Histoire précédente : Le mystère du manoir Markov

Parsemée d’embûches, la quête de Jace Beleren, toujours à la recherche de Sorin Markov, soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Ses investigations l’ont ainsi conduit aux ruines du manoir Markov, où, parmi les décombres, il a découvert un journal. S’appuyant sur la description qu'il en a trouvée dans le manuscrit, il est parti à la recherche des cryptolithes, blocs de pierre vrillés rencontrés au château, ainsi quen d’autres lieux du plan où ils sont apparus.


La nuit n’était pas encore tombée lorsqu’il atteignit la Gavonie. Au-dessus de lui, la lune du chasseur brillait malgré l’épaisse enveloppe bruineuse qui s’abattait sur la lande.

Jace Beleren, Pacte des Guildes de Ravnica et puissant mage de l’esprit, avançait en silence sous la pluie. Sa maîtrise exceptionnelle de la télépathie ne l’empêchait néanmoins pas de déraper et de trébucher sur la bourbe des chemins où il marchait, et seul le fait d’avoir échappé aux terribles mirages du manoir Markov le réconfortait quelque peu. Malgré une progression pénible, il avait en effet totalement recouvré ses esprits et se sentait ragaillardi.

Dans la brume, la lumière qu'il avait invoquée ne lui fournissait de visibilité que sur quelques mètres devant lui. Il ne pouvait plus avancer.

« Un monde peuplé d’ombres et de fantômes… Et je suis l’idiot qui leur court après », songea-t-il à haute voix, les pieds pataugeant dans ses bottes trempées.

Il repensa avec nostalgie aux expéditions à pied avec ses compagnons, sur Zendikar, et pas seulement à leurs compétences de traqueurs : sans leur compagnie, cette marche solitaire et silencieuse commençait à l’oppresser. Il songea ainsi à l’intonation familière et particulière de leurs pensées, au son de leur voix. Il en conclut, la lèvre tremblante, qu’ils lui manquaient.

Tandis qu’il s’enveloppait un peu plus dans sa cape pour se protéger du froid et de l’humidité, il sentit le poids du journal dans sa poche. C’était un manuscrit relié de cuir sombre, verrouillé par un délicat fermoir de métal forgé. Le visage pâle de la lunaréenne dont il avait vu l’image au manoir lui revint à l’esprit. Mon compagnon de papier, pensa-t-il ironiquement.

Journal de Tamiyo | Illustration par Chase Stone

Il caressa doucement du doigt la couverture jusqu’au fermoir. Le journal s’ouvrit en éventail. Chaque page était recouverte d’une calligraphie minutieuse, elle-même flanquée de chiffres ordonnés dans des tableaux tracés avec soin.

Jace expira lentement. Il tira sa capuche vers l’avant pour protéger le livre de la bruine tandis qu’il en tournait précautionneusement les pages.

Celle qui attira son attention comportait des croquis : une aile d’ange, dont chaque plume était dessinée en ligne claire dans ses moindres détails, accompagnée d’un schéma comprenant une série de cercles délicatement ombrés et intitulé « Composition matérielle de la lune du héron ». Ensuite, il reconnut immédiatement une image en pleine page d’une créature mi-homme, mi-loup, dessinée de profil, comme l’animal en lequel son malheureux guide s’était transformé, l’autre nuit.

« Te revoilà, toi ! Alors, raconte-moi tous tes secrets », dit Jace en essuyant la poussière d’un rocher avant de s’y assoir et de commencer à lire.


Entrée 433, la lune des moissons :

Un roide cavalier est arrivé ce matin à mon étude, porteur d’une bien curieuse charge. C’était un paquet enveloppé de toile, plus grand qu’un être humain, qui a nécessité de s’y mettre à deux pour le porter jusqu’au vestibule de l’observatoire. Le cavalier n’a pas dit grand-chose, mais il a indiqué de sa botte souillée une étiquette calligraphiée par Jenrik : « Spécimen pour inspection immédiate ».

Lorsque que j’ai déroulé la toile, j’ai retenu mon souffle en voyant de la fourrure, des griffes, puis un museau lupin : c’était un loup-garou. Un examen rapide a révélé qu’il était bien plus grand et plus complet que tous les autres spécimens de son espèce déjà passés entre mes mains. À ma grande surprise, le cadavre était glacé et la mort datait d’assez loin. Or la réversion post-mortem des corps de lycanthropes vers leur forme humaine est un phénomène largement attesté, mais contredit ici par le présent sujet. Bien qu’impatiente de commencer mes recherches, j’ai demandé un reçu confirmant l’heure de livraison. Le cavalier a simplement signé « R. Karolus ».

Le spécimen a été nettoyé, vidé et étiqueté, et j’en ai débuté la dissection par la partie antérieure gauche. J’ai d’abord retiré de grandes quantités d’épaisse fourrure, révélant l’épiderme du sujet.

Bien que, lors de telles procédures, il est coutumier de couvrir la face du spécimen, tant pour le protéger d’éventuels dommages opératoires que pour préserver les individus de disposition délicate, je n’ai pu m’empêcher de m’attarder sur son expression : ses yeux fixes et grands ouverts, sa gueule figée dans un appel visiblement destiné à une instance supérieure. Très probablement, comme tant de ceux que j'avais vus avant lui, à l’instant de son trépas, il fixait la lune avec extase.

L'expression de la bête m’a rappelé les paroles de Jenrik : « Quoique le mode de contraction de la lycanthropie nous reste inconnu, professait-il, nous savons en revanche qu’il est propre à chaque individu. La vue de la lune éveille par ailleurs chez le loup-garou une sauvagerie et une force insoutenables, alors même que tout contact avec l’argent dont celle-ci est faite est pour lui un poison. »"

Je me rappelle encore très bien mes premiers jours sur Innistrad, aux nuits d’hiver interminables, l’endroit idéal pour mener mes études sélénographiques. Lorsque j’ai regardé le héron, si parfaitement plein, limpide et brillant qu’il éclipsait les étoiles, j’ai ressenti moi aussi une certaine animalité dans le cœur. Peut-être était-ce le souvenir vivace de mondes passés que la lune éveillait en moi ? Peut-être le lycanthrope, qui ne craignait pas de s’approprier cette animalité, était-il à envier ? Peut-être connaissait-il une exaltation qui nous demeurera insaisissable, parce que la magie de la lune ne flue et ne reflue pas dans nos veines.

Or, on avait tenté de faire disparaître ces trois derniers paragraphes en les grattant, mais la lumière que Jace avait invoquée en permettait pourtant la lecture. Le texte se poursuivait :

Les colorations caractéristiques d’une hurlemeute de la province de Gavonie étaient visibles près de la mâchoire supérieure. J’y ai remarqué la présence de tissu conjonctif filandreux qui enveloppait les molaires. Au moment de sa mort, il était probablement impossible pour le sujet de fermer complètement les mâchoires.

Après y avoir brisé trois scalpels d’Argent Béni, la première incision thoracique a nécessité l’utilisation d’outils plus lourds, notamment une scie de bûcheron recouverte d’un alliage d’argent et consacrée à la hâte par des missionnaires avacyniens du bourg voisin. À grand effort, la cage thoracique a été séparée en deux, ouvrant le tronc de la clavicule au bassin, son contenu exposé.

J’ai souvent admiré la configuration si aboutie des organes d’un lycanthrope, chacun d’eux enveloppé hermétiquement dans sa propre membrane, ses vaisseaux sanguins et autres connexions internes matérialisant des voies de circulation parfaites. Ses poumons massifs lui permettent de communiquer avec sa meute sur de grandes distances et lui donnent une plus grande capacité respiratoire quand il court parmi les arbres. Quant à son foie, il est particulièrement efficace pour digérer la chair de sa proie en quelques minutes. La dense vascularisation de ses glandes surrénales lui permet par ailleurs d’injecter immédiatement les puissantes hormones de celles-ci dans le système sanguin. Une réflexion détournée sur la forme humaine, élevée jusqu’à l’archétype de la prédation.

Cependant, celui-ci était très différent : il ne restait en lui rien de sa forme humaine.

La cavité péritonéale était remplie d’un réseau de fibres tendineuses résistantes et d’épaisseur variable, d’une telle ampleur qu’il avait repoussé bon nombre des organes. Bien que l’animal paraisse plus massif de l’extérieur, une grande partie de sa masse était probablement composée de cette substance qui, par endroits, formait des grappes d’épais nodules.

L’amas le plus volumineux recouvrait en l’occurrence ce qui avait été le foie de l’animal, à présent d’une taille double de la normale.

Il en émanait une puanteur abjecte de saumurage et de décomposition, si prégnante qu’elle m’emplissait les narines malgré mon masque médical. C’est avec un certain étonnement que je me suis surprise à hésiter quand il s’est agi de l’exciser. Au bout du compte, la curiosité a pourtant été plus forte que le dégoût.

L’organe s’est séparé en deux moitiés, l’une contenant un objet rond et dur, un peu comme un noyau de pêche. Elles ont aussi révélé une masse spongieuse, composée de ces mêmes tissus tendineux et dans laquelle j’ai trouvé trois dents cassées ainsi que d’épais poils gris.

Le « noyau » était logé au centre de l’une des moitiés. Je l’ai retourné.

Ce n’était pas un noyau, mais un œil de loup bilieux. Il avait probablement fixé le ciel, lui aussi, voire, comme ses homologues céphaliques, la lune.


Jace arrêta sa lecture avec une grimace involontaire. Il était à ce point absorbé par le journal qu’il n’avait pas remarqué que la brume s’était dissipée. La lune illuminait à présent son chemin, se reflétant dans le marais, enveloppant la silhouette sinueuse d’un cryptolithe, là, devant lui.

Bois bizarre | Illustration par Jung Park

Celui-ci était sensiblement de même taille que Jace et composé d’une partie basse naguère enterrée, qui se muait rapidement en un bloc cyclopéen aux arêtes tranchées, semblant tournoyer sur lui-même. Suivant des yeux l’axe de sa cime, Jace remarqua que la formation pointait vers un autre monolithe semblable, situé à quelques centaines de mètres. Même les branches des arbres suivaient la direction des structures de pierre. Cette deuxième pierre en indiquait une troisième, puis encore une autre et ainsi de suite, à perte de vue.

Sans doute pour la première fois depuis son arrivée sur Innistrad, le mage de l’esprit sourit. Il sentit une bouffée de soulagement l’envahir : peut-être qu’enfin, certaines choses allaient s’expliquer à lui.

Le monolithe était identique à ceux qu’il avait vus au manoir Markov, comme d’ailleurs à celui du journal.

« Et toi, mon compagnon de papier, que savais-tu sur ces choses ? » Il tourna impatiemment les pages pour retrouver l’image des pierres vrillées. Elle s’accompagnait d’une entrée :

Entrée 643, la lune du chasseur :

L’analyse alchimique des formations cryptolithiques des landes s’est terminée aujourd’hui. Elle met en évidence, dans les échantillons étudiés, la présence d’un certain nombre de caractéristiques remarquables, notamment une densité élevée en surface ainsi que la présence d’un champ d’énergie directionnel sur un axe hélicoïdal. Curieusement, un examen des striations suggère qu’il s’agit d’un matériau récemment extrait du sol. Paradoxalement, l’analyse cristalline semble indiquer que les échantillons sont bien plus anciens que toutes les autres formations géologiques trouvées dans le même secteur.

Jace opina. « Ce ne sont pas des méthodes qui me sont familières, mais cette démarche me plaît. » La capacité à lire directement des informations dans un esprit, au lieu d’avoir à compulser fastidieusement un rapport de recherches, lui manquait toutefois.

La puissance du champ magnétique présent au cœur du monolithe a la capacité de déformer les lignes et pôles magnétiques à proximité. Avec le temps, nous avons appris que la présence d’autres de ces formations avait été observée, causant ainsi une migration effective de nos pôles vers un lieu situé au large de la côte. De surcroît, les propriétés perturbatrices des pierres semblent également inclure la distorsion du flux de mana dans la région, avec des effets potentiels alarmants pour les êtres composés de mana brut, particulièrement les anges du plan.

Jace posa le dos de la main contre le pied du cryptolithe. Il était froid et lisse au toucher, et un réseau subtil de minéraux lustrés courait sur toute sa surface.

Un scintillement au niveau de sa face supérieure pointue attira son regard. Tandis qu’il tendait la main pour la toucher, un « pop ! » résonna, et une étincelle jaillit de la pierre. Jace recula vivement la main ; une fine volute de fumée blanche s’éleva de son gant. Un souffle à la fois brillant et limpide submergea un instant ses sens, puis disparut aussi vite qu’il était venu.

« Ah ! Par le sang d’Azor, qu’est-ce que c’était ? » Il pensa immédiatement au journal, qu’il mit dans le creux de son bras. « Tu… Tu vas bien ? » demanda-t-il au livre. Cherchant des traces de brûlure, il frotta la couverture avec un coin de son manteau.

« Alors, as-tu découvert ce que font ces choses ? À quoi elles servent ? Serais-je en train de suivre une piste tracée pour moi vers de nouvelles machinations voire un piège ?… » Jace lança un regard perçant aux pages du manuscrit.

« Ou bien est-ce ce qui t’est arrivé ? » Bien entendu, le journal resta coi.

Hormis les bourdonnements des insectes des marais, la lande demeurait silencieuse. Jace reprit sa lecture.

Entrée 735, lune du chasseur :

La semaine dernière, les résultats du recensement de Gavonie ont révélé une augmentation continue des victimes d’attaques de loups-garous, informations d’ailleurs confirmées par des tueurs indépendants. Le nombre de ces agressions dépasse de loin les prévisions moyennes prédateur/proie de Jenrik et de Lotka.

Jace était habitué à un certain vocabulaire, « proie » n’était pas un terme qui avait sa faveur.

Depuis, les routes menant à l’observatoire ont été barrées, et il est difficile d'obtenir plus de renseignements. Bon nombre de nos collègues se sont barricadés chez eux et ont abandonné leur travail. Mes sources d’information se sont taries, mais je reste déterminée à continuer mes recherches sur les raisons d’une telle hausse.

Le comportement alimentaire des habitants surnaturels d’Innistrad est étroitement lié aux mouvements réguliers de la lune du héron. Chef d’orchestre céleste, elle commande aux flux mystérieux du cœur primal qui rythment transformation ou meurtre, entre flot et jusant.

De même que nos collègues de Kessig avaient noté la sauvagerie renouvelée des lycanthropes, ici, en Néphalie, nous avons également enregistré des signes de malaise lunaire (voir Tableau 6-32). Les océans ont ainsi enregistré, outre des changements de direction, des marées d’amplitude record…

Jace consulta les tableaux de la page précédente avec un œil critique qui aurait fait la fierté de Lavinia si elle l’avait vu faire.

en dépit d’expériences effectuées trois fois, ce qui dépasse de loin les seuils de tolérance pour les erreurs de mesure. La force gravitationnelle gouvernant le cycle des marées semble provenir, non plus de la lune, mais d’un lieu très proche de la mer…

« Une petite seconde, objecta Jace sur un ton indigné. J’ai vu Kiora déplacer l’intégralité de la mer de Halimar. » Ou du moins, avait-elle essayé, concéda-t-il. « Et même s’il existait une force capable d’affecter les marées de la sorte, elle serait immense. Il est impossible que personne ne l’ait remarquée ! » Il lança au livre un regard noir avant de continuer sa lecture.

Des mesures récentes de la durée des phases de la lune ont mis en évidence des altérations asymétriques, ce qui implique que l’orbite de cet astre ait été modifiée par un énorme objet très proche, qui demeure invisible aux yeux humanoïdes.

Jace sonda le ciel nocturne. Une lune solitaire lui rendit son regard depuis son berceau de constellations. Il chercha les signes d’illusion magique qu’il connaissait si bien… Mais rien. « Tu… Tu en es sûre ? Que se passera-t-il quand cet objet atteindra la surface du plan ? Ne pouvons-nous rien faire d’autre qu’attendre, observer et espérer pendant que cette chose se dirige vers nous ? »

Curieusement, les vecteurs de marée et la distorsion du champ magnétique désignent un point d’origine identique, dont les coordonnées sont celles d’un grand récif au large de la côte de Néphalie.

À la lueur vacillante des bougies reflétée sur ma plume, je me remémore les lumières des rites soratamis de la nouvelle lune. Nous tenions nos lanternes de la manière dont nos ancêtres le faisaient, comme des balises qui guidaient chaque nouvelle lune sortant d’une mer de nuages. Mais quelle conséquence l'effet de ce récif aura-t-il sur ce plan ?

Davantage d’indices, mais toujours pas de réponses. Toutes ces indications étaient frustrantes : rien de matériel que ses sens puissent appréhender. Même ses propres yeux lui semblaient inutiles. Il n’avait d’autre choix que de se laisser guider par le journal.

« Pourquoi n’es-tu pas ici en personne ? J’ai tellement de questions… » Le mage de l’esprit poussa un grand soupir en fixant l’ouvrage. Seul le silence lui répondit. « Bien sûr, je peux toujours rêver. »

Le texte du journal le narguait, le défiant de relire ses derniers mots. « Je sais, je sais. Nous avons trouvé une piste dans les monolithes et je… Disons plutôt : nous… allons la suivre. Seulement, j’aimerais vraiment avoir une idée plus précise de ce que je dois chercher. Est-ce une piste ou un piège que tu m’as laissés ? »


La route de la Néphalie se terminait à la base de ses falaises et, de l’autre côté du contrefort, il distingua les toits du port de Selhoff. Un petit chemin étroit et abrupt grimpait le long de la falaise, et Jace se sentit rapidement essoufflé à le gravir.

Il négociait un tournant quand il faillit percuter une pêcheuse.

« Oh ! Désolé, je ne vous avais pas vue… »

La femme le considéra de ses grands yeux vides, sans ciller.

« Tiens, encore un qui a entendu son appel, hein ? l’interrogea-t-elle d’une voix traînante. Vous êtes venu la voir, vous aussi ? » Un semblant de joie s'immisça dans sa voix. « Ils sont si nombreux à être arrivés aujourd’hui ! »

« La voir ? Mais qui cela ? »

« Elle est enfin ici ! Portée par ses serviteurs ailés, et aussi par la marée ! Les vagues se sont déversées par-dessus la digue et ont tout emporté ! »

Ah, bien sûr ! pensa Jace. Le journal avait mentionné des marées d’amplitude accrue. « Vous aussi, vous avez constaté l’évolution des marées ? »

« Oh, nous n’avions plus besoin de tout cela : nous avons trouvé un mode de vie tellement supérieur ! Pensez à tout ce qui nous ralentit : vivre dans des enveloppes charnelles, porter le fardeau de nos soucis, travailler dur jour après jour. Maintenant, elle est là-haut ; elle nous attend, pour tout nous prendre et précipiter l’avènement d’un monde nouveau ! »

« Attendez… Qui cela, “elle” ? Qu’est-ce qu’elle apporte ? »

La pêcheuse éclata d’un rire trop long. « Naguère, j’étais comme vous. La connaissance est un tel fardeau ! Tant de questions, et jamais assez de réponses ! À présent, j’ai lâché prise et les ai toutes effacées de mon cerveau. Mais auparavant, je voulais savoir… des foules de choses ! Des choses idiotes : quel est mon but dans la vie et l’atteindrai-je un jour ? Comment mourrai-je ? Quand l’hiver finira-t-il ? Que regarde l'œil ? Combien d’yeux y a-t-il ? Combien de pattes a la musaraigne de la lune ? »

Un flot de paroles insensées continua de tomber de sa bouche jusqu’à ce qu’elle en pantèle, à bout de souffle, comme un poisson hors de l’eau.

Jace en avait assez entendu. Il n’arriverait à rien en conversant, mais son interlocutrice avait peut-être dans son esprit les informations dont il avait besoin. Avec un geste familier, il tendit l’esprit pour capter ses pensées.

La première qu’il saisit se dissolut en une volute de vapeur bleutée. Chacune des pensées de la femme lui paraissait étrangement creuse, informe. Il plissa le front ; il fallait prendre des mesures plus radicales. Ouvrant ses propres pensées, il connecta leurs esprits…

Examen de Jace | Illustration par Slawomir Maniak

… et vit une grande quiétude uniformément grise, formant des parois doucement incurvées et parfaitement lisses, comme une coquille d’œuf. Le sommet du dôme, lui aussi, était poli et monotone. Il n’y figurait ni porte ni entrée : aucune sortie possible. Il baissa les yeux, s’attendant à les poser sur les mains de la pêcheuse, mais ne vit que ses propres paumes moites et sa cape bleue. Il pesta intérieurement.

Il était en quelque sorte piégé dans un autre esprit, où il n’était qu’une construction mentale, prisonnier dans le crâne d’une folle. La panique commença à monter, transformant, à ses oreilles, le silence en un bourdonnement strident. Respirer profondément. Il ne s’était pas attendu à cela.

Jace fit lentement le tour du dôme, sondant le mur pour y trouver des interstices ou des protubérances. Un tour complet du lieu ne révéla rien de la sorte. Tentant de maîtriser son angoisse grandissante, il s’appuya contre une paroi et regarda vers le centre du lieu.

Une sorte de voile nébuleux y flottait. Non, pas un voile ; c’était une sorte de vacuité. Une tache d’ombre apparemment statique quel que soit l’angle sous lequel il l’envisageait.

Le pouls de Jace tonna dans ses tempes tandis s’il se synchronisait avec ce non-lieu. Il tenta de repousser fermement une paroi de ses paumes en sueur, mais celle-ci refusa de céder.

Il avait déjà influencé des esprits, en y implantant des visions fantasques et en y déformant la réalité, mais il n’avait jamais lui-même été l'une de ces illusions. Non, il existait bel et bien, il en était certain, et il allait le prouver !

Il prit une grande inspiration, planta fermement les pieds, serra le poing, le pouce à l’extérieur comme Gideon avait insisté tant de fois qu’il le fasse, et assena un coup sur la cloison.

L’impact résonna dans tout son corps, et le choc le fit reculer. Les parois se mirent à vibrer telles un diapason, chaque trémulation mettant l’esprit du mage à vif.

Il tourna les yeux vers le centre de la pièce. La tache d’ombre s’était dilatée, pour ainsi former un objet bien plus grand que Jace et qui touchait presque le sol et le plafond du dôme dans lequel il était piégé comme une araignée sous un verre.

Il ferma les yeux, prenant sa tête entre ses mains, en s’efforçant de rester calme et de se concentrer.

« Vraiment résistant ! »

Jace ouvrit brusquement les paupières. Devant lui se trouvait un autre personnage vêtu d’une cape bleue à la capuche trempée et enveloppé d’une pâle luminescence. Il se frottait le menton en fixant l’objet avec attention. Il ressemblait à Jace ou, plus précisément, à l’un de ses doubles illusoires.

« Nous ne sommes jamais allés dans un lieu pareil, pas vrai ? Les pensées y sont chaotiques, et l’endroit est vide. Mais c’est fascinant ! Que penses-tu qu’il y ait à l’intérieur de cette chose ? »

Jace ouvrit la bouche pour répondre à son double encapuchonné, mais les mots s’évaporèrent aussitôt. Il était sûr de ne pas l’avoir invoqué. À moins qu’il ne l’ait fait instinctivement ? Il ne s’en souvenait pas. Était-ce l’effet de son emprisonnement dans l’esprit d’une autre ?

« Bon, on va continuer d’avancer, d’accord ? Nous sommes si proches, maintenant ! » insista une autre voix. Jace se retourna et vit un autre double de lui-même, sans capuche celui-ci, mais avec une peau d’une pâleur lunaire. « Nous n’avons pas de temps à perdre avec cette infortunée. Oublie-la ! Nous sommes presque arrivés au cimetière marin ! »

Le double encapuchonné foudroya l’autre du regard. « Pour faire quoi ? Suivre encore ces anomalies ? Je suis las de tous ces culs-de-sac. Il doit bien y avoir quelqu’un dans les parages qui sache ce qui explique tout cela ! »

Il porta ses deux mains à son front et regarda fixement l’objet. Son visage s’empourpra et deux veines se mirent à pulser sur ses tempes ; il commença à transpirer abondamment.

Soudain pris d’une gêne atroce, Jace grimaça tandis qu’il s’observait lui-même.

« Tu as vraiment cette tête-là, tu sais. » C’était un troisième double, celui-là arborant des yeux violets et un sourire narquois. Il murmura quelque chose à l’oreille du deuxième, celui au teint lunaire. Ils eurent tous deux un rire comme deux conspirateurs, montrant du doigt le premier double toujours aussi concentré.

Le sosie au visage blafard reprit son sérieux et posa une main sur l’épaule de Jace.

« Des mois, non, des années d’études, d’observations, de mesures ! Tu es si proche de pouvoir m’aider à compléter mes recherches ! » Impatient, il lui tira le bras avec insistance.

L'objet, à présent incroyablement et redoutablement vaste, semblait contempler Jace. Les parois lisses de la salle se déformèrent sous la poussée de l’étrange chose, avant de céder dans un grand craquement sinistre, révélant derrière elles des cloisons réticulaires semblables à des toiles d’araignée. Enchâssés dans ce treillis, une myriade d’yeux s’ouvrirent, fixant l’objet avec une exaltation frénétique. Un rugissement de voix, au-delà des parois, transperça les sens du mage et le fit tomber à genoux. Le sol aussi se fendait et, bien qu’il ne puisse plus l’entendre, Jace se rendit vaguement compte que celui-ci avait cédé sous son poids, et que lui-même était en train de tomber…

Il ouvrit les yeux. Il était roulé en boule par terre, les mains sur la tête. Tandis qu’il scrutait les arbres, la forme et la substance de ces parois tendineuses étaient toujours visibles, comme des fantômes.

La pêcheuse chancela en reprenant connaissance, croisant le regard de Jace d’un air entendu. Après avoir murmuré quelques mots inaudibles, elle se releva avec un feulement guttural et détala sans demander son reste.

Jace remarqua à peine qu’elle était partie. Plongé dans ses pensées, il reprit son ascension.


Le chemin s’achevait sur les brisants, juste au nord du récif, près d’un petit camp de pêche. La digue, comme l’avait indiqué la femme, était immergée, et une couche épaisse de vase recouvrait ce qui avait été le port et ses bateaux.

Les bottes encroûtées de bourbe et de sable, Jace avança dans les hauts-fonds et laissa les vagues lui recouvrir les pieds. Il attendit que le niveau de l’eau baisse, mais il s’aperçut alors que la marée se déplaçait parallèlement au rivage et que le niveau de l’eau ne diminuait pas.

Quelque chose sur la plage affectait la direction habituelle des vagues.

Au sud du village, la lune éclairait un immense cromlech de monolithes jaillissant de l’océan, comme autant de griffes tendues vers les vagues et les navires imprudents.

« Le cimetière marin », murmura le mage.

Au-dessus de l’anneau de pierres disjointes, n’y avait-il toujours rien ? Il ne vit que le disque familier de la lune du héron, suspendu dans le ciel.

Il s’était préparé à bien des choses, mais là, rien ? « Tu m’avais promis que je trouverais une réponse ! » Jace sortit le journal de sa poche et l’ouvrit.

Pour conclure cette série d’observations initiales, notre explication la plus logique est la migration soudaine d’un immense objet céleste en approche d’Innistrad.

Il fixa d’un air douteux le cercle de cryptolithes vide et incomplet. Certes, il était large, mais on était loin de la taille d’un « objet céleste ». Et l’espace au-dessus de l’anneau lui paraissait toujours aussi vide. « Euh, quelle taille pensais-tu que ferait cette chose ? »

Dans leur globalité, les découvertes présentées ici tendent à prouver la présence d’un objet de masse considérable. Il s’agit très probablement d’un nouveau corps céleste, une sorte de lune hermétique d’une masse suffisante pour imposer une poussée gravitationnelle capable d’affecter à la fois les marées et l’énergie magique.

« Corps céleste ? De la taille d'une lune ? » Jace scruta à nouveau l’espace vide au-dessus du cromlech. Y aurait-il un autre illusionniste dans les parages ? Il ne détectait pourtant rien de la sorte.

De nouvelles études de terrain seront organisées pour investiguer le phénomène.

Jace tourna les pages, mais ne trouva rien d’autre sur le sujet. « Tu ne peux pas t’arrêter maintenant ! Nous sommes si proches du but ! Parle ! Dis-moi ce que tout cela veut dire ! » Il serra la reliure de cuir et secoua le livre avec plus de force qu'il ne l’aurait voulu.

Un mouvement attira soudain son attention. Des nuages denses se rassemblaient dans le ciel, et une longue procession d’humanoïdes titubants s’avançait dans la mer glacée, le corps immergé jusqu’aux épaules. Des zombies. Plus précisément, les cadavres de marins victimes du récif de Néphalie, gonflés par les eaux.

Il comprit avec un certain dégoût que l’odeur de pourriture qui assaillait ses narines n’était pas celle des poissons, mais provenait d’une cohorte de morts-vivants déliquescents.

Le souvenir vivace des zombies de Liliana, leurs mains putréfiées lui serrant le cou, lui revint à l’esprit.

Jace fit un geste et trois doubles se matérialisèrent autour de lui.

La vue des zombies lui rappela les paroles de la nécromancienne : « C’est une voie sans issue. Rentre chez toi, Jace ! » lui avait-elle intimé.

« Non ! » répliqua-t-il à voix haute, avec une force qui le surprit.

Ses pensées étaient trop véhémentes. Calme-toi, Jace !

Non, il ne pouvait pas faire marche arrière, pas encore, pas alors qu'il était sur le point de découvrir ce que même le journal ignorait.

Quand il s’avança dans la mer, tentant de se dérober aux regards des zombies, Jace serra les dents au contact avec l’eau glacée. Les monolithes du récif étaient similaires à ceux qu’il avait vus sur la lande, mais ceux-ci étaient plus grands, et grésillant d’énergie. Les pointes supérieures de leur forme hélicoïdale étaient toutes orientées vers le centre du cercle.

Quelques-unes d’entre elles se trouvaient dans les hauts-fonds, à l’écart de la procession qui se rassemblait au milieu du cromlech. Jace s’approcha de l'une d’elles et tendit la main, espérant ainsi déterminer l’orientation du monolithe malgré la pénombre.

Un éclair d’énergie jaillit de la pierre dans un « pop ! » retentissant, frappant Jace et résonnant dans ses oreilles et sa tête.

Il leva lentement la tête. Le phénomène lui rappelait autre chose.

Une tache d’ombre — l’objet — dominait son champ de vision, flottant au loin, juste au-dessus du cercle de pierres. Il irradiait d’une puissance en phase avec le battement des veines luminescentes qui couraient à la surface des monolithes. C’était le nexus des lignes de force détournées d’Innistrad, le point de concentration de toute l’énergie qui en avait été drainée.

« Tu n’as jamais pu t’empêcher de toucher ce qu’il ne fallait pas, Jace. Étais-tu vraiment obligé de te faire foudroyer une fois de plus ? » La voix venait de derrière lui.

Le visage qui l’accompagnait le contempla par-dessus son épaule, l’air goguenard. « Venant d’un mage réputé pour sa perspicacité, ce n’est pas brillant. » L’apparition tendit une main vers Jace, comme pour lui donner une pichenette sur le nez . C’était le double aux yeux violets du piège mental. Derrière lui se tenaient les deux autres : le Jace encapuchonné et celui au visage blafard.

« Qu’est-ce que vous faites là, tous les trois ? bredouilla-t-il. Je vous ai laissés, toi et ces deux autres illusions, dans la tête de cette folle ! Vous n’étiez alors pas les bienvenus, et si vous n’êtes pas ici pour nous aider contre cela, continua-t-il en désignant la masse immonde des zombies, considérez-vous comme révoqués ! »

« Ne te mets pas sur la défensive ! Écoute, tu te débrouilles déjà très bien tout seul . » Le double aux yeux violets désigna du doigt la formation. Le Jace blafard et son homologue à capuche s’avançaient déjà vers le milieu du cercle. Ils ne semblaient ni remarquer la foule des zombies qui se trouvait sur leur passage, ni même s’y intéresser.

« Arrêtez ! Reculez ! lança Jace. Revenez, bon sang ! »

« Nous pouvons enfin achever nos recherches ! À ton avis, quelles sont les dimensions de ces cryptolithes ? » Le double à la peau blême parut fondre, pour ainsi prendre une forme plus délicate, ses cheveux ébouriffés se muant en deux nattes méticuleusement tressées, maintenues en place par ce qui ressemblait à des oreilles de lapin. Il s’était entièrement transformé en soratami : une lunaréenne de Kamigawa, la même que celle de ses visions au manoir Markov, celle qui avait rédigé…

« … Le journal. Serait-ce ?… bredouilla Jace, serrant le livre dans sa poche. Je veux dire… Est-ce que c’est toi ? »

« Il s’agit très probablement d’un nouveau corps céleste, une sorte de lune hermétique d’une masse suffisante pour imposer une poussée gravitationnelle capable d’affecter à la fois les marées et l’énergie magique, récita l’illusion soratami avec une soudaine solennité. Il faut que tu te concentres, nous avons beaucoup à faire. Et où est ta boussole ? » cria-t-elle à Jace en s’approchant d’un pas déterminé des monolithes.

Le Jace à capuche était déjà sous l’objet. Il s’arrêta et leva les yeux. « Exactement comme dans l’esprit de la folle ! Pourquoi l’as-tu laissée partir ? Maintenant, nous n’avons plus aucun moyen d’apprendre ce qu’elle savait. » La voix perçante du double commença à agiter les zombies. « Jace, attention ! s’écria la soratami. Ils sont là ! »

Tandis que le mage se retournait, quelque chose lui toucha la tête avant de tomber dans l’eau. Puis cela recommença. Des gouttes de pluie ? Il recueillit la suivante dans sa main.

C’étaient… des plumes ? Tombant du nuage dense au-dessus de lui. Il plissa les paupières. Non, ce n’était pas un nuage. Cette masse semblait faite d’êtres grouillants. Des êtres massifs et ailés : des anges.

Ceux-ci tournoyaient au-dessus du cercle de pierres, certains s’aventurant près des cryptolithes comme des phalènes attirées par une flamme, poussant de perçants cris d’oiseau. Le bruit de leurs battements d’ailes se réverbérait sur les falaises et dans la tête endolorie de Jace.

Ah oui, il les avait déjà vus. Les pages qui détaillaient les cryptolithes décrivaient aussi Avacyn. Un signe, un indice… Il devait y avoir un point commun.

« Ce sont des créatures impressionnantes, mais inutiles. Des ailes et des cervelles d’oiseau », railla le double aux yeux violets, s’appuyant sur l’épaule du mage.

Au-dessous du vol céleste, le Jace encapuchonné fixait le ciel, comme hypnotisé par l’objet et les anges. « Qu’est-ce qui actionne les marées ? murmura-t-il. Les zombies ou les anges ? Quel est mon but dans la vie, comment finirai-je ? Trop de questions… »

Il marcha vers le milieu du cercle de cryptolithes, la tête rejetée en arrière, l’eau de mer glacée lui arrivant au niveau du cou, les yeux toujours fixés vers le ciel. Il continua d’avancer même quand les flots l’engloutirent. Jace, silencieux, ne put qu’observer le visage du double — son propre visage — disparaître lentement.

« Tu te souviens de ce qu’elle nous a dit ? » demanda le simulacre aux yeux violets, le sourcil levé et le sourire trop épanoui pour être sincère.

« Pardon ? » se récria Jace, la voix rauque.

« Cette nuit-là, où tu es arrivé pour la voir. » La voix avait changé. Elle lui était à présent familière.

La silhouette illusoire se flouta sous le clair de lune et s’agença en une forme familière : Liliana Vess.

« Je ne suis pas venu ici pour la voir ! Je… Je suis à la recherche de Sorin ! »

« Elle te connaît. Elle ne t’a pas demandé de venir ici, entouré de ces morts-vivants et de ces… » Elle fit un geste impatient et dédaigneux pour indiquer les anges et acheva : « … Ces vermines ailées. » La voix de Liliana jouait avec ses nerfs à vif, comme un violoniste accompli pinçait les cordes de son instrument.

Jace s’arrêta net. Bien sûr : il l’avait pressenti depuis le départ, non ?

« C’était toi ! Tu les as conduits jusqu’ici ! C’est pour cette raison que tu as envoyé tes goules à mes trousses, que tu m’as mis en garde contre les anges dès mon arrivée ? » Jace sentit le sang lui monter au visage et entendit sa propre voix stridente, en contraste avec le ton calme de la nécromancienne.

Il fit un pas vers elle pour la confronter. « C’est toi la responsable ! Tu les as toujours détestés et tu ourdis toute cette machination depuis des années, n’est-ce pas ? Tu as modifié l’orientation des monolithes pour attirer ici les anges et les rendre fous : des agneaux à l’abattoir, tous rassemblés pour les anéantir d’un seul coup. Comment as-tu réussi cette prouesse ? Que prépares-tu ensuite ? Sais-tu quelles forces tu es en train de manipuler ? »

Le sang battait contre ses tempes, des perles de transpiration coulèrent de son front. « Réponds-moi ! Je ne vais pas te laisser me ridiculiser ! »

« Tu n’as nul besoin de mon aide pour cela, Jace, et, bien entendu, tu as toujours raison, n’est-ce pas ? » Même s’il s’agissait d’une illusion, les yeux de Liliana avaient cette même teinte violette, primitive et insondable, dont Jace se souvenait. Leur éclat cachait de terribles secrets nés de vies entières de cruauté.

Des paroles amères et accusatrices se massaient dans sa gorge tandis qu'il scrutait le visage souriant de la Liliana illusoire, mais, dès qu’il ouvrit la bouche pour parler, elles s’évanouirent dans l’air glacé de la nuit.

Jace retourna vers le rivage et s’assit sur les rochers, grelotant dans l’obscurité. Ses vêtements ne repoussaient pas le froid qui étreignait ses os, et ses pieds transis refusaient de se désengourdir. Il était indemne, mais cette expérience l’avait secoué. Devant lui, la procession de goules continuait.

Il regarda à nouveau en direction du cercle de cryptolithes. L'objet avait disparu.

Ses mains tremblantes se refermèrent sur le journal, mais il s’arrêta avant d’en rabattre la couverture. Son esprit bouillonnait encore de questions : comment Liliana avait-elle modifié les marées et même réorienté les pierres ? Quel était ce corps céleste sur lequel le journal insistait tant ?

Non, bourdonna une voix morne dans son esprit. Cesse de poser des questions ! Trop d’entre elles demeurent sans réponse. Tu n’as pas besoin de ce journal et de son insondable puits de mystères. Tu as déjà fait tout ce chemin. Tu connais la réponse. Cesse de chercher ! »

Il étudia encore et encore les images qu’il avait dans la tête, sans pouvoir effacer de sa vue le visage de Liliana et son sourire moqueur.

« Des anges. Des zombies. L’impasse… »

La lune du chasseur dominait le ciel, sa lumière argentée paraissant purifier la terre et la mer qu’elle illuminait. Jace savait ce qu'il avait à faire.


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