Histoire précédente : Victoire renégate

Les éthériens de Ghirapur constituent une race d’esthètes avides de sensations fortes. Leur longévité n’excédant pas quatre ans, ils considèrent cette cité comme leur milieu naturel, et les fêtes sont le théâtre de leur existence. Si leur vie est brève, l’empathie dont ils bénéficient leur permet cependant de respirer les énergies de leur entourage.

Yahenni, à la fois investisseur, philanthrope et homme du monde, sait que son existence touche à sa fin. Durant l’une des extravagantes réceptions qu’il donne en prélude à la Foire des inventeurs, trois invitées inattendues en quête d’informations sensibles se joignent aux réjouissances.


Illustration par Jonas De Ro

I

J’adore m’apprêter pour une soirée dès le milieu de l’après-midi : prévoir, calculer, anticiper… Quel plaisir de s’habiller et de se parer, au beau milieu de la journée, pour toute une nuit de festivités, et de quels bonheurs on se prive si la fête s’improvise à la dernière minute ! Je ne me vêts ni ne me farde pour faire sensation dans deux petites heures ; je me fais beau pour les deux jours entiers qui viennent.

Quel genre hôte qui se respecte oserait, en effet, seize heures seulement après avoir lancé les réjouissances, paraître attifé d’une tenue décatie, choisie à la va-vite ? Je vais vous le dire : un rustre, un butor, un gougnafier !

La lumière de l’après-midi traverse les rideaux de mes appartements et illumine le miroir en or massif qui couvre mon plus grand mur. Cet éclairage tamisé crée des chatoiements vermeils sur les bijoux, colifichets et autres bibelots qui dégorgent de chaque tiroir et fait scintiller toutes les surfaces de l’immense coffre. Je suis éthérien. Je sais donc quand je mourrai et je sais aussi, dès lors, comment j’entends employer le temps qui m’est imparti. Et il n’est pas question que j’en consacre la moindre parcelle aux simples d’esprit qui s’imaginent que se montrer sous son meilleur jour n’est, dans ma situation, qu’une frivolité.

Tout en me parant de mes broches favorites, je tends l’oreille vers le brouhaha lointain du personnel à l’office, tout aux préparatifs de la fête au-dessous. Les extras utilisent ma cuisine à bon escient. Il faut dire que les êtres organiques sont tellement pointilleux dès qu’il s’agit de leur sustentation matérielle ! Par bonheur, Nived, mon traiteur, ne m’a jamais déçu. En ce moment même, il se démène en cuisine pour satisfaire les invités dotés d’un estomac et prépare une fontaine de vin de palme, d’innombrables plateaux de samosas, du panipuri, un carry d’aubergines et un gigantesque buffet d’entremets et desserts. (Comme les convives font toujours la queue devant son shrikhand, j’imagine qu’il est délicieux.) Le reste de mes gens s’affaire sur le toit afin d’y monter l’auvent. Bien après que les rangs épuisés des fêtards charnus se seront retirés pour se reposer, ma fratrie de l’Éther et moi-même continuerons de danser toute la nuit, puis le jour suivant et la nuit qui lui succédera, noyés dans l’extase des festivités.

Mais tout cela viendra plus tard. Pour l’heure, après avoir passé deux secondes et demie à y réfléchir et à la chercher sur ma coiffeuse, je décide que, ce soir, je me parfumerai à l’essence de jasmin infusée d’Éther. C’est vraiment ma préférée. Mon reflet me flatte l’œil. Je me pomponne. On ne me donnerait jamais plus de trois ans !

Parviennent jusqu’à moi l’euphorie et l’impatience fleurant le bois de santal qui émanent des serviteurs affairés sur le toit. J’en suis arrivé à plaindre les autres espèces, privées qu’elles sont de nos pouvoirs de perception. « Résonance empathique », tel est le nom donné à ce phénomène après que mes semblables se furent extirpés des premières raffineries d’Éther, voici cinquante ans : « la capacité curieuse à partager l’état émotif des êtres situés dans leur périmètre. » Ils se sont empressés de se vanter de nous avoir inventés sans considérer ne fût-ce un instant que nous étions venus à la vie de notre propre chef. Je m’esclaffe tristement, car tout ce que nous, nous avons inventé depuis n’est qu’une infinité de manières de nous distraire.

Alors que je tamponne mes poignets et mon cou de parfum pour l’y faire pénétrer, je vois un minuscule fragment de mon épiderme se dissoudre en une paresseuse volute. Chaque parcelle de mon enveloppe qui disparaît me rapproche un peu plus de la fin. Sous la craquelure, j’aperçois l’éclat bleu de l’Éther qui m’anime. Je suis frappé par sa beauté. C’est splendide ! Mais cet intermède me rappelle à l’ordre : le temps presse. Je dissimule la fêlure sous un bracelet.

Mes semblables sont intrinsèquement conscients du temps qui passe et du délai exact qu’il reste à chacun d’entre eux. C’est comme lorsque l’on attend un train : le moindre bruit vous fait lever la tête, vous vous levez dès que vous sentez un coup de vent, et pourtant le train n’est toujours pas là.

Je suis habillé, scintillant et prêt. Il me reste cinquante-quatre jours à vivre.


II

Dûment apprêté, je monte l’escalier qui mène au toit, où je suis accueilli par une déferlante sonore. Aucune sensation n’est, à mon avis, aussi plaisante que d’être souffleté par une musique festive.

L’auvent jette une ombre bienvenue sur l’épais tapis que mes domestiques ont monté jusqu’ici. Les décorateurs ont disposé des magnolias sur les tables et en ont fait pendre des façades du bâtiment. De magnifiques soieries habillent les rambardes et en décorent les chatoyants filigranes, sous le soleil de cette fin d’après-midi. Tout en marchant, je remplis adroitement les verres vides, j’évite deux humains qui s’embrassent. (Je leur souris cordialement. C’est grâce à moi s’ils se sont rencontrés lors de la fête précédente : utiliser mes pouvoirs à des fins altruistes m’a toujours enchanté.) J’indique la direction des lieux d’aisance un groupe de nains et règle le volume du panharmonicus de salon.

Fi des substances et de l’adrénaline ! Les fêtes sont le plus piquant des vices. Je jouis des plaisirs qu’éprouvent mes invités. Sans savoir d’expérience ce que l’on ressent à se sustenter d’un animal rôti, j’imagine que la sensation doit s’en approcher. Je m’acquitte de mon devoir d’hôte, et mes invités se répandent en galanteries.

Ma très chère amie, la pilote de chasse Dépala (que d’aucuns vont jusqu’à nommer « la » Dépala) est confortablement installée sur un divan disposé discrètement dans un coin. Sa hyène est allongée auprès d’elle et ronge gaillardement un os tandis que sa maîtresse joue rêveusement avec sa laisse dorée.

Illustration par Greg Opalinski

« Dépala, très chère, votre présence illumine toujours mes réceptions. » Je l’embrasse chaleureusement avant de me pencher pour flatter obligeamment son fauve derrière les oreilles. L’animal flaire ma main.

« Elle vous aime bien, Yahenni, constate Dépala avec un sourire tranquille. Vous trouvez le temps de vous détendre, à présent que vous voilà à la retraite ? »

« Quelqu’un ici suit visiblement de très près le contenu des gazettes », la taquiné-je tout en lui versant à boire.

« Je m’intéresse le plus souvent aux résultats des courses, mais je consulte également la rubrique économique. »

Après tout, ma lignée a acquis sa fortune dans les placements financiers. J’ai annoncé mon retrait des affaires dès que j’ai su qu’il me restait moins de soixante jours à vivre. Quand ses jours sont comptés, on ose plus facilement investir hardiment.

Je m’assieds à côté de Dépala et lui demande : « J’espère que vous assisterez à mon pénultième raout, qui se tiendra dans un mois : sans la présence du meilleur pilote de Ghirapur, la soirée serait absolument sinistre. »

Dépala sourit tout en caressant distraitement sa hyène. « Je ne la manquerai pour rien au monde, voyons. Les coutumes éthériennes sont les plus raffinées. »

« Je suis foncièrement d’accord. Étant donné le temps qui nous est accordé, nous ne saurions nous contenter d’un pis-aller, très chère. »

Dépala pince les lèvres et fronce les sourcils en regardant autour de nous pour s’assurer que personne n’écoute : « Donc, vous n’envisagez pas de repousser l’échéance ? »

Malgré moi, sa question me hérisse.

« Je sais quels sont vos facultés, Yahenni », poursuit-elle en me regardant d’un air entendu.

« Il n’est pas question que j’aie recours à ces extrémités, Dépala ! » lâché-je en grattant du doigt le derme déliquescent de mon bras. Depuis quelque temps déjà, je me sais capable d’assimiler de l’essence vitale, mais n’ai aucune intention de m’y abandonner. C’est un don rare qu’il vaut mieux ne pas exercer : jamais je ne pourrais dérober sa force vitale à un autre être doué de raison à seule fin d’outrepasser ma date de péremption. Que penseraient donc de moi mes amis ?

« Ce n’est qu’une possibilité, ajoute Dépala avec désinvolture. J’ignore comment fonctionne le processus et quelle durée vous pourriez tirer d’autrui. Je n’étais d’ailleurs pas certaine que vous l’eussiez envisagé. »

« Cette échappatoire m’a traversé l’esprit, mais je préfère tirer ma révérence dans le respect de la tradition », me forcé-je à répondre.

C’est à cet instant que Nived, mon maitre queux, s’approche de nous avec, à la main, une bouteille du breuvage préféré de Dépala. Quelle prévenance ! Il est presque aussi parfait que moi.

« Vous êtes quelqu’un de bien, Yahenni, reprend Dépala quand nous nous retrouvons tête à tête. Quelques journées de plus ne valent pas la culpabilité que vous en ressentiriez. »

Je ne suis pas absolument certain qu’elle ait raison.


III

Trois femmes sont à ma porte. Je reconnais instantanément Mme Pashiri (à la fois l’une des inventrices les plus réputées au monde et l’adepte de jeux de plateau la plus impitoyable que je connaisse). À sa droite se tient une jeune femme aux cheveux roux, affublée d’un châle démodé. (Ce style nous ramène des années en arrière ! Lui arrive-t-il arrive de sortir dans le monde ?)

De l’autre côté, se trouve la personne la plus fascinante qu’il m’ait jamais été donné de voir.

Illustration par Willian Murai

Son regard me paraît infini, d’un vert étincelant, de la pupille à la paupière. Sa saisissante beauté n’est affadie que par son mal-aise. Quelle pitié de voir quelqu’un à l’allure aussi avenante afficher un tel désarrois ! Sa robe est ornée de fleurs éclatantes (sont-ce des vraies ?), et d’une coupe adaptée à sa morphologie à l’exclusion de toute autre. Si j’avais le moindre goût pour les jeux de la séduction, je pourrais être tenté, mais, pour moi, son seul attrait est d’ordre social. Hôte de ces lieux, mon objectif est, bien entendu, de contenter mes invités, mais qu’ils me voient bavarder avec des gens intéressants vient en prime.

« Yahenni, mon ami, s’exclame Mme Pashiri, je vous présente Chandra et Nissa. Chandra, Nissa, voici Yahenni. C’est un investisseur qui aide de jeunes inventeurs nécessiteux, et l’un de mes amis les plus généreux. Pouvons-nous nous joindre aux festivités ? »

« Mais absolument, Madame Pashiri. » Quelle présentation bien tournée ! En mon for intérieur, j’en rougis.

Je tiens la porte ouverte pour l’elfe et, alors que Nissa entre, je la complimente : « Quel magnifique regard, très chère. » Elle sourit à peine.

Leur amie aux cheveux roux reste plantée à l’extérieur. Je lui jette un coup d’œil intrigué avant de me tourner vers Mme Pashiri.

« C’est Chandra, la fille de Pia Nalaàr », me confie-t-elle.

Je fais alors un pas de côté pour laisser entrer chez moi la fille de la femme plus redoutable de tout Ghirapur. « La fête se déroule là-haut. Tâchons de deviser là où c’est un peu plus calme », leur proposé-je.

Je les accompagne jusqu’au patio, à l’arrière de la maison. En chemin, Mme Pashiri me glisse à l’oreille :

« Pia Nalaàr a été capturée, vous savez. » Je l’ignorais, et ce n’est pas dans mes habitudes.

« Pia ne commet pas ce genre d’erreurs. Dites-moi ce que vous en savez. »

Mme Pashiri s’exécute alors que nous faisons encore quelques pas. Des jardinières et une charmante fontaine habillent l’enceinte du patio, et quatre sièges patinés sont disposés au milieu. La rumeur de la fête cascade du toit et étouffe providentiellement notre conversation. Je laisse mes trois invitées s’asseoir, puis hèle l’un des domestiques afin qu’il leur serve à boire, tandis que Mme Pashiri termine de m’expliquer la situation. L’arrestation de Pia Nalaàr me laisse pensif.

« Je suis perplexe, dis-je. Je me demande où le Consulat peut bien écrouer des prisonniers de la stature de Pia.

Mme Pashiri acquiesce de la tête et murmure : « Je vois. »

« Je m’en voyez navré ; je m’enorgueillis de mon réseau de relations et de ma capacité à y faire appel, mais, dans le cas présent, je crains de ne pouvoir vous aider. »

Je sens une soudaine vague de chaleur émaner de ma droite. « Si c’était un membre de votre famille, vous nous aideriez ! » me lance Chandra.

« Je n’en ai aucun, justement », précisé-je désinvoltement face à cette pique. Chandra se renfrogne, je la sens contrite. C’est bien inutile ; son incrimination ne m’a pas froissé.

Mon domestique reparaît pour servir une coupe de vin de palme à Mme Pashiri et, à l’elfe, un verre d’esprit de bois. Mon expérience m’a appris que les êtres de cette race marquent une préférence pour les alcools forts, particularité que j’admire et envie immensément.

« Peut-être se trouve-t-il ici quelqu’un qui pourrait nous prêter assistance », suggère Mme Pashiri en prenant sa coupe de ses doigts tavelés.

Je considère alors mes invités du toit-terrasse et entreprends de passer en revue mes connaissances.

Mais soudain, nous entendons quelqu’un faire un chabanais à l’entrée de mon hôtel particulier. Nissa sursaute et Chandra, curieuse, tourne la tête. Depuis le patio, j’aperçois un groupe d’éthériens entrer avec précipitation en portant un siège sur lequel se trouve l’un des nôtres, qui se délite à vue d’œil. L’éthérien agonisant luit comme nous le faisons tous aux portes de la mort. Son derme s’évapore, et son corps n’est pratiquement déjà plus que fumée. Gêné, je détourne le regard.

« C’est mon pénultième raout ! » claironne-t-il. La petite bande soulève le siège et entraîne le moribond dans les escaliers, vers le toit.

Chandra me regarde, amusée et s’enquiert : « C’est l’une de vos connaissances ? »

« Certainement pas », protesté-je en frottant cet endroit de mon poignet que j’ai masqué tout à l’heure. Une minuscule fumerole s’en échappe. Quelle détestation que de me regarder mourir ainsi !

Chandra pose les mains sur la table avec détermination et se lève. « Bien. Je vais poser quelques questions aux autres invités. Nissa ? »

« Je vais bien », répond l’elfe dans un murmure. Son énergie est glaciale, amère et nerveuse. Non, elle ne va décidément pas bien. Je décide donc d’intervenir.

« Nissa ? C’est bien cela ? Suivez-moi, il faut absolument que vous me révéliez où vous avez déniché cet ensemble.


IV

Nous montons l’escalier jusqu’à l’étage sous la terrasse, et je propose à Nissa de sortir sur le balcon. Quel sorte d’hôte serais-je si j’acceptais qu’une de mes invitées se trouve incommodée pendant l’une de mes fêtes ?

« Vous donniez l’impression de vouloir vous enfuir », commencé-je.

À ces mots, elle croise les bras et répète : « Je vais bien. » Or ce n’est pas plus vrai que tout à l’heure, mais elle laisse sa curiosité prendre le dessus et m’interroge : « Ce “pénultième raout” dont il a parlé, de quoi s’agit-il ? »

« Les éthériens considèrent que leur mort par évaporation constitue un acte ultime, aussi la fête qu’ils donnent pour leur agonie représente-t-elle un “pénultième raout”, auquel leurs amis ont obligation d’assister, et, s’il n’en ont pas assez, ils s’invitent à celle d’un autre. » Je fais un geste vers le plafond d’où nous parviennent le bruit de la fête et les exclamations joyeuses de l’éthérien expirant. « Ce pauvre hère est donc malheureusement en droit de rester. »

L’elfe ne répond rien. Même si elle n’est pas très loquace, son énergie est incroyablement aisée à déchiffrer.

« Mais parlons d’autre chose : dites-moi, sur une échelle de un à dix, où dix représenterait une telle aversion que vous préféreriez mourir, à quel point vous redoutez ce genre de réjouissances ? Soyez honnête. »

« Huit. Neuf. Au même degré que l’envie de voir un baloth me dévorer la jambe. »

C’est bien ce qu’il me semblait. « À ce point-là ? » lui demandé-je pour ne pas paraître l’avoir déjà su.

Ses yeux extraordinaires plongent alors dans le vide. Un souvenir lui revient, et l’aura qui l’entoure se charge d’une nuance douce-amère.

« Là d’où je viens, nous organisions nous aussi des fêtes, avant. »

Patiemment, je remplis sa coupe et l’enjoins à poursuivre : « Et que faisiez-vous durant ces fêtes ? »

« Nous discutions, nous nous donnions des nouvelles les uns des autres. Parfois, nous nous rendions ensemble à pied en un lieu privilégié. »

« Et allez-vous encore souvent aux fêtes qui se déroulent dans ces endroits ? »

Gorge gangrenée | Illustration par Jung Park

Nissa demeure silencieuse. Je perçois que ces lieux n’existent plus. « Très bien. Que puis-je faire pour vous rendre cette fête-ci plus agréable ? »

« Nous serait-il possible de nous asseoir à l’écart ? »

« Pour vous, j’irais jusqu’aux confins de la ville, très chère, en tout bien tout honneur, évidemment, mais seulement si vous me le demandez gentiment et évidemment à condition qu’il ne pleuve pas, par exemple. » Ma badinerie l’amuse. Je la sens se détendre, un brin tout du moins. Son énergie se rallume à l’instant où, au-dessus de nous, une nouvelle chanson se fait entendre. Comme c’est charmant : elle aime la musique. J’en ignore le lambeau de ma peau qui se dissout au niveau de ma nuque. « Venez, montons sur le toit ! Restez bien à mon côté. Observer les autres est une activité délicieuse. »

Je sens l’appréhension qui l’habite, aussi me chargé-je de nous ouvrir le passage à travers les groupes. Tandis que nous nous dirigeons vers l’étage supérieur, je salue un invité fraîchement arrivé et tends un mouchoir à un autre qui a des miettes de samosa autour de la bouche. La fête vit une phase moins tourbillonnante, et les participants devisent plaisamment entre eux. J’emmène l’elfe au bout de l’espace couvert de l’auvent, délimité par un rideau de plantes stratégiquement placées.

Un domestique s’approche alors que nous nous asseyons. Je prends la fiole d’attar qu’il me tend et je lui glisse discrètement : « Demandez que l’on baisse le volume du panharmonicus et que l’on s’en tienne à des morceaux suaves ; c’est pour mon invitée. » Il n’existe rien de plus précieux que du personnel qui s’exécute incontinent.

« Je ne voudrais pas paraître présomptueux, mais vous ne me faites pas l’impression d’être une citadine », observé-je délicatement. L’elfe s’autorise alors un petit sourire. Je m’installe confortablement sur le divan et poursuit : « Vous n’aviez encore jamais rencontré d’éthérien, n’est-ce pas ? »

« Non. Parlez-moi de votre espèce », répond Nissa d’un ton doux et franc. Jamais je n’ai vu quiconque d’aussi attentif. Son regard me trouble un peu moins.

« Doués de raison, nous sommes des sous-produits du raffinage de l’Éther. Nos familles revendiquent les zones où nos jeunes viennent à la vie et adoptent tous ceux qui y apparaissent. Nous possédons notre forme définitive dès le jour de notre naissance, et notre espérance de vie va de quatre semaines à quatre ans. »

« Ce que vous me décrivez là me rappelle des êtres élémentaires que j’ai rencontrés », m’explique Nissa en fronçant les sourcils.

« Dans ce cas, vous en avez vu davantage que moi. Tout ce que je sais, c’est ce que je suis. »

« Je ne comprends pas », rétorque-t-elle.

« Qu’est-ce que vous ne comprenez pas ? »

Elle ébauche un geste, mais sa signification m’échappe.

Cette situation m’embarrasse, aussi lui demandé-je : « Quelque chose ne va pas ? »

Elle se lance dans un autre geste esquissé puis s’arrête, cherche ses mots, et finit par énoncer : « Je n’arrive pas à concevoir qu’un produit de la nature puisse voir le jour au sein d’une ville. »

« Mais… Nous sommes la ville. Je suis Éther et, un jour, je le redeviendrai. La nature est tout autour de nous, même si son aspect est différent de celui auquel vous êtes accoutumée. »

Nissa laisse échapper un petit son. Il est clair qu’elle n’avait jamais envisagé les choses sous cet aspect.

Je profite de cette pause dans notre conversation pour indiquer du doigt la direction des lieux d’aisance à un invité.

Tandis que persiste le silence, j’observe Nissa qui ferme les yeux. Que fait-elle ? La perplexité se lit sur son visage. Ses oreilles se redressent comme à l’affût. Entend-elle un son qui m’échappe ? Elle sourit du coin de la bouche.

Illustration par Wesley Burt

« Je le sens, explique-t-elle enfin. Ce monde est structuré, cyclique. »

J’ignore comment, mais cette elfe appréhende la nature même de mon univers.

Je me cale au fond du divan, détendu, avant d’ajouter : « Le Grand Conduit est constamment présent, même ici, à Ghirapur. Mes semblables en sont la preuve. Notre naturalité n’a que faire du surpeuplement de cette ville ; son rythme perdure. »

C’est maintenant un grand sourire qui illumine le visage de Nissa.

Je soulève une cruche elfique et propose : « Encore un peu d’esprit de bois ? »

« Volontiers », répond-elle mécaniquement. Je lui remplis sa coupe. Elle n’est sans doute pas disposée à se confier, mais je sens bien qu’elle frissonne d’émerveillement. On dirait que je favorise les découvertes, ce soir.


V

Je me lève quand le bruit d’un nouvel incident me parvient du dessous. Nissa repose sa coupe et me regarde avec une question dans ses yeux infinis. L’âge aidant, mes facultés sensorielles se sont affutées, aussi sais-je donc immédiatement de quoi il retourne.

Alors que j’emprunte l’escalier, je me retiens de courir. (Je me délite plus vite sous l’effort.) Je me dirige vers les toilettes de l’étage inférieur. Les invités s’écartent devant moi et je m’avise que Nissa ainsi que Chandra m’ont emboîté le pas.

Au bout du couloir, face à la salle de bains, se tient un membre des forces de sécurité du Consulat, au physique impressionnant. La porte de cette pièce est de toute évidence verrouillée, et il tente d’y entrer par la force. La taille de cet agent de l’ordre est proche de celle d’un arbre en pot qui se trouve à côté de la porte. Ses vêtements sont anciens, mais leurs ourlets neufs. Il est clair qu’il a l’habitude des confrontations physiques. Les armes qu’il porte à la ceinture ne sont pas prévues pour patrouiller dans les rues, et les clés qui tintent contre son armure trahissent sa fonction : aucun doute possible, il travaille pour l’administration carcérale.

Je fais signe à Chandra et à Nissa de rester cachées avant le coude que forme le couloir, puis m’approche, seul, de cet homme.

« Puis-je vous aider, Monsieur ? »

Le colosse lâche enfin la poignée de porte pour me détailler de la tête aux pieds. « Un criminel en fuite s’est barricadé derrière cette porte. Je l’emmène, que cela vous plaise ou non. »

« Vous vous êtes donc introduit à ma fête, chez moi, sans y avoir été convié ? »

Le représentant de la loi s’approche d’un pas et, baissant les yeux, me toise du regard.

« Souhaitez-vous que votre petite sauterie soit interdite pour cause de tapage nocturne ? »

« Certes non… »

« Alors ne vous mêlez pas d’une intervention officielle au nom du Consulat. »

Je ne doute pas que cette brute puisse mettre un terme à ma fête dans le seul but d’appréhender l’individu derrière cette porte. Le Consulat est coutumier de ce genre d’indignités. Or je méprise la bassesse.

Je fais demi-tour pour tourner le dos à ce rustre et retrouver Chandra et Nissa. Il existe une solution simple à cette situation : elles sont toutes deux de bonne constitution, il est évident qu’elles savent se battre et, si elles consentent à m’accorder une faveur, je pourrai leur rendre la pareille. « Aidez-moi, et je vous donnerai l’information que vous cherchez », leur dis-je.

« Que devons-nous faire ? » murmure Nissa.

Je lui réponds sans détour : « Ma chère Nissa, j’aurais besoin que vous mettiez cet importun à la porte. »

L’elfe sourit et, avec une calme détermination, lance : « Avec plaisir. » Elle lève alors la main, et une douce lueur illumine ses grands yeux.

Je sens dans ma poitrine un chantonnement, mais cet air ne m’est pas destiné, et mon esprit rationnel me conseille d’ignorer ce qui me parvient comme un lointain fredonnement. Je me tourne alors vers Chandra pour lui expliquer la suite.

« Ma chère, j’aurais besoin que vous m’aidassiez à forcer la porte dès que ce malotru videra les lieux. »

La fille de Pia Nalaàr me regarde, stupéfaite et chuchote, d’une voix étonnamment faible : « Vraiment ? »

« Oui, vraiment. » Mon corps s’affaiblit et je ne pourrais pas m’en charger seul. « Vous vous en sentez capable ? »

Sa seule réponse est un gloussement d’enthousiasme à peine dissimulé — et quelque peu alarmant. Entendre une jeune humaine émettre un tel son me déconcerte au plus haut point.

Un bruit violent retentit dans le couloir. Je me penche pour regarder et lâche un petit hoquet de surprise : à présent, la plante en pot qui se trouvait près de la porte enserre inexplicablement la jambe de l’officier du Consulat, et l’homme se retrouve à terre, hébété. Il vaudrait peut-être mieux ne pas chercher pas à découvrir comment cela s’est produit. De toute façon, je n’ai pas le temps de m’en préoccuper. Je sors de mon abri à l’angle du mur, me penche vers le visage de l’homme et lui chuchote à l’oreille.

« Pia Nalaàr, dites-moi dans quelle prison on la détient. »

Le geôlier grommelle ; je pense qu’il s’est brisé une dent dans sa chute. Peu importe, il n’est pas utile qu’il parle pour pouvoir me renseigner. Je me concentre et parle rapidement.

« La prison de Kohali ? »

L’homme grogne, et son énergie empeste l’irritation.

« Le pénitencier de Gupha ? »

De l’impatience, maintenant.

« La prison du Dhund ? »

Une peur larvée, à présent, chargée d’épice et de sel, qui se change en affolement quand son regard croise le mien. Sans ma capacité à lire son énergie, autrement dit s’il avait fallu que je me contente d’observer ses expressions, je n’aurais jamais deviné la réponse. Il est coriace. En lui assénant une petite tape sur le haut du crâne, je conclus : « Merci de votre obligeance. »

Je m’adresse alors à l’elfe : « Nissa, s’il vous plaît. »

Elle s’approche, soulève l’homme sans effort apparent, le place négligemment sur son épaule comme un simple sac de farine et l’emporte au dehors. Fichtre !

Chandra interrompt ma rêverie par une question : « Quel pourcentage de cette construction dois-je laisser debout ? » me demande-t-elle en abaissant ses lunettes sur ses yeux.

« De préférence, la totalité sauf cette porte-ci. »

Chandra acquiesce en souriant d’une oreille à l’autre, puis, en quelques instants, fait fondre la serrure en y enfonçant un doigt incandescent. Je hoche la tête : les humains et leur goût pour l’esbroufe !

Je sens Nissa revenir derrière moi au moment où Chandra termine. L’étouffant remugle d’une accumulation d’attar s’échappe de l’espace situé entre la porte et le mur.

Je lance alors d’une voix forte, afin les spectateurs venus profiter du spectacle m’entendent : « Que tous ceux qui possèdent des poumons retournent sur les lieux de la fête. » Ensuite, je reporte mon attention sur mes invitées. Mme Pashiri les a rejointes et observe la scène avec inquiétude. Je m’approche d’elle pour lui glisser :

« Vous trouverez Pia à la prison du Dhund. »

Entendant cela, elle a un sursaut d’horreur. « Non, pas là-bas, gémit-elle. Êtes-vous certain qu’il disait vrai ? »

Je confirme de la tête. Mme Pashiri s’adresse alors à Chandra et lui explique : « C’est là que Baral est stationné. »

Instantanément, la température grimpe autour de nous. « Il faut y aller immédiatement », décrète Chandra. Mme Pashiri approuve du chef, et toutes deux se dirigent vers l’escalier pour prendre congé. Nissa ne bouge pas et me fixe du regard.

« Merci pour cette conversation, Yahenni. »

J’incline galamment la tête. « Je vous en prie, très chère. Si vous êtes libre le mois prochain, revenez donc me voir : j’organise la plus fabuleuse fête de ma vie. Même vous, vous ne voudriez pas manquer cela. »

Elle me sourit puis disparaît aussitôt.


VI

Je pousse le panneau et suis accueilli par une intoxication de parfum. La porte se referme derrière moi alors que je regarde qui est venu s’enfermer ici. J’avais déjà perçu une souffrance refoulée et, comme je m’y attendais, sa source se trouve devant moi : au fond de la pièce, assis à même le sol et le dos au mur, se trouve l’éthérien mourant arrivé tout à l’heure. Son derme s’est presque totalement étiolé, et la luminescence bleue de son essence se pare d’un étrange camaïeu, sous les rayons du soleil couchant qui proviennent de la fenêtre. Des flacons de parfum vides sont éparpillés à ses pieds.

Illustration par Ryan Yee

« Je vois que vous n’avez pas hésité à vous approprier ce que j’avais de mieux », lui dis-je sur le ton du feint reproche. J’ai parfaitement conscience que ma boutade a le même effet qu’un cautère sur une jambe de bois.

« Il doit me rester environ une minute, murmure-t-il d’une voix sifflante. J’ai été poursuivi par le Consulat et je ne voulais pas sortir à la vue de tous. »

« Vous vous êtes évadé de prison, paraît-il ? » Ma question trouve sa réponse quand mon regard se pose sur le bracelet de sécurité abîmé qu’il porte à la jambe. L’éthérien se contente de maugréer.

Je m’assieds à côté de lui, bien conscient qu’à sa place, j’apprécierais une compagnie. « Y a-t-il quelqu’un là-haut qui connaisse votre nom ? » demandé-je.

« Non, ils ne sont venus que pour la fête. »

« C’est pour cette raison que nous sommes tous là, très cher, et rien d’autre. »

J’inspire les effluves de parfum diffusés dans l’air. Au fur et à mesure que l’autre éthérien se dissipe, son énergie se mélange à l’essence répandue au sol. J’ai vu beaucoup des miens affronter leurs derniers instants, et c’était presque toujours avec un air de triomphe. Ils s’étaient battus et débattus comme des beaux diables en se délectant du miracle de la vie, et avaient atteint la ligne d’arrivée.

Je saisis ce qui reste de sa main.

Je sens son énergie battre au creux de ma paume.

« Avez-vous bien vécu ? »

En entendant ces paroles, il se tourne vers moi et m’observe. Il fait un effort colossal pour parler, mais ne parvient à lâcher que deux mots : « Et comment ! »

À cet instant précis, je me sens envieux. Il me reste si peu de temps. Mon existence d’éthérien, toutes ces vies que mènent ceux de ma race sont consacrées à la poursuite et à l’accumulation d’un maximum d’expériences durant un laps de temps ridiculement bref. Il est injuste que nous devions nous consumer si vite.

Il est injuste que que je sois le prochain.

L’éthérien se convulse et émet une volute de fumée noire. Son enveloppe s’effrite, et l’Éther qu’elle contenait s’en échappe pour s’évaporer lentement vers le plafond.

Je reste assis en silence, à regarder cette brume d’Éther au-dessus de moi. Je la trouve magnifique.

Au bout de quelques instants, je me lève pour ouvrir la fenêtre. La puanteur et l’énergie s’envolent au dehors, vers le monde et le Conduit. Je me retourne vers les vêtements qui jonchent le sol et les ramasse, ainsi que les bijoux et autres objets : une bourse, un chronographe et une liasse de documents du Consulat. Je parcours ces derniers rapidement. Il s’agit du procès-verbal d’une infraction mineure : un simple larcin. Il n’aurait jamais dû finir en prison pour si peu.

De rage, je froisse les papiers pour en faire une boule. Ces gredins du Consulat ne font qu’avancer l’heure de notre mort !

Alors que je fouille dans les bijoux de cet étranger et y déniche un bracelet que je me passe au bras, une idée me vient brusquement.

Et si je quittais la fête pour sortir ? Si je donnais la chasse aux pendards du Consulat qui ont emprisonné cet éthérien et que je leur rendais la monnaie de leur pièce ? J’ai déjà ponctionné de l’essence (une fois, par accident), et j’avais trouvé la sensation extraordinaire. Je pourrais parfaitement le refaire, même une centaine de fois si on l’avait mérité.

Je regarde une fine volute s’élever de ma peau et flotter vers la fenêtre ouverte.

Je pense à l’agent du Consulat, inconscient dans la rue devant chez moi.

Il sera encore là dans quelques heures.

Je pourrais m’absenter un instant.

Personne ne le remarquerait.

Non, il n’est pas encore temps d’avoir recours à ces déportements. Quand c’est moi qui serai allongé sur le sol d’une salle de bains, entouré de fioles de parfum vides, en train de partir en capilotade, alors peut-être m’y résoudrai-je.

Je dois consacrer le temps qu’il me reste à autre chose.

Je m’empare d’une bouteille d’attar infusé d’Éther à moitié vide et m’en asperge. L’extrait de cèdre est l’un des plus vivifiants qui soient. Un sursaut d’énergie s’empare de moi, l’or brille à mon cou, et le bourdonnement de la fête m’appelle depuis le toit.

Je grimpe l’escalier à toute vitesse et parviens sur la terrasse dans une lumière où se conjuguent les derniers rayons du soleil couchant et la lueur des photophores posés sur leurs pieds filigranés. Les invités me laissent passer, déférant à ma position dominante dans cet écosystème que j’ai créé, et le panharmonicus se tait. Je me dirige résolument vers l’auvent, les bras délibérément levés. Mes convives font silence, leur attention captée.

Je prends la parole pour proclamer : « Mes chers amis et les autres, veuillez noter sur vos tablettes de réserver votre soirée, dans un mois jour pour jour ! »

Mes invités applaudissent. Ils sont comme moi : ils savent profiter au maximum de l’existence sans se poser de questions.

« Dès l’achèvement de la Foire des inventeurs, j’organise ici même la fête la plus mémorable de ma vie. J’entends que chacun d’entre vous réponde présent et dise à toutes ses relations qu’ils seraient fous de rater cela. »

Ils m’acclament. Je me sens encore dix ans à vivre.

« Allez, il suffit. Vous n’avez aucune envie de m’écouter parler de moi, n’est-ce pas ? »

Tous se récrient : « Bien sûr que si ! »

« Eh bien, tant pis, j’en ai assez de pérorer ! Rejoignez la piste, qu’on montre la musique et que quelqu’un mette en perce un nouveau tonneau pour tous ceux, ici présents, qui possèdent un foie ! »

À ces mots, tous les invités se déchaînent. Cette atmosphère d’exultation m’inonde, et je me perds dans ses courants. Je me rue dans le tourbillon des danseurs et suis frappé par une giclée d’essence d’Éther que quelqu’un a pulvérisée. La musique s’amplifie tandis que le rythme du morceau inspire leurs mouvements aux corps qui m’entourent, et tout cela est vivifiant. L’éclat de l’Éther dont je suis fait se reflète faiblement sur le front moite des danseurs, des vrilles d’Éther se dissipent paresseusement dans le ciel. Et je suis vivant, vivant, vivant ! À cet instant précis, je me sens submergé par la joie de vivre.


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