Histoire précédente : Je suis Avacyn

Le monde d’Innistrad sombre désormais dans la folie : sectateurs ou cathares, personne n’est épargné ; même les anges ont succombé. Avacyn elle-même avait perdu la raison, et semait mort et dévastation, même parmi ses dévots, puis elle a été anéantie. Sans sa protectrice angélique, Innistrad s’est retrouvé en butte à d’implacables forces des ténèbres, à tel point que les rares individus restés sains d’esprit se demandent si leur monde n’est pas condamné. Tandis que ce plan chavire, au bord du gouffre, la population subsistante implore que quelqu’un — ou quelque chose — se dresse, puissant et vertueux, pour se substituer à Avacyn et la protéger d’un sort funeste.


Aujourd’hui…

La fragrance du sang angélique. Rien n’existait de comparable dans tout le Multivers : un bouquet surprenant, à la fois sucré et capiteux, teinté d’épices et acidulé de puissance. L’effluve pénétra les narines lupines grandes ouvertes d’Arlinn tandis que celle-ci escaladait à toute vitesse la paroi abrupte d’une gorge, en direction de la ville de Lambholt, assiégée. L’odeur la fit cependant grogner : elle n’avait pas été assez rapide, car c’était à elle qu’il revenait de faire couler le sang, d’abattre l’être empenné, de gagner son ire, elle, la protectrice de l’Ulvenwald.

Plus vite !

De loin, elle avait vu l’ange dément fondre sur Lambholt, plonger entre chaumières et clochers. Des cris d’horreur et des éclairs lumineux s’en étaient suivis. Quelques instants plus tard, la créature céleste était remontée dans le ciel, les ailes maculées de sang et l’épée embrasée, avant de plonger derechef dans les rues.

Ange lamefeu | Illustration par Cynthia Sheppard

Arlinn n’avait pas vu ce qui s’était passé derrière les toits, mais elle se l’imaginait aisément, car les anges aliénés n’étaient malheureusement que trop prévisibles. Brisés, inconsolables, ils hurlaient, et pleuraient la disparition d’Avacyn en fusant dans le firmament. Il paraissait impossible que la protectrice soit véritablement morte, mais on ne pouvait néanmoins nier ce vide soudain apparu dans le canevas même d’Innistrad, une brèche qui s’emplissait rapidement des pleurs des innocents, du rugissement des flammes et des ricanements d’êtres corrompus.

Le barrissement désespéré du cor d’un cathare — un Ornuit, elle en reconnaissait la tonalité — incita la lycanthrope à se hâter. Sur les derniers mètres qui la séparaient du sommet, elle invoqua la force de la forêt pour sustenter les puissants muscles de ses pattes. Plus vite ! Elle craignait pourtant qu’il ne soit déjà trop tard. Le sang avait été versé, et pas seulement angélique : il s’y mêlait maintenant un parfum de sang humain. Les cathares ! Arlinn se les imaginait, leurs armes dressées, des incantations magiques aux lèvres. Toutefois, la puissance qu’ils invoquaient ne viendrait pas les pénétrer, car Avacyn n’était plus là pour répondre à leurs suppliques.


Des années plus tôt…

« Arlinn Kord, de par votre présence parmi nous, ce soir, vous répondez à l’appel d’Avacyn, notre sainte protectrice. Il n’existe pas de plus grand honneur que celui qui vous échoit aujourd’hui. Veuillez avancer ! »

L’archimage Reeves, qui se tenait sur l’autel d’Ornuit, signala à Arlinn de les rejoindre, lui et l’archimage Rembert. Ils n’avaient aucune idée de ce que représentait cet instant pour la jeune femme. Jamais ils ne le comprendraient vraiment et quant à elle, elle ne pouvait rien leur dire. La cérémonie constituait en effet bien davantage qu’une simple consécration par l’archange, si exceptionnelle cela soit-il : pour elle, c’était la liberté gagnée. Néanmoins, si elle l’expliquait aux saints hommes devant elle, c’en serait terminé.

Arlinn se redressa de sa prosternation et gravit les marches jusqu’aux deux archimages. Reeves ne la regarda pas, mais Rembert la fixait, lui adressant un sourire. La jeune femme le lui rendit, les lèvres tremblantes. Elle détourna ensuite son regard pour observer la chapelle, si familière à ses yeux, pour tenter de juguler les vagues d’anxiété et de ferveur qui la traversaient successivement. L’oratoire des Terrains d’Elgaud était petit, mais majestueux : l’autel ouvragé, aux ornementations dorées, arborait le symbole d’Avacyn ; de tous côtés, d’épaisses tentures cascadaient du plafond, donnant l’impression d'une alcôve, paisible mais empreinte de puissance, que venaient baigner des volutes d’encens.

« Au nom d’Avacyn et en vertu des pouvoirs conférés par sa Sainte Église, je vous consacre », entonna l’archimage Reeves. Arlinn connaissait les paroles par cœur. Elle avait en effet entendu cette oraison à d’innombrables reprises au cours des ans, puisqu’elle était l’unique cathare à avoir assisté au sacrement de tous les archimages. Elle avait ainsi vu ses prédécesseurs monter sur cet autel et recevoir la consécration absolue. À chaque fois, elle s’était demandé si, un jour, son tour viendrait ; à chaque fois, assise sur le banc le plus proche de l’autel, elle avait douté d’elle-même ; à chaque fois, elle s’était rappelé qu’elle devait s’en remettre à la puissance d’Avacyn. Aujourd’hui, pourtant, son jour était venu.

L’archimage Reeves leva l’épaisse chaîne d’or à laquelle pendait un médaillon resplendissant, l’emblème d’Ornuit. « Arlinn Kord, je vous présente le symbole de l’amour éternel et de la protection indéfectible d’Avacyn. »

À l’instant voulu, Arlinn inclina la tête, et Reeves lui passa la chaîne autour du cou. Le pendentif était bien plus lourd qu’elle ne l’avait imaginé. Elle en sentait le poids sur sa poitrine, ainsi que la puissance sacrée qui en émanait. C’était le triple pouvoir dont elle avait besoin, celui qu’elle était précisément venue chercher : lumière, vertu, vérité.

Elle savait qu’elle aurait dû rester figée et impassible pendant toute la cérémonie, mais elle ne put s’empêcher de toucher le médaillon, de le poser dans sa paume et d’en caresser du doigt la circonférence. Beau et pur, désormais, il lui appartenait.

La main de l’archimage Rembert se posa sur son épaule. « Vous devez savoir à quel point je suis fier », murmura-t-il tandis que Reeves continuait sa psalmodie.

L’émotion serrait la gorge d’Arlinn, l’empêchant de répondre, mais elle parvint à regarder Rembert en face, les yeux emplis de gratitude. Il avait en effet toujours été présent pour elle pendant toutes ces années, jouant le rôle du mentor patient qui l’avait encouragée à cultiver ses dons. Il la connaissait mieux que quiconque et, pourtant, même lui ignorait sa vraie situation.

Arlinn détourna brusquement le regard. Combien de fois avait-elle voulu lui avouer son secret ? Mais c’était impossible, car s’il connaissait la vérité à son sujet, ce qu’elle était, il serait contraint de se retourner contre elle. Le nœud d’émotions qu’elle avait dans la gorge se desserra, se déliant dans sa poitrine pour se transformer en culpabilité glaciale. Arlinn se ressaisit. Elle s’était promis de ne plus se flageller, plus après ce soir, mais ce n’était pas aussi simple qu’elle l’aurait souhaité. Les images des centaines de runes de protection qu’elle avait façonnées pour lutter contre la malédiction de la lycanthropie défilèrent dans sa tête. La douceur du clair de lune sur sa peau, les hurlements qu’elle entendait dans la nuit : elle avait gardé ce secret pour elle seule si longtemps, parce qu’elle n’avait pas le choix. Une lycanthrope ne pouvait en effet pas espérer devenir archimage d’Ornuit. Cette bénédiction allait cependant la sauver de la malédiction.

Car le sacrement d’Avacyn était plus puissant que le mal qui sommeillait en elle et il réprimerait ce dernier. Pendant toutes ces années, tel avait été son objectif ; après ce soir, elle pourrait enfin recouvrer sa confiance en elle, définitivement et irrévocablement.

Elle poussa une longue expiration ; c’était comme si elle avait retenu sa respiration pendant une éternité. Elle releva les yeux vers Rembert, soutenant son regard tandis que Reeves terminait le psaume d’Ornuit.

« Et à présent, prions ensemble ! » Reeves fit un signe de tête à la jeune femme, et elle se joignit à lui pour l’oraison finale. « Bienaimée Avacyn, protectrice de tous, Sainte d’entre les saints qui nous octroie notre puissance, toi qui… »

« On nous attaque ! » Le cri déchira l’air chargé d’encens et les lourds drapés furent soulevés par un coup de vent glacé en provenance de la porte. « Des diables à Havengul, par légions ! » C’était le cathare Leighton, qui hurlait en courant dans l’allée centrale en direction de l’autel, son épée au clair. « Le Vol d’Ornuit vous fait mander, poursuivit-il, en enjambant les marches jusqu’à Reeves. Il lui faut l’aide des archimages. »

« Dans ce cas, à cheval ! » Reeves se débarrassa de sa chasuble, tout en suivant déjà Leighton vers le dehors.

Rembert agit de même. « Archimage, votre épée ! »

Arlinn sursauta. C’était à elle qu’il s’adressait ; il l’avait appelée « archimage ». « Mais nous n’avons pas achevé l’oraison. » Elle savait son objection ridicule en pareilles circonstances, mais son esprit n’était qu’un tourbillon d’émotions. Pendant toutes ces années, elle avait tant attendu cet instant et, à présent, c’était comme s’il restait en suspens, tel un fil dépassant d’une cape usée qu’on risquerait d’arracher et ainsi de défilocher le reste du vêtement. Il fallait qu’elle sache si c’était terminé, si elle était archimage à part entière.

Rembert ouvrit la bouche comme pour l’admonester, mais son regard s’adoucit. Il s’arrêta à la porte de l’oratoire. « Vous m’avez demandé, avant la cérémonie, si je vous croyais prête à devenir archimage d’Ornuit. »

Arlinn opina du chef : « C’est exact. »

« Et ce que je vous ai répondu reste vrai maintenant : en ce qui me concerne, vous étiez archimage depuis votre arrivée ici. Jamais je n’ai rencontré de novice plus brillante ni plus prometteuse. À présent, vous êtes pour les autres ce que vous avez toujours été dans votre cœur : vous êtes une Ornuit, Arlinn Kord, liée par le sacrement qui nous unit tous, liée à l’ange et à chacun de nous, pour toujours. Que la cérémonie soit achevée ou non, votre accession est avérée. »

Arlinn esquissa un sourire. « Fort bien. » C’était officiel ; elle s’en conterait. Pourtant, elle aurait voulu ressentir le sacrement plus fortement en elle. Elle s’était en effet imaginée qu’elle se verrait soudain pénétrée d’un flot de puissance libératrice.

« Pour l’heure, les Ornuit sont attendus à Havengul, annonça Rembert en ouvrant la porte. Il faut partir ! »

« Oui, en effet. » Arlinn courut à sa suite dans l’allée centrale.

Son mentor s’éclaircit la voix quand ils passèrent le portail et reprit : « Toutefois, je manquerais à mon devoir ecclésiastique en ne m’assurant pas que la prière finale soit dite jusqu’au bout. »

« Vraiment ? » s’enquit Arlinn.

« Répétez après moi tout en courant. Bienaimée Avacyn, protectrice de tous… » entama-t-il.

Ils récitèrent ensemble la dernière prière à Avacyn jusqu’à son terme, prononçant les paroles entre deux halètements tandis qu’ils rejoignaient les étables des Terrains d’Elgaud. Lorsqu’elle se hissa sur son cheval, Arlinn était archimage ; elle le perçut au plus profond d’elle-même.

Ils trouvèrent la bourgade de Havengul incendiée. Comme en avait avisé Leighton, des hordes de diables nuisibles étaient suspendus à chaque branche, se balançaient aux poutres et dansaient dans les rues. Un groupe d’une dizaine de ces créatures se pavanaient sur les toits les plus hauts du bourg, projetant des boules de feu sur tout ce qui ne brûlait pas déjà et attisant ce qui était déjà en flammes. L’une d’elles s’était perchée sur la tête d'un vieillard et lui lacérait le visage de ses doigts grêles, pendant que deux autres s’étaient pendues aux mains de l’homme pour l’empêcher de se défendre. Une autre encore s’amusait, avec ses ongles crasseux, à graver des glyphes obscènes sur la peau d’un jeune homme à peine conscient parce qu’à la limite de l’exsanguination, sans pour autant l’achever. Leurs rires résonnaient par-dessus le crépitement des feux, sans cure des nuages de fumée étouffante qui avaient pourtant jeté tant de leurs victimes à genoux. Arlinn leur voua aussitôt une haine farouche.

Illustration par Filip Burburan

Le Vol d’Ornuit était arrivé juste avant la cavalerie et, à présent, archimages et cathares ralliaient la bataille entamée par les anges. Leur priorité était de trouver un lieu pour y mettre les survivants à l’abri, un sanctuaire en quelque sorte. L’ange Freydalia bénit ainsi une petite église, l’enveloppant d’un sort de protection et, sous les ordres de Rembert, Arlinn et les autres commencèrent à y conduire les victimes. Ils devaient d’abord sauver les innocents, pour ensuite se charger des créatures malfaisantes.

Arlinn s’accroupit près des vestiges incandescents d’une carriole culbutée, tendant la main sous la carcasse de bois pour y attraper la main d’un petit garçon. Un autre ange, Olaylie, planait au-dessus d’elle, affrontant une masse de poulpiquets qui menaçaient de se jeter sur la jeune femme depuis un toit voisin.

« Je ne pourrai pas les retenir longtemps », cria-t-elle à Arlinn. L’ange empala l’un des diables sur sa lance, mais, ce faisant, quatre autres bondirent pour s’emparer de son arme et en refusant de la lâcher.

Arlinn, éperdue, avança les doigts vers l’enfant et l’implora : « Donne-moi la main ! »

Le garçonnet refusa d’un hochement de tête. Au-dessus de lui, la carriole émit soudain un sinistre craquement. « Les diables, ils vont me bouter le feu si je sors », expliqua-t-il.

Arlinn se refusa à l’affoler davantage encore en lui répondant que, s’il ne bougeait pas, c’était aussi le sort qui l’attendait. Elle tenta plutôt de le calmer : « Je sais que tu as peur, mais tu n’as rien à craindre. Je suis là pour te protéger, de même que cet ange, là-haut. » Elle tendit de nouveau la main, mais le gamin recula.

« Mais vous n’êtes que deux, et il y a tellement de diables ! » Une planche enflammée se détacha de la carcasse brûlante de la charrette et s’abattit à côté de la jeune femme.

La catastrophe était à présent imminente, mais le garçon ne faisait toujours pas confiance à Arlinn, alors celle-ci s’en remit à sa foi : « Connais-tu Avacyn ? » demanda-t-elle.

Le petit acquiesça.

« Tu sais alors qu’elle est bien plus puissante que je ne pourrai jamais l’être, bien plus encore que ce saint ange. Si nous n’y parvenons pas, Avacyn, elle, te secourra. »

L’enfant réfléchit. Elle ignorait ce qu’il délibérait derrière ses grands yeux marron ; elle espérait juste l’avoir convaincu. « Récite la prière avec moi, l’encouragea-t-elle. Ensemble, nous allons solliciter le secours d’Avacyn. » Elle choisit l’obsécration qui lui était la plus familière, espérant que le petit garçon la connaîtrait aussi. « Bienaimée Avacyn, nous te pétitionnons en cette heure d’infortune, nous t’implorons de… »

« Comment le savez-vous ? la coupa l’enfant. Comment savez-vous qu’elle nous aidera ? Et je veux une réponse sérieuse, pas des balivernes pour me déloger : je les connais, les mensonges des adultes, et je ne me risquerai pas à abandonner ma cachette pour me retrouver au beau milieu des diables, rien que sur votre foi. »

Ce fut au tour d’Arlinn de réfléchir. Elle entendait les ailes d’Olaylie battre furieusement au-dessus et sentait sur sa peau la chaleur des flammes, mais le regard du garçon pesait bien davantage sur elle. Enfin, elle se décida à parler : « Voici la réponse la plus sérieuse que je connaisse. Je sais qu’Avacyn exaucera ta prière parce que, moi aussi, elle m’est venue en aide. Il m’est arrivé autrefois un terrible malheur, et je redoutais de devoir l’affronter seule, mais j’ai alors appris que je n’avais pas à le faire : Avacyn m’a sauvée. »

La carriole commença à s’effondrer. « Dépêchez-vous, archimage Kord ! » s’écria Olaylie au-dessus d’elle.

« Donne-moi ta main, je t’en prie ! » Arlinn s’étira le plus possible, le bout de ses doigts frôlant presque le coude de l’enfant.

« Vous êtes une archimage ? », interrogea le garçon, soudain admiratif.

« Effectivement. » Arlinn indiqua le médaillon qu’elle portait autour du cou, tout en s’adossant au châssis qui commençait à s’écrouler.

« Ce n’est pas rien, admit l’enfant. Fort bien. » Il se mit à ramper précautionneusement. Arlinn retint son souffle tandis que la petite main du garçonnet se tendait vers la sienne.

Autour d’eux, la charrette poussait comme des cris d’agonie. L’archimage se remit à prier, mais à voix basse : Avacyn, impartis-moi la force de sauver cet enfant innocent. Elle sentit l’emblème de l’archange s’échauffer contre sa poitrine, et la grâce d’Avacyn vibra en son cœur. À haute voix, à présent, elle intercéda pour l’enfant : « Protectrice de notre monde, permets que nous gagnions ton sanctuaire sains et saufs. » Le frémissement se changea alors en un flot de puissance, irrépressible et sacrée. Dès que la main du garçon la toucha, Arlinn arracha le petit de sous la voiture, avec une force telle qu’ils roulèrent tous deux au sol, à l’instant même où le véhicule se désagrégeait enfin en débris embrasés.

L’ange Olaylie plongea vers eux pour protéger Arlinn et l’enfant des éclats de bois enflammés et des attaques des diables. Le garçon fondit en larmes.

« Tout va bien, lui dit Arlinn, le nez dans ses cheveux trempés de sueur. Tu es indemne. » Elle le berça dans ses bras en lui caressant le visage. « Je vais te conduire à l’église. » Quand elle éloigna la main, elle resta interloquée : ses doigts étaient couverts de sang. Le souffle coupé, incapable d’inspirer avant de savoir si l’enfant survivrait, elle lui examina le crâne, puis les épaules, le cou, mais ne décela aucune plaie. Pourtant, le sang continuait de s’étaler, puis se mit à couler. Une goutte carmin lui tomba sur le dos de la main. Elle leva les yeux.

Olaylie voletait en tous sens, s’efforçant en vain de se débarrasser d’un diable qui s’agrippait à son dos et qui lui labourait le cuir chevelu de ses doigts effilés. Un autre lui bondit sur la jambe et un troisième, sur l’épaule. Tous enfoncèrent leurs serres abjectes dans sa chair sublime. L’ange hurla.

Arlinn n’avait jamais vu d’ange saigner. C’était comme si on l’avait frappée elle-même au visage, comme si elle-même poussait cet atroce hurlement de douleur qui résonna dans toute la ville.

Une goutte de sang angélique atterrit sur sa joue, son odeur s’exhalant : le parfum des arbres dans les bois, de l’air du firmament et des eaux de la mer. C’était un effluve entêtant, chargé d’une puissance ineffable, si pur qu’il n’aurait jamais dû être exposé à l’air. Elle se leva pour aider l’ange, lui lançant un appel éperdu : « Olaylie ! » Puis elle se souvint de l’enfant, recroquevillé au creux de son bras. Elle baissa les yeux vers lui ; son visage innocent était couvert du sang de l’ange.

« Sauvez d’abord le petit, archimage ! » lui commanda Olaylie au-dessus d’elle, avant d’adopter un ton presque implorant : « Arlinn, je vous en prie, sauvez d’abord l’enfant ! »

Arlinn se força à détourner le regard. À la vue de ces démons tailladant l’ange, elle craignait en effet que cet insoutenable spectacle ne l’empêche d’obéir à Olaylie. Elle tendit à nouveau la main au petit garçon. « Viens avec moi ! »

Cette fois, il n’hésita pas. Il la laissa ainsi le guider jusqu’au centre de Havengul, courant vers le sanctuaire au-delà, priant de sa petite voix sur tout le chemin : « Bienaimée Avacyn, je t’en supplie, secours cet ange ! Empêche les diables de la saigner ! Qu’ils ne lui fassent plus de mal ! »


Aujourd’hui…

« Au nom d’Avacyn, la protectrice défaite, je vous détruirai ! » Le cri dément de l’ange retentit dans la nuit, à l’instant où Arlinn parvenait au sommet du défilé. Elle se mit à courir, mais s’arrêta presque aussitôt, plantant ses griffes dans le sol de la forêt pour freiner en arrivant à l’orée d’une clairière. L’ange s’était posé au centre du cercle d’arbres. Arlinn resta tapie dans les buissons, pour éviter d’être détectée et ainsi conserver l’avantage de la surprise. Elle jeta un coup d'œil au travers de la ramure, inspirant de longues goulées d’air chargé de sang angélique. L’ange était entravé par des cordes, une flèche saillant de son ventre, ses ailes ensanglantées, encerclé de cathares brandissant leurs armes. Malgré tout, il continuait de prévaloir sur ses attaquants, tant sa résilience, déjà titanesque d’ordinaire, était amplifiée par sa folie.

Couper les ailes | Illustration par Howard Lyon

« Impurs ! hurlait-il aux cathares. Vous êtes tous corrompus ! » Tentant de se libérer des cordes qui l’enserraient, l'ange abattit son épée ardente et poussa un cri si haineux qu’Arlinn sentit les poils de son échine se hérisser.

L’instinct de la lycanthrope lui dictait de protéger les cathares. Montrant les crocs, elle allait et venait sous le couvert des buissons, impatiente, comme un tigre en cage, attendant l’instant propice où intervenir.

« Tenez-la bien ! » La voix familière l’arrêta net et Arlinn dressa les oreilles. « Ne lâchez pas les cordes ! » La louve se raidit ; ce n’était pas possible ! Ses doutes s’évanouirent cependant lorsque l’archimage apparut de derrière l’ange, beuglant ses ordres aux autres cathares. « Archers, en joue ! » Malgré son visage cramoisi sous l’effort et couvert de poussière, les trois longues balafres qui couraient sur sa joue et sa mâchoire, argentines sous la lune, écartaient toute équivoque.

Le souvenir de cet homme était si vivace qu’Arlinn en eut un haut-le-corps. Elle s’abrita derrière des arbres plus épais, la queue basse. L’une de ses pattes arrière se posa sur une branche. Si l’apparition de Rembert ne l’avait pas à ce point troublée, sans doute son instinct animal aurait-il pris le dessus et elle aurait alors reporté son poids sur une autre jambe. Néanmoins, plus humaine que louve en cet instant, confuse, distraite, trop lente, elle ne réagit pas, aussi la branche se brisa-t-elle dans un craquement sec. L’ange pivota alors brusquement dans sa direction, un sourire pervers aux lèvres, et leva une main. « Un monstre ! s’écria-t-il, le doigt pointé vers Arlinn. Dans les arbres, là-bas ! Un monstre ! »

Plusieurs cathares se retournèrent dans la direction qu’il désignait, dont Rembert. C’est lui qui, le premier, repéra la louve-garou au milieu des arbres, car il savait ce qu’il cherchait. Son regard croisa celui d’Arlinn et il porta la main à son visage, ses doigts suivant le tracé de sa cicatrice la plus longue. Un frisson parcourut l’échine de la Planeswalker assaillie par les souvenirs.

« Holà ! Un loup-garou ! » s’exclama un autre cathare, arrachant Arlinn à ses réminiscences.

Par réflexe, certains des cathares reculèrent, se rapprochant de l’ange. Non ! voulut leur crier Arlinn, mais son gosier n’aurait émis qu’un grondement, ce qui n’aurait fait qu’aggraver la situation. Il était déjà trop tard. L’ange avait profité d’un malheureux instant d’inattention : dans un effort insensé, il déploya ses ailes et se dégagea de ses entraves.

« Arrêtez-le ! Retenez les cordes ! » se récrièrent les cathares, mais en vain.

L’ange prit son envol. Voletant au-dessus des humains, il arracha la flèche qui lui perçait le ventre et la décocha à la plus jeune des cathares. « Impure ! Je te détruirai ! »

Arlinn gémit quand la jeune femme s’écroula au sol, sans vie. Sa nature bestiale la domina et elle se jeta sur l’ange, gueule ouverte, mais ses mâchoires se refermèrent sur une branche épaisse, que Rembert brandissait comme une arme. Celui-ci dégagea son bâton improvisé et frappa de nouveau. Arlinn esquiva, mais ses pattes arrière glissèrent sur la boue de la clairière détrempée par le sang de l’ange. Elle recouvra l’équilibre, mais glapit lorsque Rembert lui meurtrit la queue et que la branche s’abattit pour la troisième fois.

« Attrapez-la ! cria l’archimage aux autres cathares, avant de tenter de porter un nouveau coup à Arlinn, qui l’évita en s’abritant derrière le tronc d’un arbre mort. Capturez le monstre ! »

Un ferraillement d’épées et une volée de flèches lui répondirent, certaines destinées à l’ange, les autres, à Arlinn.

Arrêtez ! brûlait-elle de dire à Rembert. Elle souhaitait tant lui expliquer qu’elle n’était plus le monstre qu’il avait connu. Au vrai, elle ne l’avait jamais été.


Des années plus tôt…

« Prenez-le ! Occupez-vous du garçon ! » L’archimage Arlinn Kord confia le bambin aux bras tendus de Rembert. Elle n’attendit même pas que la porte du sanctuaire se referme avant de dévaler les marches dans l’autre sens, la lame au clair.

Elle avait la vue gênée par la fumée des incendies allumés par les diables, mais pas au point que l’atrocité de la scène se déroulant devant elle ne lui échappe. Il y avait en effet à présent au moins une douzaine de poulpiquets suspendus à Olaylie, qui lui tiraient sur les cheveux, lui arrachaient les plumes et lui tailladaient la peau.

« Non ! s’insurgea Arlinn. Décampez ! »

Les diables ricanèrent et lui lancèrent des sorts incendiaires, qu’elle dévia de son épée en continuant d’approcher. « Vous ne rirez plus bien longtemps ! »

Comme en réaction à une mauvaise plaisanterie, les démons éclatèrent d’un rire obscène, leurs petites pattes décharnées tremblant d’hilarité. La créature perchée sur la tête d'Olaylie désigna Arlinn du doigt et émit un long cri, que les autres parurent interpréter comme un ordre. Ils pesèrent alors tous ensemble sur leur prise, écartelant les ailes de l’ange, le précipitant au sol, caquetant de joie quand elle roula dans la poussière, incapable de reprendre son envol.

Arlinn les chargea, rassemblant toutes ses forces, toute la puissance divine que sa lame recélait. Ce faisant, elle se mit à prier : « Avacyn, guide-moi ! Concède-moi ton ineffable puissance, qui, jamais, en cet instant, ne m’a été aussi nécessaire. » Sans cure des flammes, elle se précipita dans la fournaise, sous les crachats des monstres. Son épée transperça la poitrine d'un premier, elle ressortit sa lame et en frappa un autre, puis un troisième, mais, avant de pouvoir attaquer de nouveau, une douzaine de diables s’abattirent sur elle, depuis les toits.

Arlinn eut à peine le temps d’adresser une prière silencieuse à l’archange : Avacyn, ils sont trop nombreux, aide-moi ! Des doigts la saisirent par derrière, si acérés qu’ils perforèrent son manteau. Elle virevolta, prête à embrocher le coupable, mais celui-ci se cramponnait à son dos. Elle sentit le poids d'un autre lui tomber sur les épaules, puis celui d'un troisième. Des queues brûlantes lui fouettèrent le cou, des ongles tranchants s’enfoncèrent dans ses épaules et son dos pour la faire choir, des éclats de rires stridents éclatèrent à ses oreilles tandis qu’elle ployait sous le nombre. Avacyn, je t’en supplie !

Il n'y eut aucune réponse.

Elle souffrait cruellement, mais plus douloureux encore lui était de regarder l’ange se débattre, englouti sous la masse de ses tortionnaires. Entre le sang et les diables, il ne restait plus, sur Olaylie, que du rouge là où dominait naguère le blanc immaculé.

« Non ! » Arlinn tenta de se relever, mais elle aussi était submergée par une horde des créatures. Des larmes — ou des rigoles de sang, elle n’en était pas certaine —, lui coulèrent sur les joues. Ce n’était pas juste, cela n’aurait pas dû arriver. N’était-elle pas archimage d’Avacyn ? Avacyn ! Arlinn se débattit, au milieu des griffures et des morsures, pour atteindre le médaillon qu’elle portait autour du cou. Ses doigts se refermèrent sur l’emblème des archimages d’Ornuit. Avacyn, je t’en supplie, viens à mon aide ! Elle attendit, ouverte au pouvoir de la protectrice, dont elle avait besoin pour sauver l’ange. Cependant, rien ne se produisit.

À peine hors de portée d’Arlinn, Olaylie hurla, premier son qu’elle émettait après avoir résisté si longtemps à la douleur. Le cri de l’ange exprimait une telle souffrance qu’il déchira la nuit.

Arlinn en ressentit la puissance et, comme les ténèbres autour d’elle, elle se déchira.

Ainsi, c’est la louve-garou qui se jeta sur les diables. Ses mâchoires claquèrent, se refermèrent sur la gorge de la créature la plus proche et lui sectionnèrent le cou, puis elles balancèrent la tête à l’autre bout de la cour.

Encore !

Ses griffes, labourant des poitrails, arrachant des queues, éjectant des cadavres au loin.

Encore !

Des os brisés.

De la chair sanguinolente.

Des vertèbres écrasées.

Des carcasses catapultées.

Encore !

Des plumes.

La gueule du loup-garou se referma sur un plumage.

Le goût du sang angélique, enivrant, véritable nectar, breuvage céleste.

Les yeux de l’ange s’étoilèrent sous le choc. Olaylie se redressa, mais pas assez lestement. Les griffes de la louve lui déchirèrent la jambe, lui perforant le mollet. Quel plaisir sans égal que de souiller cette peau parfaite ! La lycanthrope fit s’affaler l’être ailé, et enfouit le museau et les crocs dans sa chair palpitante.

« Ne la touche pas ! »

Au son de cette voix, la louve-garou se retourna. C’était un humain, un homme brandissant une épée. Aussitôt, l’animal l’éventra, dans un éclatement de sang et de tripes.

Encore !

La louve-garou reporta son attention sur l’ange, mais d’autres humains surgirent. D’un puissant coup de patte, elle dévia alors une épée, puis amputa le bras qui la portait. L’humain s’écroula. La lycanthrope piétina le membre tranché, brisant l’os avec un bruit sec, puis elle laboura le cadavre de ses griffes.

Son épée et son bouclier flamboyant d’une lumière aveuglante, un autre humain la chargea. D’un seul bon, elle se retrouva derrière lui. Un revers de ses puissantes griffes, et la victime mutilée s’affala dans la mare de son propre sang qui se formait à ses pieds.

Encore !

L’un après l’autre, tous succombèrent sous la sauvagerie de la louve.

Puis soudain, un éclair venu du ciel frappa la lycanthrope, lui faisant pousser un feulement de douleur. Un second la toucha cette fois au dos : Olaylie avait recouvré suffisamment de ses forces pour s’envoler. La louve-garou gronda. L’ange planait au-dessus, rayonnant d’un chatoiement doré malgré la boue et le sang qui lui mâchuraient la peau, et s’apprêtait à décocher une javeline de lumière.

Plus rapide, la louve se propulsa dans les airs, frappant sauvagement l’ange. Ses griffes, puis ses crocs trouvèrent prise. Un coup de mâchoire, et l’extrémité d’une aile se détacha : une bouchée de plumes, de cartilage et de sang angélique.

La créature céleste perdit de l’altitude. L’animal bondit de nouveau, ciblant cette fois l’autre aile, qu’il sectionna net, et l’être divin mordit la poussière.

Alors que la lycanthrope s’approchait lentement de l’ange déchu, Olaylie parvint à se relever, boitant, essayant de courir, de fuir, mais en vain. La louve se jeta sur elle. Ses crocs s’enfoncèrent dans la chair tendre. Le cri de l’ange se mêla avec bonheur au goût de son sang.

Jamais la louve-garou n’en aurait assez.

« Archimage Kord ? » L’apostrophe attira l’attention de la lycanthrope. Elle se retourna, insatiable. Un humain portant soutane et armure pointait vers elle une épée tremblotante. « Arlinn ? »

Interdite, la louve pencha la tête de côté. Le nom que l’homme venait de prononcer sonnait faux, mais la perçait comme un coup de poignard.

L’individu leva la main, désignant la poitrine de la bête mordante. « Par tout ce qui est sacré, c’est bien vous. »

La lycanthrope grogna, mais se trouva contrainte de baisser les yeux. Elle s’aperçut alors du pendentif attaché à une chaîne qu’elle portait au cou, et un souvenir insaisissable lui picota l’esprit : Avacyn. Elle claqua des mâchoires, détournant le regard, et posa les yeux sur le sol, sur les corps. Elle était encerclée de cadavres, de cathares tombés au combat. Il y en avait trop, tous des connaissances, voire des amis : Leighton, Reeves…

Son esprit s’enfiévra.

Non.

Non !

« Oh, Arlinn, mais qu’avez-vous fait ?! »

La louve-garou se tourna vers Rembert, pleine de rage. Pourquoi était-il donc venu la trouver ? Pourquoi avait-il parlé ? Le responsable, c’était lui. Son échine se hérissa et elle gronda. Rembert recula, mais, plus rapide, elle bondit sur lui, ses griffes lui déchirant la joue. Il poussa un cri, se protégeant d’un revers de l’épée, et recula.

Le sang gicla sur son visage. « Espèce de monstre ! »

La lycanthrope poussa un hurlement d’épouvante, la vérité s’imposant à son esprit, la submergeant jusqu’à emplir le moindre creux de son être et menaçant de lui faire exploser le crâne.

Rembert leva son épée. « Qu’Avacyn puisse vous pardonner ! »

La louve-garou ne se déroba pas. La lame allait la libérer, alors qu’elle la frappe ! Son existence lui était devenue insupportable.

L’acier étincela un instant, et l’esprit de la louve se déchira.


Des années plus tard…

Pendant très longtemps, Arlinn s’en était remise à Rembert : elle s’était cru un monstre, une créature si horrifiante et redoutable que même Avacyn ne pouvait la sauver. Ensuite, pendant très longtemps, elle avait exécré l’ange, dont le sacrement aurait dû prévaloir sur sa malédiction, car, en définitive, qu’elle soit ou non archimage n’avait fait aucune différence. Avacyn l’avait trahie, ses runes de protection n’avaient eu aucun effet : la lycanthropie s’était révélée plus forte.

Elle y avait réfléchi tout à loisir puisque, ce jour-là, quand son esprit avait éclaté, elle s’était transplanée, et l’épée de Rembert ne l’avait pas touchée. Elle avait au contraire été projetée loin de son univers, des horreurs qu’elle avait commises, du corps de l’archimage Reeves à ses pieds, du cadavre désarticulé et sanguinolent de l’ange Olaylie, du désaveu dans le regard de Rembert, et elle s’était retrouvée dans une forêt, sur un autre monde.

Là, il lui avait été impossible de mesurer le passage du temps — non pas, d’ailleurs, qu’elle en ait eu envie, car, pour elle, il aurait dû s’arrêter, sa vie s’interrompre. Pourtant, d’une certaine manière, elle avait été exaucée : cet autre monde était comme un purgatoire, où elle n’avait jamais repris forme humaine. Extérieurement, elle était restée monstre, mais, à l’intérieur, elle n’avait pu échapper aux remords dont l’accablait son âme humaine. Les deux moitiés de son être s’étaient affrontées, son cœur tiraillé.

Mais, au final, Arlinn en avait été reconnaissante, car c’était cette dualité qui l’avait forcée à affronter la vérité.

Elle s’était fourvoyée à imaginer que devenir archimage changerait son identité. Dès le début, après avoir été maudite par la meute Mondronen, elle avait cherché une solution extrinsèque, par le biais de protections, de prières, mais aussi auprès d’Avacyn. Elle avait ainsi fini par se convaincre que l’ange et la sainte puissance de l’Église pourraient la guérir, mais il lui avait échappé qu’elle n’était pas brisée, en tout cas pas comme elle le croyait. De fait, elle était ce qu’elle était, irrémissiblement : sauvage, brutale — une prédatrice —, mais également vertueuse et loyale — une protectrice. Elle ne pouvait donc oblitérer une partie d’elle-même, pas plus que la fuir. Il fallait qu’elle réconcilie les deux, qu’elle cherche en elle le courage d’être entière. Sa rédemption n’avait jamais dépendu d’Avacyn, car c’est en elle-même qu’il lui appartenait de la trouver.

Il lui fallut bien des années d’errance, mais, un jour, Arlinn revint enfin sur Innistrad, assez confiante pour reposer le pied sur le monde qu’elle avait quitté. Or ce fut l’instant où elle conquit réellement ses pouvoirs et sa dualité : depuis, ses transformations étaient aisées et maîtrisées et, si elle conservait en permanence son discernement humain, celui-ci se parachevait de la force bestiale d’une louve. Elle n’était plus cette coquille vide, elle ne se cachait plus : elle avait trouvé son chemin.

Arlinn foulait la terre humide, son nez, particulièrement sensible même sous sa forme humaine, identifiant les odeurs familières à sa mémoire, mais qui évoquaient des souvenirs trop nombreux, tous menaçant de la faire pleurer de remord et de regret. C’était en effet la première fois depuis des années qu’elle revenait sur les Terrains d’Elgaud. Elle avait cru que le premier pas lui aurait le plus coûté, mais ce furent les cent suivants, ceux qui la conduisaient à la porte de l’archimage Rembert, qui lui avaient été presque impossibles à franchir.

Pourtant, elle s’était cru prête : sur leur tombe, elle avait demandé pardon à tous les autres : Reeves, Leighton, tous ; elle avait prié dans les églises d’Avacyn de toute la Néphalie, prononcé des litanies de contrition et d’amende honorable ; elle s’était adressée aux anges, confessant ses actes en les regardant dans les yeux, attendant leur jugement à l’ombre de leurs ailes.

Il ne restait plus que Rembert. Elle leva le poing pour frapper à la porte de ses appartements, mais c’était inutile : elle perçut son odeur et, aussitôt, une main pesante se posa sur son épaule. Elle fit volte-face, pour se retrouver face à face avec l’archimage vieillissant.

« Comment osez-vous ? » s’exclama-t-il. Visiblement paré pour sa venue, Rembert brandissait une rune incandescente. Le cœur d’Arlinn se brisa de tristesse, car cet homme avait si entièrement cru en elle, en l’humanité de son âme. À présent, elle doutait qu’il la croie en posséder une. « Comment osez-vous souiller ainsi ce lieu consacré ? »

« Je vous en prie, archimage Rembert, je… »

« Vous n’êtes qu’un monstre, une bête meurtrière ! » Il lui lança la rune à la poitrine et cracha à ses pieds.

Arlinn recula.

« Je vous en supplie, plaida-t-elle encore. Je sais ce que vous ressentez, je sais ce que j’ai fait. Il n’est pas en mon pouvoir de changer le passé, mais je ne suis plus la même, aujourd’hui. Je suis capable d’employer ma dualité pour accomplir le bien et je souhaite le faire ici, auprès des Ornuit. Je veux faire ma part. Je maîtrise désormais la bête qui est en moi. »

« Ah ! » Rembert dégaina son épée sacrée, triomphant : « Cette prétendue maîtrise n’est qu’un mensonge qui vous permet de vous supporter sous cette apparence, dit-il en désignant sa forme humaine de sa lame. Mais même à présent, dans cette chair contrefaite, vous n’êtes qu’un monstre. Vous en serez toujours un. »

« Je suis assurément une lycanthrope, mais pas un monstre », répliqua-t-elle. Arlinn tint bon, bien qu'il se soit approché avec sa lame, à présent brillante. « Je suis Ornuit, et je le serai toujours. C’est d’ailleurs vous qui me l’avez affirmé. »

Rembert la frappa alors à l’épaule de la main, la rencognant dos contre la porte, et pressa le plat de son épée contre sa gorge. Arlinn s’abstint de riposter, refusant d’obéir à ses instincts sauvages. « Tout ce que j’ai pu vous dire avant de savoir ce que vous étiez, quand vous travestissiez la vérité, je vous interdis de l’utiliser contre moi. Vous n’êtes pas Ornuit, Arlinn Kord, vous ne l’avez jamais été. »

Arlinn soutint le regard de son ancien mentor, incapable de répondre, tant l’étranglait de nouveau le nœud d’émotions qui l’avait muselée tant d’années auparavant, mais, cette fois, il lui lardait aussi le cœur, de doigts acérés comme autrefois ceux des diables.

D’un seul coup, Rembert abaissa son arme, poussa un immense soupir et recula. « Hors d’ici ! » Il indiqua le couloir, mais détourna les yeux, les baissant vers le sol. « Quittez ces lieux, et ne revenez jamais. Si je vous revois, je vous tuerai. »

Arlinn s’apprêtait à répondre, mais la voix tonnante de l’archimage, empreinte d’une puissance indicible, l’en empêcha : « Déguerpissez ! »


Aujourd’hui…

Arlinn avait tenté de s’en aller, car elle n’avait pas l’intention d’engager le combat, mais Rembert s’y était opposé : elle était encerclée, acculée en bordure de la gorge, des cathares de tous côtés, et Rembert, dressé devant elle, brandissait une massue au-dessus de sa tête. « Je vous avais prévenue », énonça-t-il lentement, chaque mot comme un coup asséné, qui la meurtrissait plus sûrement que ne l’aurait fait son arme. Arlinn se prépara néanmoins à la bastonnade. Elle y résisterait bien plus qu’il ne l’imaginait, d’autant qu’elle refusait qu’il la chasse alors qu’un ange dément menaçait son ex-mentor et ses anciens coreligionnaires.

Comme si on l’avait invoquée, la créature ailée fondit sur les cathares par derrière.

Kord n’eut pas le temps de les prévenir, Rembert pas plus que les autres. L’ange poussa un cri strident quand, de ses mains sanglantes, il saisit l’archimage par les bras et le souleva dans les airs, les yeux écarquillés et le souffle coupé.

Les autres cathares tendirent leurs armes vers l’ange, tandis qu’Arlinn se dressait sur ses pattes arrière, mue par son instinct protecteur.

« Non ! Formez les rangs ! cria Rembert à ses soldats, de nouveau maître de lui, même suspendu dans le ciel. Ne tournez pas le dos au monstre ! Tuez ce loup-garou ! »

Les cathares parurent indécis. Certains visèrent à nouveau Arlinn, d’autres continuèrent de pointer leurs armes vers l’ange. La créature ailée piailla, un peu comme un diable, et une lueur érubescente enveloppa peu à peu ses mains ainsi que les bras de son prisonnier. Celui-ci allait mourir là, dans le ciel, la flamme de sa vie mouchée comme une chandelle.

L’une des cathares décocha une flèche, mais le trait passa par-dessus l’épaule de l’ange, qui foudroya la jeune femme du regard et l’interpella : « Impure, tu seras la prochaine ! »

Assez ! La plaisanterie avait assez duré. Bandant ses muscles, Arlinn s’élança, bondissant par-dessus la tête des cathares ahuris. Elle planta ses crocs dans la botte de l’ange, l’attirant vers le sol. Celui-ci s’abattit pesamment dans la clairière, et Rembert parvint à lui échapper en roulant sur le côté. La louve-garou ne perdit pas de temps, se jeta sur la créature empennée et lui mordit la chair à pleines dents. Elle n’était plus que muscles et tendons, instillés de la force bestiale de la lycanthropie, cette malédiction devenue aujourd’hui un atout.

L’ange fou périt quelques instants plus tard.

Arlinn se retourna vers les cathares, dont elle s’aperçut qu’ils ne se trouvaient pas derrière elle, mais rassemblés en bordure de la gorge, certains allongés sur le ventre, tentant visiblement d’attraper quelque chose. Elle ne vit Rembert nulle part. Arlinn sentit son cœur s’emballer et se précipita vers le défilé, devinant ce qui s’était produit.

Dès le premier coup d’œil, ses craintes se confirmèrent, et elle se mit aussitôt à analyser la situation. Rembert était blessé, couché sur un arbre mort et noueux, qui ne supporterait pas son poids très longtemps. Il se trouvait trop bas dans le ravin pour qu’on l’atteigne depuis le sommet, aussi descendit-elle jusqu’à un autre tronc brisé, sur lequel elle se jucha. Plantant ses griffes dans le bois humide, elle bascula, tête vers le bas, pour présenter sa patte à son ancien mentor.

Celui-ci poussa une exclamation quand il la vit, la peur déformant son visage.

Elle s’étira un peu plus, le suppliant muettement de lui donner la main.

« Monstre ! s’exclama soudain Rembert. Je te tuerai ! »

Un grondement monta dans la gorge d’Arlinn, qu’elle se força cependant à réprimer. C’étaient la douleur et la peur qui s’exprimaient. Il y avait tant de griefs entre eux deux, mais aussi un lien indéfectible : ils étaient tous deux Ornuit, pour toujours. Arlinn ferma les yeux et reprit forme humaine, refusant de laisser périr l’archimage à cause de ses préjugés et de sa peur. Quand elle rouvrit les paupières, c’étaient des doigts qui se tendaient vers lui, non plus des griffes. « Prenez ma main ! » lui enjoignit-elle.

Arlinn Kord | Illustration par Winona Nelson

Leurs regards se croisèrent. « Vous m'avez menti. »

Arlinn déglutit. « Il est vrai. »

« Vous avez tué vos frères et sœurs. »

« Je l’avoue. »

« Je ne peux pas… Je ne veux pas… »

« Je ne suis plus l’esclave de la malédiction, expliqua la Planeswalker. Je suis désormais libre d’être la protectrice que j’étais vouée à devenir. Je vous en supplie, vous me connaissiez jadis, réapprenez à me connaître maintenant. »

Les yeux de Rembert brillèrent à travers ses larmes, tandis que le tronc commençait à craquer sous son poids.

Arlinn lui tendit une fois de plus les doigts. « Prenez ma main ! »

L’archimage se domina et allongea le bras. « Avacyn, viens-moi en aide ! » murmura-t-il.

« Avacyn est morte, répondit Arlinn. Nous devons à présent nous aider les uns les autres. »


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