Épisode 1 : L’Envoûteuse des bois
« Ne chassez pas à Kessig, disait-on. Les chiens vous trouveront. »
C’était peut-être vrai après les Calamités, quand les wolfirs régnaient en maître dans la région, mais plus maintenant. Ces chiens-là s’éteignent les uns après les autres, laissant leur forêt vacante pour de nouveaux prédateurs. Paraît-il que l’on reconnaît un Falkenrath à sa terrible opiniâtreté en matière de chasse, à sa nature rapace, à son désir insatiable d’attraper les proies les plus récalcitrantes. Être un Falkenrath, c’est s’établir sur le toit du monde pour offrir à tous le spectacle de sa chasse.
Klaus n’est guère différent. Ses pieds battent les broussailles ; le sang qui lui dégouline du menton éclabousse les feuilles rougeâtres de l’Ulvenwald ; les carreaux sifflent à ses oreilles. Et pourtant, il sourit. Pas de doute, ils l’ont repéré. Son déguisement de moine itinérant s’apparentait peut-être trop à un affront – la bande de chasseurs sur ses talons faisait montre d’une rage zélée. Il n’aurait même pas cru qu’ils avaient autant de munitions sur eux — « tchac ! tchac ! tchac ! », les projectiles frappent les arbres autour de lui telles des pichenettes d’un géant.
Un tronc couché lui barre la route ; il saute par-dessus et risque un coup d’œil vers ses poursuivants. Ils sont cinq, dont deux colosses armés d’arbalètes plus proches de balistes que d’armes portatives. Sympathique. Bientôt, cependant, leur armement n’aura plus aucune incidence.
Un rire guttural lui échappe à cette pensée. Tout son sang affiné par alchimie appelle le crépuscule, et le crépuscule vient enfin de lui répondre. Un chœur de voix s’élève en lui, telle une secte implorant la venue de son dieu invisible. La délivrance est proche.
Car, en vérité, il n’a jamais réellement été en danger. Les chiens pouvaient naguère l’incommoder, les clercs peuvent encore l’incommoder, les autres vampires peuvent l’incommoder — mais ces humains ne représentent pas une menace. Les faucons ne craignent pas les souris, si acérées soient leurs petites griffes.
« J’ignorais que vous étiez si nombreux à vouloir mourir », lance-t-il par-dessus son épaule. Le sang de l’ancien dans ses veines lui confère une audace décuplée. Les villageois retrouveront-ils un jour le sommeil en sachant avec quelle facilité il s’est insinué dans leur cœur ? Probablement pas, mais il reviendra malgré tout dans quelques semaines pour vérifier. Il est important de veiller sur ses investissements.
Et semer la peur est toujours un investissement.
Plutôt que de lui répondre, les chasseurs décochent une nouvelle rafale de carreaux, les deux plus gros perçant l’air comme un trait de foudre, droit vers sa tête. Leurs tirs ont beau être d’une précision admirable, Klaus n’a rien d’un cerf, d’un ours ou d’une vulgaire bête des bois. Grâce à une rapidité surnaturelle, il évite le premier projectile tout en attrapant le second en plein vol. Un pieu ? Diantre ! Quelle arrogance !
Toutefois, Klaus se sent d’humeur généreuse. Magnanime même, rassasié comme il est, le sang souillant encore les talismans qu’il a vendus aux villageois inconscients de la duperie. Pieu à la main, il bondit sur une branche au-dessus du sentier. Parfaitement d’aplomb sur la tige solide, il se retourne pour faire face aux chasseurs.
« Messieurs, mesdames, je vous remercie sincèrement pour ce petit exercice. »
Regardez-les. Regardez la peur imprimée sur leur visage, ces rides creusées par l’inquiétude. Pitoyables.
« Cependant, chers amuse-bouches, si vous voulez bien observer le ciel, vous vous rendrez compte de l’heure », poursuit-il. Déjà il sent son corps frémir sous son camouflage, ses canines s’allonger. Dans de tels moments, la forme humaine est une entrave. Les autres lignées vampiriques ne semblent pas en avoir conscience, à la différence des Falkenrath. Seule la force compte. Cette force leur vient du sang, un sang qui les distingue à jamais de la lie humaine. Pourquoi ne pas en profiter ? Pourquoi ne pas explorer toutes les possibilités que ce sang leur offre ?
Le sien commence à peine à bouillir.
« Tombée de nuit, chasse en sursis », énonce-t-il, mais sa bouche se déforme déjà, presque inhumaine ; son corps s’étire, plus monstrueux et effrayant que tout ce que ces paysans ont jamais connu. Il n’émet qu’un grognement rauque et vorace.
Leur peur lui est délicieuse. Leurs pupilles dilatées, leur souffle court tandis qu’ils contemplent sa terrible grandeur ! La lune perce un instant le voile de nuages ; sa lumière argentée vient souligner les traits effroyables de son visage. Le temps semble s’éterniser.
Klaus montre les dents.
C’est tout à fait naturel.
Tout comme, peut-être, ce qui s’ensuit : les chasseurs échangent un regard entendu et esquissent un sourire aussi glaçant que celui du vampire. L’un après l’autre, ils laissent tomber leurs armes à terre. Le plus imposant, un homme plus proche du bœuf que de l’humain, part d’un rire tout aussi rauque, tout aussi vorace.
Avant même qu’il ait le temps de s’y préparer, leurs corps éclatent sous la caresse du clair de lune pour libérer leur forme véritable : celle de bêtes immenses, qui se pourlèchent les babines, leur fourrure ne dissimulant en rien leur charpente musculeuse. Les deux plus grands feraient rêver plus d’un raccommodeur avec leurs torses pareils aux tonneaux de bière qu’il brassait jadis avec son père, leurs bras aussi épais que le tronc de l’arbre sur lequel il se tient perché.
Sa gorge se noue.
« Cet adage, grogne le meneur, n’est valable que pour les humains. »
Klaus sait parfaitement quand fuir, quand s’esquiver, quand prendre son envol tels les faucons qu’il s’évertue à imiter. Il saute de sa branche. S’il parvient à se transformer assez rapidement…
Il n’en a pas l’occasion.
Après tout, les chiens peuvent attraper n’importe quoi en plein vol pour peu qu’ils s’y appliquent.
Des mâchoires lui broient le torse. Il se retrouve à terre avant même d’avoir compris ce qui lui arrive. Les loups l’encerclent, le regardent comme si un vampire vieux de deux cents ans n’était guère davantage à leurs yeux qu’un sac de viande.
« Vous ne pouvez pas vous attaquer à moi, bredouille-t-il. C’est impossible. La nuit… »
« La nuit appartient à ceux qui s’en emparent, réplique le chef juste avant que sa bouche se transforme en museau.
C’est la dernière chose que Klaus entendra.
Elle regarde son souffle se condenser en nuage devant elle.
Avec un peu d’imagination, elle arrive à discerner toutes sortes de formes dans la vapeur qui se dissipe : les ailes d’un ange vigilant, des loups qui hurlent, des chauves-souris volant en cercle. Quelqu’un, quelque part, pourrait même tenter de cerner sa personnalité à partir de ces images. Elle en a entendu parler — des prêtres qui déterminent vos peurs les plus profondes en fonction de ce que vous voyez dans le ciel.
Arlinn Kord sait déjà qui elle est, mais accepterait volontiers d’en discuter avec la bonne personne. Surtout en ce moment. Bien qu’Innistrad soit, et ait toujours été, son foyer, elle n’avait encore jamais vu le plan ainsi. Le gel a tout envahi. Le givre s’accroche aux arbres qu’elle escaladait petite, une fine couche blanche poudre les capes et manteaux des villageois endeuillés, même le craquement des feuilles sous ses pieds a changé. Les cadrans solaires indiquent 18 heures quand l’horloge au centre du village affiche 16 h 30. La nuit vient de plus en plus tôt.
Et avec elle, la lune.
Toujours la lune.
Elle sent son influence en ce moment même, assise dans la masure de l’ancien, alors qu’elle promet à l’épouse de ce dernier qu’elle fera de son mieux pour élucider ces meurtres.
« C’est toutes les nuits, n’est-ce pas ? lui dit la femme d’une voix à peine audible. La nuit, je les entends s’appeler. Mon Finneas dit toujours que, si nous faisons attention à nos symboles, nous n’aurons rien à craindre, mais hier soir
Dans l’autre pièce, les murs sont maculés du sang de son Finneas. Arlinn déglutit. Son regard se pose sur le symbole avacynien juste au-dessus de la cheminée — mélange de pierre, de fil de fer et de paille. Les Calamités ont peut-être ravagé Innistrad, mais la foi ne se brise pas si aisément. Même quand l’objet de ladite foi tombe d’aussi haut qu’Avacyn.
« Je ne comprends pas, poursuit la villageoise — Agatha. Elle devait nous protéger. Tout semblait
Arlinn lui touche la main. Parfois, face à l’indicible, un simple contact humain vaut tous les mots. Agatha renifle. Elle regarde à son tour le symbole, puis baisse aussitôt les yeux.
« Nous ne sommes pas seuls, lui assure Arlinn. Si noire que la nuit paraisse, l’aube viendra — d’une manière ou d’une autre. »
« Facile à dire pour vous. »
Mais le dire n’a rien de facile. Surtout pour Arlinn, qui ne se rappelle que trop bien la lance brandie de l’ange. Pendant des semaines après les Calamités, ses loups ne voulaient plus approcher la société humaine de près ou de loin, et elle les comprenait. Côtoyer les hommes, c’était absorber leurs peines et porter leur fardeau. Les bois apportaient la vie ; les routes, églises et villages, seulement une mort sans fin.
Pourtant la mort est omniprésente sur Innistrad ; s’en détourner revient à dédaigner la beauté de l’œuvre humaine. La vie dans les bois est certes plus facile, plus simple, mais le succès d’une chasse n’égalera jamais le triomphe d’un village contre la nuit envahissante. Bâtir un lieu où les enfants ne craindront pas les ténèbres est une gageure qui nécessite des années de labeur, mais sa récompense perdure des générations.
Aussi Arlinn fait-elle le tour des bourgs et villages de Kessig en tentant de son mieux de les armer contre l’obscurité.
Agatha jette une nouvelle bûche dans l’âtre. Lorsqu’elle se rassoit dans le vieux fauteuil élimé, elle resserre la cape de son mari autour d’elle. Son souffle s’exhale aussi en vapeur. Arlinn caresse un instant l’idée de lui demander ce qu’elle y voit.
« Mademoiselle Kord », commence la femme.
« Oui ? »
« L’obscurité grandit, n’est-ce pas ? »
Arlinn déglutit de nouveau. Un simple regard par la fenêtre suffit à confirmer les craintes d’Agatha. Toutes deux connaissent la réponse. La question même révèle le profond accablement dans lequel la mort de son mari l’a jetée ; les habitants de Kessig comptent bien souvent sur leurs superstitions pour les protéger de dangers qu’ils n’osent nommer.
Mieux vaut être honnête. « Oui, j’en ai l’impression. »
Agatha remonte ses genoux contre sa poitrine. « Gustav et Klein disent que leurs cultures ne poussent pas comme elles le devraient. Le froid les fragilise, mais elles manquent aussi cruellement de lumière. »
« Le temps des moissons approche, souligne Arlinn. Il vous faudra accroître vos réserves, mais vous devriez avoir de quoi nourrir tout le monde cette saison. Les chasseurs pourvoiront au reste. »
« Cette saison, répète Agatha. Mais la prochaine ? Et que se passera-t-il quand tous nos chasseurs seront
Elle esquisse un geste vers l’autre pièce, vers le sang dont Arlinn perçoit le goût au fond de sa gorge. L’odeur métallique éveille une partie primitive de son être — une partie qui aimerait répondre qu’avec un nombre si important de loups dans leurs rangs, les chasseurs trouveront de la viande à foison.
« D’après eux, c’était un vampire. Non mais franchement ! Un vampire dans nos contrées ! s’exclame Agatha. La garde a fini par le rattraper. Ils m’ont demandé si je voulais voir son cœur. Ils m’ont affirmé n’avoir eu aucun mal à le tuer. »
« Je pense les avoir aperçus en venant, opine Arlinn. À l’ouvrage sur
Agatha ébauche un faible sourire. Il y a du progrès. « Une recommandation de l’envoûteuse. Finneas pense que c’est une bonne idée, qu’elle peut nous aider. Enfin, il le pensait. »
Arlinn lui sert une autre tasse de thé. Des volutes de vapeur montent de l’eau brûlante, s’élevant toujours plus haut dans l’air glacé. Le riche parfum des herbes égaie quelque peu la pièce grisâtre.
« Tenez, offre-t-elle. Toutes ces larmes vont vous donner soif, même si vous ne vous en rendez pas compte. »
La femme sourit derechef et porte la tasse à ses lèvres. « C’est délicieux. J’ignore ce que vous y avez mis, mais les épices me réchauffent. »
« C’est une vieille recette de famille. » En réalité, c’est un mélange qui repose en grande partie sur ce que lui a déniché son nez lors de son dernier séjour dans les bois. « Si j’en révélais le secret, mes aïeux viendraient me hanter. »
Un son proche du rire s’échappe de la gorge d’Agatha – un souffle court, puis un long. « Ce serait dommage. »
« En effet, acquiesce Arlinn, avant de se servir à son tour. Bien, voici ce que je vous propose. Tant que nous boirons notre thé, nous parlerons de nos familles. Je vous raconterai tout au sujet de mes frères, et vous me parlerez de Finneas. »
Son hochement de tête est à moitié caché par son grand chandail en laine. « Soit. Je… je veux bien. »
« Parfait, conclut Arlinn. Ensuite, vous m’en direz davantage sur cette envoûteuse. »
Arlinn connaît ces bois comme eux la connaissent. Où qu’elle pose le regard, un souvenir l’attend. Ici – les marques d’une ancienne chasse dans l’écorce d’un chêne. Deux jours durant, ses loups et elles ont pisté un cerf blanc dans cette forêt. D’ordinaire, traquer un tel animal aurait été un jeu d’enfant, mais ce cerf avait quelque chose de particulier, qui l’ensorcelait chaque fois qu’elle flairait son odeur. Quand enfin ils ont réussi à l’acculer au pied d’une falaise, ils l’ont laissé partir. Parfois, le simple fait de contempler l’objet de sa poursuite est une récompense en soi.
La louve est naturellement d’un autre avis. Elle se souvient très bien de l’animal, de ses yeux roses comme une eau teintée de sang, de sa fourrure aussi immaculée que la neige dont elle rêvait si souvent. Elle se souvient de sa faim grandissante. À quatre pattes, rien n’est plus facile que de goûter quelque chose, rien n’est plus facile que de mordre, déchiqueter, griffer. Les loups des forêts à ses côtés ont exprimé leurs intentions par des grognements sourds et des claquements de dents. Eux aussi avaient faim.
Mais ce cerf dégageait une étrange aura sélénienne, une aura qui rendait leur appétit malséant. La beauté innocente était une rareté sur Innistrad, aussi rare que l’innocence même, et Arlinn refusait d’en être l’assassin. Elle a repris forme humaine. Malgré leur frustration, les loups se sont assis et l’ont écoutée en silence murmurer quelques paroles de bénédiction.
Le cerf blanc a détalé.
Les loups ont repris la chasse.
De fait, ils n’ont eu aucun mal à trouver un autre repas. Le soir venu, ils se sont couchés tous les cinq, blottis les uns contre les autres, l’estomac rempli d’une chair moins vénérable.
Au matin, ils se sont réveillés face à un grand crâne posé sur une épée plantée dans le sol. Des touffes de fourrure blanche collaient encore à l’os. Elle reconnaissait l’épée, reconnaissait l’odeur qui enveloppait la dépouille du cerf, elle comprenait le message.
Tovolar a toujours désapprouvé sa nature clémente.
Elle ignore où il se trouve et ce qu’il fait, et ce n’est plus son problème. Leurs chemins se sont séparés depuis longtemps. Il a trouvé sa meute et elle, la sienne.
Les loups sont ravis de la retrouver et ont hâte de jouer. Cherchez les envoûteuses, leur ordonne-t-elle, et ils se font une joie de l’assister de leur mieux. Très régulièrement, un appel interrompt sa course dans les bois et elle se précipite, pour ne trouver finalement qu’une branche biscornue et un loup qui attend impatiemment sa réaction. Elle prend soin de toujours les remercier, naturellement, car même ces branches insolites peuvent leur réserver des indices.
À mesure qu’ils s’enfoncent dans les bois, l’odeur ambiante change et évolue. Un relent âcre lui brûle les narines, très vite suivi par un doux parfum de cannelle. Après avoir repris forme humaine, Arlinn distingue mieux la branche : celle-ci recèle bien un indice. Une série de croissants et de cercles, taillés d’une main experte. Tout au bout, suspendu à un rameau, se trouve un fragment d’opale poli. Elle plisse les yeux. Ces motifs gravés sont-ils purement décoratifs ou servent-ils
Arlinn flatte son camarade entre les oreilles. « Beau travail, le félicite-t-elle. Dispersons-nous… par-là. »
Il bondit sur ses pattes, puis part en trombe. En un clin d’œil, Arlinn se transforme et s’élance à sa suite. C’est le plus rapide de sa meute. Bien que les loups n’aient pas de nom au sens humain du terme, il lui semble incongru de passer autant de temps avec quelqu’un sans lui en attribuer un. La ligne blanche sur le flanc de celui-ci ainsi que sa vitesse impressionnante lui ont valu le surnom d’Éclair. Sa compagne, Dent-rouge, les suit à une allure modérée, à l’affût du moindre danger. Patience – ainsi normée parce qu’elle l’attendait devant les portes de la cathédrale tous les jours — tente de dépasser Dent-rouge. Parfois, elle y arrive même. Roc, le plus imposant et amical d’entre eux, ferme la marche, la langue au vent.
Maintenant qu’elle sait quoi chercher, suivre les symboles est un jeu d’enfant. Elle peut s’abandonner à la chasse – les feuilles sous ses pattes, l’air froid de la forêt, ses sens en éveil. Courir à quatre pattes semble bien plus naturel que de trottiner sur deux jambes. Elle en vient même à penser parfois qu’elle ne court jamais vraiment sous sa forme humaine.
Le hurlement excité de Roc n’est que le premier. Elle les parcourt tous, l’exaltation de cette nature indomptée, les dangers d’Innistrad éclipsés temporairement par la joie du moment présent. Arlinn se joint à eux. Au moins pour cet instant, elle veut se sentir libre.
À peine le hurlement quitte-t-il sa gueule cependant qu’elle l’aperçoit : un cerf, d’un blanc pur, sous une branche ornée d’argent ciselé. Il fixe sur elle ses yeux rose clair.
Arlinn s’immobilise aussitôt. Sa fourrure se hérisse ; elle grogne aux autres de s’arrêter. Quelque chose ne va pas. Il ne peut pas y en avoir un deuxième, sans même parler de le croiser ici qui plus est
Elle ne se laissera pas duper. Une longue inspiration lui apporte quelques éléments de réponse — tout comme le fait que l’animal les contourne tranquillement. Premièrement, il ne sent pas du tout le cerf. La sueur, oui ; la teinture, oui ; elle décèle même un parfum de magie, mais rien qui se rapproche d’un cerf. Deuxièmement, il ne se comporte pas davantage comme tel. Aucune bête de la forêt ne resterait sur place face à une meute de loups, à l’exception d’autres loups-garous. Mais là encore, ce n’est pas ce qui se passe.
Le cerf tourne sans hâte autour eux. Dent-rouge baisse le museau et grogne férocement à son approche. Le cerf recule, fixant de nouveau Arlinn. Sa manière de pencher la tête de côté lui donne le dernier indice dont elle a besoin.
Elle aboie aux autres de ne pas bouger, puis se glisse derrière un arbre pour reprendre forme humaine. Patience la rejoint promptement avec sa sacoche en cuir — elle y récupère ses vêtements.
« Katilda, c’est bien cela ? lance-t-elle. J’espère que vous m’accorderez un instant pour me rendre présentable. »
Les bois autour d’elle semblent s’esclaffer — elle en sent le frisson dans son dos tandis qu’elle se change. Ce n’est qu’en balayant les environs du regard qu’elle se rend compte qu’ils se trouvent sous l’une des immenses arches de pierre du Celestus. La structure lui a toujours fait penser aux rouages d’une horloge. Parfois, disait-on naguère, les bras évoluaient autour de la plate-forme centrale, elle-même aussi grande que n’importe quelle place de village. Arlinn n’en a jamais été témoin, mais elle a plus d’une théorie sur les anciens rituels qui doivent activer un tel mécanisme.
Ils ont dû s’aventurer particulièrement loin dans la forêt ; autrefois, sa mère l’enjoignait toujours de faire demi-tour quand elle apercevait les anneaux brisés qui saillaient de la terre. Enfant, elle se demandait ce que cela ferait de se hisser au sommet des grandes arches plates – si le peuple de Thraben se réveillait tous les jours avec ce genre de vue. Peut-être qu’une fois en haut, elle pourrait se mettre un instant dans la peau d’une noble choyée. À présent adulte, elle considère les gravures sur leur surface grêlée avec inquiétude, les lentilles avec un malaise prononcé. Sa mère avait raison de la mettre en garde. Quelle qu’ait été la fonction du Celestus, mieux vaut la laisser au passé.
« Si vous voulez bien pardonner ma petite ruse, je pardonnerai votre temps d’habillage », répond une voix, à la fois charmante et distante. Son ton évoque à Arlinn une de ces matrones de village qui sait depuis longtemps que vous lui chapardez ses tartes. « Les loups de ces bois ne sont d’ordinaire pas si courtois. La plupart m’aurait déjà attaquée. »
Arlinn revient sur ses pas. Là où il n’y avait avant que des arbres et des fourrés, elle voit à présent une enclave : des tentes faites de branches et de peaux de bêtes, ornées des mêmes croissants et cercles qu’elle a croisés plus tôt. Des bougies flottantes baignent les lieux d’une lumière sinistre, effet accentué par les étranges épouvantails disposés partout. Arlinn fronce les sourcils. Des guide-chandelles — voilà comment sa mère les appelait autrefois. Une vieille histoire raconte que l’un d’eux a sauvé un garçon perdu dans les bois en l’accompagnant jusqu’au camp de la Fête des moissons. Une autre parle de chasseurs qui parcouraient l’Ulvenwald à la recherche de peaux de bêtes. Un jour, aucun n’est revenu. L’année suivante, ces guides sont apparus, nés des angoisses de leurs familles. Elle n’aurait jamais cru en voir un elle-même un jour, encore moins plusieurs. Les sourires taillés dans leurs visages de cire dégoulinante
Il y a aussi des gens dans l’enclave — peut-être deux douzaines. Des femmes, des hommes, d’autres qui échappent à toute étiquette. Parés de coiffes élaborées, ils marmonnent des sorts devant les guide-chandelles. Un homme à la peau d’ébène sculpte un rictus dans une citrouille, les pierres de lune suspendues dans sa coiffe étincelant dans la lumière. Deux femmes entourent un chaudron. C’est peut-être un effet de l’air glacial, mais Arlinn voit sans mal la fumée monter du liquide bouillonnant à quelques mètres de distance. De la même façon qu’elle hume sans mal l’odeur de la délicieuse préparation.
Enfin, une femme est assise devant eux sur une souche couverte de mousse, un bâton sur les genoux. Ses cheveux blancs habillent les nombreuses branches de sa coiffe ; avec le croissant et le cercle clairs peints sur sa peau hâlée, elle se fond parfaitement dans le décor. Difficile de dire exactement qui des loups ou d’Arlinn attire le plus son attention — mais elle trouve la situation tout à fait cocasse.
« Nous ne sommes pas comme la plupart des loups, répond Arlinn, avant de contempler l’enclave en plissant les yeux. Et je suppose que vous n’êtes pas comme la plupart des envoûteuses. »
Le contraire l’étonnerait grandement — elle ne décèle aucun maléfice dans l’air. Si effrayantes soient les ombres de leurs coiffes, si étranges soient leurs visages peints, il est évident que ce sont des humains. Ce fait en soi est rassurant, même si elle ne sait pas du tout ce qu’ils mijotent. Leurs sorts n’ont pas l’odeur de la magie classique. Telle une substance laissée en fermentation, ils semblent issus d’une longue maturation.
« Tout dépend à qui vous posez la question, dit Katilda. Avant l’arrivée de l’Archange, nous représentions la majorité des envoûteuses. À son arrivée, nous nous sommes retirées dans l’ombre, et maintenant qu’elle est partie, nous sommes de nouveau dans la lumière. »
Arlinn incline la tête de côté, perplexe. « Vous ne semblez pas si âgée. »
« Je n’avais pas nécessairement cette forme, ni ce nom, répond-elle, avant de désigner de son bâton l’arbre à côté d’Arlinn. Un gland n’est pas, en soi, un chêne. Avec le temps, de l’eau, du soleil… il peut le devenir. Il en va de même pour nous. »
« Alors vous régénérez quelque chose, déclare Arlinn. Qui êtes-vous ? »
« Nous sommes ce qui était et sera. Nous sommes ce que l’obscurité ne peut tuer. Nous sommes le cercle de Cerf-orient. » Sa voix est maintenant triple, ses yeux s’illuminent à chaque syllabe. La pointe de son bâton luit. Elle frappe la terre avec. Les broussailles autour d’eux s’animent soudain et poussent à vue d’œil en prenant une forme étrange. Très vite, Arlinn la reconnaît : la noble tête du cerf blanc. « Mais toi, louve, qui es-tu ? »
« Je m’appelle Arlinn Kord. » Elle ne regarde pas le cerf végétal dans les yeux, pas même quand ceux-ci fleurissent. Elle reconnaît très bien le parfum de la belladone. « Il n’y aura pas de cercle de Cerf-orient, si aucun soleil ne paraît au levant — et au rythme où vont les choses, nous n’en bénéficierons plus très longtemps. Je suis venue en quête de réponses. »
« Tu ne m’en as pas donné. » Nouveau coup de bâton — des lianes affluent pour compléter la tête du cerf. La création fait deux pas, puis s’incline devant Katilda, tel un suppliant devant un étrange monarque. « Mais nous y reviendrons plus tard. Mes réponses pour toi sont aussi claires que la forêt qui t’entoure et le battement de ton cœur humain. »
Éclair tape le sol de sa queue. Arlinn arrive elle-même à bout de patience. Cette envoûteuse, cette Katilda — pourquoi les gens comme elle font-ils toujours traîner les choses en longueur ? « Pourriez-vous les rendre un peu plus claires ? demande-t-elle. Ma vue n’est malheureusement plus ce qu’elle était. »
L’envoûteuse touche la tête du cerf de son bâton. Il en jaillit une couronne de branches et de fleurs. « Il existe un rituel pour ce cas précis. »
Arlinn ne regarde pas le cerf s’en aller en bondissant – ses yeux restent fixés sur Katilda. « S’il y a bien une chose que j’ai apprise, c’est que les rituels ne sont jamais faciles. »
« Là réside leur pouvoir — un rituel concentre la communauté et ses traditions. Avec le temps, des centaines d’individus ajoutent leur foi à sa puissance, surpassant de loin tout ce qu’un mage pourrait rêver d’accomplir seul, énonce Katilda. L’Archange nous a détournés de ces traditions. Nous devons revenir à elles… à la Fête des moissons. »
Avacyn n’était en rien responsable — mais ce n’est pas le moment d’en débattre. Même si le sujet démange Arlinn. « La Fête des moissons ? Comme dans les vieilles histoires ? »
« Celle-là même », confirme l’envoûteuse.
« Avec le thé épicé et les tartes ? » poursuit Arlinn. Son irritation grandit. Prêtresse d’Avacyn, elle mesure très bien l’ampleur de la protection que l’Archange leur apportait autrefois. « Comment ces sottises sont-elles censées nous sauver ? »
« La Fête des moissons ne se limite pas à cela. Le soleil et la lune se succèdent dans le ciel. La Fête des moissons représente le tour de l’humanité : notre célébration d’une nouvelle année vécue au mépris de ce qui nous accable. Nous vivons depuis trop longtemps dans la peur, nous comptons depuis trop longtemps sur des forces extérieures pour nous sauver. Nous devons assurer notre propre salut. En nous rassemblant… »
« Attendez, l’interrompt Arlinn en levant les mains. Vous projetez de rassembler combien de personnes ? »
« Autant qu’il en viendra, répond Katilda avec la patience d’une prêtresse de village. Ensemble, nous pouvons mobiliser notre force collective sous le Celestus et, par son intermédiaire, restaurer l’équilibre. »
Arlinn secoue la tête sans chercher à masquer son exaspération. « Autant envoyer une invitation à tous les prédateurs nocturnes d’Innistrad. Réunir autant d’humains au même endroit revient à les envoyer au massacre. Nous avons déjà connu assez de morts, nous n’avons pas besoin de mettre d’autres vies en jeu pour une vieille histoire que vous avez lue quelque part dans un livre… »
« Je ne l’ai pas lue dans un livre », rétorque Katilda, devenue elle-même plus cassante, se levant de sa souche. À la surprise d’Arlinn, c’est une femme grande et intimidante — aussi robuste que les chênes dont elle faisait l’éloge. La lycanthrope perçoit une infime odeur de terreau — mais cela n’a aucun sens. Katilda n’est pas une goule. « Il y aura des protections magiques, Arlinn Kord. Des gardiens, qui peuvent maintenant échanger ce qu’ils ont appris pour chasser les ténèbres. Vous voulez ramener l’aube ? Très bien. Mais vous n’y arriverez pas sans restaurer l’espoir que nous avons perdu. »
Dent-rouge grogne. Éclair aussi. Leur gêne trouve un écho dans la poitrine d’Arlinn : cette histoire ne peut que mal finir. Pourtant, tandis qu’elle dévisage fixement la vieille envoûteuse, elle ne décèle pas le moindre doute.
« Vous ne m’avez même pas parlé du déroulement de ce rituel, lui fait remarquer la lycanthrope, en imaginant que nous ne nous faisons pas tous tuer d’abord. »
« "Nous" ? » répète l’envoûteuse. Elle ne s’attarde pas sur sa pique, cependant, préférant pointer son bâton vers l’arche du Celestus. « La réponse, comme je te l’ai dit, se trouve sous ton nez. Nous utilisons le Celestus. En son centre se trouve une serrure d’or éclatant. Nous avons besoin de la clé d’argent de lune pour l’activer. Ne t’es-tu jamais demandé à quoi il sert ? Nos ancêtres l’employaient dans ce but précis : rétablir l’équilibre entre le jour et la nuit. »
« Dans les bois de Kessig, entourés d’ennemis. »
« Exactement. Pour attiser la flamme… »
« De l’espoir, complète Arlinn. Et si nous n’y touchons pas ? Si nous trouvons un autre moyen… ? »
« Il n’y en a pas, la coupe Katilda de façon tout aussi péremptoire. Si le Celestus n’est pas activé, et s’il ne l’est pas correctement, alors la nuit supplantera le jour. Geists, goules, vampires, loups-garous : vous nous dévorerez tous jusqu’à… »
« Je ne suis pas… »
Mais un son dans les bois la réduit au silence. Un hurlement, rude et grave. Un appel qui enflamme la louve en elle. Sa meute répond, et elle sent leur joie, leur impatience de prendre part à la chasse.
Car elle reconnaît ce hurlement. Elle l’a entendu pour la première fois des années auparavant, recroquevillée dans sa chambre, les yeux rivés sur le symbole censé la protéger. Et elle s’est enfuie du foyer familial, pieds et mains dans la terre humide de minuit, courant vers ce cri à toutes jambes — car il lui promettait un monde sans peur.
La première fois qu’elle a entendu ce cri, c’était il y a vingt ans — la première fois qu’elle a goûté au sang, la première fois qu’elle a goûté à la liberté.
Il l’ébranle encore, même aujourd’hui.
Tovolar.