Épisode 2 : Le Fardeau des civilités
« L’as-tu vue ? »
« Non, et toi ? »
« Quelle honte de nous faire attendre si longtemps à seule fin de faire une entrée remarquée ! Elle a beau se prétendre souveraine d’Innistrad… »
« Attention, parle moins fort, Relio… »
« Elle en est très loin ! J’attends de voir, moi. »
Relio porte sa coupe à ses lèvres. Un filet de sang finit par dégouliner de son menton sur sa collerette blanche. Cordelia l’avait pourtant prévenu ; il ne l’écoute jamais. « Ne te nourris pas de gougnafiers », lui a-t-elle dit, mais il n’en a cure ; « N’importune pas les Nusfar au seul motif qu’ils ressemblent à des enfants » lui a-t-elle préconisé, pour le voir ensuite agiter des bonbons enrobés de sang au-dessus d’une fillette cinq fois plus âgée que lui. De tous les vampires qu’elle connaît, aucun ne semble si peu attaché à son immortalité que Relio.
Ses frasques commencent très sincèrement à la lasser. Cette cérémonie a tant à offrir. Les rassemblements de cultistes de Stromkirk ont certes leur charme, mais ils ne sauraient rivaliser avec une telle ostentation. Si, comme tout le monde, Cordelia peut apprécier un bon sermon prophétique, il n’en est pas moins intéressant de voir comment vivent les autres.
Tout le monde, ou presque, a répondu présent au mariage Voldaren. Olivia s’est réellement surpassée pour la décoration. Même si Cordelia a encore du mal à en croire ses yeux, le résultat est indéniable. Le domaine Voldaren baigne dans le rouge : du cramoisi du tapis brodé d’or sous leurs pieds, à l’écarlate des robes et costumes des convives tel qu’exigé dans l’invitation, en passant par le sublime incarnat des fontaines de sang disposées à intervalle régulier. Le plus époustouflant reste la pluie de pétales sanguins qui tourbillonnent dans l’air. Jadis, des siècles plus tôt, Cordelia entretenait des jardins. Le doux ballet aérien des pétales lui rappelle cette époque lointaine.
Un spectacle nettement plus captivant que les jérémiades de Relio.
Il continue de pérorer, mais elle ne lui prête plus vraiment attention. Il semble se plaindre qu’Olivia ait convié les Domnathi. « Et où est le problème ? », se retient-elle de lui demander. Ah oui ! ils fraient avec les démons. Non seulement il n’y a pas un seul démon en vue, mais les Domnathi ont eux au moins respecté le code vestimentaire, contrairement à lui avec son costume blanc et bleu. Franchement ! Ses manches se teintent déjà de violet avec tous les pétales de sang qui fondent au contact du tissu.
Un humain passe près d’elle, heureuse distraction tandis que son compagnon poursuit ses jacasseries incessantes. Les goûts raffinés d’Olivia se manifestent là aussi : les serviteurs sont bien charpentés, lestes et séduisants, jamais ennuyeux. Celui-ci porte un plateau de coupes en cristal remplies de sang frais. Fustigera-t-on Cordelia si elle décide de s’abreuver directement à la source ? Elle ne distingue aucune morsure sur le corps musculeux de l’homme. Ce serait sans doute risqué s’il s’agit du favori de quelqu’un d’autre. En outre, cinq duels ont déjà éclaté dans la grande salle, dont l’un vire à l’éviscération — chose fort inconvenante lors d’un mariage.
Les Nusfar se moquent de la bienséance, cependant. Il en faudrait nettement, nettement plus pour les dissuader. Alors que Cordelia prend une autre coupe, un garçon qui paraît n’avoir que dix ans plonge la main dans la poitrine d’un homme. Elle secoue la tête avec désapprobation. La victime est Kristoff Laurent, un Markov connu pour se battre au moindre prétexte. Malheureusement pour lui, tous les talents martiaux du monde ne peuvent rien contre l’instinct prédateur des Nusfar. Dommage, elle aimait bien Kristoff, dont l’ardeur ne s’exprimait pas qu’au combat.
En le regardant se vider de son sang, elle ne ressent qu’une infime tristesse. Las ! l’amour est une fleur éphémère, même pour les immortels.
« Regarde donc qui elle a invité ! Des monstres. Décidément, les vampires ne sont plus ce qu’ils étaient, bavasse Relio. D’ailleurs, le fait que nous nous inclinions tous devant cette folle en dit long. »
« Relio, tu es un Voldaren », le morigène-t-elle.
« Exactement, je la connais donc mieux que bien des vampires ! Il y a deux cents ans, jamais nous ne nous serions abaissés à fréquenter ces Domnathi de… »
Sa nouvelle calembredaine se retrouve noyée dans le flot de sang qui jaillit de sa bouche, ruisselant sur son torse. Il tend la main vers Cordelia, mais elle esquive son ultime geste d’un pas de côté. Trois secondes plus tard, il s’effondre sur le sol en marbre, mort.
Henrika Domnathi, sympathisante notoire des démons, se tient juste derrière lui. Des serpentins écarlates lui entourent les doigts. Un sang artériel vif remplit sa coupe. Lorsqu’elle fixe son regard d’acier sur Cordelia, celle-ci se retient à grand-peine de déguerpir.
« Quel homme assommant ! se plaint la vampire. C’est un ami à vous ? »
« Non. Pas du tout, dame Domnathi », répond promptement Cordelia.
Celle qui fut, dit-on, l’amante d’une nuit de Griselbrand esquisse un rictus satisfait. « À la bonne heure. Et vous êtes ? »
« Cordelia… »
« Ah oui ! de la famille Stromkirk, si je ne m’abuse. » Elle étudie la tenue de Cordelia comme un chat lorgne une souris. « J’ai posé quelques questions à vos semblables récemment, mais il semblerait que personne ne daigne me répondre. N’est-ce pas malheureux ? »
Des murmures circulent sur ce que Henrika Domnathi inflige à ceux qui refusent de lui répondre. Des murmures discrets, car personne n’oserait en parler tout haut. Les accointances de la lignée des Domnathi avec les démons sont bien connues, même si leurs desseins restent opaques. Pire encore, on raconte qu’ils vont jusqu’à leur offrir leurs
Un serviteur humain vient sans un mot emporter le cadavre de Relio. Cela suffit à détourner l’attention de Cordelia rien qu’une seconde. Une peur primitive la saisit : elle a beau être une vampire, Relio l’était aussi. Elle ne tient pas à connaître le même sort. Si Henrika le voulait, elle pourrait la tuer tout de…
"Ting ! ting ! ting !"
Le silence envahit la grande salle tandis que la foule se tourne telle une marée écarlate vers l’estrade.
Olivia Voldaren vient de faire enfin son entrée.
Et quelle entrée ! La future mariée descend les marches en flottant, sa longue traîne sanguine et fantomatique tenue par des chauves-souris ! Les lumières ésotériques brillent de plus belle, illuminant le moindre détail de sa mise : l’or de ses bijoux, l’éclat de ses dents, la majesté d’une robe confectionnée avec les esprits de ses plus anciennes victimes. En quelques centaines d’années d’existence, Cordelia n’a jamais vu de tels prodiges de couture. Ce col est au moins aussi grand qu’un jeune enfant.
Même Henrika laisse échapper un petit soupir impressionné. Elle enroule un bras autour de Cordelia. « Quel dommage, la cérémonie vient de commencer. »
« Do-dommage en effet », répète Cordelia.
Heureusement, Olivia coupe court à toutes les conversations.
« Bonsoir, mes précieux amis et farouches ennemis ! » Son ton extatique ne laisse rien présager de bon. « Je constate que nous avons déjà eu droit à quelques meurtres. Quel plaisir ! Rien ne pouvait me mettre plus en joie que des sacrifices de sang à mon mariage ! Mais que ce serait une union sans un marié ? »
Elle lève son verre comme pour adresser un signal. Très vite, elle ne se trouve plus seule sur l’estrade : un groupe de serviteurs apprêtés — la plupart dans une vêture avacynienne des plus ironiques — apparaît en portant un somptueux sarcophage en marbre serti d’or et couronné des armoiries de la famille Markov.
Les serviteurs posent le cercueil.
À cet instant, il règne dans la salle un silence religieux.
Chandra Nalaàr avance droit vers le danger.
Elle a toujours employé cette méthode et, en règle générale, cela fonctionne très bien. Ce soir, alors qu’elle tente de passer les gardes à l’entrée du domaine Voldaren, c’est un échec. En effet, Téfeiri la retient par les épaules au moment où un oiseau percute le mur. La magie de protection l’incinère instantanément et un volatile de cendres tombe du point d’impact.
« Je vois
Adeline étouffe un rire qui transforme la déconvenue de Chandra en fierté. Voilà un long moment que la cathare n’avait pas ri. Non sans amertume, la pyromancienne jette un coup d’œil aux imposants gardes postés de part et d’autre du portail. Même s’ils ne sont pas responsables en soi, ils font partie du problème.
C’est Arlinn qui a eu l’idée de se présenter directement au portail. S’il y avait un mariage en cours et qu’ils se montraient en petit groupe avec Sorin, on les laisserait peut-être passer. Chandra trouvait depuis le début que c’était stupide. Qui laisserait débarquer des ennemis simplement parce qu’ils sont en grande tenue ? Toutefois, Sorin estimant lui aussi que c’était jouable, ils ont tenté leur chance.
Pour sa part, Chandra continue de penser que le plus simple serait de tout brûler. Les gardes se disperseront pour échapper aux flammes, et ils pourront entrer en force.
L’heure n’est plus aux demi-mesures sur Innistrad. En venant, leur groupe a rallié tous les volontaires possibles. Entreprise qui s’avère finalement nettement plus facile quand il y a une stratégie et que celle-ci consiste à interrompre une fête de vampires. La colère couve sur les landes et les falaises ; un feu qui ne demande qu’à se propager.
Chandra ne le sait que trop bien.
Restée en retrait, la cavalerie des cathares se tient prête à charger à leur signal. Les prêtres de Sigarda entonneront leurs chants, dont la sainte prière enveloppera les villageois tels les ailes d’anges, et le tour sera joué. Les vampires seront faits comme des rats. Les Sentinelles récupéreront la Clé d’argent de lune et repartiront aussitôt.
Malheureusement, ce qui à ses yeux s’apparente à un jeu d’enfant semble toujours bien plus compliqué pour les autres. En parcourant les visages de ses camarades, au nombre de cinq sans les autres cachés non loin, elle devine que c’est une fois de plus le cas. Surtout pour Sorin. À sa tête, on croirait qu’il vient d’avaler du sang vinaigré ; chose incroyable, car elle ne le pensait pas capable d’avoir l’air encore plus aigri. Il y a une première fois à tout, suppose-t-elle.
« Personne n’entre sans invitation », décrètent les gardes. Olivia Voldaren a dû choisir deux vampires dont les voix s’harmonisaient à la perfection pour cette tâche, car leur unisson offre la rebuffade la plus retentissante de tout Innistrad.
« Et si nous entrons avec lui ? » s’enquiert Arlinn. Elle est superbe dans sa tenue de cérémonie, mais à vrai dire elle l’est dans la plupart de ses tenues. Celle-ci s’avère néanmoins de très bon goût : un pourpoint sang-de-bœuf parfaitement ajusté, avec des branches de bouleau brodés sur le col et des manches fendues de rouge aux manchettes blanches repassées avec soin. Une cape de fourrure jetée sur l’épaule ajoute à l’ensemble une touche forestière ; la connaissant, elle a probablement terrassé l’ours elle-même. C’est agréable de la voir toute apprêtée — comme retrouver sa tante préférée à une réception. « Il a une invitation. »
« Une personne par invitation », entonnent les gardes d’une même voix.
« C’est ridicule, proteste Chandra. Même pas un cavalier ou une cavalière ? »
« Vous n’allez pas nous faire croire que vous n’avez pas les moyens d’accueillir plus de monde, renchérit Kaya en désignant leur armure dorée. À l’évidence, vous n’êtes pas au bord de la pénurie. »
« Et puis, si vous voulez vous assurer que tout Innistrad s’incline devant sa nouvelle souveraine, vous avez besoin de l’engagement de tout le monde, souligne Arlinn. Vous ne pouvez pas inviter seulement les vampires. »
« C’est de très mauvais ton », opine Téfeiri.
« Une personne par invitation. »
Chandra se retient de hurler. La réponse est pourtant simple : ils entrent, point final. Non ?
Hélas, l’endroit est protégé par de nombreux sorts : des défenses magiques que les envoûteuses n’ont pas su décortiquer et que les prêtres n’ont pas pu dissiper. L’armée des vampires veille aussi au grain tout le long des tours de guet. Qui sait combien d’entre eux possèdent eux-mêmes des pouvoirs magiques ? Qui sait s’ils sont affamés ? Certes, Arlinn et Adeline ont réussi à constituer une petite armée au débotté, mais sont-ils vraiment tous prêts à en découdre ?
Ici et maintenant ?
En dépit de ses pulsions guerrières, Chandra ne peut ignorer les risques d’un combat à découvert. Sans la clé, ou son espoir immédiat, l’affrontement risque fort de se conclure comme le Massacre de la Fête des moissons.
Ce jour l’a si profondément marquée que sa mémoire en gardera certainement la cicatrice des années : les cadavres baignés dans la lueur orangée du couchant ; leur sang, aussi rouge que du vin de canneberge, imprégnant les costumes qu’ils s’étaient confectionnés avec tant de soin. Les déguisements de loups-garous et de vampires étaient à leurs yeux un acte de défi. Et voir finalement leurs corps brisés à terre
Mais ces gens étaient innocents. À peine adultes, pour certains.
Et quand elle repense à eux… Non, non. Ils ne peuvent pas forcer le passage.
Adeline devine peut-être ce qui la taraude ; le poids de sa main sur son épaule réconforte Chandra, tout comme la légère fragrance de cuir qui l’accompagne toujours. Son armure d’apparat, ornée de symboles avacyniens, est déjà enchanteresse en elle-même, mais la cathare dégage aussi toujours un parfum merveilleux. « La patience est une vertu, prêche-t-elle, même si
« À qui le dis-tu ! répond la pyromancienne, décidée à enchaîner au plus vite. C’est dommage, quand même. Nous voilà toutes les deux sublimes et élégantes, et tout cela pour rien. On m’avait pourtant promis une fête. »
« "Une fête" ? C’est donc à cela que vous le résumez ? »
Sa voix grave lui fait l’effet d’un coup de poing dans le ventre. Chandra ne cille pas. D’une certaine manière, elle se réjouit qu’il prête enfin attention à la situation au lieu de ruminer. « Non, certes, ce n’est pas qu’une simple fête, concède-t-elle. Je voulais seulement détendre l’atmosphère. »
« Je ne doute pas que tout cela ne soit à vos yeux qu’une vaste comédie, Nalaàr, mais je me permettrai de vous rappeler que vous êtes en présence d’adultes », lâche-t-il.
« Certains adultes ont besoin de rire, la défend Téfeiri. Chandra a largement fait ses preuves, elle a bien gagné le droit de badiner. En outre, ce plan n’est pas le sien : elle aurait pu ignorer l’appel d’Arlinn, ou partir après la Fête des moissons. Pourtant, elle est encore là. »
Sorin considère l’invitation entre ses mains. Il fronce les sourcils. Son expression évoque à Chandra celle d’un vieux portrait austère, ce qui la fait rire, car la comparaison le hérisserait. Elle parvient de justesse à se retenir en se mordant la lèvre. Si ridicule soit-il en société, et même si elle ne le porte pas dans son cœur, elle a bien du mal à imaginer ce qu’elle ressentirait à sa place.
« Tu t’en sortiras tout seul parmi eux ? » demande Arlinn au vampire.
« Je peux tenter de te suivre », propose Kaya.
Quelle drôle de notion ! Un petit fantôme de Kaya qui flotterait au-dessus de l’épaule du sombre Sorin. Bien sûr, Chandra sait que Kaya n’est pas vraiment un fantôme, et qu’au mieux, elle le talonnerait sous sa taille normale. Peu importe, l’image paraît adéquate. Tout comme la réaction de Sorin, qui soupire en secouant la tête.
« Je vis dans la solitude depuis des siècles, dit-il. Ce ne sera pas différent. »
Sa remarque laisse Chandra perplexe, car, en soi, il ne sera pas seul. Il a de la famille à ce mariage. Il doit bien y avoir une personne dans le lot qui trouve grâce à ses yeux.
D’un autre côté, lorsqu’il franchit le portail d’un pas décidé, le vampire n’a pas la tête d’un homme qui apprécierait qui que ce soit.
Sorin marche seul.
Les deux gardes ne l’entendent manifestement pas de cette oreille. La barrière bien en place, ils ont décidé de l’escorter jusqu’au château après avoir envoyé des chauves-souris messagères demander une relève au portail.
Leurs pas font écho aux siens — le cliquetis de leur armure répond au claquement de ses chaussures sur le marbre. Ils pourraient se mouvoir dans un silence total s’ils le voulaient, mais ils laissent le bruit régulier de leur foulée l’accompagner.
Suivi très vite de leurs jérémiades.
« Vous n’avez pas respecté le code vestimentaire, lui reproche le premier, dont Sorin ignore le nom et se moque bien de le connaître. Les couleurs étaient précisées dans l’invitation. »
Des tours se dressent, frêles, au sommet de blocs rocheux de part et d’autre de leur chemin. Dans chacune, une flopée de Voldaren et leurs invités se servent du sang. L’odeur de débauche lui parvient jusqu’ici. Il se demande si tous se plient à ce fameux code vestimentaire. Au loin, la mer tumultueuse poursuit son mouvement incessant, indifférente aux événements.
Il ne répond rien.
Des pétales de sang choient sur sa cape, empourprant le givre.
Ils arrivent aux portes du château, filigranées des armoiries Voldaren, la silhouette d’Olivia en leur centre. Diantre ! cette femme est d’une audace folle. Si la fatuité suffisait à conquérir, Olivia Voldaren se serait depuis longtemps taillé un trône dans les ossements d’Innistrad.
Et elle y parviendra ce soir.
La femme assignée à l’entrée le détaille de la tête aux pieds avec une moue de répugnance, comme si le noir et gris de sa tenue étaient une faute de goût. Sorin a beau ne pas souffrir les jeux politiques des vampires, il sait très bien se vêtir. Contrairement à bon nombre de ces foutriquets.
« Votre invitation ? »
Il la lui remet, non sans irritation. Ils le connaissent parfaitement. Tout le monde le connaît. Olivia aura sûrement ordonné à cette péronnelle de se comporter ainsi — une vulgaire jeunette pour accueillir dames et seigneurs. Olivia l’a-t-elle choisie pour sa mine dédaigneuse à souhait ? pour le mépris qui suinte de sa voix ?
« Allez-y. »
Plus jeune, Sorin aurait sans doute été horripilé par ses manières.
Mais c’est à présent un vampire plus âgé et las, qui tient surtout à en finir au plus vite avec cette mascarade.
À peine le seuil franchi, la musique l’engloutit tout entier. Des musiciens envoûtés jouent près de fontaines de sang dorées. Un morceau datant d’au moins trois siècles selon ses souvenirs ; un classique connu de tous. Et, en effet, certains dansent déjà, même si la fête n’a pas encore commencé ici. La lumière verdâtre qui filtre par les fenêtres baigne les lieux dans une étrange atmosphère, comme s’il observait un tableau, non la réalité.
Évidemment, l’inévitable se produit : poussé par la faim, l’un des convives s’approche de l’orchestre et égorge l’un des musiciens.
Vraiment, certains de ces invités ne valent guère mieux que des bêtes. Seul un animal cèderait aussi promptement à ses appétits au mépris du divertissement de tous.
Et aucun n’échappe à la règle. Oui, depuis des millénaires, ils se comportent tous ainsi.
« Sorin ? Est-ce bien Sorin Markov ? »
Il poursuit son chemin.
Les couloirs du domaine Voldaren sont conçus pour désorienter les visiteurs. C’est l’une des plus vieilles ruses d’Olivia : enivrer ses convives d’une manière quelconque, leur répéter de ne pas vagabonder dans le château, faire disparaître les quelques imprudents. Il y a plus de geists dans les Corridors maugréeurs que de pages dans toute la bibliothèque d’Olivia. Tous victimes de la vampire. Tous errant dans ces couloirs insolites, où les portes s’ouvrent parfois sur une fosse et où les escaliers se réorganisent au gré de leur fantaisie.
Le secret, c’est que le domaine Voldaren suit les caprices de sa propriétaire.
Et cette dernière est aussi prévisible que méprisable.
En réalité, ce mariage ne le surprend pas. Il s’attendait à ce genre de machination de la part d’Olivia. Durant l’ignominieux emprisonnement de Sorin, elle s’échinait déjà à s’emparer du pouvoir. Une personne aussi pétrie d’ambition en viendrait fatalement à penser au mariage politique. Et, une fois ce projet en tête, il y avait peu de familles sur Innistrad susceptibles de lui offrir le pouvoir qu’elle convoite. Henrika préfère la vengeance à la puissance ; les Falkenrath n’avaient aucun candidat à lui proposer ; Runo Stromkirk préférerait se jeter à la mer. Ne restaient donc que Sorin, qu’elle n’aurait jamais, ou son grand-père.
Il aurait dû s’en douter.
La foule s’épaissit à mesure qu’ils approchent de la salle de réception. Des serviteurs qui n’osent pas le regarder. De jeunes vampires qui le lorgnent éhontément, comme si poser les yeux sur Sorin Markov était un acte si profane qu’il allait bouleverser leur existence éternelle.
« C’est lui, l’homme prisonnier de la pierre, disent-ils. Que c’est cocasse ! »
« Ne devrait-il pas avoir une bouche d’Avaleur ? » Il ne connaît que vaguement le terme. Les Falkenrath se sont taillé une nouvelle réputation.
« Il est plutôt attrayant pour un tel gourdiflot. »
Ils gloussent sur son passage, les lèvres fraîchement teintées de sang. Des verres tintent. Derrière lui, l’armure des gardes cliquète toujours ; au-dessus de sa tête, des pétales de sang flottent sur des nuages de musique.
En silence, il songe à tout ce qu’il a fait pour permettre la vie que mènent ces gens.
Il abomine cet endroit
Plus loin, dans la salle de réception, il découvre un lieu si vaste que sa présence au cœur du château paraît inconcevable. La lune ne fournissant pas un éclairage suffisant, une magie spectrale vert-jaunâtre pallie ses lacunes. Danseurs, duellistes et oisifs : ils sont des centaines rassemblés ici, avec autant de reflets dans le marbre lustré. Des fontaines de sang offrent subsistance et ébriété ; des serviteurs enchaînés proposent un nectar plus frais pour les connaisseurs.
À son entrée, un homme élancé posté près des portes souffle dans un cor.
« Le très estimé et fort bienvenu Sorin Markov ! »
Il éprouve de nouveau des envies de meurtre.
Toutefois, il sait à quoi il s’expose, entouré de la sorte par ceux qui aimeraient le voir traîné plus bas que terre. Olivia n’a qu’un mot à dire. Alors, ils se jetteront tous sur lui tels des corbeaux sur une charogne, et toute la sangromancie du monde ne lui fera gagner que quelques minutes. Pendant ce temps, la pitoyable coalition d’Arlinn attendra dehors sans se douter de ce qui se passe.
Aussi se retient-il d’étriper le crieur ainsi que tous ceux qui se tournent vers lui. Combien de regards le dévisagent ? Il l’ignore, mais chacun le pique comme la pointe d’une dague.
Ce n’est rien, néanmoins, à côté du pieu au cœur que constitue l’estrade.
Il n’y a pas d’erreur possible : il s’agit bien du cercueil de son grand-père.
Et cette femme, parée des âmes ondoyantes de ses victimes, n’est autre qu’Olivia Voldaren.
Le silence règne dans cette antre de débauche.
Même là, de l’autre côté de la salle, il la voit esquisser un sourire.
« Mon très cher Sorin, déclame-t-elle. Quelle joie ! Tu arrives juste à temps. »
Il se rembrunit. L’assemblée frissonne d’un rire contenu. Se débarrassant de sa cape, qu’il laisse choir derrière lui, il remonte l’allée jusqu’au sarcophage volé de son aïeul.
« Olivia, c’est toujours un plaisir, répond-il. Je vois que tu n’as pas regardé à la dépense. »
« Pourquoi aller à l’économie ? Cette heureuse occasion ne mérite que le meilleur, n’en conviens-tu pas ? Je ne veux rien de moins que le plus somptueux pour le réveil de ton grand-père. »
Il serre les dents malgré lui.
Mais il continue. Un pas, puis un autre. Les pétales tombent. Les verres tintent.
Olivia claque des doigts. Un serviteur lui remet un couteau richement orné.
« Tu peux lui demander toi-même, dit-elle. Il sera là dans un instant. »
« C’est de la folie. »
« "De la folie" ? Oh ! mon petit. Je n’ai jamais pris de meilleure décision. »
Toute l’attention de la foule se fixe à présent sur la vampire. D’un geste théâtral, elle s’entaille le poignet. Un sang ancestral, puissant, aussi sombre que la nuit, coule sur le cercueil d’Edgar Markov.
Le lustre rouge au-dessus, les tapis rouges en dessous, accompagnés par la femme dans sa robe de mariée rouge, le sang rouge sur le marbre lilial du cercueil.
Chaque goutte accroît sa colère. Chaque seconde où le sang impie de cette femme coule sur les gravures de son histoire familiale est une insulte. Son grand-père — le créateur de tout ce que ces gens chérissent tant ! Son grand-père, leur créateur, utilisé comme un vulgaire instrument politique.
Il sait ce qui va se produire. Les rainures mènent aux mécanismes internes du sarcophage. À tout moment, le sang de cette femme va goutter sur les lèvres de son aïeul. Son énergie le submergera alors et, pire encore, les souvenirs et émotions d’Olivia se mêleront aux siens.
Sorin prenait tant de précautions lorsqu’il réveillait son grand-père. Il attendait un long moment, le temps de dominer ses émotions, se concentrait sur des souvenirs agréables, faisait le nécessaire pour s’assurer que son aïeul se réveillait dans de bonnes conditions. Bien que personne ne tienne à l’admettre, émerger du long repos est une expérience effrayante.
Et voilà que son grand-père va se réveiller en goûtant le sang gorgé d’ambition de cette femme, entouré de ces insectes
C’est, en fin de compte, une pensée puérile. Sans doute la plus puérile qu’il ait eue depuis des années, si ce n’est de toute sa vie.
Pourtant elle est là, au cœur de toutes ses émotions ; une unique pensée qui résonne à l’infini.
Il ne veut pas perdre son grand-père.
Il ne veut pas le voir blessé.
Tous plans confondus, personne ne le connaît depuis aussi longtemps. Personne ne connaît aussi bien l’histoire de sa vie, de son enfance jusqu’à son ascension, de ses échecs à ses triomphes.
Lui seul s’en souvient. Tous les autres sont morts.
Cette prise de conscience est l’étincelle qui met le feu aux poudres de sa fureur. À cet instant-là, tout bascule. L’explosion annihile toute prudence.
Sorin s’élance vers le cercueil.
Les gardes lui barrent la route, quatre vampires qui croisent leurs lances. Des souris devant un chat ont de meilleures chances de survie. Quand Sorin saute sur le premier, il lui arrache la gorge avant même qu’ils touchent le sol. Les deux suivants s’immobilisent, le sang figé dans leur corps. Il s’apprête à bondir de nouveau, vers Olivia…
Mais dans sa hâte, il a oublié le dernier.
Une lourde chaîne enroulée autour de sa gorge le tire en arrière tel un chien en laisse. Encore un pas, un seul, et il pourra interrompre Olivia, mettre fin au rituel.
Le garde le fait cependant reculer d’un pas. Sorin trébuche sur les cadavres.
Il grogne férocement. Ses yeux restent rivés sur l’effroyable spectacle devant lui : le cercueil, le sang, le sourire d’Olivia.
Encore
Un autre garde se joint au premier, ajoutant une chaîne d’argent béni autour de son torse.
Il résiste.
Un troisième soudard. Un quatrième. Ils s’accumulent, trop vite pour que sa magie les affecte, trop vite pour les arrêter.
Il ne peut que tenter de les atteindre… et regarder.
Regarder le sarcophage s’ouvrir, son grand-père en émerger. Edgar Markov ne contemple pas la foule assemblée, ni son petit-fils enchaîné ; il n’a d’yeux que pour Olivia Voldaren.
Il lui sourit.
Sorin ne se rappelle pas avoir vu une telle expression sur le visage de son grand-père. Un sourire béat, pur, et d’autant plus atroce. Il sourit comme un enfant.
« Mesdames, messieurs, et Sorin, annonce Olivia, je vous présente mon sublime et merveilleux fiancé : le seigneur Edgar Markov. »
Il lui prend la main. Pendant de longues, horribles secondes, il boit à son poignet. Ensuite, seulement, il sort du cercueil.
Repu, il se tamponne la bouche avec un mouchoir. Alors il se tourne vers la foule et embrasse la salle du regard.
« Grand-père ! s’écrie Sorin. Grand-père, elle vous contrôle… »
Ce n’est qu’à ce moment qu’Edgar le remarque, et seulement comme un maître remarque son chien agité. Son sourire se mue en compassion. « Sorin, je t’en prie. Tu es en train de gâcher la cérémonie. »
« "La cérémonie" ? » répète Sorin sans trouver autre chose à dire. Il avait un maigre espoir au fond de lui, espoir qu’il ne s’était même pas admis jusque-là : que les charmes d’Olivia ne réussiraient pas à ensorceler son aïeul. Est-ce réellement aussi facile ?
Son grand-père semble résolu. Olivia claque des doigts ; une flopée de serviteurs s’activent. Telles des araignées tissant leur toile, ils s’affairent autour de lui pour le vêtir de son costume de marié.
Le cœur de Sorin se brise. Il se rend vaguement compte que les gardes ont cessé de le retenir. Il est libre d’avancer.
Mais il n’en a plus la force.
Plus maintenant qu’Olivia prend le bras de son grand-père et que les invités lui sourient.
« Pourquoi fais-tu cette tête ? Après tout, tu ne seras pas seul du côté du marié », le nargue Olivia.
Il est trop abattu pour daigner lui répondre.
Pourtant, elle tient sa promesse : il ne sera pas le seul représentant de sa famille.
Il y a d’autres cercueils. Sa famille est si grande qu’il serait impossible de tous les conserver dans la crypte du manoir Markov. Beaucoup sommeillent dans leur propre demeure.
Et ils n’ont pas échappé à l’attention d’Olivia.
La vampire volète d’un cercueil à l’autre telle une abeille folle. Quelques gouttes suffisent pour réveiller un ancien. Curieusement, même si Edgar est son promis, elle ne quitte jamais Sorin du regard.
Que sait-elle au juste ? Les a-t-elle choisis sciemment, les ancêtres qu’il déteste le plus ? Probablement. Ce ne serait pas difficile : il s’est rarement entendu avec sa famille.
Vient le moment, il ne saurait dire quand, peut-être lorsque sa troisième tante sort de sa torpeur et le regarde avec un sourire méprisant.
Sorin Markov détourne le regard.
L’un après l’autre, ses proches défilent devant lui. L’un après l’autre, ils l’embrassent sur les joues en exigeant qu’il fasse de même. Ils ne prononcent pas un mot, car il n’y a rien à dire.
C’est un mariage, après tout, et les discussions avec Sorin n’ont jamais apporté que de la morosité au manoir Markov.