter de ses visions, mais jamais elle n'avait entendu son père parler sur un tel ton.
« Tu comprends que la tribu passe en priorité, continua-t-il. Je dois protéger mon peuple. »
« Tu veux dire.... tu nous exiles ? » rétorqua sa mère, incrédule.
« Je n'ai pas le choix, Meroe. Je ne peux pas risquer la colère de Zendikar. Je suis désolé. Vraiment. » Les paroles de Numa furent suivies par le son de ses pas s'éloignant. Sa mère se précipita derrière lui.
Inconsciemment, Nissa frotta le coin de sa couverture entre ses doigts, comme elle le faisait quand elle était toute petite. Elle était interloquée. Numa allait les exiler du camp des Joraga. Où iraient-elles ? Que feraient-elles ? Qui plus est, comment pouvait-il faire ça à sa mère après tout ce qu'elle avait enduré ? Le cœur de Nissa se serra en pensant aux souffrances de sa mère.
Elle voulait haïr Numa, mais elle ne pouvait pas lui en vouloir de protéger son peuple. Il avait raison. Elle représentait un danger : elle était la dernière animiste et la seule qui avait encore des visions.
Sa mère lui avait dit qu'elles étaient un don, qu'elles étaient une manière pour Zendikar de communiquer avec elle. Mais Meroe ne comprenait pas. Elle n'avait jamais vu cette obscurité, jamais entendu ses glissements et ses crissements, jamais ressenti sa pression suffocante. Elle ne pouvait pas savoir.
Depuis des lunes, Nissa avait cru que Zendikar la pourchassait, et maintenant les paroles de Numa ne faisaient que confirmer ses craintes. Ses visions n'étaient pas un don, mais un avertissement. Zendikar communiquait avec elle et son message était clair. Il aurait sa rétribution. Il finirait ce qu'il avait commencé avec les animistes. Le cœur noir venait chercher Nissa, et cela voulait dire que ses proches couraient un grave danger.
La jeune fille sortit en douce de la maison avant le retour de sa mère.
L'obscurité était complète ; les étoiles étaient cachées par les nuages qui arrosaient encore la région de pluie. Elle décida de voyager léger : son épée-bâton, un arc, des flèches, un tapis de couchage et quelques provisions—elle chasserait en chemin. L'unique autre chose qu'elle emportait avec elle étaient les bribes de magie de la nature qu'elle connaissait, ce qui paraissait bien moins impressionnant maintenant qu'elle s'aventurait seule dans la nuit.
Lorsque ses pieds voulurent faire demi-tour, elle se remémora pourquoi elle partait. Elle ne conduirait pas l'horreur à ceux qu'elle aimait. Quand Zendikar viendrait la trouver, elle serait seule.
Nissa ne s'arrêta pas—en fait, elle ne ralentit même pas— avant d'apercevoir les premières lueurs de lumière bleutée filtrer au travers des arbres. Le rythme qu'elle avait maintenu la plaçait à au moins une demi-journée d'avance des pisteurs de Joraga, à condition qu'ils parviennent à trouver ses traces. Ce ne serait pas le cas. Elle avait utilisé sa magie de la nature pour la couvrir et avait replacé le moindre brin d'herbe sur son passage. Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule pour se rassurer. Son sort avait parfaitement fonctionné. Il n'y avait aucun signe de son passage. Même le pisteur le plus expérimenté ne pourrait pas la retrouver.
Illustration par Wesley Burt
Elle fut soudainement frappée par cette réalité, et sa bouche devint sèche. Elle prit une grande inspiration pour enfouir ce sentiment d'effroi, et reprit son chemin.
« Qu'est-ce que... ? » Nissa plissa les paupières et regarda au sol. Était-ce une illusion d'optique ?
Elle se servit de ses mains pour occulter l'aube afin de mieux voir. Il était encore là. Une sorte de flux scintillant s'étirait devant elle. La jeune fille poussa une exclamation. Il ressemblait au ruban de lumière de sa vision.
« Non. » Son estomac se noua. Cela avait déjà commencé : le flux conduirait le cœur noir jusqu'à elle.
Elle recula.
Le ruban bougea en même temps qu'elle.
« Ne t'approche pas de moi ! » Nissa donna un coup de pied au phénomène et courut dans la direction opposée.
Mais la lumière était déjà devant elle.
La jeune fille fit un saut périlleux et changea une fois de plus de direction.
Deux pas plus tard, le flux pointait à nouveau vers elle.
Elle vira encore une troisième fois et sauta par-dessus une souche.
Cette fois-ci, le phénomène l'attendait déjà.
Quand la semelle de sa botte toucha le sol, le ruban scintillant s'éleva en spirale pour l'attraper. Avant qu'elle ne puisse réagir ou fuir, il l'enveloppa comme un cocon.
Cela arriva si vite que les tentatives de Nissa pour résister furent vaines. Elle voulut prendre son épée, mais celle-ci flottait déjà, soutenue par un filament scintillant, comme ses membres.
Elle tenta de se débattre, de paniquer, mais rien ne marcha. L'étreinte était si réconfortante, si calmante qu'elle ne voulait plus résister. Le flux d'énergie lui communiquait qu'il ne lui voulait pas de mal, qu'il n'était pas maléfique. Mais il l'était... elle le savait... n'était-ce pas le cas ?
Sa confusion se mua en émerveillement quand le courant scintillant l'enveloppa totalement.
Car à cet instant, au plus profond de la forêt de Joraga, Nissa Revane entra en contact avec Zendikar.
Alors, elle comprit. Le ruban scintillant de lumière et de vie était l'âme de la terre. Et c'était la chose la plus belle, la plus merveilleuse qu'elle eût jamais touchée.
Zendikar lui envoya une vision, la guidant doucement dans ses pensées, dans ses souvenirs et ses espoirs.
Illustration par Chris Rahn
Le ruban s'enroula autour d'elle, chacun de ses joyaux étincelant, mais Nissa comprit que ce n'était pas de simples pierres. Chacune était un être vivant. Toutes les bêtes, plantes et races de Zendikar faisaient partie de ce flux infini.
Et ce n'était pas un simple courant d'énergie, c'était le monde. Il représentait ses contours et ses dépressions. Il représentait le moindre brin d'herbe, le moindre grain de poussière et de sable. Il représentait tout, car tout était lié.
Des créatures de lumière couraient autour d'elle, devenant plus claires lorsqu'elles passèrent devant ses yeux. Nissa vit un baloth rugir, un grand arbre jurworrel danser dans la brise, un long serpent de nectar glisser sur le sol, et un barutis s'envoler dans le ciel. Puis elle vit un elfe qui lui parut très familier.
C'était une version cristalline parfaite d'elle.
La Nissa brillante marchait sur le monde en flux constant. Chacun de ses pas faisait scintiller l'âme de Zendikar. Elle suivit le ruban d'énergie dans la forêt, accélérant son pas, courant plus vite, bondissant, puis volant. Elle traversa un désert, un marécage, une chaîne de montagnes, et une centaine d'autres endroits qui défilaient trop rapidement pour qu'elle les reconnaisse.
Finalement, le flux ralentit et la Nissa de la vision s'arrêta. Elle se tenait sur un contrefort rocheux, contemplant un pic montagneux.
Dans la montagne, elle pouvait entendre cet horrible glissement, ce bourdonnement... Elle détecta le cœur noir. Elle recula, sentant la peur monter en elle. Tout cela avait-il été une ruse ?
Mais la Nissa étincelante ne parut pas effrayée. Elle se redressa. Elle leva les mains, ses paumes faisant face aux ténèbres. Ses lèvres bougeaient, mais Nissa n'entendait pas ce qu'elle disait.
Puis, soudain, une explosion de lumière éblouissante enveloppa l'ensemble de la vision, consumant tout—la montagne, le cœur noir et la Nissa brillante.
Quand Nissa s'éveilla, le cocon avait disparu. Elle était par terre, et elle fixait d'un regard trouble ce qui ressemblait à une paire d'yeux.
« Nissa ? »
Et une bouche.
« Nissa ? » La bouche articula à nouveau son nom.
Il fallut encore un instant pour que la jeune fille reconnaisse la voix. « Mazik ? » Nissa se releva avec difficulté.
« Tu vas bien ? »
« Oui, je vais bien. Je... attends. » Nissa dévisagea son ami. « Qu'est-ce que tu fais ici ? Tu m'as suivie ? » Elle se redressa d'un bond, ses oreilles en quête de signes d'une approche.
« Ne t'inquiète pas, il n'y a personne. »
« Ils savent que tu es ici ? »
« Seulement ta mère. J'ai été obligé de lui dire quand je t'ai vue partir. »
« Mazik ! »
« Ne te fâche pas. Elle était contente que tu sois partie dans la forêt. Elle pense que tes visions deviendront plus claires. »
« Elle a dit ça ? »
Mazik acquiesça. « Et elle a dit qu'elle veut que tu suives ce qu'elles te disent. Mon père et moi aussi d'ailleurs. Nous croyons à la tradition animiste. Nous pensons que tes visions sont importantes. Tu viens d'en avoir une, non ? »
« Tu m'observais ? dit Nissa en rougissant. La lumière... tu... tu l'as vue ? »
« Oui.... répondit-il précipitamment. Mais ne t'en fais pas, je n'ai pas peur. Je trouve que c'est fantastique. » Il avait le regard tellement rempli d'espoir que Nissa se détendit un peu. « Que t'a appris ta vision ? »
Nissa scruta ce visage familier, qu'elle avait cru ne jamais revoir, et elle décida de faire confiance à son ami. « Oh Mazik, tout ce que je croyais est faux. Zendikar ne m’en veut pas... ni à personne d'ailleurs. Il n’est ni maléfique ni vengeur. Il est magnifique... mais il souffre. Quelque chose d'horrible lui fait du mal. » Elle marqua une pause, frissonnant en pensant au cœur noir. « Et je crois, je pense... oh peu importe, je ne sais plus ce que je pense. »
« Tu penses que Zendikar demande ton aide pour le sauver. »
« Comment le sais-tu ? »
Mazik pointa le doigt aux pieds de Nissa. Le ruban de lumière était de retour. Il ondulait autour de ses jambes comme un animal affectueux.
Le cœur de la jeune fille bondit en le voyant. « Bonjour, Zendikar », dit-elle.
Le flux s'agita, comme excité, et se mit à tourbillonner autour d'elle et de Mazik comme une petite tornade. Il souleva leurs cheveux et les emplit d'un sentiment enchanteur. Puis avant que la brise ne se calme, le ruban les tira par les poignets pour leur indiquer de le suivre.
Illustration par Howard Lyon
Nissa se tourna vers Mazik.
La forme lumineuse tira à nouveau.
« Bien, très bien, on arrive », dit le jeune homme en riant.
Ils suivirent le serpentin d'énergie brillante profondément dans la forêt.
Ils avaient décidé sans même en discuter qu'ils voyageraient ensemble. C'était en tout cas ce qu'avait décidé le ruban de lumière, semblait-il. Mazik le voyait tant que Nissa était proche. S'il s'aventurait dans la forêt pour chasser ou trouver de quoi manger, il disparaissait, mais la voie était à nouveau visible s'il revenait à côté de son amie.
Un peu comme un enfant excité, il leur montra tous les secrets et la beauté de la forêt : des alcôves cachées, des arbres qui se tordaient si haut dans le ciel que leur cime se perdait dans les nuages, des lianes dansantes et des ruisseaux au gargouillis enchanteur. C'était comme s'ils découvraient un nouveau monde rempli de merveilles.
Même Nissa trouvait qu'elle avait quelque chose de changé. Le lien qu'elle avait établi avec l'âme de Zendikar devenait de plus en plus fort à chaque pas, et sa magie augmentait avec lui. Quand elle lançait des sorts, même les plus simples, ils avaient développé un certain panache. Les noix de jaddi qu'elle enchantait pour éclairer leur chemin la nuit s'organisaient comme des étoiles, formant des formes animales pour les guider. Quand ils rencontrèrent un rôdeur arboricole enragé, il lui suffit d'un geste du poignet pour le repousser. Elle déplaça les feuilles des arbres pour les protéger de la pluie, et récolta le nectar sucré des fleurs pour leur redonner des forces quand ils se sentaient fatigués.
Mais même au milieu de tout cet émerveillement, Nissa ne parvenait pas à ignorer ce mauvais pressentiment qui lui taraudait le ventre. Chaque pas les rapprochait de l'obscurité. Et une fois arrivée à la montagne, elle devrait affronter le cœur, car c'était ce qu'avait fait la Nissa scintillante. Mais comment ?
Après deux jours de traversée du sanctuaire enchanté, Nissa et Mazik atteignirent l'orée de la forêt. Le monde s'ouvrait sur un paysage de canyons de pierres rouges, d'arbres desséchés et de mesas sculptées par les vents. Ce brusque changement donna à la jeune fille l'impression de quitter son foyer une fois de plus. Mais c'était là que le flux de lumière se rendait ; c'était là qu'il la conduisait.
Les elfes n'étaient pas habitués à la chaleur éclatante du soleil. Leur peau délicate était si dépendante de la protection de la canopée qu'elle devint rouge et brûlante en quelques heures. Ils burent les quelques provisions d'eau qu'ils transportaient avant la première tombée de la nuit, et leurs pieds étaient endoloris par la marche sur le sol durci par le soleil.
Le deuxième jour, Nissa commença à s'inquiéter. Elle ne voulait pas croire que l'âme de Zendikar les conduisait à leur trépas, mais s'ils ne trouvaient pas rapidement de l'eau, ils ne survivraient pas longtemps. « Où nous emmènes-tu ? demanda-t-elle au ruban d'énergie. Nous avons soif. »
Le flux continua son chemin dans le canyon.
En milieu de journée, au quatrième jour, Nissa avait tellement chaud et soif que, lorsqu'ils passèrent la crête d'une colline et qu'elle vit un grand marécage, elle poussa un cri de pure joie.
Les elfes dévalèrent la colline et s'agenouillèrent au bord d'une mare boueuse. L'animiste utilisa sa magie pour filtrer de l'eau pure. Ils burent jusqu'à avoir rempli leur ventre, puis mangèrent des champignons sauvages qui poussaient sur la berge, et burent à nouveau.
Nissa se sentit beaucoup mieux. Mais Mazik interrompit cet instant de plénitude.
« Maintenant, il faut qu'on traverse ça ? », demanda-t-il, désignant le marais du doigt. C'était une question rhétorique. Il voyait aussi bien qu'elle le ruban d'énergie, et il traversait clairement le marécage.
« Au moins, on ne manquera pas d'eau... » fit la jeune fille. Elle essaya de paraître gaie, mais on entendait la fatigue dans sa voix. « Il n'y a pas d'autre chemin ? » murmura-t-elle à l'attention de leur guide.
Le flux lumineux ondula, scintilla et la tira comme s'il ignorait complètement leur situation. Et c'était peut-être le cas, pensa Nissa. C'était l'âme du monde après tout, du monde entier, pas d'une partie. Le marécage faisait tout autant partie de Zendikar que la forêt. De cette pensée vint un sentiment de compassion, et l'animiste vit soudain les choses d'une manière différente.
En s'enfonçant dans le marais, elle établit un contact avec lui. Elle vit la beauté des arbres couverts de mousse, sentit la magie des brumes qui s'élevaient des eaux boueuses, se laissa enchanter par le champ des essaims de mouchelions qui les entouraient. Jamais elle n'aurait cru qu'un marais eût tant à offrir.
Illustration par Tianhua X
« Euh, je crois qu'il vaudrait mieux qu'on parte d'ici. » La voix de Mazik provenait de derrière elle.
Canalisant cette nouvelle passion pour le marais, Nissa caressa des doigts les feuilles d'une fougère. « Tout va bien, Mazik. Si tu ouvres ton esprit, tu verras... »
« Non, Nissa, il faut qu'on parte... TOUT DE SUITE ! »
La jeune fille se retourna. Elle sentit une odeur âcre dans l'air ambiant : l'huile, les baumes funéraires, la mort.
Des vampires.
Le garçon lui attrapa le bras et la tira à sa suite, pataugeant dans la boue.
« Où sont-ils ? » Nissa regardait tout autour d'eux.
« Je n'en sais rien, répondit Mazik en reniflant. Partout ! »
Un sifflement derrière eux les fit se retourner.
Cinq horreurs vampiriques les pourchassaient. La plus grande d'entre eux, un mâle torse nu couvert de sang, menait la charge.
« Nous devons sortir du marais ! Aide-nous ! » supplia Nissa.
L'âme de Zendikar répondit à son appel. Le ruban lumineux prit un nouveau chemin dans le marais. L'animiste savait qu'il les guiderait vers un lieu sûr.
Elle courut comme une flèche le long du flux d'énergie. La connexion qu'elle avait établie avec le marais lui permettait d'avancer comme si elle se trouvait en forêt. Elle bondit de souche en souche et se balança sur des lianes pour traverser un ravin obscur.
Elle sentit la présence des vampires s'éloigner avant même de traverser un épais bosquet et d'arriver dans une clairière.
Pantelante, elle s'arrêta, appuyant ses mains sur ses genoux pour reprendre son souffle. Le ruban d'énergie serpenta autour de ses pieds, maintenant sur la terre ferme. « On y est arrivé... de justesse, dit-elle entre deux respirations. Tu as vu les dents du plus gros, Mazik ? »
Quand il ne répondit pas, Nissa leva les yeux. « Mazik ? »
Son cœur se mit à battre à se rompre. « Mazik ! » Son appel resta sans réponse.
Elle se tourna vers le flux d'énergie. « Où est-il ? »
Soudain, un cri aigu retentit parmi les arbres.
« Non ! » Elle se précipita dans le marais sans réfléchir, mais après quelques pas, elle réalisa soudain qu'elle courait vraisemblablement vers sa mort. Elle repoussa les doigts froids de la peur qui tentaient de la retenir. Elle ne ferait pas demi-tour, pas sans son ami.
Ils étaient dix à présent. Les vampires hurlants et puants cernaient un des arbres les plus hauts. Nissa leva les yeux vers les branches. Mazik s'accrochait désespérément à une branche tordue, un bras ensanglanté.
Avec un sifflement animal, deux des vampires les plus proches bondirent pour l'attraper, grimpant sur les branches les plus basses.
« Laissez-le tranquille ! »
Illustration par Igor Kieryluk
Nissa n'avait pas réalisé qu'elle allait crier. Le son de sa voix surprit également les vampires. Tous se tournèrent vers elle ; leurs yeux affamés se fixèrent sur leur nouvelle proie.
L'animiste n'avait que quelques secondes pour réagir. Ses instincts prirent le dessus. Elle entra en contact avec Zendikar et canalisa sa puissance. Elle espérait faire sortir quelques racines pour former une barricade, le temps de prendre la fuite. Mais au lieu de racines, elle fit jaillir ce qu'elle crut d'abord être un arbre. Mais ce n'en était pas un ; c'était le monde qui s'animait.
Il se dressa comme une vague, prenant forme à partie de la boue. Il était aussi gros qu'un baloth. Il chargea les vampires en grinçant des dents.
Il abattit les deux premiers rien qu'en les percutant. Ce ne fut que lorsque Nissa sentit quelque chose la tirer du bout des doigts qu'elle réalisa que l'élémental était sous son contrôle. Elle le dirigea sur un groupe de trois vampires. Il les frappa d'une de ses énormes pattes, les projetant au sol dans une explosion de lumière verte.
Il en restait cinq. Nissa lança son élémental sur eux.
Le chef, le plus gros, tenta de s'enfuir.
« Oh non, tu ne t'en tireras pas comme ça. » Nissa invoqua les lianes mouvantes du marais. Elles se raidirent comme des lances et transpercèrent le cœur du vampire.
« Nissa ? Nissa ! » Mazik descendit de l'arbre et courut vers elle, les bras grands ouverts.
Nissa le prit dans ses bras. Ils restèrent ainsi pendant un long moment. Leurs cœurs battaient la chamade.
« Tu m'as sauvé la vie, dit enfin le garçon, s'écartant suffisamment pour la regarder dans les yeux. Merci. »
« Il n'y a pas de quoi. » La jeune fille voulut rire, mais cela ressemblait plus à un hoquet.
« Alors oui, tu as... » Mazik désigna les cadavres de vampire. « Puis tu as... » Il fit un grand geste pour indiquer ce qui les entourait.
« Oui, je me demande ce que c'était » s'interrogea Nissa.
« C'est comme ça que tu sauveras Zendikar. »
Ils sortirent enfin de la région marécageuse juste avant l'aube. Elle manqua à l'animiste bien plus qu'elle l'avait pensé. Elle s'était attachée à la boue, aux arbres croulants et à la mousse qui recouvrait la moindre surface. Maintenant, ils se trouvaient dans les contreforts d'Akoum, une nouvelle région à explorer.
Mazik encouragea Nissa à tester ses nouveaux pouvoirs. Cela lui parut une bonne idée. Pour affiner ses compétences, elle réunit les débris qui jonchaient le sol et constitua un toit flottant qui leur donnait de l'ombre, faisant fuir les mineurs de crevasse et les géants de tranchée. Elle déplaça d'énormes blocs de rochers qui leur bloquaient le chemin, et façonna des escaliers et des ponts de terre pour traverser les canyons profonds.
Illustration par David Gaillet
Mazik était convaincu que la magie de l'animiste était la clé qui permettrait de détruire les ténèbres. Il lui répéta ce qu'elle lui avait raconté de sa vision la plus récente, citant la manière dont la Nissa de sa vision avait levé les mains et prononcé ce qui était probablement un sort.
Nissa voulait le croire ; elle voulait être sûre qu'elle serait prête quand ils arriveraient en face de la montagne, qu'elle serait assez forte, assez puissante pour affronter le cœur noir. Elle voulait croire qu'elle pourrait le vaincre, parce qu'elle le devait. Zendikar comptait sur elle, elle le savait au plus profond de son âme.
Tout changea dans les montagnes forestières d'Akoum, quelques instants après qu'elle eut calmé un hurda qui les chargeait. Elle s'arrêta dans son élan.
« Que se passe-t-il ? » demanda Mazik.
Nissa ne répondit rien. Elle scruta les arbres devant elle, mais il avait disparu. Le ruban d'énergie avait disparu.
« Nissa ? » répéta le garçon.
« Je n'en sais rien—je l'ai perdu—tu le vois ? »
Mazik se mit lui aussi à scruter les parages. « Il était encore là il y a à peine quelques instants. »
L'animiste s'agenouilla, posa la main sur le sol pour retrouver son contact, l'âme brillante, mais elle n'avait laissé aucune trace.
« Tu crois qu'on devrait faire demi-tour ? demanda Mazik. On a peut-être tourné au mauvais endroit. »
« Je ne pense pas, je... » Elle s'interrompit quand la terre se mit à bouger sous elle. Au début, le mouvement était subtil, mais rapidement le sentiment de vertige grandit, accompagné par une étrange sensation d'incohérence.
La jeune fille réalisa ce que c'était au même moment que Mazik. « Le Roulis ! Il vient vers nous ! » Il courut pour se mettre à l'abri sous une formation rocheuse protégée par un grand arbre. Nissa le suivit.
Illustration par Sam Burley
L'animiste avait entendu parler du Roulis, la force de Zendikar qui détruisait tout sur son passage. Les histoires ne semblaient pas avoir été exagérées. Une pluie de pierres s'abattit autour d'eux et le sol tremblait et ondulait comme les vagues agitées de l'océan.
Les elfes perdirent l'équilibre et roulèrent au sol. Nissa prit la main de Mazik et ensemble, ils parvinrent à atteindre le surplomb rocheux. Autour d'eux, le monde avait chaviré. Les arbres se courbaient et se tordaient bizarrement au sortir du sol. Les rochers s'envolaient et s'entrechoquaient, puis, craquelés et fendus, flottaient comme des dents pointues. Une force immense soulevait la terre et serpentait comme un fou aveugle ; les racines, les pierres et la terre se déformaient et se pliaient sous l'effet de sa volonté.
« Nissa, il faut que tu fasses quelque chose ! » Mazik la regardait comme si elle détenait le secret, qu'elle savait quoi faire. Mais elle était aussi perdue que lui. Son lien avec Zendikar s'était évaporé. Elle avait autant peur que lui.
Un rocher s'écrasa à quelques pas devant eux, envoyant des fragments dans leur direction. Le garçon se protégea les yeux. « Je t'en prie, la supplia-t-il. Arrête ça. Essaie ! »
Une autre pierre tomba, puis encore une autre. Si elle ne faisait rien, ils seraient enterrés vivants.
« Oui, très bien, je vais essayer. » Nissa cherchait plus à se convaincre elle-même que rassurer Mazik. Elle posa ses mains par terre. « Viens, murmura-t-elle. J'ai besoin de toi. Je t'en prie. » Elle envoya sa propre âme en éclaireur à la recherche de sa connexion avec la terre, mais il n'y avait rien. Elle plongea plus profondément, poussant son esprit au-delà de ses limites. « Zendikar. »
Et tout lui vint d'un coup, comme un déluge. C'était froid et oppressant, c'était de la peur. Nissa avait retrouvé l'âme du monde, et elle était terrifiée.
C'est alors qu'elle comprit : le Roulis n'était pas une force étrangère. C'était la réaction de Zendikar au cœur noir. C'était le monde qui ruait comme un cheval effrayé. Il était tellement horrifié par cette noirceur qu'il s'était abandonné à sa peur.
Illustration par Izzy
« Allons, dit l'animiste. Calme-toi. »
Mais la terre ne répondit pas. Elle se cabra de plus belle.
« Cela ne marche pas ! » pleura Mazik.
Les pierres s'écrasaient sur le surplomb au-dessus de leurs têtes, déclenchant une véritable pluie de fragments. Leur abri ne tiendrait plus très longtemps.
« Nissa, que fait-on ? » La voix du garçon était paniquée.
La jeune elfe ferma les yeux. Elle fit alors la première chose qui lui traversa l'esprit : elle fredonna. C'était un chant animiste, l'air que sa mère lui avait fredonné tant de fois. Elle s'attarda sur chaque note, l'infusant de paix, de réconfort et de réassurance.
Lorsqu'elle termina de chanter, tout était calme et silencieux.
Nissa ouvrit les yeux. Le terrain s'était figé en pleine vague. Les arbres ressemblaient à des coudes repliés. Les rochers étaient paralysés en milieu de trajectoire, et des traînées de poussière étaient suspendues comme des étoiles dans la ciel. C'était comme si le temps s'était arrêté.
Et là, devant elle, le flux d'énergie avait réapparu.
« Tu es revenu », murmura-t-elle, tendant la main.
Doucement, le ruban lumineux approcha pour la toucher.
Son union avec Zendikar était tout pour elle.
Nissa n'avait pas réalisé à quelle point elle se sentait vide avant que le contact ne se refasse. Désormais, elle était entière ; elle était chez elle.
« Je sais que tu souffres, dit-elle. Mais je promets de t'aider. »
L'énergie se réchauffa comme en signe de gratitude.
« Mais il faut que tu me montres. Il faut que tu m'indiques où aller. »
Le ruban d'énergie s'enroula autour de ses doigts puis, d'un mouvement sec, il plongea dans le sol.
Nissa s'inquiéta de l'avoir à nouveau effrayé, mais un battement de cœur plus tard, la terre se mit à se craqueler et à trembler. Feuilles, herbe, branches, poussière, pierres, tout parut converger au même endroit, s'agglomérant à toute vitesse comme si leur survie en dépendait.
D'abord, ce fut une tête qui apparut, dominée par un long groin de pierre. Puis un cou et deux pattes épaisses suivirent.
L'animiste recula tandis qu'un élémental entièrement formé sortait de terre.
« Nissa ? »
Elle cligna des yeux en entendant la voix de Mazik, et le temps reprit soudain son cours. Mais le chaos avait cessé. La terre se calma, les arbres et les rochers retombèrent à leur place, et le vent souffla à nouveau.
L'élémental se dressait devant eux. Son groin luisait. Nissa reconnut la lumière du ruban d'énergie. Zendikar s'était incarné pour venir à sa rencontre. Même ici, en ce lieu si proche de l'obscurité menaçante, bien qu'il fût effrayé—il était venu pour la guider.
« Merci. »
Nissa et Mazik suivirent la créature comme ils l'avaient fait avec le ruban d'énergie. Il les conduisit haut dans les montagnes, via les pics déchiquetés qu'on appelait les Dents d'Akoum. L'animiste eut l'impression d'être déjà venue à cet endroit. Certaines formations rocheuses lui paraissaient familières et des images de ses visions défilèrent devant elle. Ils approchaient.
Pendant des jours, ils traversèrent la région montagneuse, ne s'arrêtant que lorsque c'était nécessaire : pour trouver de la nourriture, manger—principalement des limaces—, renouveler leurs provisions d'eau et, rarement, pour dormir. Ils ne pouvaient pas se reposer longtemps, et quand ils dormaient, tous deux faisaient des cauchemars. Ils rêvaient d'une obscurité grouillante et douloureuse.
Nissa s'inquiétait au sujet de Mazik. Ses pas avaient ralenti et sa respiration devenait plus lourde chaque jour. Elle le surveillait, car il lui semblait que le cœur noir l'affectait beaucoup plus qu'elle.
Un soir, juste au moment où le soleil disparaissait derrière un des pics les plus hauts et que les faucons de nuit fourchus commençaient à s'agiter sur leurs perchoirs, l'élémental s'arrêta juste avant un tournant dans le col de montagne. Il piétina le sol anxieusement et leva la tête, indiquant une grande colonne de pierre.
« Que se passe-t-il ? » demanda Nissa, contournant la paroi rocheuse.
L'élémental recula. Nissa jeta un coup d'œil de l'autre côté. Elle retint sa respiration.
D'énormes pierres en forme de losange flottaient dans l'air, figées dans une immobilité dérangeante, chacune à distance parfaite, voire surnaturelle, des autres. La formation avait dû être créée par une immense force magique. Le soleil se reflétait sur les étranges runes gravées sur leurs faces. Les pierres formaient un anneau autour du plus haut pic d'Akoum.
« Nous sommes arrivés », dit Nissa. Elle reconnut la montagne. C'était celle qu'elle avait vue dans ses visions. C'était là que l'attendait le cœur noir.
« Nissa. » La voix de Mazik était faible. Quand elle se tourna vers lui, il s'écroula au sol.
« Mazik ! » Elle se précipita.
« Quelque chose ne va pas. Je ne sais pas... » Il porta une main à son visage. Son nez se mit à saigner.
« C'est ce cœur d'obscurité, dit Nissa, essayant de le relever. Il faut qu'on t'éloigne d'ici. »
« Non, répondit son ami, levant une main tremblante. Non, Nissa. Tu es finalement arrivée. Il faut que tu continues. Tu dois aider Zendikar. »
Nissa leva les yeux vers l'élémental, tremblant, toujours paniqué. Il était clair pour elle que ni Mazik, ni la créature ne pourraient continuer. L'épreuve qui l'attendait lui était réservée à elle seule. Son cœur se brisa à l'idée de les abandonner.
« Ne t'en fais pas, Nissa, dit Mazik sur un ton indiquant qu'il comprenait. Je veux que tu y ailles. Je m'en sortirai. Nous nous en sortirons. » Il caressa l'épaisse patte rocheuse de l'élémental. Ses tremblements se calmèrent.
« Oui, tout ira bien », acquiesça Nissa.
Elle aida Mazik à monter sur le dos de l'élémental et posa une dernière fois une main réconfortante sur ses deux amis. « Faites attention », dit-elle, projetant sur eux un courant de magie apaisant.
« Sois forte, Nissa Revane », murmura l'autre elfe.
Le groin de l'élémental se remit à luire et il s'éloigna sur la piste. Nissa se refusa de les regarder partir. Elle aurait été trop tentée de les suivre. L'animiste fit face à la montagne et un premier pas vers l'obscurité.
Puis elle ne s'arrêta pas. Elle ne pouvait pas s'accorder de répit, car elle craignait autrement de ne pas avoir le courage de continuer. Elle passa sous l'anneau de pierres brillantes, prenant garde à éviter les ombres qu'il projetait au sol. Une fois à l'intérieur du cercle, elle leva les yeux vers le sommet du plus haut pic d'Akoum.
Elle était arrivée à destination. Le cœur d'obscurité l'attendait.
Il bourdonnait, sifflait, produisait des sons qui lui grattaient l'intérieur des oreilles. Elle le haït soudain. Elle le haïssait pour ce qu'il avait fait à Zendikar, aux animistes, à Mazik.
Elle fit le tour de la montagne, gagnant un peu plus d'altitude à chaque pas. Elle tentait de localiser le cœur, de planifier son attaque. Comme s'il y avait beaucoup à planifier. Elle avait décidé des jours auparavant que le moment venu, elle ferait ce que la Nissa de sa vision avait fait.
Elle trouva l'endroit, ce contrefort sur lequel son double s'était tenu, et elle se redressa.
« Je t'invoque à présent, Zendikar, dit-elle. Je suis ici pour te soulager de cette noirceur qui te ronge. » Ce disant, elle sonda les profondeurs du monde. Elle savait que le flux ne serait pas facile à trouver, qu'il n'oserait pas approcher du cœur qu'il craignait, mais elle savait aussi qu'il répondrait à son appel.
Il parut comprendre l'importance de l'instant, car elle n'eut pas à chercher aussi profondément qu'elle l'avait pensé pour le trouver. Une fois reliée à Zendikar, elle canalisa sa puissance en elle. Elle l'absorba autant qu'elle pouvait le supporter... et continua encore. Elle ne s'arrêta que lorsque sa poitrine lui parut sur le point d'exploser.
Elle leva alors les mains, lourdes de tout ce pouvoir, et projeta une rafale si intense que le ciel entier fut éclairé par l'énergie qu'elle avait invoquée. Elle hurla sous l'effort et chancela, parvenant cependant à continuer de canaliser cette magie primaire.
Une fois vidée de toute cette énergie, elle prit une grande inspiration et leva les yeux vers la montagne. Elle s'était attendue à voir un pic ravagé, une fissure par laquelle les ténèbres s'échappaient. Elle s'attendait à devoir affronter son ennemi. Et elle s'y était préparée. Mais ce n'était pas le cas. La montagne était intacte et l'obscurité grouillait toujours en son sein. C'était comme si son sort n'avait eu aucun effet.
« Comment ? »
Le cœur noir se contorsionna et grinça d'une manière qui rappelait un rire sinistre. Le gloussement strident se mua en une onde de folie qui assaillit Nissa, perçant ses yeux et consumant sa psyché. Tout lui fut révélé. Elle vit ce qui vivait dans la montagne, elle vit ce qu'il voulait, elle vit ce qu'il avait fait.
Elle vit le monstre.
Nissa poussa un nouveau cri, cette fois de terreur, et elle s'écroula tandis que des vagues de folie monstrueuses l'engloutissaient.
Elle pensait qu'elle n'allait pas survivre à une autre attaque, mais quelque chose en elle éclata soudain, comme un œuf sur le point d'éclore, et une force brûlante, épaisse et consumante en jaillit. Elle se répandit dans tout son être avec une intensité sans égale, plus grande que la folie du monstre—capable de la déchiqueter de l'intérieur, de déchirer le tissu même de la réalité de Zendikar.
Puis tout fut fini. Il n'y avait plus rien à faire. Elle n'avait pas détruit l'obscurité ; c'était l'obscurité qui l'avait anéantie.
L'animiste lâcha prise.
Ce qui arriva alors défiait toute compréhension. Il y eut en elle une terrible explosion de douleur, et Nissa se sentit précipitée dans le néant. Elle vit de la lumière, de l'énergie, des tourbillons et des trous. Il n'y avait plus d'endroit ni d'envers. Plus de terre ni de ciel. Tout était noir et tout était brillant. Elle tombait, mais elle n'avait aucun moyen de s'arrêter, rien où s'accrocher. Si c'était sa fin, elle était interminable. Elle ne voulait plus souffrir. Elle ferma les yeux et se mit en boule serrant ses jambes contre sa poitrine.
Et soudain, elle sentit à nouveau le sol sous elle. Il était apparu de nulle part. Se trouvait-elle à nouveau sur la montagne ?
Quand son cœur se fut calmé, elle risqua d'entrouvrir l'œil droit.
Puis le gauche. Le spectacle qui l'attendait était bien trop renversant pour un seul œil. Les couleurs étaient éclatantes et sans précédent, dans des teintes qu'elle n'avait jamais vues de sa vie. Les formes des plantes et des arbres lui étaient totalement étrangères, leurs feuilles et la texture de leur écorce non identifiables. Il y avait également ce parfum. Il était à la fois plus sucré et plus entêtant que tout ce qu'elle avait connu auparavant.
Elle n'était pas sur la montagne. Elle était dans une forêt, mais pas sur Zendikar. Quelque chose lui dit qu'elle était très très loin de chez elle.
Elle sentit alors une vague de soulagement l'envahir : elle n'était pas au même endroit que le monstre. Elle avait échappé à cette noire folie enchevêtrée, à la douleur. Mais ce soulagement s'accompagna immédiatement d'un sentiment d'échec. Elle avait rompu sa promesse à Zendikar. Elle avait affronté la noirceur, et perdu.
« Non ! » De rage, Nissa frappa le sol du poing. La terre réagit. Quelque chose en jaillit pour l'attirer sous la surface.
Elle descendit dans ce nouveau monde. Il s'appelait Lorwyn. Il ne ressemblait en rien à Zendikar. À l'exception d'être tous deux des mondes, ils étaient aussi différents que deux flocons de neige, avec leurs propres marques, leurs propres traditions, leurs propres habitants. Zendikar l'avait accueillie dans son giron ; cette terre était plus réservée. Zendikar avait été joyeux ; cette terre était plus sombre.
Mais les deux mondes souffraient.
Comment ? se demanda Nissa. Comment pouvait-il y avoir tant de douleur, de ténèbres, de malheur ?
Le mal qui menaçait cette nouvelle terre effleurait presque la surface. Il bouillonnait, prêt à être libéré. Un millier d'araignées d'ombre avaient grandi et rongeaient maintenant leur cocon de soie.
« La Grande Aurore apporte la nuit... et quand la Mort révèle la porte... les ombres recouvrent immédiatement la lumière... libérant Sombrelande. »
Les choses-araignées sifflèrent.
Nissa frissonna. « Reculez ! » Elle tenta d'écraser les ombres.
« Nous ne partirons pas. Notre heure est venue. Nous arrivons. Bientôt, tout nous appartiendra. »
Une vague de noirceur rampante submergea l'animiste.
Nissa s'éveilla entourée de visages sévères et réalisa qu'elle avait encore hurlé. Ces êtres ressemblaient à des elfes, mais ils avaient des cornes, et des sabots en guise de pieds. Leurs épées et leurs lances étaient pointées sur elle.
Illustration par Lius Lasahido
Le groupe murmurait en scrutant Nissa avec un mélange de suspicion et de curiosité.
« Pas de cornes ?»
« Pas de sabots. »
« Regarde ses yeux ! »
« Ils luisent ! »
« Reculez. » Cette voix, ferme et puissante, provenait d'une grande femme élancée, clairement leur chef. Elle brandit soudain son épée, sa pointe à peine à quelques centimètres du nez de Nissa.
L'animiste sursauta et poussa une exclamation.
« Cesse de faire du bruit comme ça, dit l'étrange elfe. Tu veux gâcher notre chasse ? »
« Votre... votre chasse ? » demanda Nissa, confuse.
« La traque du fléau. Ces horribles créatures prendront la fuite si tu continues de crier comme une banshee. »
« Oui ! s'exclama l'animiste. Vous aussi, vous avez vu le fléau ! J'ai vu ces choses. Elles arrivent. Elles ont dit qu'elles allaient prendre le contrôle de tout. »
« Quelle blague ! Elles ont dit ça ? Elles pensent qu'elles peuvent nous résister ? »
« Vous allez les en empêcher ? »
« Tu n'es pas d'ici, ma petite elfe. Je me trompe ? C'est notre territoire, mon territoire. Et nous ne laisserons pas ces horreurs empoisonner sa beauté. Sais-tu chasser ? »
« Oui... je, mais je ne sais pas... »
« Dysmèles à droite ! » s'exclama un des elfes.
« Tu vas avoir ta chance, mystérieuse créature aux yeux verts, dit la chef à Nissa. Prends ton arme et prouve ta valeur. » Ce disant, elle courut vers le bosquet d'arbres sur sa droite.
« Ma lame, répéta l'animiste, dégainant son épée. Oui. » Cette charge, la chasse... tout lui paraissait normal. C'était ce qui était supposé se passer quand un territoire était menacé.
Elle suivit les elfes pourvus de sabots de Lorwyn dans la végétation.
Un elfe mâle, pas beaucoup plus vieux qu'elle, semblait l'attendre. Il leva une main et lui indiqua de se positionner en bordure des arbres. Elle le fit sans un bruit.
Ensemble, ils contournèrent le périmètre du bosquet. Nissa entendit des grognements, ressemblant un peu à ceux de sangliers ou de gobelins.
« Ils sont proches. » L'elfe mâle lui adressa un petit sourire. « Je m'appelle Galed, au fait. »
« Nissa », dit l'animiste.
« Ravi de faire ta connaissance. On dirait que tu as éveillé la curiosité de Dwynen. Elle n'a pas pour habitude d'inviter des elfes étranges à rejoindre sa chasse personnelle. Mais je comprends qu'elle t'ait laissée nous suivre. Tu es une des plus belles créatures que j'ai jamais vues. » Galed se pencha et respira l'odeur de l'animiste.
Nissa frissonna. L'instant avait quelque chose d'enivrant—ces elfes, cet endroit, la traque du mal. D'une certaine manière, elle avait l'impression d'avoir trouvé un lieu auquel elle appartenait.
« Le voilà ! » fit Galed. L'instant d'après, il surgit des arbres et frappa de sa lance.
Nissa bondit à sa suite, atterrissant près de lui juste à temps pour le voir trancher la gorge d'une petite créature qui poussait de petits cris de terreur.
« Il y en a d'autres ! Attrape-les ! » cria Galed, pointant le doigt.
Nissa bondit sur une autre petite créature, épée au clair, prête à frapper. Mais quelque chose l'arrêta.
Ce n'était pas une des créatures-araignées maléfiques des cocons de sa vision. C'était une petite chose courte sur pattes avec une peau verdâtre couverte de bosses et de verrues. Deux yeux lui sortaient de la tête comme ceux d'un crapaud, et sa bouche tremblotait tandis qu'il essayait d'articuler quelque chose.
Nissa se figea, son instinct de chasseur bloqué par son regard pitoyable.
« Ne tue pas, bredouilla la petite créature. P-pitié. »
Il n'y avait aucune chance que l'animiste massacre cette chose innocente. Elle s'écarta ; la créature détala. « Galed ! cria-Nissa. Que fais-tu ? Ces choses ne sont pas maléfiques. »
Galed ne l'entendit pas ; enivré par la fièvre de la saignée, il massacrait les bestioles l'une après l'autre.
« Galed ! Arrête ! » Nissa courut vers lui alors qu'il venait d'en coincer une autre.
Illustration par Igor Kieryluk
La petite créature le suppliait de l'épargner.
« Ne lui fais pas de mal ! » dit l'animiste.
Mais elle arrivait trop tard. Sa lance s'était déjà enfoncée dans la poitrine du petit être.
« Non ! » Nissa s'effondra près du petit corps. La créature cligna des yeux. Elle avait le regard confus.
La jeune femme regarda autour d'elle, ne sachant pas trop quoi faire. Mais il n'y avait rien à faire. Elle posa sa main sur le front du petit être. « Je suis désolée », dit-elle. Et à cet instant, elle entra en contact avec l'étrange créature. Elle ressentit sa place dans le flux brillant de vie qu'était l'âme de Lorwyn. Elle sentit ses espoirs et ses rêves, sa douleur et sa souffrance. Puis elle la sentit mourir.
« Pourquoi ? » Nissa se releva brusquement et se retourna. Galed était si près d'elle qu'elle sentait son souffle chaud sur ses joues. Il avait dû l'observer. Bien. « Pourquoi l'as-tu tué ? »
« Parce que les boggarts sont un fléau. »
« Pas du tout. Ce sont des êtres vivants. Ils font partie du cycle de ce monde. Tu es un elfe ! Un elfe ! »
« Et tu es folle. » Galed baissa les yeux sur son torse.
Nissa réalisa que la pointe de sa lame touchait la tunique de l'autre elfe, juste au-dessus de son cœur. Elle ne baissa pas son arme pour autant. « Il y a tant de mal, dit-elle. Tant d'obscurité déjà. Je l'ai vue. J'ai tout vu. C'est horrible. Atroce. » Les larmes lui montèrent aux yeux quand elle songea à son précieux Zendikar. « Pourquoi en rajouter ? »
« Laisse-le tranquille ! » Dwynen surgit des bois. Elle se précipita vers Nissa. « Que fais-tu ? »
Illustration par Steven Belledin
« Toi, que fais-tu ? » rétorqua l'animiste. Son regard passa de Galed à Dwynen. « Tu ne peux pas tuer ces créatures innocentes. Je ne te laisserai pas faire. »
Dwynen banda son arc. « Comment oses-tu ? dit-elle. Comment oses-tu venir dans ma forêt et me dire ce que j'ai le droit de faire ? » Elle fit un signe de tête et Galed attaqua Nissa.
L'animiste esquiva. Elle brandit son épée pour bloquer une deuxième attaque, mais celle-ci ne vint jamais.
Galed et Dwynen étaient comme paralysés, fixant quelque chose droit derrière elle, bouche bée.
Nissa se retourna lentement, redoutant ce qu'elle allait voir. Ses pires craintes furent réalisées.
Un mur vertigineux de nuit grouillante et tourbillonnante approchait. Il laissait derrière lui un sillage de destruction.
« Sombrelande » siffla l'obscurité.
« Non ! s'écria Dwynen. Pas mon Lorwyn. Pas mon magnifique Lorwyn ! » Elle invoqua sa magie et lança un sort sur l'obscurité approchante. Galed fit de même.
Nissa vint se ranger à leurs côtés, se préparant à canaliser sa propre magie.
« Que fais-tu ? » cracha la chef elfe.
« Je vous aide ! »
« Tu ne nous aides pas. C'est entièrement ta faute ! Sorcière ! » D'un seul mouvement, Dwynen avait projeté Nissa au sol et enfonçait maintenant son genou dans sa poitrine.
« Ce n'est pas moi, dit l'animiste, le souffle coupé. Laisse-moi vous aider, je t'en prie. Ensemble, nous pourrons peut-être... »
Bandant son arc, la chef elfe pressa une flèche contre sa gorge. « Tu as détruit mon monde ! » Elle était sur le point de tirer, mais le mur de ténèbres la toucha à cet instant même.
Dwynen fut paralysée par la Grande Aurore de Sombrelande. Elle se transforma sous les yeux de Nissa. Ses traits durcirent et elle parut s'assombrir.
Avant que l'obscurité ne l'atteigne à son tour, Nissa se dégagea, se releva et se mit à courir.
« Et où vas-tu donc comme ça, ma jolie petite elfe ? » La voix obscure résonna dans sa tête.
Nissa ne se retourna pas. Elle continua de courir—pensant à Zendikar.
« Oh, tu veux rentrer chez toi, c'est ça ? Mais que feras-tu quand tu y arriveras ? Tu n'as aucun pouvoir sur le mal qui hante Zendikar. »
Nissa ralentit le pas, rien qu'une fraction de seconde. Elle se força à continuer. La paroi d'ombre l'avait presque rattrapée.
Illustration par Sam Burley
« Zendikar, Zendikar, Zendikar » incanta-t-elle.
Elle sentit l'étincelle en elle, cette explosion qui l'avait envahie en Akoum avant d'être projetée dans le néant. Elle venait à nouveau de s'embraser et la douleur la déchirait de l'intérieur.
« Si tu repars, tu le regretteras, continua la voix. Tu échoueras. Encore une fois. »
Non. Elle allait trouver un moyen. Il lui fallait rentrer chez elle. Nissa concentra sa douleur vers le lieu où elle pouvait sentir le monde s'ouvrir pour la laisser passer.
« Reste ici, petite voyageuse de mondes, reste ici et rejoins-moi. Je te rendrai plus puissante. Je te donnerai ce dont tu as besoin pour sauver ton précieux Zendikar. »
Le vide s'était ouvert. Le portail était à sa droite, et Nissa se trouvait sur son seuil. Elle voyait les éternités tourbillonnantes de l'autre côté. Il lui suffisait de faire un pas. Mais elle hésita.
« Reste, Nissa. Reste avec moi pour toujours. »
C'était bien là le problème. Si elle restait, elle n'aurait plus aucune chance de repartir. Elle deviendrait puissante, certes, mais elle perdrait son identité, sa connexion avec son monde. Si elle restait, elle perdrait Zendikar.
Pendant cet instant de clarté, un filin lumineux s'étira soudain devant elle. Il ressemblait au ruban d'énergie qu'elle connaissait si bien maintenant, mais il était plus brillant et plus épais. Il venait à sa rencontre.
C'était sa voie. C'était ce qu'elle avait cherché toute sa vie. Elle tendit une main tremblante et empoigna le flux d'énergie. Il tira d'un coup sec pour lui faire traverser la déchirure du tissu de Lorwyn et la conduire vers le néant.
Pendant qu'elle tombait dans cet immense espace, elle vit son chemin se dérouler dans les éternités. Il la conduirait plus tard en bien des lieux, mais pour l'instant, il la ramenait chez elle.
Illustration par Wesley Burt