Épisode 1 : Les voyageurs
Jamais, dans le village de Sevalgr, on n’avait vu de tels navires. Leur coque, longue et fuselée, portait les récits de grandes batailles et d’ingénieuses victoires, glissant sur les flots tels les drâkons et serpents de mer sculptés dans leur proue. Ils ne ressemblaient en rien aux frêles esquifs des pêcheurs, désormais seule source de pitance des villageois, qui ne se risquaient plus en forêt.
L’équipage n’avait pas la maigreur, écrasée par la faim et la peur, des habitants de Sevalgr ; même l’homme à la barbe grise qui les accompagnait, celui avec un corbeau sur l’épaule, s’appuyait à peine sur sa canne. Tous portaient des capuches, des écharpes, des pourpoints en peau de poisson, des pièces d’armure — rien cependant qui menaçât de les entraîner au fond de l’eau s’ils tombaient à la mer. Des tatouages de cartes maritimes leur ornaient la peau. Pas de doute : c’étaient des Cherche-présages.
L’hersir les convia au grand hall du village, où les attendait un repas à la mesure des moyens des villageois. Telle était la tradition sur Kaldheim ; on ne savait jamais quand un dieu pouvait se présenter sous les traits d’un étranger. Toutefois, la chef de clan — l’aveugle qui parvenait curieusement à cheminer sans aucune assistance dans les étroites rues boueuses — déclina l’invitation. Ils n’étaient pas venus manger du poisson salé et des biscuits de mer.
« À quand remontent les premières disparitions ? » s’enquit-elle. Bien que personne dans le village n’eût jamais rencontré Inga Œil-de-rune, chef des Cherche-présages, son étrange regard laiteux ne laissait planer aucun doute sur son identité.
« Il ne s’agit pas de disparitions, mais de meurtres », la corrigea une femme dans les premiers rangs de la foule assemblée. Elle avait perdu deux filles au cours du mois passé.
« Tu n’en sais rien ! » vitupéra un homme, les yeux rouges et creusés par les larmes. Il venait de perdre son mari.
« Vous n’avez retrouvé aucun corps, énonça Inga avec diplomatie. C’est bien cela ? »
Tous deux acquiescèrent avec raideur.
« Pas de corps. Mais un chasseur l’a aperçu », expliqua l’hersir.
« Quoi donc ? » l’interrogea Inga.
« Parle, Hras, dit l’échevin. Raconte-leur. »
Un jeune homme de seize ans tout au plus s’avança. Le craquement soudain d’un charbon dans l’un des braseros le fit sursauter.
« Qu’as-tu vu, mon garçon ? demanda posément Inga afin de ne pas le brusquer. Quelle est la source des maux de ton village ? »
Il se frictionna les bras comme s’il avait froid, les yeux obstinément baissés. « Un monstre. C’était un monstre. »
Si sa réponse la surprit, elle n’en laissa rien paraître. « Asi, appela-t-elle en faisant signe au vieil homme à l’oiseau. Je veux qu’une troupe de guerre soit prête à partir dans l’heure. L’équipage sera réduit au strict nécessaire à bord des navires jusqu’à notre retour. Tous les autres nous accompagneront dans la forêt d’Aldergard. »
Le doyen, qui acquiesçait jusque-là avec attention, marqua une pause. « Et votre
Naturellement, les villageois avaient remarqué la femme à la mise singulière qui musardait près des navires alors que les Cherche-présages abaissaient les voiles et amarraient leurs vaisseaux aux quais vétustes de Sevalgr. Celle qui les observait telles des curiosités remontées des profondeurs.
« Kaya ? C’est elle-même qui a suggéré cette expédition. »
Certes, c’était en effet son idée. S’aventurer dans les contrées sauvages, terrasser la bête sanguinaire qui dévorait les villageois. Les héros accomplissaient ce genre d’exploit, paraît-il, et sans doute pouvait-on lui attribuer ce statut désormais. La prime de récompense ne gâchait rien, naturellement, bien qu’elle regrettât de ne pas connaître l’identité du payeur. Toutefois, même anonymes, des pièces issues d’une demi-douzaine de plans constituaient un argument de poids, sans compter que la mission s’annonçait simple et facile. Un jeu d’enfant comparé aux vicissitudes de Ravnica.
Pour l’instant, tout se déroulait comme prévu, même si elle n’aurait jamais cru que ces étendues sauvages fussent si
« Règne-t-il toujours un tel silence dans cette forêt ? J’ai visité des tombeaux plus animés », commenta-t-elle alors qu’ils prenaient un instant de repos au pied des grands arbres.
Le vieil homme — Asi, si sa mémoire était bonne — arqua un sourcil. « Un tombeau animé n’est peut-être pas si insolite pour une chasseuse d’esprits. »
« Il est vrai. » Inga, la meneuse des Cherche-présages, était la première personne que Kaya avait rencontrée sur ce plan et lui avait tout de suite donné l’impression d’une femme capable, quoique difficile à aborder ; elle semblait toujours distraite, comme si la moindre discussion amicale la détournait d’une affaire plus urgente. Le vieil homme faisait un bien meilleur compagnon.
« L’Aldergard est une forêt aussi étrange qu’ancienne. Même les Cherche-présages, pourtant explorateurs de légende, s’y enfoncent rarement autant. Trop loin de la mer, de leurs navires. Inga Œil-de-rune jouit d’une vue supérieure au commun des mortels ; elle connaît sur le bout des doigts tous les lieux que son clan a explorés. Malgré cela, même elle en sait peu sur cet endroit. »
« Étrange, ancienne… j’entends bien. Cependant, je m’attendais tout de même à croiser des animaux. Ne serait-ce qu’un écureuil. On en trouve dans ces contrées, n’est-ce pas ? »
« Bien entendu. Toski, le messager des dieux, est d’ailleurs un illustre cousin de l’écureuil commun. Nombre de récits le dépeignent en train de parcourir les branches de l’Arbre-monde pour porter ses nouvelles dans les nombreux royaumes de Kaldheim. »
Bien que sa voix évoquât à Kaya celle d’un grand-père sénile, elle dut se rappeler que ces « histoires » avaient sans doute un fond de vérité. Elle avait vu de ses yeux les branches de l’Arbre-monde dans le ciel de Bretagard — rameaux incommensurables qui se perdaient dans les nuages. Un écureuil géant. Après tout, pourquoi pas ? Elle avait déjà vu plus étrange.
« Toutefois, il est en effet inhabituel de marcher si longtemps dans ces bois sans croiser un signe de vie. À croire que bêtes et oiseaux évitent sciemment ces lieux », reconnut Asi.
« Peut-être sont-ils plus avisés que nous. »
« Vous n’imaginez pas combien. »
« Des gens enlevés dans la nuit, marmonna tout près un Cherche-présages d’une voix tremblante de peur. À la lisière de la forêt, tels des moutons. Vous avez entendu le chasseur : il a parlé d’un monstre. Et s’il ne s’agissait pas d’une simple grosse bête ? »
« Selon toi, à quoi aurions-nous affaire, jeune homme ? » s’enquit Asi.
« Sarulf, répondit-il dans un murmure, comme si le nom seul pouvait invoquer la créature. Le loup de l’effroi, dévoreur de royaume. »
« C’est cela qui te fait trembler de la tête aux pieds ? Un loup ? » railla Kaya.
« Sarulf n’est pas un animal ordinaire, l’avertit Asi. Il fait partie des monstres du Cosmos. Créé à la naissance de ce monde, ils vivent dans le vide entre les royaumes. Nous serions en effet confrontés à un ennemi redoutable… Néanmoins, je pense qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Il ne ressemble guère à ces êtres de se tapir au fin fond de l’Aldergard. S’ils devaient venir sur Bretagard, ils feraient une arrivée remarquée. »
Un croassement s’éleva au-dessus de leur tête. Sans réfléchir, Kaya porta la main à l’une des dagues à sa ceinture. Un corbeau descendait en cercle vers eux, ses ailes noires tranchant sur le ciel d’un blanc neigeux.
« Ah! fit Asi. Revoilà Hakka. »
L’oiseau se posa sur son bras, puis grimpa sur son épaule, où il parut se pencher à son oreille. Kaya n’entendit rien, mais vit son bec remuer tandis que l’homme inclinait la tête d’un air songeur.
« Bonne nouvelle, annonça ce dernier, mon ami nous a trouvé une piste. »
Kaya n’avait aucun mal à croire qu’un tel endroit pût abriter un monstre. Un peu plus loin s’ouvrait l’entrée béante et obscure d’une grotte. Le peu de lumière que laissaient filtrer les nuages et les frondaisons y éclairait à peine les premiers pas. Une longue traînée de sang et de boue souillait la neige devant l’ouverture. La trace d’un cadavre tiré à l’intérieur.
Tout bas, main sur leur arme, les Cherche-présages adressèrent des prières à leurs dieux. Kaya n’aurait su leur en tenir rigueur ; en vérité, elle regrettait même de n’avoir aucune divinité à invoquer à cet instant. Partir à la chasse aux monstres. Mais qui avait eu cette idée absurde ?
Ah, oui, songea-t-elle. C’est moi.
« Kaya, êtes-vous prête ? » lui demanda Inga. La meneuse ne disposait d’aucune arme, rien que d’une lanterne où brillait une flamme bleue. Quelle ironie qu’elle fût la porteuse de leur unique source de lumière ! « Nous venons d’atteindre le but de votre long voyage. »
« Certes, certes. Nous devrions sans doute nous atteler à la tâche », répondit-elle. Là-dessus, avec une assurance plus feinte que réelle, Kaya s’engouffra dans la grotte.
Il y faisait plus chaud. Voilà au moins un aspect positif ; elle put desserrer quelque peu l’épaisse pelisse dont elle était enveloppée. Ensemble, les Cherche-présages et elle s’avancèrent dans la cavité. Chaque raclement des bottes sur la pierre, chaque frottement du métal contre le cuir, semblait se répercuter dans les profondeurs du boyau. Bientôt, la faible lueur du jour s’effaça, et le faisceau bleuté de la lanterne d’Inga devint leur seul guide dans les ténèbres. À un moment, la paroi rocheuse parut scintiller sous la clarté mouvante.
« Attendez, lança Kaya. Revenez avec la lumière. »
Dans le halo de la lanterne, elle vit ses soupçons confirmés : des veines d’un étrange métal parcouraient la roche du sol au plafond. Un minerai qu’elle n’aurait su identifier. Par endroits, les filons semblaient former des motifs fractals, ornant la roche d’un impressionnant lacis de nervures.
« Ce site a-t-il déjà été exploité ? » demanda-t-elle.
« Non, murmura Inga. La roche devrait être stérile. »
« Eh bien, il semblerait que ce ne soit plus le cas aujourd’hui. »
À côté d’elle, un Cherche-présages tendit la main vers la paroi. Kaya lui saisit le poignet. « À votre place, je n’y toucherais pas. »
Il baissa la main. « Et pourquoi donc ? »
« Une intuition. »
Sans un mot, ils poursuivirent leur exploration. Difficile d’évaluer combien de temps ils progressèrent ainsi à petits pas, dans l’obscurité oppressante. Cela leur parut durer une éternité – des heures, non des minutes. Aussi, quand le passage s’ouvrit enfin sur une vaste caverne, si grande que son plafond de terre disparaissait dans les ténèbres, auraient-ils dû éprouver un certain soulagement. Malheureusement, ce qu’ils découvrirent au centre de la grotte ne fit qu’exacerber leurs angoisses.
Au début, Kaya crut que la silhouette colossale courbée sur la carcasse d’un ours funeste était simplement en train de manger. Les bruits de gorge humides, le son de la viande arrachée aux os, tout l’indiquait. Cependant, lorsque la lanterne d’Inga éclaira la créature et que celle-ci leur fit face, Kaya comprit qu’elle s’était fourvoyée : enchâssés dans le flanc de l’ours, les bras du monstre se confondaient avec la chair de l’animal. Dans un horrible bruit de succion, il dégagea ses membres du cadavre.
« Cette chose, siffla Kaya, n’est clairement pas un loup. »
Debout, la créature faisait quatre mètres de haut, voire davantage. Son corps avait tout l’aspect de la chair à vif, mais un collier de fourrure éparse lui recouvrait les épaules, mélange hasardeux d’une dizaine de teintes différentes. Les bras auparavant plantés dans la bête étaient longs et musclés, terminés par d’effroyables serres. Deux autres membres filiformes saillaient de son torse, leurs mains griffues remuant telles des araignées. Si insolite que fût ce spectacle, sa tête était encore plus déconcertante : un crâne de mort flanqué de défenses pointues et surmonté de larges bois ; l’ensemble, bien que d’une couleur osseuse, brillait comme du métal dans la lumière de la lanterne.
L’abomination ouvrit sa gueule, laissant entrevoir des tendons rouges sous son masque, et poussa un cri qui tétanisa Kaya comme aucun esprit n’avait su le faire : une sorte de hurlement d’ours, mais discordant. Une mauvaise imitation. Puis le monstre s’élança vers eux.
Kaya s’écarta d’une roulade et se releva avec ses dagues en main. Deux des Cherche-présages n’avaient pas réagi assez vite ; l’un, cloué sous la créature, hurlait tandis que les bras grêles s’enfonçaient dans son visage comme dans de l’eau. L’autre se débattait, soulevé dans les airs par une main cyclopéenne.
Face à cette scène cauchemardesque, des guerriers novices auraient pris leurs jambes à leur cou, et les Cherche-présages n’étaient pas des guerriers dans l’âme. En faisant le voyage avec eux depuis les colonnes de Kirda, Kaya avait appris ce qui les motivait réellement : le frisson de l’exploration, de la découverte. S’ils étaient prêts à se battre dans cette quête, ils n’y prenaient jamais plaisir. Toutefois, ils eurent le mérite de ne pas chercher à s’enfuir. De toute façon, ils n’iraient pas bien loin, songea-t-elle.
Déployés en demi-cercle autour du monstre, plusieurs le harcelèrent de leurs lances tandis que d’autres s’attaquaient à ses bras avec des épées et des haches, le lacérant à chaque coup.
« Ne le touchez pas ! » cria Kaya par-dessus les hurlements de l’homme piégé, qui se trouvèrent très vite abrégés dans un gargouillis humide.
Sous son regard horrifié, les blessures de la créature semblèrent se refermer, ses muscles se ressouder. Des vrilles jaillirent soudain d’une plaie particulièrement profonde et enserrèrent le bras d’une épéiste, avant de l’attirer dans la chair du monstre jusqu’à l'épaule. Coincée, elle dégaina un couteau pour larder de coups son adversaire, qui finit par la relâcher. Elle tomba à terre en se tenant le bras, hurlant de douleur.
Entamer sa chair ne suffit pas, comprit Kaya en insufflant de l’énergie à ses dagues. Elle devait l’entailler plus profondément.
L’abomination revint à la charge, ses blessures déjà guéries. Malgré sa formidable masse musculaire, elle se mouvait à une vitesse terrifiante. Avant de pouvoir frapper de nouveau, cependant, ses serres ralentirent, puis se figèrent à une trentaine de centimètres d’un homme armé d’une hache. Un halo azuré enveloppait le bras de la créature, nota Kaya, et semblait se densifier à chaque seconde pour former une sorte de cristal translucide. Kaya remonta le faisceau jusqu’à sa source : la lanterne d’Inga. Le visage tordu sous l’effort, l’aveugle tentait de maintenir le monstre sous son sort d’inertie.
Pas mal, pensa Kaya. C’était le moment ou jamais. Elle s’élança, sa dague chargée de magie, et trancha le bras paralysé de la bête à l’épaule. Chair, os, esprit : elle avait sectionné tout ce qui pouvait l’être.
Le membre amputé s’écrasa mollement par terre, puis se mit à noircir et à se déliter au niveau de la coupure. Le monstre rugit de nouveau, son cri d’ours à présent mêlé d’un étrange crissement métallique. Il se tortilla de douleur, ballotant le cadavre du Cherche-présages encore suspendu aux petites griffes de ses bras pectoraux.
D’un geste affreusement proche d’une étreinte, il serra contre lui le cadavre, qui se fondit lentement dans sa chair rosâtre. Alors, du moignon de son épaule, poussa soudain un nouveau bras. Le phénomène se produisit à une vitesse improbable : les muscles se nouèrent, les serres d’abord translucides durcirent et brunirent en quelques secondes sous le regard pétrifié de Kaya. Pour terminer, le monstre contracta sa nouvelle main, faisant craquer ses jointures, puis tourna ses orbites vides vers la Planeswalker.
Par tous les dieux et les monstres ! pensa-t-elle. Puis il se rua vers elle.
Elle esquiva le premier coup et dématérialisa son torse pour laisser le second la traverser sans dommage. Je peux donc l’estropier de façon au moins semi-permanente, réfléchit-elle. C’est un début. Il ne lui restait plus qu’à guetter une nouvelle ouverture, une occasion de canaliser son pouvoir dans ses lames au lieu de s’en servir pour parer ces assauts incessants. Elle virevoltait, zigzaguait, aussi rapide que son adversaire.
Soudain, son talon buta contre une surface rocheuse. La paroi de la caverne. Elle lâcha un juron. Le monstre ne l’avait pas attaquée bêtement : peu à peu, il l’avait acculée dans un coin où son agilité deviendrait inutile.
Alors qu’il levait une main hérissée de serres, un prisme de lumière bleue lui enveloppa là encore le poignet, le piégeant en plein mouvement. Entourée des Cherche-présages qui se regroupaient, Inga jetait de nouveau un sort d’inertie à l’aide de sa lanterne. Bien joué, Œil-de-rune. Un second prisme entrava l’autre main. Elle retenait la créature, au moins un instant.
Puis le monstre commit l’impensable : il s’arracha le bras, laissant la main piégée flotter dans l’air, et tenta de frapper Kaya avec son moignon, dont les muscles frétillants se tendirent vers elle.
Ne le touche pas, s’intima-t-elle. Il n’y avait plus qu’une solution.
Elle se fondit alors dans la paroi rocheuse, le passage hors phase la glaçant toute entière. Ces quelques secondes lui parurent durer une éternité. Son cœur cessa de battre. Tout ce qui la rendait vivante, tout ce qui la définissait, était à présent gris, effacé.
Puis elle retomba brutalement dans la caverne, à quelques pas du monstre. Elle le vit pivoter, se propulser vers elle sur ses jambes simiesques, alors qu’elle s’efforçait de retrouver son souffle. Debout. Lève-toi !
« Assez ! » tonna une voix qui résonna dans la grotte. À la surprise et au soulagement de Kaya, la créature ralentit soudain, son attention momentanément détournée. Il ne lui en fallait pas davantage : concentrant la totalité de son pouvoir arcanique dans sa lame, elle plongea sur la jambe du monstre pour la trancher.
Cette voix, pensa-t-elle en passant de l’autre côté de la bête hurlante d’une roulade, prête à en découdre. Elle lui semblait familière, et pourtant
Ce fut seulement alors qu’elle remarqua la clarté iridescente, ondoyante, qui illuminait à présent la caverne. Elle se tourna vers les Cherche-présages et aperçut Asi.
Non… pas Asi. Du moins, pas exactement. Sa capuche était baissée, et de ses yeux s’échappait cette étrange lumière, motif changeant de vert, de bleu et de violet. Ce n’était donc pas un simple vieillard affable. En tout cas, pas seulement.
« De mon existence je n’ai vu pareille abomination profaner ces royaumes ! Même les démons de l’Immersturm ne sont pas si abjects. »
Difficile de déterminer ce que la monstruosité devant eux saisissait de ce discours. Privée de sa jambe à présent déliquescente, elle s’appuyait sur ses trois membres restants, ses petites mains griffues repliées contre son torse. Courbée ainsi, elle paraissait encore plus bestiale. Sans être une grande chasseresse, Kaya savait que rien n’était plus dangereux qu’un animal blessé.
Le monstre se jeta de nouveau sur elle, mais elle se tenait prête cette fois. Il était plus lent. Elle pouvait l’achever à l’attaque suivante. Un coup bien net en travers du cou devrait suffire.
Soudain, le monstre percuta… une masse invisible. Il recula en titubant, puis s’élança de nouveau de tout son poids. Un vrombissement se fit entendre et l’air se troubla sous l’impact. Une barrière magique, comprit Kaya, et robuste qui plus est. Même en se rendant incorporelle, elle aurait eu bien du mal à la traverser.
Elle se retourna. Derrière elle, Asi avait un bras tendu, la main nimbée de cette curieuse énergie brillante. Le monstre les regarda tour à tour, le vieil homme et elle, avec une attitude proche de l’hésitation. Puis, sur un ultime hurlement métallique, il prit la fuite.
« Attendez ! s’écria Kaya. Arrêtez-le ! »
Trop tard. Claudiquant sur ses trois membres, le monstre se précipita vers un pan de la paroi qui semblait constituer le point d’origine du réseau de métal fongique. Sans ralentir, il se jeta contre la surface argentée. Au lieu de s’arrêter – ou de provoquer l’effondrement de la caverne –, il parut s’enfoncer dans le métal comme dans un épais liquide visqueux. L’espace d’un instant, on ne distingua qu’un mélange bulbeux de chair et de minerai, puis il disparut complètement.
Le silence se fit dans la caverne. Les Cherche-présages semblaient s’écarter du vieillard encore iridescent en se protégeant les yeux. Même Inga paraissait ébranlée, son regard aveugle rivé sur son ancien conseiller.
« Alründ, murmura-t-elle. Je… je connaissais les sagas, bien entendu, mais je n’aurais jamais cru
« En effet, Inga Œil-de-rune. Il plaît parfois aux dieux de voyager sous les traits d’un mortel, afin de mieux observer Kaldheim sans se faire remarquer, lui expliqua Asi d’une voix grave doublée d’un écho surnaturel. Et ce que j’ai vu me préoccupe grandement. Dans tous les royaumes se… »
« Vous l’avez laissé filer ! » s’indigna Kaya en rangeant ses dagues.
Asi - Alründ ? Peu importe — se tut un instant. À l’évidence, personne ne lui avait parlé sur ce ton depuis fort longtemps.
« Nous l’avions affaibli, poursuivit-elle. Je l’ai vu ralentir. La prochaine fois, il s’attendra à notre venue. Il se tiendra prêt. Cette abomination est moins stupide qu’elle en a l’air. »
« Tu comptes donc la traquer encore, même après avoir vu ce dont elle est capable », énonça Alründ.
« Ma tâche n’est pas remplie. Et on m’a déjà payée. » Ce n’était pas qu’une question de conscience professionnelle, même si elle n’était pas prête à l’admettre en public. Cette créature était dangereuse et, à bien y réfléchir, elle ne venait sans doute pas de ce plan. L’idée était absurde, cependant. Les Planeswalkers pouvaient-ils être aussi monstrueux ?
« La bête est déjà loin de Bretagard. Tu ne peux la poursuivre par les voies habituelles, la raisonna Alründ. Elle se déplace entre les royaumes, à l’instar des monstres du Cosmos. Bien que je sois convaincu que cette abomination ne puisse être de leur engeance. »
« Soit. Comment la suivre dans ce cas ? demanda Kaya. Vous avez une dette envers moi, après tout. Pour lui avoir permis de s’échapper. »
Sa remarque parut laisser le dieu songeur. « Je dois d’abord consulter mes semblables. Il y a trop d’énigmes sans réponses. Mais, si tu es décidée à poursuivre cette créature, le drakkar de Cosima t’aidera dans ta quête. J’y veillerai. »
Sa promesse arracha plus d’un hoquet de stupeur aux Cherche-présages. Cosima. Ce nom était revenu dans toutes leurs prières lors de leur voyage en mer.
« Tu le trouveras amarré à Sevalgr à ton retour. J’imagine que les Cherche-présages t’y ramèneront, mais tu devras ensuite poursuivre ta quête seule. Ce navire
« Et comment suis-je censée m’orienter ? Je ne suis pas une navigatrice chevronnée. »
« Suis la lumière de Starnheim, au sommet des plus hautes branches de l’Arbre-monde. Elle te guidera vers ton destin. »
Kaya réprima un soupir. Ces dieux et leurs énigmes. Pour une fois, elle aimerait une réponse claire.
« Je dois partir. » Alründ esquissa un geste vers la paroi de la caverne. La roche sembla soudain se dissoudre en ondes de lumière ; un entrelac complexe de merveilleuses lignes stroboscopiques dessina le contour d’une porte dans la même palette de couleurs que l’énergie du dieu. Puis la pierre disparut, remplacée par… le néant. Kaya apercevait des lumières au loin, comme de petites étoiles scintillantes, mais, entre les deux, s’étendait un vaste gouffre d’obscurité. Tout bien considéré, elle se réjouissait d’avoir un bateau enchanté pour traverser ce vide.
Alründ se dirigea vers le portail cosmique, puis s’arrêta. « Inga Œil-de-rune. Kaya, Voyageuse au long cours. Je crains que la venue de cette créature ne soit un présage : le signe annonciateur d’un grand désastre. Tous mes augures ne prédisent que mort et destruction sur Kaldheim. J’ai bien peur qu’un domeskar approche, tel que ce monde n’en a jamais connu. »
Un silence s’installa parmi les Cherche-présages. De nouveau, Kaya eut le sentiment d’être à la traîne. « Un domeskar. J’ai l’impression qu’il n’y a pas matière à se réjouir », commenta-t-elle.
« Une collision des royaumes, lui expliqua Inga. Un choc qui engendre, immanquablement, la guerre et le chaos. Une ère de grande souffrance. »
Parfait, songea Kaya avec amertume. Traquer un monstre. Sauver des villageois. Simple et facile… un jeu d’enfant comparé aux vicissitudes de Ravnica.