Au-dessus du Feltmark, le soleil brillait comme une pièce d’argent, éclairant les champs verts d’un gris uniforme—une toile vierge prête à être éclaboussée de rouge.

Aujourd’hui aurait lieu une bataille. Pas un énorme affrontement d’armées, ni un combat digne des plus grandes sagas, juste une bagarre, en fait. D’un côté, il y avait un groupe de pillards skelle, harnachés de macabres trophées et de piques d’acier jaillissant de leurs armures, armés de lames cruelles recourbées comme d’horribles sourires. De l’autre, se trouvait une bande bien plus petite, mais non moins présente, les Tuskeri. En vérité, on était loin d’une troupe de guerre. Ils étaient à peine plus d'une douzaine, moins de la moitié du nombre de guerriers qui s’approchaient d’eux sur la plaine dégagée. Pourtant, ils avançaient avec la confiance des jeunes coqs. Aujourd’hui, il y aurait une bataille, et à en juger par ce que Njala voyait, elle serait courte. Mais elle aurait lieu, ce qui voulait dire qu’Alajn et elle, faucheuse et bergère, en seraient les observatrices, et les juges.

« Là, fit Alajn, pointant un long doigt maigre vers le Tuskeri qui se trouvait en tête. C’est leur nouveau chef. Arni Frontcassé, ils l’appellent. Grand guerrier, grand parieur, grand buveur on dit »

Arni Brokenbrow
Arni Frontcassé | Illustration par : Dmitry Burmak

Njala plissa les yeux. Il était plus petit que la plupart des guerriers qui le suivaient, et il avait les épaules moins larges. La seule chose qui le différenciait vraiment des autres, excepté ses cheveux roux flamboyants, était l’étrange éclat d’os qui dépassait d’un côté de son front comme une corne unique, étroite et pointue à l’endroit où elle s’enfonçait dans sa chair et plus large à son autre extrémité. « Leur chef ? À tous ? »

« À tous. »

« Alors que fait-il ici ? »

Alajn haussa les épaules. « Si tu veux mon avis, il s’ennuyait. »

Njala plissa le front. Pour elle, une Valkyrie, aucun mortel ne semblait durer plus longtemps qu’un après-midi ensoleillé, mais les âmes audacieuses et téméraires du clan Tuskeri s’éteignaient plus rapidement que la plupart des autres. En règle générale, les paris fous de leurs chefs avaient tendance à raccourcir leur vie encore plus, et Frontcassé ne semblait pas faire exception. Il allait probablement rejoindre ses prédécesseurs à la table de Starnheim dans peu de temps.

Avec une lenteur quasi douloureuse, les deux groupes s’approchèrent l’un de l’autre, les Skelle s’écartant en croissant de lune pour encercler les Tuskeri. De l’arrière des deux lignes de front sifflèrent quelques flèches curieuses, la plupart se plantant dans des boucliers et quelques autres, ça et là dans l’herbe. Ils y étaient presque : l’instant où la personnalité véritable de chaque guerrier serait révélée. Tourneraient-ils les talons pour prendre la fuite et être fauchés par leurs ennemis—ou par Alajn, s’ils couraient assez vite pour leur échapper—ou resteraient-ils pour combattre et avoir une mort glorieuse que Njala pourrait récompenser ?

D’un geste souple, Arni sortit son épée du fourreau et la fit tournoyer une fois, pour en juger le poids. Puis il sourit. En fait, il parut même lui sourire à elle.

Njala se figea. C’était impossible, une simple coïncidence. Même le plus sage des mortels ne pouvait voir une Valkyrie si elle ne souhaitait pas être vue. Et pourtant, elle eut l’impression qu'il essayait de lui dire quelque chose. Qu’il voulait lui dire, observe bien.

Au dernier instant, alors que les deux groupes n’étaient plus qu’à une dizaine de pas l’un de l’autre, les Tuskeri passèrent brusquement à la charge, droit vers le centre de la ligne de Skelle. Arni menait la charge, brandissant son épée devant lui, poussant un cri de guerre qui semblait plus joyeux qu’enragé.

« Eh bien, dit Alajn, levant un sourcil noir. Il a certes la bravoure des Tuskeri. »

Njala souffla. Cet instant de contact avec Frontcassé, s’il avait eu lieu, était passé. « Il semblerait que tes services ne seront pas nécessaires aujourd'hui, ma sœur », dit-elle, se permettant un sourire.

« Nous verrons, répondit la faucheuse. Il reste encore suffisamment de temps à la lâcheté pour frapper. »

La charge des Tuskeri avait surpris leurs ennemis. Les Skelle se précipitèrent pour organiser une ligne de lances et, sous les yeux de Njala, le nouveau chef des Tuskeri bondit dans les airs, par-dessus les pointes de lance, les haches, et même les boucliers dressés, avant d’abattre son épée avec force et de fendre le casque d’un homme sauvage au premier rang. L’instant d’après, les lignes ennemies se percutèrent dans un fracas assourdissant d’acier, d’épées, de boucliers et d’armures.

Le sourire de Njala s’effaça. Il fut immédiatement clair que les Skelle ne pouvaient pas tenir leur ligne ; ils se retrouvaient trop clairsemés par l’effort d’encercler leur ennemi. Les Tuskeri traversèrent leurs rangs, scindant les troupes des maraudeurs en deux. La bataille ne dura pas longtemps. Bientôt, les Skelle prenaient la fuite sur la plaine. Sans dire un mot, Alajn s’éclipsa pour faire son terrible devoir. Njala resta interdite tandis que, le combat terminé, Arni écrasait son derrière sur une pile de guerriers abattus presqu’aussi haute que lui, riant comme un homme le jour de son mariage.

« Eh bien, ma sœur, dit la faucheuse, réapparaissant près d’elle avec un sourire en coin. « Il semblerait que tes services soient ceux qui ne seront pas nécessaires aujourd’hui. »


Dans la Grande halle éternelle de Starnheim, des héros de tous les âges, de tous les clans, de tous les peuples des dix royaumes de Kaldheim, festoyaient et buvaient pour l’éternité. La table ne pouvait pas être décrite par une géométrie mortelle : elle était précisément toujours assez longue pour recevoir les glorieux, les valeureux, les êtres de toutes races et de tout crédo qui avaient mérité leur siège. Et pourtant, même en le sachant, Njala ne pouvait pas s’empêcher de penser qu’une place dans la structure infinie semblait plus vide qu’elle aurait dû l’être.

Selon toute logique, Frontcassé aurait dû mourir plus tôt dans la journée. En tant que Valkyrie de Starnheim, elle avait une grande intuition pour ce genre de choses. Mais, avec un certain embarras, elle réalisa qu’elle ne savait rien de plus à son sujet. Ici, au moins, il serait facile d’y remédier.

Elle trouva Hormgart le nez plongé dans ses coupes, ce qui n’était pas difficile, quand elles étaient aussi remplies qu’on le désirait. De tous les skalds nains qui avaient mérité leur place à la table, Njala avait toujours eu une certaine tendresse pour lui. Sa manière de raconter avait toujours quelque chose de paternel, au lieu des fanfaronnades des autres. Du revers d’une manche, Hormgart essuya sa moustache devenue grise depuis des siècles innombrables, et il rota. « Njala ! Par quel honneur inattendu ai-je cet—cet honneur ? »

« Hormgart. J’espérais que tu pourrais me parler de quelqu’un. D’un mortel. »

« Tu sais, ce n’est pas comme si nous autres, nous nous connaissions tous. »

« Il est le nouveau chef des Tuskeri. Arni, Arni Frontcassé. Tu as certainement entendu parler de lui. »

Derrière la brume de la boisson, elle vit ses yeux couleur de pierre étinceler dans la lueur du feu. « Ah, Frontcassé. Eh bien, maintenant que tu le dis, oui, je suppose que j’ai entendu une histoire ou deux à son sujet. »

Un peu plus loin, un chanson était entonnée autour de la table. Des rangées de guerriers oscillaient en même temps, au rythme d’une vieille chanson parlant d’une vierge-batailleuse Beskir et de la bande de prétendants qu’elle avait transformée en bande de guerriers. C’était elle qui chantait le plus fort, dirigeant les autres, les doigts écartés? Hormgart ne parut même pas le remarquer. Ses mains usées et osseuses se posèrent sur ses genoux, comme pour se préparer. Njala vit tous ces petits ajustements : son dos qui se redressait, sa tête qui s’inclinait de côté, sa gorge qui s’éclaircissait. Le nain avait une histoire à raconter. « Tu sais, son nom n’a pas toujours été Frontcassé. »

« Vraiment ? »

« Jadis, il était appelé Saute-Chèvre, dit Hormgart, tapotant son nez. Jusqu’à ce jour fatidique . . . »


Un jour fatidique, au plus profond des Monts Tusk, se répandit la nouvelle qu’une horde de trolls meurtriers terrorisait les villages longeant la Cordillère Rouge. Les Tuskeri, fidèles à eux-mêmes, furent on-ne-peut-plus ravis d’apprendre la nouvelle. Les trolls signifiaient un danger, un danger représentait une chance de défi, et un défi voulait dire opportunité de se faire un nom. De tous les guerriers Tuskeri montant en selle pour partir chasser le troll—car ils étaient nombreux—ce fut une petite bande, menée par nul autre qu’Arni Saute-Chèvre, qui commença ses recherches sur les pentes-mêmes où les trolls avaient établi leur tanière.


Dans les hauteurs escarpées des Monts Tusk, flanquées de toutes parts par des pics de pierre rouge, Njala et Alajn observaient l’homme connu sous le nom d’Arni Frontcassé se préparant une fois de plus à affronter la mort. Cette fois-ci, ce n’était pas l’acier trempé d’un groupe de pillards Skelle qu’il allait affronter, mais un dragon.

« Techniquement, c’est un escouflenfer », dit la faucheuse.

« Si ça peut te faire plaisir », fit la bergère. On va dire un escouflenfer.

Sans parler de terminologie : il était énorme, tout en crocs, en griffes et en épines, avec quatre cornes incurvées et une queue qui cinglait l’air en décrivant des arcs faucheurs sinistres. Arni et sa bande de Tuskeri l’encerclaient, mais cela ne les aidait pas vraiment. À chaque fois que l’un d’eux se ruait avec une lance ou une hache, un mouvement de cette terrifiante queue le faisait changer d’avis. Juste à l’extérieur du cercle de guerriers, semblant peu se préoccuper de la bête grognante et agressive, Arni Frontcassé jouait avec une longueur de corde.

« Que fait-il donc ? demanda Njala, se mordant la lèvre. Jamais il n’aura une mort digne s’il continue de faire des nœuds. »

En contrebas, un homme s’avançant en hurlant courageusement, frappant le flanc de la bête d’une lourde épée à deux mains. Elle ricocha sur sa peau écailleuse comme s’il avait frappé de toutes ses forces sur un rocher. L’escouflenfer déroula sa tête serpentine dans sa direction et le fixa de ses yeux flamboyants. L’homme lâcha son arme et courut de toutes ses jambes.

« Tu n’aurais pas quelque chose à faire ? » murmura Njala à sa sœur.

Alajn observa l’homme plonger à plat-ventre pour esquiver la queue de la créature. « Dans le cas présent, je pense que c’est plus un acte de sens commun que de lâcheté. »

Arni tira une dernière fois sur la série de nœuds et, satisfait, se leva. Njala pouvait à présent voir qu’il avait noué une boucle dans la corde. D’abord tout doucement, il commença à la faire tournoyer au-dessus de sa tête. Avec une précision d’expert, il lança le lasso directement vers la tête de l’escouflenfer. Il s’accrocha à une des cornes ; Arni n’eut plus qu’à tirer fermement. Instinctivement, la créature recula la tête d’un coup sec, entraînant Arni avec la corde.

Njala retint son souffle. Le chef des Tuskeri fut projeté dans les airs, directement vers l’un des pics qui jaillissaient de la vallée. Mais juste avant de le percuter, Arni pivota. Au lieu de se fracasser l’échine sur la roche, il y atterrit avec les deux pieds en compressant son corps comme un ressort. Pour la Valkyrie, cela paraissait presque avoir été son objectif dès le départ.

L’escouflenfer sembla être encore plus confus par ce qu’il venait de se passer que la valkyrie. En poussant un cri strident, il se débattit encore vers l’arrière. Une fraction de seconde avant qu'il soit entraîné à nouveau, Njala le vit, ce même sourire que la première fois. Observe bien.

Cette fois-ci, la bête recula en se cabrant, propulsant Arni directement vers elle. Lorsqu’il atterrit juste derrière la tête de l’animal, corde en main, il ne lui fallut qu’un instant pour recouvrer son équilibre, comme s’il était sur le pont d’un bateau, plutôt que sur le dos d’un monstre enragé. L’escouflenfer se cabra et se débattit, mais avec Arni accroché fermement à la corde et son centre de gravité contre le corps de la bête, celle-ci ne parvint pas à se débarrasser de lui.

La Valkyrie n’était pas la seule à le regarder lorsqu’il dégaina son épée pour la brandir, étincelante comme un miroir au soleil : tous les Tuskeri retinrent leur souffle, les yeux écarquillés, tandis que leur chef plongeait la lame entre les cornes de la créature. Quelques instants plus tard, son corps titanesque s’écroulait, sans vie.

« Incroyable, murmura Njala. Il a—il a réussi à— »

« Il semblerait que ton humain préféré va encore une fois survivre », continua Alajn, finissant la pensée de sa sœur. Mais elle ne l’entendit même pas. Elle repensait à l’histoire qu’Hormgart lui avait racontée : celle à laquelle Arni devait son nom.


Après une longue et difficile escalade, Arni et sa bande de braves guerriers s’arrêtèrent pour souffler. C’est alors qu’ils entendirent d’une caverne proche des bruits reconnaissables de trolls : des craquements d’os, des grondements d’animal, et cet infâme gargouillis qu’ils appellent un langage. Approchant discrètement, Arni découvrit bien plus qu’un ou deux mangeurs de pierre. Il semblait y avoir tout un terrier rempli de ces créatures. Arni et ses guerriers étaient en sous-nombre, c’était certain. Mais s'ils partaient maintenant pour rassembler plus de troupes, quelqu’un risquait de découvrir cette caverne et de leur voler leur gloire avant qu’ils ne puissent revenir.

Arni était certes un puissant guerrier. Mais ce n’était pas tout : il était aussi très rusé. Après avoir échangé quelques mots à voix basse et avoir reçu une ou deux bénédictions du clerc qui les accompagnait, Arni sortit de derrière le rocher.

« Eh, vous-là, dit-il aux visages surpris et aux gueules dentées grandes ouvertes qui le fixaient. C’est vous cette bande de dégénérés qui pillent la région de la cordillère, non ? Il se trouve que j’ai avec moi toute une armée de berserkers qui veulent vous arracher la tête, mais je me suis dit que j’allais vous donner une chance de régler la situation à l’amiable. Avec un concours de coups de boule. Le perdant remballe ses affaires et quitte ces montagnes pour toujours. »


Sans aucun doute, Tover Sang-de-géant était l’humain le plus grand que Njala ait jamais vu. Il dépassait d’une tête et demie les autres guerriers Kannah qui sortaient de l’orée de la forêt. Son torse nu, avec ses tatouages dansant à chaque respiration, était deux fois aussi large que celui de ses compagnons. Même les pins massifs de l’Aldergard paraissaient plus petits quand il passait en-dessous. Arni était rarement la personne la plus grande présente, mais face à Sang-de-géant, il avait l’air d’un enfant.

« Nous y sommes, dit Njala, depuis son poste d’observation, battant des ailes de temps en temps pour essayer d’y voir mieux. Cette fois-ci, ce doit être la bonne. Un duel d’honneur contre ça ? Frontcassé a enfin trouvé sa mort. » Et quelle mort glorieuse cela promettait d’être ! Njala était impatiente de pouvoir le féliciter pour sa vie valeureuse et de lui montrer la Grand halle où il passerait l’éternité à boire, à festoyer et à se battre. Elle attendait ce moment depuis trop longtemps.

Alajn, elle, ne paraissait pas convaincue. Elle se contenta d’incliner la tête de côté, avec un petit sourire en coin.

« Quoi ? » dit la bergère.

« Eh bien, répondit la faucheuse, ce n’est pas comme si les huit dernières fois s’étaient passées comme tu le prévoyais. Tu ne prendrais pas tes rêves pour une réalité, par hasard ? »

Njala la foudroya du regard, puis se tourna à nouveau vers l’assemblée de guerriers. Les Kannah et les Tuskeri avaient formé un cercle de douze pas de diamètre autour des deux hommes. Sang-de-géant détacha la hache qu’il portait dans le dos. C’était une arme pour les ogres ou les trolls, avec une tête à double tranchant de fer solide, mais son poids ne parut pas le gêner. « Frontcassé ! Gronda-t-il d’une voix qui fit tomber la neige des branches voisines. Je te donne une dernière chance de te repentir. Rampe devant moi et mes ancêtres, supplie-nous de te pardonner pour avoir profané le tombeau de ma famille, et tu pourras quitter ce cercle en vie. »

Mais Arni se contenta de gratter sa barbe rousse en souriant. « Mais ça ne serait pas drôle, Tover. Bien que, pour être honnête, c’est beaucoup de bruit pour rien. Ne me dis pas qu’il ne t’est jamais arrivé de te perdre et de pisser à un endroit où tu n’aurais pas dû ? »

Les lèvres de Sang-de-géant se retroussèrent de rage, révélant des dents aussi plates que des dalles de pierre. « Dégaine ton épée, petit homme. »

Obligeamment, Arni sortit son épée de son fourreau. Face à cet adversaire, elle ressemblait plus à un cure-dents, mais elle scintilla, brillante et tranchante, au soleil pâle du Ciel-de-sang.

Il n’y eut aucune manœuvre de prudence, aucun test des compétences de l’autre. Avec un rugissement d’ours, Sang-de-géant chargea, décrivant avec sa hache un arc presqu’aussi grand que le cercle. Arni plongea pour l’esquiver et s’approcher de son adversaire, mais Sang-de-géant s’apprêtait déjà à frapper à nouveau. Le Tuskeri recula vivement, dansant quelques instant sur la bordure du cercle, déséquilibré. Njala eut un geste triomphant. « Combats bravement ! Oui, murmura-t-elle, principalement à elle-même. Sois courageux et héroïque, et surtout, meurs cette fois-ci ! »

Une fois de plus, l’homme plus grand fit tournoyer sa hache, et Arni tenta d’approcher de lui avant que Géant-de-sang ne puisse réagir. Mais cette fois si, une botte lui frappa l’estomac et il recula, chancelant, dans les jambes des guerriers qui les entouraient. Njala ne put s’empêcher de grimacer devant la force apparente de l’impact. L’instant d’après, le Tuskeri s'était déjà relevé.

Encore et encore, ces redoutables coups de hache ne parvinrent pas à couper Arni en deux, mais il ne semblait pas pouvoir faire autre chose qu’esquiver, plonger et s’écarter. Les longs bras de Sang-de-géant n’étaient pas la seule raison qui l’empêchait d’approcher pour frapper. En fait, c’était la cadence effrénée avec laquelle ils faisaient tournoyer cette hache. Un guerrier ordinaire aurait déjà perdu son souffle et ralentirait à cause de la fatigue, mais Tover n’était de toute évidence pas un guerrier ordinaire.

Il fit un pas, s’apprêtant à frapper, et Arni se positionna pour esquiver Mais d’un seul coup, le Kannah lui asséna un grand coup avec le manche de la hache, le frappant dans la mâchoire et le projetant en arrière.

« Une feinte, dit Alajn. Ce grand guerrier n’est pas la grosse brute qu’il paraît. »

Njala ne répondit rien. Elle avait les yeux rivés sur Arni, qui cracha du sang dans la neige en se relevant. Il ne souriait plus. Son visage était concentré, avec un air sérieux que la Valkyrie n’avait pas vu chez lui auparavant. Un étrange sentiment commença à lui tarauder l’estomac. Était-elle . . . inquiète ?

Lorsque Sang-de-géant fit tourner sa hache à nouveau—une attaque tout aussi brutale et rapide que les précédentes—, Arni n’esquiva pas, ne plongea pas et ne recula pas. Il avança droit sur son ennemi, à l’intérieur de l’arc décrit par la hache, et il frappa violemment le manche de bois avec son épée. Un sinistre craquement retentit, et le cercle s’ouvrit momentanément car hommes et femmes bondirent pour éviter la tête de hache, qui alla se ficher dans le tronc d’un des immenses sapins qui les entouraient.

Arni fut projeté lui aussi par la force de l’impact. Un instant Sang-de-géant parut sonné. Il fixait le manche brisé qu’il tenait encore en main, rien de plus qu’une canne désormais. Mais alors que Frontcassé se relevait pour la troisième fois, le guerrier Kannah se jeta sur lui. Avant même qu’Arni puisse brandir son épée, Sang-de-géant l’entoura de ses gros bras, le serra et le souleva du sol.

Ses bras immobilisés contre son corps, Frontcassé se débattit. Il donna des coups de pieds, se contorsionna, jura, mais toute l’audace et la vitesse qu’il avait utilisées plus tôt ne lui serviraient à rien. Il avait été pris, comme un lapin dans un collet.

Le groupe de guerriers, qui criaient et encourageait ses champions quelques instants plus tôt, se tut. Tout ce que Njala entendait, c’était les faibles halètements d’Arni tandis que Sang-de-géant serrait, encore et encore, jusqu’à ce que les tendons de ses bras musclés saillent sous l’effort. L’épée tomba de la main du chef des Tuskeri, atterrissant sans un bruit dans la neige et la terre à leurs pieds.

Alajn posa une main sur son épaule. Sa voix était étonnamment douce. « Njala, peut-être—peut-être ne devrais-tu pas regarder. »

« Non, répondit la bergère, secouant la tête. Je dois être présente. Quand surviendra la fin. »

Encore quelques instants, encore quelques souffles, et tout serait terminé. Elle pourrait enfin escorter Arni jusqu’à Starnheim, le conduire jusqu'à la récompense éternelle qu’il méritait. N’était-ce pas ce qu’elle voulait ? C’était son devoir. Son honneur. Et pourtant, Njala se rendit compte qu’elle ne voulait pas qu’Arni soit écrasé à mort par ce géant. Elle voulait le voir trouver une alternative, comme il semblait toujours être si doué pour le faire. Elle voulait qu’il gagne. Elle ne souhaitait pas que la légende d’Arni Frontcassé entre déjà dans l’histoire. En fait, elle n’allait pas le permettre.

La bergère étendit ses ailes et elle avança en direction du cercle, mais Alajn lui bloqua le chemin. « Njala, c’est un duel d’honneur. »

« Mais… »

« Et même si ce n’était pas le cas, nous sommes des Valkyries. Ce n’est pas notre rôle d’intervenir dans les affaires des mortels. Tu le sais très bien. »

Oui, c’était la vérité, mais Njala s’en moquait. Elle tenta de réfléchir à un point de détail, un argument qui forcerait sa sœur à la laisser passer. Et c’est alors qu’elle le vit, par-dessus l’épaule d’Alajn. Arni souriait. C’était ce sourire qu’elle avait vu tant de fois auparavant.

Observe bien.

Sang-de-géant l’avait totalement soulevé pour profiter au mieux de sa force monstrueuse. Pour la première fois depuis le début du combat, ils pouvaient se regarder les yeux dans les yeux. Arni rejeta sa tête en arrière, doucement, doucement, doucement, et soudain Njala se souvint de la manière dont l’histoire d’Hormgart s’était terminée—comment Arni Frontcassé avait eu son nom.


Les heures étaient passées, le soleil disparaissait derrière les pics rouges des Monts Tusk, mais Arni et le troll continuaient toujours. Ils étaient tous les deux fatigués, couverts de sang, étourdis par les impacts constants—mais Arni souriait encore lorsqu’il avança pour donner un nouveau coup de tête. Le troll, d'un autre côté, semblait avoir des difficultés à croire ce qui lui arrivait. L’humain tenait le coup. Face à un troll ! Dans un concours de coups de boule ! Il avait honte, mais plus encore, il avait peur. Et si ce petit homme grimaçant parvenait à le vaincre ? Dans cet instant de peur et d’incertitude, le troll décida de faire quelque chose qui n’était pas si inhabituel pour un troll : il décida de tricher.

Le moment était venu. Arni et le troll campèrent leurs jambes et rejetèrent leur tête en arrière pour se préparer à asséner un coup violent. Mais juste au moment où l’humain entra en mouvement, le troll inclina ses défenses vers le front du Tuskeri. Bien sûr, c’était une erreur fatale. Ils étaient nombreux à être au moins aussi forts qu’Arni Saute-Chèvre, et nombreux à être au moins aussi rusés que lui. Mais peu de ceux qui avaient sa force ou son intelligence avaient également un crâne aussi épais que le sien.

Arni Slays the Troll
Arni tue le troll | Illustration par : Simon Dominic

Il y eut soudain un son rappelant celui de la foudre, un craquement qui résonna dans la caverne. Quand il passa, le troll était étendu sur le dos. Une de ses défenses était cassée à la racine. Au-dessus de lui, ensanglanté mais victorieux, un os de troll fiché dans son front, se tenait Arni Saute-chèvre—mais son nom n’était plus Saute-chèvre.