Des promesses à tenir
Histoire précédente : À tout prix
Voici plusieurs semaines, Chandra Nalaàr a décidé de ne pas s’impliquer dans les problèmes de Zendikar. Elle est restée sur le plan de Regatha, où elle a accepté la fonction d’abbesse dans un monastère de moines pyromanciens. Ses pensées dérivent souvent vers la bataille qui fait actuellement rage sur Zendikar, la souffrance de ses amis—et l’aide qu’elle pourrait apporter. Mais elle a promis de remplir son devoir sur Regatha, et elle ne revient jamais sur ses promesses.
Le sommeil ne venait pas, et de toute façon, ce n’était pas une option.
Une pile de parchemins jonchait le plancher de la chambre de Chandra. Même le dos enfoncé le plus possible dans le coin de la pièce, elle parvenait encore à lire les lignes qu’elle avait écrites sur la première page :
MON ORAISON INSPIRATOIRE
PAR L’ABBESSE NALAÀR
C’était tout.
La plume était toujours là où elle l’avait laissée—plantée dans la maçonnerie. Chandra avait l’impression que sa cervelle voulait s’échapper de son crâne.
Le lendemain, elle devait donner le discours traditionnel du Mont Keralia. Elle devait impressionner Mère Luti et ses élèves avec une litanie planifiée de démonstrations pyromantiques assurées, quelques mots inspirateurs qui évoqueraient probablement leur vénérée Jaya, et peut-être quelques métaphores basées sur le feu. Elle devait se montrer digne d’être l’abbesse de la Forteresse de Keral, comme l’avait probablement fait chaque abbé depuis l’aube des temps.
Elle s’étala sur son lit dans sa robe d’abbesse, fixant le plafond de sa chambre.
C’est la vie que tu as choisie, se remémora-t-elle.
Elle avait fait une promesse. Peu importait ce qui arrivait sur Zendikar, qu’ils aient besoin de son aide ou même le sentiment de libération qu’elle ressentirait en prenant part à la bataille. Désormais, sa place était ici.
Montagne | Illustration par Sam Burley
Elle fixa la plume plantée dans le mur, puis tourna doucement le regard vers la porte. Elle se leva et alla jusqu’à l’entrée de la pièce. Passant la tête dans l’ouverture, elle scruta d’un bout à l’autre les corridors de la forteresse. Des ombres dansaient au gré de flammes des braséros : les lanternes nocturnes. La forteresse serait silencieuse pendant des heures.
C’est ça, tenir une promesse, se dit-elle. Tu n’es plus une enfant. C’est ce qu’on appelle prendre ses—elle se tint à l’encadrement de la porte d’une main et se força à penser au mot suivant—responsabilités.
Elle se mordit la lèvre, jetant un dernier coup d’œil dans le couloir. Puis elle ferma la porte de sa chambre fermement.
Elle baissa les yeux sur le discours qu’elle n’avait pas rédigé, et l’encrier encore plein.
Elle cala ses pieds et resserra sa robe d’abbesse autour de sa taille. Puis elle regarda fixement le mur opposé.
Juste un petit coup d’œil, pensa-t-elle.
Elle fit pression sur son environnement avec sa volonté, le forçant à changer. Zendikar.
Sa chambre disparut. Les murs furent remplacés par l’humidité de l’air nocturne. Le sol dallé se transforma en pente couverte de gravier. Le plafond devint un ciel noir parsemé de masses de terrain flottantes et de formes géométriques inclinées.
Elle s’accroupit instinctivement. Cela faisait des centaines, voire des milliers de jours que la poussière de Zendikar avait sali son visage pour la dernière fois, mais elle sentait encore l’abondance de sa terre, la pureté sans égale de l’endroit, ce constant état de danger qui flottait dans l’air. Cependant, il y avait quelque chose de nouveau : une odeur de poussière sèche. Une odeur de vide.
Son cœur s’emballa. Elle essuya ses paumes sur sa robe de cérémonie. Soudain, elle se sentait mal préparée, mal équipée pour affronter les grands dangers de Zendikar. Le plan lui coupait le souffle.
Cascade d’horizon | Illustration par Philip Straub
Elle était entourée d’arbres aux troncs biscornus et de contreforts déchiquetés. Elle courut vers le sommet pour avoir une idée d’où elle se trouvait. Devant elle, la terre cédait la place à une mer scintillante. Et au-delà se dressait une cité de tours de pierre blanches—Porte des Mers ! Elle avait réussi à se transplaner proche de son objectif, là où Gideon avait dit qu’elle le trouverait. Les tours blanches étaient protégées par une puissante digue et, au-dessus de la mer, et dans la nuit, un assemblage semi-circulaire d’hèdrons aux runes brillantes se reflétait dans l’écume des vagues.
À l’horizon, Chandra vit une étrange silhouette titanesque qu’elle ne reconnut pas. C’était probablement l’une des chaînes montagneuses ou formes de terrain défiant la gravité du plan, déformée par l’obscurité.
Et au-dessous d’elle, au pied d’une falaise, se trouvaient des gens. Elle reconnut quelques-uns d’entre eux. Gideon aboyait des ordres, aussi à l’aise dans un rôle de chef que dans son armure.
« Maintenant, attention—très bien, disait-il. Très bien. Équipe Porte, tirez ! »
Chandra suivit le regard de Jura. L’un des hèdrons les plus grands, flottant au-dessus de l’eau, avançait. En fait, elle aperçut des équipes qui le guidaient à la surface de l’eau, en le soulevant à l’aide de cordes et de sorts. Des cordeliers kor tiraient sur des poulies depuis la digue, mettant doucement l’immense pierre à sa place.
« Et—on arrête tout ! » cria Jura.
Une deuxième équipe tira dans une direction opposée. L’hèdron ralentit pour prendre sa position dans le cercle.
« Le placement est bon, dit Gideon. L’altitude est bonne. Première équipe, préparez vos cordes pour le dernier déplacement. »
Ils le font, pensa-t-elle. Mes amis sont en train de le faire. Ils sont venus les aider. Ils vont sauver ce monde.
Chandra brandit involontairement le poing—ce qui lui fit perdre momentanément l’équilibre au bord de la falaise. Elle se rattrapa de justesse, mais déclencha une petite avalanche de gravier.
« Mouvement ! Mouvement ! » s’écria une femme au-dessus d’elle.
Chandra plongea entre deux arbres recourbés, s’égratignant la tête contre une branche, et leva les yeux. C’était une éclaireuse : le corps étiré d’une raie manta planait dans le ciel, chevauché par une elfe. La raie volante vira soudain et l’éclaireuse scruta le secteur où la pyromancienne était cachée.
Cavalière céleste elfe | Illustration par Dan Scott
« Du mouvement dans les arbres, là-bas ! » cria l’elfe.
Elle entendit Gideon répondre en contrebas. « Fais un autre passage, cria-t-il. J’ai besoin de savoir combien et quelle est leur taille. »
La chevaucheuse de raie manta vira à nouveau pour revenir vers la position de Chandra. Elle serait découverte dans quelques instants par les yeux perçants de l’éclaireuse. Mais elle n’avait pas l’intention de s’éterniser. Juste un petit coup d’œil.
La pyromancienne courut pour redescendre le chemin qu’elle avait emprunté pour arriver jusque-là, dérapant à demi. Elle commença à glisser sur les graviers mais parvint à se rattraper à une formation rocheuse en forme d’arche—pour se retrouver face à d’autres problèmes.
Elle évita de justesse un trio de créatures angulaires à tête osseuse. Elles donnaient la déconcertante impression de porter leurs entrailles sur leur peau.
Gardien anophtalme | Illustration par Yohann Schepacz
Des Eldrazi. C’était des Eldrazi. Les créatures qui parasitaient ce monde, contre lesquelles Gideon et Jace avaient demandé son aide.
Le plus grand d’entre eux émit un long sifflement, aussitôt imité par les autres, et ils avancèrent vers la pyromancienne.
« Non, non, non », murmura-t-elle. Elle leva les yeux. L’éclaireuse elfe revenait dans sa direction, mais elle n’avait pas encore terminé son virage. Elle se retourna vers ses adversaires juste au moment où une patte acérée comme une lame allait la frapper au visage.
Elle esquiva, mais un autre Eldrazi fondait déjà sur elle, plaquant son bras contre un rocher. Elle se libéra, mais le troisième lui sauta dessus, saisissant sa mâchoire et ses cheveux dans des pinces dégoulinantes.
« Quelle impolitesse ! » chuchota-t-elle, attrapant la chose par son sternum pour le projeter en arrière.
Le plus grand s’effondra sur elle, forçant tout son poids sur ses épaules, l’ajoutant à celui de sa robe de cérémonie. Elle sentit les pattes avant crantées de l’Eldrazi qui essayaient de l’immobiliser—ou de l’écraser.
Elle grogna, tentant de maintenir son équilibre. Sa colonne vertébrale se courba dangereusement, et elle tomba à genoux. Elle voulut pousser les pattes de la créature, et ses barbes s’enfoncèrent dans les paumes de ses mains. Mais la chose ne broncha pas, et la grimace de Chandra se mua en grognement d’effort. Elle appela toute sa force, cala ses pieds et le repoussa.
« Rah-AGHH ! »
La chose roula au sol, et elle fut enfin libre quelques instants.
La raie-manta volante passa au-dessus d’elle. L’éclaireuse l’avait-elle vue ? L’elfe siffla et la créature volante vira à nouveau, descendant un peu plus vers Chandra.
Elle n’avait plus de temps à perdre. La pyromancienne fixa les Eldrazi et sentit la chaleur lui picoter la peau. Elle fit pivoter son corps, donnant au mouvement toute sa rage, qui se mua en feu.
Flammes du brandon | Illustration par Steve Argyle
Elle projeta un dôme de flammes dans toutes les directions. Un instant, elle ne vit plus que l’éclat de ses propres flammes, mais quand elle fut à nouveau entourée par la nuit, les créatures étaient sur le dos, encore en vie. Leurs corps et leurs pattes calcinés tentaient de trouver un appui pour se relever.
Plus le temps, plus le temps.
Elles parvinrent à se redresser et lui hurlèrent dessus. Nalaàr croisa ses avant-bras devant elle, canalisa le mana de la montagne sous ses pieds—et écarta brusquement les bras, créant une triple lame de feu qui les trancha toutes les trois.
Les Eldrazi, leur cadavre fumant, retombèrent chacun dans leur cratère personnel.
Chandra serra les poings d’un air triomphant. Elle faillit pousser un cri de victoire, mais elle s’arrêta à temps, plaquant une main sur sa bouche. Elle leva les yeux et se cacha à nouveau sous les arbres. L’éclaireuse elfe passa au-dessus d’elle, les yeux rivés sur les cadavres fumants des Eldrazi.
Son corps tremblait, à la fois parce qu’elle redoutait d’être découverte, mais aussi parce qu’elle était excitée par la situation. Elle se colla à un tronc d’arbre, couvrant le verre réflecteur de ses lunettes de sa manche, espérant rester cachée.
C’est fini. C’est tout ce que je voulais. M’assurer qu’ils allaient bien. M’assurer—qu’ils n’avaient pas besoin de moi.
Elle entama son transplanement pour revenir sur Regatha. Le paysage de Zendikar commença à se dissoudre autour d’elle. Elle se retourna une dernière fois vers Gideon et les autres. C’est là qu’elle vit cette forme à l’horizon, qu’elle avait au départ cru être une masse de terre flottante ou une montagne de forme bizarre.
Dans les premières lueurs précédant l’aube, elle vit qu’elle bougeait. Lentement, ses membres ondulaient, ce qui impliquait qu’elle avait des membres. Sa double mâchoire osseuse reflétait les premiers rayons roses du soleil.
Non seulement il était immense. Il approchait. Il se dirigeait vers Porte des Mers, vers Gideon et les autres, creusant un sillon de mort sur le monde entier. Il menaçait de détruire toute vie dans son sillage.
Les créatures qu’elle avait combattues—elles étaient insignifiantes comparées à cette monstruosité. Celle-ci—Ulamog—celle-ci était l’objectif de la véritable bataille. C’était cette créature qui était à l’origine de la puanteur de poussière de mort qui était nouvelle sur ce monde, et que ses compatriotes risquaient leur vie à affronter.
Ulamog, la Voracité insatiable | Illustration par Michael Komarck
C’était ce qu’elle avait contribué à libérer.
—Mais l’image d’Ulamog se dissolvait à son tour, une ombre ondulante sur ses rétines. Elle était déjà loin. Regatha se forma autour d’elle, remplaçant la falaise qui conduisait aux hèdrons, à ses amis et au titan eldrazi. Sa chambre devint plus lumineuse alors qu’elle devenait réelle autour d’elle. Le soleil du matin inondait la pièce.
« Non », s’exclama-t-elle.
Elle entendit frapper frénétiquement à la porte tandis que le monde prenait forme autour d’elle. La porte s’ouvrit, et le visage agacé de Mère Luti fit son apparition. Pour Chandra, c’était comme si elle scintillait au travers de l’image fantôme d’Ulamog.
« Chandra ? gronda Luti. Es-tu prête ? Le discours ! Les chants ont déjà commencé ! »
Chandra ouvrit la bouche toute grande.
« Tu ne vas pas échapper à tes responsabilités, Abbesse Nalaàr. Tu ne vas pas revenir sur ta promesse. » Ce disant, Mère Luti ressortit en trombe.
Chandra ferma lentement la bouche. Elle portait encore la robe de Serenok. Une de ses manches brodées avait maintenant un trou, là où la pince de l’Eldrazi l’avait attrapée par le biceps.
Nageant dans un brouillard surréaliste, elle fit deux pas, se pencha et ramassa la pile de parchemins : son discours.
MON ORAISON INSPIRATOIRE, lut-elle sur la première page, écrit par sa propre main. PAR L’ABBESSE NALAÀR
Elle regarda la porte. Elle menait au reste de la Forteresse, à ses élèves, à Mère Luti, à Regatha. Mais ses pieds ne savaient plus comment s’y rendre.
Soudain, elle froissa les parchemins pour en faire une boule. Les pages prirent feu en un instant. Elle laissa tomber leurs cendres entre ses doigts.
C’est ça, tenir une promesse, pensa-t-elle.
Elle sortit de sa chambre, la forme d’Ulamog toujours imprimée dans son esprit.
L’abbesse accueillit ses élèves en inclinant la tête. Tant de visages la contemplaient dans la grande salle de la Forteresse de Keral. Mère Luti l’observait depuis le fond de la pièce.
« Euh, bonjour », dit Chandra. Elle agrippait l’obélisque de pierre qui lui servait de podium, essayant de se rappeler comment on faisait pour parler. Elle toussa dans sa manche.
Elle plissa le front, tentant de se rappeler certaines des paroles de l’abbé Serenok. « Le feu est un symbole, commença-t-elle, hésitante. Un symbole de—de feu, en fait. Dans nos cœurs. »
Étrangement, cela sonnait mieux dans la bouche de Serenok.
Les moines échangèrent des regards. Quelqu’un s’éclaircit la gorge.
« Nous devons faire en sorte de... Elle marqua une pause, fixant le podium. D’alimenter ! Ce feu. Pour qu’il... heu. »
Elle leva les yeux et vit Mère Luti. Ce fut une erreur. Chandra se massa les tempes un instant.
Elle toussa. Elle prit une grande inspiration.
« Écoutez, reprit-elle. Quand je suis arrivée ici étant enfant, j’avais beaucoup de problèmes. Je n’avais aucune idée de ce que je pouvais faire avec ça. » Elle leva la main et elle s’enflamma. Elle la secoua et les flammes s’éteignirent. « Les gens d’ici—l’abbé Serenok, Mère Luti, vous tous—vous m’avez montré. Vous n’avez pas essayé de me contrôler. Vous n’avez pas essayé de me changer. Vous m’avez appris à m’exprimer à ma manière. »
Elle contempla les dizaines de visages devant elle. « S’il y a bien une chose que je puisse faire pour rembourser ma dette envers vous, c’est de vous encourager à faire de même. Chacun d’entre vous est un individu, un être unique. Vous n’êtes pas vraiment les moines de feu de la Forteresse de Keral. Vous n’êtes pas les apôtres des enseignements de Jaya. Vous n’êtes pas ici pour m’écouter, ou pour écouter qui que ce soit. Vous êtes uniques, et vous avez chacun des idées folles de ce qui est vraiment important. Vous êtes ici seulement parce que c’est un endroit où on vous laisse découvrir qui vous êtes. »
Suis-je vraiment en train de dire ça ? pensa-t-elle. Suis-je vraiment en train de leur dire ce que je pense ? Chandra chercha Mère Luti dans la foule, mais elle ne la trouva pas.
« Je m’excuse auprès de ceux que je déçois à cet instant, continua la Planeswalker. Mais pour moi, le meilleur moyen d’honorer la tradition du discours du Mont Keralia est de vous dire de cesser d’écouter ce discours. »
Les moines échangèrent à nouveau des regards. Chandra déboucla la ceinture de sa robe d’abbesse, puis ôta le vêtement. En dessous, elle portait son armure habituelle. Elle laissa pendre la robe avec révérence, comme quelqu’un qui tient dans ses mains un trésor important qui était destiné à un autre.
« Chacun d’entre vous a un don que seul, vous pouvez offrir au monde. Un moyen d’assister autrui auquel d’autres n’ont pas accès. Et la manière d’exprimer ce don est d’écouter ceci : ayez confiance en vous. En votre don. Ne dépendez pas de discours, que ce soit les miens ou ceux d’une autre personne. »
Quelques-uns des moines se levèrent lentement. Certains acquiescèrent. Elle vit quelques sourires apparaître.
« Chacun d’entre vous a une destinée plus importante qu’une tradition ou un discours, continua-t-elle. Des événements auxquels vous devriez participer, des problèmes qui ne peuvent pas trouver de résolution sans vous. Je vous encourage à partir. Partez découvrir quelles sont ces destinées. » Elle inclina la tête, présentant au public la robe de Serenok comme pour saluer. « Merci. »
Bon nombre de moines secouèrent la tête, visiblement déçus. Mais quelques-uns applaudirent et levèrent le poing. Elle les sentit prendre vie, s’éveiller, bien plus qu’elle ne l’avait vu pendant des semaines de routines et de métaphores.
Chandra, flamme rugissante | Illustration par Eric Deschamps
« Merci, répéta-t-elle, pleurant et serrant la robe dans ses bras. Merci beaucoup pour tout ce que vous avez fait pour moi. Merci. »
Chandra sourit et s’écarta du podium. Elle se retrouva nez-à-nez avec Mère Luti.
Son sourire disparut. « Je suis navrée, Mère Luti. Mais je dois m’en aller. »
« C’est ce que tu penses ? lui demanda la matriarche. C’est ce que tu souhaites ? »
« Je pars à Zendikar, répondit la pyromancienne. On a besoin de moi là-bas. »
Chandra scruta le regard de Luti, et elle vit immédiatement la douleur que lui causerait son départ. Elle vit comment elle abandonnerait ce lieu qui l’avait accueillie, qui avait cru en elle et qui l’avait aidée à se réaliser.
Le visage de Mère Luti demeura imperturbable. « Tu n’es pas certaine, dit-elle. Est-ce réellement ce que tu crois au fond de ton cœur ? »
Chandra revit le fantôme d’Ulamog dans un recoin de son esprit. « Oui, je le pense. »
« Ce n’est pas acceptable, explosa Luti. On a besoin de toi ici. »
« Il faut que je parte. Je suis vraiment désolée—je sais que du coup, vous n’avez plus d’abbé et j’ai apprécié tout ce que vous avez fait pour— »
Mère Luti l’interrompit. « Je suis navrée d’y être obligée. Mais je dois te rappeler ta promesse. Tu seras l’abbesse de cette forteresse. »
« Quoi ? »
« Tu as des obligations envers le monastère. Tu as songé à partir, certes, mais en fin de compte, tu as décidé de rester. Rappelle les élèves. Tu feras ton oraison et tu enseigneras la pyromancie. »
Chandra plissa le front. « Qu’est-ce que vous dites ? »
La matriarche était très sérieuse. « Je t’interdis de partir. »
La Planeswalker serra les poings, mais elle se força à rester calme. Elle secoua la tête et émit un petit rire. « Écoutez, je— »
« Chandra, ai-je besoin de te le rappeler ? Tu as beau être abbesse, je suis quand même ta mère supérieure. Et je te dis que tu vas rester. »
Elle serra les poings à nouveau. « Je ne resterai pas. »
« Je te dis que si. »
« Ne faites pas ça. »
« Tu as une responsabilité ! »
« Oui, j’ai une responsabilité ! s’écria la pyromancienne, levant un doigt vers le ciel. Il y a des gens qui souffrent, et je peux les aider. Je peux les aider. Je ne peux pas rester ici et répéter sans cesse des exercices en sachant que je pourrais partir et utiliser ce que vous m’avez appris pour empêcher un désastre. »
Le visage de Mère Luti s’illumina soudain d’une fierté silencieuse. « Maintenant tu es certaine, dit-elle doucement. Mes félicitations, Chandra. »
La Planeswalker poussa une exclamation. « Je... »
« Maintenant tu connais la vérité sur ton fort intérieur. »
« C’est—c’est ce que vous vouliez entendre ? »
« C’est ce que tu avais besoin de savoir. »
Les épaules de Chandra s’affaissèrent. Elle essuya une larme qui venait d’apparaître dans le coin de son œil. « Merci », dit-elle.
Mère Luti tendit les bras pour prendre la cape de l’abbé, mais Chandra la serra dans ses bras. La matriarche hésita un instant, puis la prit dans ses bras à son tour.
« Pars, Chandra Nalaàr, murmura-t-elle dans ses cheveux. Pars sauver les mondes. »
« Je le promets », répondit la pyromancienne dans un sanglot.
Elle s’écarta, puis plia respectueusement la robe de Serenok. Elle recommença une deuxième fois, puis encore quand elle ne fut pas satisfaite de son travail. Elle plissa le front, constatant l’amas de tissu froissé qu’elle avait créé. Elle voulut la plier encore, puis sourit quand Mère Luti la lui prit des mains.
« C’est très bien comme ça, dit-elle. C’est très bien ! »
Chandra se retourna, et bon nombre des élèves se mirent à applaudir.
« Au revoir, dit-elle. Au revoir à tous. J’espère vous revoir tous un jour. »
L’air de Zendikar sentait la poussière. Mais elle avait encore espoir—il sentait aussi les embruns, alors elle ne devait pas être loin. Elle était arrivée quelque part dans la région boisée près de la côte, mais elle vit les tours de Porte des Mers au-dessus des arbres.
Elle vit aussi Ulamog. Il avait déjà atteint la ville. Sa tête monstrueuse dépassait les plus hauts bâtiments, ses mâchoires osseuses et ses bras bifurqués menaçant la cité. Elle espérait qu’elle n’arrivait pas trop tard.
La digue était proche, juste au pied d’une pente couverte de végétation. Une petite escouade de créatures eldrazi jaillit des branches devant elle, crachant et brandissant leurs membres épineux. Mais elle lança un sort d’un revers du bras, et les monstres tombèrent en cendres dans une explosion de magie du feu. Elle se fraya un chemin parmi leurs carcasses calcinées.
Elle parvint à Porte des Mers. Chandra courut le long de la digue de pierre blanche. Des dizaines ou des centaines de Zendikari observaient Ulamog de l’autre côté du mur—
Et ils poussaient des acclamations.
La pyromancienne arrivait au niveau du parapet. Il lui fallut un instant pour comprendre ce qu’elle voyait.
Ulamog était emprisonné.
Chandra voyait le titan se débattre au centre d’un anneau d’hèdrons, dans l’incapacité d’en sortir. Autour d’elle, les elfes, les kor et les gobelins criaient et se moquaient du monstre immobilisé. Une créature marine à huit membres sortait de l’eau, mais la pyromancienne vit qu’elle frappait les engeances eldrazi qui l’entouraient. Elle aidait, elle aussi ! Elle pouvait à peine distinguer la mage ondine qui dirigeait le monstre octopoïde avec sa lance à deux pointes.
Le cœur de Chandra bondit dans sa poitrine. Elle continua de courir le long du mur, esquivant des Zendikari souriant réjouis, continuant de regarder vers la mer. Elle cherchait des visages qu’elle reconnaîtrait, mais elle ne trouvait ni Jace ni Gideon.
Dès l’instant où elle vit l’ombre ailée planer au-dessus de l’eau, le temps parut ralentir. Quand elle leva les yeux vers le démon aux veines en fusion, l’effroi commença à lui tarauder le ventre et à se répandre dans tout son corps. Elle vit l’être volant marquer une pause au-dessus de la prison d’Ulamog, puis tendre les bras vers le bas, comme s’il aspirait de l’énergie vers lui. Il dit quelques mots inintelligibles ; elle sentit soudain la terre trembler.
Autour d’elle, les cris de joie se muèrent en murmures d’inquiétude.
Le sommet des hèdrons semblait se tourner vers le démon à présent. La prison était devenue une autre sorte d’artefact, un vortex de puissance destiné à la créature ailée. Des veines d’énergie noire zébrèrent le ciel entre les hèdrons et le démon. Son corps se cabra, aspirant cette puissance, et il rejeta la tête en arrière. Il éclata d’un rire grave et satisfait, flottant au-dessus du crâne d’Ulamog.
Ob Nixilis ravivé | Illustration par Chris Rahn
Des démons ricanants, pensa-t-elle. Ce n’est jamais une bonne nouvelle.
Chandra cracha dans ses mains, les frotta l’une contre l’autre, et conjura une quantité inouïe de flammes. Trois sorts de feu superposés devraient suffire. Elle fit pivoter son corps et s’élança avec un grognement, projetant un véritable barrage de pyromancie vers le démon. Mais, alors que ses sorts accéléraient en direction des lignes ley noires, ils furent avalés par les lignes de force, et les flammes se dispersèrent sans atteindre leur cible.
Le sol trembla, et autour d’elle, les murmures se changèrent en cris. Elle baissa les yeux : les hèdrons qui emprisonnaient Ulamog commençaient à s’affaisser et à trembler. Le sol fut secoué plus violemment, faisant trembler la digue et créant d’immenses vagues. Les Zendikari se mirent à courir pour quitter la digue, paniqués.
Des vagues surgirent et se fracassèrent contre le mur du côté de Halimar. L’une d’elles, particulièrement haute, dominait des réfugiés d’une vingtaine de mètres. Chandra la frappa d’un cône de chaleur, la changeant en vapeur avant qu’elle ne les écrase et qu’elle n’inonde la digue. Elle courut derrière eux, repoussant la déferlante d’eau salée avec des ondes d’air pyromantique.
Tandis qu’elle courait avec la foule pour se mettre à l’abri, elle leva les yeux. Les sommets des tours de Porte des Mers basculaient sous l'effet du séisme. Une fente apparut dans l’une d’elles, déclenchant une pluie de poussière blanche et de débris.
Quand le sort d’énergie du démon s’acheva, la gravité commença à exercer son pouvoir sur les hèdrons. Les grandes pierres magiques tombèrent l’une après l’autre dans les flots tumultueux, cassant les cordes qui les reliaient les unes aux autres et aux murs de Porte des Mers. Le cercle cédait. La structure de la prison d’Ulamog se brisait.
Libéré, le titan se déplia comme une fleur apocalyptique. Il frappa les humanoïdes les plus proches, instantanément réduits en poussière.
Chandra hurla de rage. Elle lança des missiles incandescents sur Ulamog, mais ils parurent d’avoir aucun effet. Elle ne trouvait toujours pas Gideon ou Jace dans la foule. Elle ne pouvait pas arrêter le démon ou blesser le titan à nouveau libéré.
La situation ne pouvait pas empirer !
La péninsule rocheuse à l’autre bout de Porte des Mers trembla alors, puis céda avec un craquement sinistre. La roche et la terre furent avalées par un abime de plus en plus béant. Il continua de s’étendre, mais le phénomène était de toute évidence surnaturel : les bords du trou se pliaient vers l’intérieur, le terrain formant des angles impossibles et iridescents.
Quelque chose d’énorme bougeait sous le sol et sortait lentement en surface.
BIEN SÛR, pensa-t-elle. POURQUOI PAS ? ILS N’ÉTAIENT PLUS À ÇA PRÈS !
Des éclats angulaires d’obsidienne gigantesques, étrangement scintillants, jaillirent du sol. Tandis que l’être se dressait, Chandra se rendit compte que les éclats flottaient en formation au-dessus d’un globe tournant lentement, une sorte de tête encastrée dans un torse carapacé aux membres bifurqués, soutenu par une forêt de tentacules chthoniens. La terre se détachait de lui comme une robe tombant en lambeaux, pleuvant sur la mer.
Ce n’était pas simplement un autre Eldrazi qu’il fallait combattre. C’était l’avènement d’un autre être similaire à Ulamog—une horrible divinité des Éternités aveugles.
Un deuxième titan eldrazi venait d’entrer dans la bataille.
Illustration par Lius Lasahido
Archive des nouvelles La bataille de Zendikar