Histoire précédente : La pierre et le sang

La folie qui règne sur Innistrad a atteint son paroxysme. Jace et Tamiyo ont ainsi assisté à la confrontation opposant Sorin à Avacyn, de même qu’à la destruction de l’ange par le vampire. Tout Innistrad a chancelé lorsque celui-ci a rendu son dernier souffle. Désormais, le plan est dépourvu de protecteur, aussi est-il à la merci de tous les dangers, planaires comme extraplanaires. Un véritable séisme déferle sur Innistrad, ébranlant les rares cœurs purs qui résistaient encore à la psychose.


Les falaises de Selhoff

Nahiri s’était donné grand-peine.

Elle avait en effet tenu sa promesse, celle qu’elle s'était faite au milieu du désert pulvérulent de Bala Ged. Constant rappel de ce serment, la poussière grise restait d’ailleurs encore incrustée sous ses ongles et dans les plis de ses vêtements. Depuis son départ de Zendikar, elle avait consacré à son stratagème chaque heure du jour et presque de la nuit, laissant sa rage lui insuffler les forces nécessaires. Elle avait ainsi sondé les Éternités aveugles de ses doigts brûlés par les flux d’éther, usant de la pierre et de magies plus puissantes qu’elle n’avait jamais osé en manipuler et, malgré tous ses efforts, la tâche lui avait paru terriblement plus difficile que dans son souvenir. Pourtant, elle ne s’était pas plainte, ni découragée, ni interrompue pour se reposer, et, à présent, sa ténacité serait enfin récompensée : non seulement allait-elle en récolter les fruits, mais Sorin s’étranglerait bientôt de leur amertume.

L’ultime protection d’Innistrad était tombée. Nahiri l’avait sentie disparaître, comme un plastron d’armure que l’on retire à un soldat après la bataille. Le monde était nu, vulnérable. Seulement, cette fois, la bataille n’était pas terminée ; elle ne faisait que commencer !

« Innistrad saignera comme Zendikar a saigné. » Nahiri retint son souffle. Sous ses pieds, le sol trembla. Le plan commença à vaciller, secoué comme par une série de déflagrations souterraines qui se répercutaient dans la nuit. Sorin les ressentirait, lui aussi. Cette constatation procura à Nahiri une grande satisfaction. « Viens ! cria-t-elle vers le ciel. Viens à moi. Rejoins-moi sur Innistrad ! »

Paysage difforme | Illustration par Cliff Childs

C’est alors qu’elle perçut une présence.

L’air s’échauffa et s’immobilisa. Nahiri inspira profondément. Voilà ! Elle reconnut immédiatement l’odeur et fut parcourue d’un frisson d’excitation tel qu’elle n’en avait pas éprouvé depuis des siècles. Sans pouvoir se retenir, elle courut jusqu’au bord de la falaise, laissant la frénésie de ses pas et l’emballement de son cœur l’emporter sur sa volonté.

Elle regarda en direction de la mer, vers le temple qu’elle avait bâti pour la déesse. Il n’était plus vide. Des larmes lui perlèrent au coin des yeux, mais elle les essuya immédiatement : ce n’était pas son tour de pleurer. « Et Sorin pleurera comme j’ai moi-même pleuré. »

La silhouette grossissait sous les flots, les vagues bouillonnaient et les eaux allaient s’écarter. Enfin ! Le moment était venu.

Landes de Gavonie

Le moment était venu : celui de prier.

Bienaimée Avacyn, archange protecteur, maman m’a dit que si j’avais peur, je devais t’invoquer. Et là, j’ai très peur.

Illustration par Dan Scott

Malgré les cathares qui l’entouraient, armés d’épées étincelantes et caparaçonnés d’armures en acier, Maëli se recroquevilla. Il se sentait seul.

Il avait ce sentiment depuis qu’il avait fui son village, le jour où les terribles anges étaient venus, précédés de leur pluie de feu. Il avait couru dans la forêt comme sa mère le lui avait ordonné et n’était jamais retourné chez lui. Oh, il avait néanmoins voulu le faire bien des fois, mais sa maman lui avait expliqué qu’il ne pourrait pas, quoi qu’il advienne, et jamais elle n’avait eu l’air si sérieux. Il s’était dit qu’il valait mieux l’écouter, mais il le regrettait à présent : il aurait tant voulu être chez lui !

Il serra le lapin en peluche que lui avait donné la vieille dame aux cheveux gris, celle qui l’avait trouvé dans les bois et l’avait ramené chez elle, dans une chaumine qui fleurait les bonbons et le pain. Elle lui avait demandé de l’appeler Mademoiselle Sadie, et déclaré qu’il pouvait rester chez elle aussi longtemps qu’il le souhaiterait. Pourtant, ce n’était pas ce qu’il voulait.

Bienaimée Avacyn, archange protecteur, je veux rentrer chez moi. Je t'en prie ! Je peux ?

Il n'y eut aucune réponse. À la place, des membres épais et désarticulés se tendirent vers lui, jaillissant entre les lames des cathares. C’étaient les mêmes bras qui étaient sortis de la poitrine de Mlle Sadie ce soir, à l’heure du dîner. Maëli avait senti sa chaise trembler, et une rafale de vent avait violemment ouvert les volets, apportant avec elle une doucereuse odeur de nectar. Il avait sa cuiller en bouche, prêt à avaler sa soupe, quand la poitrine de la vieille femme avait éclaté. Il avait recraché une bonne partie du liquide par le nez, puis ressenti une brûlure dans sa tête, derrière les yeux. Il en avait pleuré. Sanglotant, il avait alors vu Mlle Sadie et tous ses bras le pourchasser.

« En arrière ! » Les cathares firent front dans les herbes hautes, tranchant ces membres l’un après l’autre, et l'un d’eux roula aux pieds de Maëli. Quand celui-ci baissa les yeux, il sentit son estomac se révolter. C’était l’un des vrais bras de Mlle Sadie, il en était sûr. Il vit même un fragment de sa chemise bleue et, un peu plus bas, son gros grain de beauté hirsute qui s’ouvrait comme un œil.

L’enfant enfouit sa tête contre le lapin en peluche tandis qu’une larme lui coulait sur la joue. Je t’en supplie, Avacyn ! L’ange était déjà accouru une fois à son secours, il l’avait aidé lorsqu’il était perdu et effrayé. Selon sa mère, l’archange lui était venu en aide parce qu’elle-même l’en avait priée si fort qu’il n’avait pu dédaigner son appel. Maëli ignorait comment une prière pouvait être plus effective qu’une autre, comment prier assez fort pour qu’Avacyn l’entende, mais il savait qu’il lui faillait essayer. Il hurla sa prière aussi fort qu’il le pouvait, la tête toujours enfouie dans la peluche humide et poisseuse. « JE T’EN SUPPLIE, AVACYN, AIDE-MOI ! »

« Avacyn est morte ! » La voix pétrifia de peur le petit garçon, une peur si grande qu’elle parut lui transpercer l’estomac, s’infiltrer le long de sa colonne vertébrale et s’insinuer jusqu’à l’arrière de son crâne comme des doigts glacés, ne lui laissant que la force de lever les yeux vers le ciel.

Un ange !

L’espace d’un instant, l’espoir emplit le cœur de Maëli, mais il comprit presque aussitôt qu’il se trompait, que l’ange au-dessus de lui n’était pas Avacyn.

« Elle est là, avisa l’ange en fixant l’enfant droit dans les yeux. Elle s’éveille ! Elle se lève ! » La créature rejeta la tête en arrière et éclata d’un rire déchirant, qui envahit le firmament, puis, soudain, son hilarité cessa, et elle se figea, comme statufiée dans le ciel. « Sssss… suis’mrakul ! » Elle plongea alors, sa lame fendant l’air devant elle. Maëli ferma les yeux. Je t’en prie !

La côte de Néphalie

Je t’en prie, choisis-moi ! Edith contracta ses orteils pour tenter d’affermir leur prise sur les rochers lisses et mouillés. Elle était le plus près possible. Elle ne pouvait avancer davantage avant l’éveil, avant la métamorphose, mais elle voulait s’approcher encore.

Je t’en supplie, choisis-moi ! Elle avait montré sa dévotion, prouvé qu’elle était la plus zélée. « La plus zélée. »

Choisis-moi ! De sous sa capuche, elle jeta un coup d’œil rapide à droite puis à gauche. Non, il n’y avait pas d’autres sectateurs sur les rochers alentour. Elle se redressa, pleine de fierté. Personne d’autre n’était arrivé jusque-là, personne n’était aussi près. Elle était la plus proche. « La plus proche. » Pourtant, elle voulait s’avancer encore.

« Choisis-moi ! Moi ! Moi’mrakul ! » Elle tendit les bras vers le ciel pour accueillir celle qui était sur le point d’apparaître.

Les vagues jaillissaient et retombaient autour d’elle. Elle le sentait : l’instant était venu.

Illustration par Joseph Meehan

« Emrakul ! » Ce nom, avec toute sa puissance et sa plénitude, s’épanouit en elle, au milieu des gerbes d’écume. « Emrakul ! » Cette réplétion l’enlaçait, l’étreignait, l’envahissait. La mer explosa vers le ciel. « Choisis-moi, Emrakul ! Prends-moi. Emrakul ! »

D’autres voix s’élevèrent derrière elle, psalmodiant de concert, au rythme de la lueur d’un rouge violacé qui pulsait sous la mer. « Choisis-moi’mrakul ! Prends-moi’mrakul. Suis’mrakul. »

La nitescence gagna peu à peu en intensité, pour devenir enfin une clarté persistante. Edith s’avança encore un peu sur son rocher, ses orteils cherchant toujours à s’y assurer prise. Elle était la première, la plus proche. Encore un peu… Encore plus près.

Autour d’elle, les grands piliers de pierre vrillés étincelèrent dans la nuit. Des éclairs violets jaillirent de leurs pointes, pour former des arcs électriques sautant d’une colonne vers sa voisine et ainsi de suite. Sa puissance. C’était Sa puissance qui s’exprimait. Partout, Elle était là, plus proche, encore plus proche.

Illustration par Jaime Jones

La force de la houle était telle que les vagues recouvraient tout et que toute démarcation entre la mer et la terre s’était estompée. Edith s’approcha encore. Jamais auparavant elle n’avait été la première, la meilleure. Jamais. Jusqu’à ce jour, cela n’avait eu aucune importance, mais cela en avait maintenant. Elle était la meilleure, la plus proche. La meilleure. « Suis’mrakul. »

Une éruption d’écume jaillit dans le ciel comme une immense colonne, cascadant sur elle-même, s’effondrant et s’élevant en même temps, en un véritable tohu-bohu. Enfin, l’immense vague se figea, comme si le temps s’était arrêté, telle une falaise rocheuse suspendue en plein ciel. Un grondement monta des profondeurs.

Finalement, Emrakul apparut.

Illustration par Tyler Jacobson

Edith ne parvint pas à retenir le hurlement qui fusa de sa poitrine et dont le son se mêla à l’onde de Sa puissance pour s’harmoniser avec la réverbération de Son étreinte.

Emrakul vit Edith devant elle et l’observa de son énorme œil violacé et brillant.

Edith, à son tour, vit Emrakul. Subjuguée par Sa lumière, la jeune femme s’enfonça de plus en plus dans l’intensité de Son être. Il y avait tant à contempler, tant à devenir. Elle avait été choisie. « Suis’mrakul. »

Elle s’approcha encore.

Au plus profond de l’Ulvenwald

Elle s’approcha encore, plaquant son dos contre celui d’Alena. Elles étaient cernées. Résistant pourtant à l’envie de capituler, Hal se concentra sur la chaleur des bras vigoureux d’Alena, leur contact contre sa peau moite, et s’adressa à elle comme si le monde n’était pas sur le point de s’effondrer : « Par où veux-tu commencer ? » demanda-t-elle d’un ton qu’elle voulait désinvolte.

Pas à pas, toujours dos à dos, elles tournèrent sur place afin d’évaluer la situation. Elles se trouvaient dans une pinède de l’Ulvenwald, mais ce n’était plus le bois qu’elles avaient connu. Tout n’était en effet plus qu’horreur et corruption : les arbres possédaient à présent des bras terminés par de longs doigts tendus, qui tentaient de tirer les cheveux de Hal ; les ronces s’ornaient de bouches qui chuchotaient et hurlaient ; les mousses trottaient sur des pattes de rats ; même les villageois, qui n’avaient pas leur place dans la forêt, avaient succombé à cette force irrépressible et s’étaient transformés en créatures bien pires que tous les monstres les plus horribles que Hal avait déjà affrontés.

« Nous devrions commencer par les villageois », répondit Alena.

Hal acquiesça.

Il y en avait trois, à ce point métamorphosés qu’ils n’avaient plus rien d’humain.

« Viens à’mrakul ! Sois’mrakul ! » scandaient-ils.

Hal se sentit attirée par cet appel. Eux, ils y avaient répondu, et elle craignait que ce ne soit bientôt son tour. Ils avaient tout simplement cessé de lutter contre l’inévitable.

« Somm’mrakul ! Somm’mrakul. »

Les oreilles de Hal bourdonnaient et ses entrailles se révulsaient. Ce serait tellement facile, elle pourrait… Non ! Le bon sens d’Alena lui dictait de ne pas céder.

« Je vais commencer par celui qui sautille et tu t’occupes du gros » décréta Alena sans laisser sa voix trembler.

Hal se força à ignorer le pincement de sa gorge et la tension dans sa tête. « D’accord », opina-t-elle. Elle essaierait, elle se battrait. Elle dégaina son épée et ferma son esprit à la terrible litanie. Le gros. Elle se concentra sur le gros… puis poussa une exclamation.

« Alena ! Alena, est-ce… ? » Hal ne parvint pas à achever sa question.

Sa compagne tourna la tête. « Le doyen Kolman ! Que l’ange lui vienne en aide ! »

Illustration par Dan Scott

Hal fut prise de vertige, sa vue se troubla. Impossible !

« Somm’mrakul ! » L’abomination qui avait été le doyen se précipita sur elle, et elle eut à peine le temps de brandir son épée pour bloquer son épais bras branchu.

« Viens à’mrakul ! Sois’mrakul ! » Les paroles de Kolman résonnèrent dans l’esprit de la jeune femme. Comment ce monstre pouvait-il être l’homme qu’elle connaissait ?

Il voulut la frapper d’un bras qui ressemblait davantage à un rondin. Hal recula, hallucinée.

« Somm’mrakul ! Sois’mrakul. » Ces paroles l’entourèrent, l’enveloppèrent. Elles lui disaient de ne plus réfléchir, de ne plus s’inquiéter, de se soumettre. Sois'mrakul ! Suis’mrakul !

« Hal ? » La voix d’Alena. « Hal ! Son bras ! Prends garde à droite ! »

La jeune femme entendait, mais les mots n’avaient plus de sens. Soudain, un éclair d’argent trancha le bras du doyen devant elle : l’épée d’Alena. Hal savait qu’elle devrait se battre, elle aussi, mais son épée était si lourde, si réticente à se lever !

Sois'mrakul ! Un’vec’mrakul. Elle avait l'impression de flotter.

« Hal ! » Alena paraissait paniquée — mais elle était loin, si loin.

Sois’mrakul !

« Hal, reste avec moi ! »

Somm’mrakul.

« J’ai besoin de toi. »

Suis’mrakul…

« Je t’en supplie ! »

Ce fut le toucher d’Alena, ses doigts l’agrippant par le poignet, qui arrachèrent Hal à cette étreinte suffocante. Elle regarda la femme qu’elle aimait.

« Hal ? Oh Hal, je t’en supplie ! »

Elle ne voulait pas contrarier Alena. Elle refusait que celle-ci soit si loin, et surtout pas qu’elle se retrouve seule.

Elle devait se battre. C’était difficile — bien plus que tout ce qu’elle avait accompli auparavant. Pourtant, il le fallait. Elle s’arc-bouta contre le poids qui écrasait son esprit et trouva en elle la force de lever sa lame. « Je vais bien, Alena, dit-elle. Maintenant, tout ira bien. »

« Je n’en doute pas. » Pendant qu’elle l’aidait à se relever, Hal sentit la tension quitter Alena.

« Sois’mrakul ! » éructa le doyen dans ses bajoues.

Hal le foudroya du regard… Mais non, cette chose n’était plus le doyen Kolman. C’était un monstre, une horreur qui tentait de lui arracher sa valeureuse compagne. Or cela, elle ne le permettrait pas.

« Je pense que nous devrions l’attaquer ensemble », suggéra Alena en désignant le monstre du menton.

« Oui, je crois que ce serait préférable. »

Elles se tenaient à présent l’une à côté de l’autre, leurs épaules se touchant. Alena prit une grande inspiration. « À mon signal… »

Hal n’eut pas besoin d’avertissement ; elle sentit les muscles de sa compagne se bander, et les siens réagirent d’instinct. Elles avancèrent coude à coude, frappant simultanément des deux côtés, comme une hache à double tranchant. Alena sectionna ainsi l’épaule gauche du monstre pendant que l’épée de Hal fauchait la droite. Les membres tombèrent à leurs pieds, mais l’abomination n’en eut cure. Au contraire, elle se jeta sur les deux jeunes femmes. « Somm’mrakul. »

Cette fois, Hal lui trancha la tête, mais celle-ci continua de seriner : « Suis’mrakul, Somm’mrakul, Emrakul ! »

Exaspérée, Hal cria : « Silence ! » Elle abattit alors son épée avec une telle force que le crâne du doyen se fendit en deux. Une masse de racines enchevêtrées en jaillit, comme si elles y avaient été enfermées sous pression.

La litanie cessa et le silence retomba.

Hal tendit la main ; elle rencontra immédiatement celle d’Alena. La rapidité avec laquelle leurs doigts s’entrelacèrent lui confirma que sa compagne ne lui ferait jamais défaut, et elle se promit silencieusement de lui rendre la pareille.

« Somm’mrakul ! » C’était la voix d'un autre villageois, derrière elles. « Sois’mrakul ! »

Hal aurait voulu hurler de rage et de frustration. C’est alors qu’elle la vit : une percée entre les arbres, derrière le cadavre du doyen, qui menait hors de ce bois de l’horreur. « Viens ! intima-t-elle en tirant Alena par la main. Par ici ! »

Les deux compagnes se frayèrent un passage au milieu des membres crochus et des corps tortillants, jusqu’au-delà des arbres, vers un lieu où l’air ne puerait pas la chair putréfiée, où les ronces resteraient enracinées et où la mousse ne se mettrait pas à trottiner.

Elles coururent jusqu’à ne plus entendre la litanie, ne plus sentir la pression dans leur tête. Puis elles coururent encore, si loin que leurs muscles et leurs poumons leur parurent en feu. Elles s’arrêtèrent enfin, au bord d’une falaise, et s’écroulèrent, leur front l’un contre l’autre, enlacées, leur respiration se mêlant entre leurs lèvres qui se rapprochaient.

« Hal. »

« Alena. »

Jamais elles ne renonceraient à ce qui les unissait, jamais elles ne capituleraient.

Le ciel d’Innistrad

Jamais elles ne capituleraient, jamais. Elles avaient vu la lumière, senti la puissance. La vérité les avait imprégnées, façonnées.

Bruna avait vécu.

Gisela n’était plus.

Non point mortes, elles étaient devenues une seule, singulière. Un'vec’mrakul.

L’ange d’Emrakul déploya quatre ailes, tendit deux bras et hurla d’une même voix jaillissant de deux bouches : « Nous sommes Emrakul ! »

Illustration par Clint Cearley

Elles étaient à Son image, celle de la vérité éternelle, et leur voix était la Sienne. « Nous sommes Emrakul ! »

Leur appel en suscita d’autres en écho : « Nous somm'mrakul ! » Des voix s’élevèrent du monde du dessous, se fondant en un cri unique, une seule vérité. « Un’vec’mrakul, sois’mrakul, somm’mrakul ! »

L'instant fut grandiose : une globalité, la Sienne.

L’ange d’Emrakul les entraîna tous, en contrebas, à la suite de Sa radieuse silhouette. L’obscur était désormais baigné de Sa lumière, clarté véritable qui se répandait toujours plus loin, une aube fleurissante qui toucherait bientôt les moindres recoins du monde. « Tous sont Emrakul ! Nous sommes Emrakul ! »

Les lacets de la route vers Thraben

Nous sommes Emrakul. Tout est Emrak… « Gah ! Non ! » D'un brusque revers de son mental, Jace bannit la litanie lancinante de son crâne. « Et n’y revenez pas ! »

Tamiyo lui avait appris à combattre l’insupportable coercition psychique d’Emrakul, mais maintenir ce rempart mental était plus difficile que la lunaréenne ne le faisait entendre. C’était contrariant, très dangereux pour son plan.

À chaque fois que ses pensées se détournaient de l’Eldrazi, l’odieuse sommation de ce dernier s’insinuait de nouveau dans sa tête, perçant ses défenses et s’enfonçant dans les plus profonds recoins de sa psyché.

Cette fois-ci, c’est l’apparition dans le ciel d’un ange contrefait qui l’avait distrait. Jusque-là, il s’était astreint à fixer du regard le dos de Tamiyo en n’accordant que le strict minimum de sa concentration à l’étendue de rochers qu’il traversait derrière celle-ci, vers ce qu’elle appelait « le nexus », mais la présence de l’ange l’avait désarçonné. Son apparence était si déroutante que la curiosité de Jace l’avait emporté : il avait levé les yeux et, son attention captée, il s’était mis à déchiffrer ce que ses yeux percevaient. Au départ, il avait cru voir un démon, mais, quand il eut compté les ailes, appréhendé le treillis de chair qui reliait les deux têtes et saisi pourquoi la voix de la créature résonnait à ce point, il comprit que la réalité était bien pire encore, et, entre-temps, son esprit s’était égaré. Or cela, il le refusait : il devait en effet pouvoir se fier absolument à son mental pour ce qu'il s’apprêtait à faire. Or cette mégarde signifiait-elle qu’il n’y était pas prêt ? Pouvait-il réellement justifier de faire venir les autres ici, de les plonger dans ce cauchemar ?

Cette question se figea en un nœud dans son estomac et lui provoqua une vague de nausée. Il avait pensé sa décision juste et rationnelle, mais se serait-il fourvoyé ? Non, c’était la seule solution. Il en était certain, enfin presque. « Gah ! » grogna-t-il, la voix étranglée par la frustration.

« Chut ! » dit Tamiyo en se retournant à moitié pour le foudroyer du regard.

« Pardon », s’excusa le mage.

La lunaréenne conserva son air réprobateur, avant de tourner de nouveau son attention sur le chemin, sa lanterne magique et l’endroit où elle posait les pieds. Il faudrait qu’il lui dise de rester là en attendant qu’il ramène de l’aide. La situation était bien trop grave pour qu'ils l’affrontent seuls, à eux deux. De vrai, il en était ainsi depuis le début, même quand Jace avait cru qu’il ne s’agissait que de combattre Avacyn, l’ange fou. Et sans Sorin à la cathédrale… Sorin ! Jace maudit le vampire : non seulement Innistrad était au bord du gouffre par sa faute, mais il s’était esquivé en laissant à Jace le soin de régler le problème.

Pourtant, un titan eldrazi n’était pas une menace que celui-ci pouvait contrecarrer seul, et Sorin le savait. Gideon avait demandé à Jace de revenir sur Zendikar s’il glanait des nouvelles d’Emrakul, le troisième titan. Or, non seulement il en avait, mais il l’avait surtout retrouvée ! Gideon en serait assurément ravi.

Devant lui, Tamiyo s’arrêta sur le rivage et leva sa lanterne. Jace suivit des yeux les filaments de lumière magique que celle-ci projetait, regardant vers le ciel, ce qu’il regretta aussitôt.

C’était la première fois qu’il contemplait Emrakul, Déchirure des Éons.

Illustration par Jason A. Engle

Jace était pétrifié.

Emrakul lui sembla encore plus massive que les deux autres colosses et il savait qu’à sa manière, elle était de loin la plus puissante des trois. De fait, elle se trouvait sur ce monde depuis quelque temps à peine, que déjà elle se l’était en grande partie approprié. Tout Innistrad s’était dressé pour la suivre. Des sectateurs, transformés à son image, se traînaient sur les rochers, abandonnant tout ce qu’ils avaient été dans leur vie d’avant. Animaux et autres créatures, sur terre, dans le ciel et sur la mer, tous se rassemblaient derrière d’elle dans sa marche. Les arbres, les mousses et les ronces les imitaient, jusqu’aux algues qui sortaient des eaux pour se rapprocher de sa présence mutagène.

Même Jace éprouvait l’envie irrépressible de La rejoindre. Suis’mrakul !

Non !

Il voulait secouer sa torpeur, éclaircir ses pensées. Il devait réfléchir. Il ne pouvait pas la laisser obtenir ce qu’elle voulait. Une fois de plus, serrant les poings, il reproduisit ce que Tamiyo lui avait enseigné. Pourtant, s’assurer qu’il ne restait dans sa tête aucune trace de divagation s’apparentait à nettoyer un grenier de ses toiles d’araignée, si ce n’est que les filaments en question étaient tissés par une monstruosité eldrazi gigantesque, prête à tout pour consumer l’âme de chacun des êtres vivants de ce monde. Jace frémit.

C’était ce qu’il devrait faire pour Gideon, Nissa et Chandra : outre le sien, protéger leurs esprits. Il ne pouvait en effet pas les faire venir pour les laisser succomber à Emrakul, c’était impensable. Ainsi donc, la question subsistait : en était-il capable ? Il se l’était déjà demandé une bonne centaine de fois, mais n’avait toujours pas trouvé de réponse.

« Tu dis qu’on l’appelle Emrakul ? » La question de Tamiyo le tira de ses pensées, et il la regarda : son visage était un modèle de sérénité, comme si conserver son équanimité dans la tourmente lui était aussi aisé et naturel que de respirer.

« Oui, répondit-il. C’est en effet l’un des noms qu’on lui a donnés. »

« Fascinant qu’une telle entité puisse avoir un nom, observa la lunaréenne, prenant la longue-vue qui pendait à sa ceinture pour la placer devant son œil. Je me demande si c’est celui qu’elle s’est donné. »

Jace ne s’était jamais posé cette question : quelle importance ? La lunaréenne avait vraiment une mentalité à part ! Il fixa l’immense forme d’Emrakul, s’efforçant de l’envisager avec les yeux de Tamiyo. Il observa son énorme œil violacé, qu’il trouva chaleureux et accueillant. Il se demanda ce qu’il découvrirait en s’introduisait dans son esprit, mais il se contenta de maintenir l’équilibre précaire qui était le sien, au bord d’un gouffre mental. Quel est ton nom ? demanda-t-il. Comment t’appelles-tu ?

Un déluge de pensées se réverbéra dans tous les replis de son esprit :

L’entité entérique… Ce monde m’appartient.

L’absolue… Tout sera à moi.

Le commencement… Je serai la totalité.

L’être… Tous sont’mrakul.

La fin.

La fin.

La fin.

Jace se retira, suffoquant. Non, ce n’était pas la fin ! Tout n’était pas perdu, ni pour lui, ni pour Innistrad. Il devait cesser de douter, de tergiverser ; il devait se fier à ses facultés mentales. Il jeta un nouveau un coup d'œil à Tamiyo, toujours aussi sereine. Si elle en était capable, il le serait lui aussi. Il s’y astreindrait. Voilà ! L’heure était venue d’appeler les Sentinelles sur Innistrad. Il s'éclaircit la voix. « Tamiyo, je dois partir. »

« Comment ?! » La lunaréenne le dévisagea, déconcertée.

« Il y en a trois autres, des Planeswalkers. Ils sont redoutables, aguerris, et ils peuvent nous aider. Il faut que je les retrouve. Sur un autre monde, nous avons tué deux de ces titans », dit-il, indiquant Emrakul d’un signe de tête, sans même la regarder.

Tamiyo parut sceptique quand elle l’interrogea : « Deux ?! »

« Il nous a fallu nous y mettre à quatre, mais oui, effectivement. »

La lunaréenne plongea les yeux dans ceux du mage, ce à quoi Jace aurait voulu se soustraire, car il se sentait coupable, sous son regard inquisiteur, même s’il ignorait pourquoi. Bientôt, elle sourit et reprit la parole : « C’est vrai. Oui, vous avez bel et bien réussi. Voilà une histoire que je suis impatiente d’entendre. » Elle s’interrompit pour soupirer, et conclut : « Mais une autre fois. Si le destin de ce monde peut s’achever autrement que dans les ténèbres, nous avons chacun un rôle à jouer. »

« M’accompagneras-tu ? »

« Non, Jace, tel n’est pas mon lot. »

« Dans ce cas, seras-tu encore là à mon retour ? »

« Nous serons tous là où il le faut. »

Le mage de l’esprit ouvrit la bouche pour protester, mais sentit immédiatement une présence lénifiante dans sa tête : Tamiyo. Il n’était plus contraint de lutter pied à pied pour conserver sa lucidité, alors même qu’il ne s’était pas aperçu à quel point il avait dû s’y escrimer jusque-là. C’était comme si, soudain, une terrible migraine s’était dissipée, qu’il en était délivré. Il se détendit.

« Je vais protéger ton esprit afin que tu puisses te transplaner, annonça Tamiyo. Va ! »

Il n’était rien que Jace désirait davantage que lui obéir. Il voulait s’en aller, quitter ce monde, laisser le titan derrière lui, retourner sur le monde qu’il avait contribué à sauver : Zendikar. Il aspirait à retrouver Porte des Mers, les ondins, les kor et les vampires, unis sous une même bannière. Nissa aussi serait là, avec ses yeux verts et brillants, Gideon, et ses larges épaules, son grand sourire, ainsi que…

« Mais voyez donc qui a décidé de se montrer ! Gideon, viens par ici ! »

… Chandra.

« Tu en as mis du temps ! » Jace entendit soudain le bruit des bottes qui accouraient vers lui, et l’atroce image d’Emrakul céda la place, sur ses rétines, au visage souriant de son amie.


La lune hermétique Histoires archivées

Ténèbres sur Innistrad Histoires archivées

Profil du Planeswalker : Jace Beleren

Profil du Planeswalker : Nahiri la lithomancienne

Profil du Planeswalker : Tamiyo

Profil du plan : Innistrad