Nahiri était à la fois satisfaite et irritée. Satisfaite, maintenant que la clé ancestrale se trouvait dans sa poche, elle savait qu'elle ne tarderait pas trouver une solution à son problème. Irritée, car sa récente équipée en compagnie de Nissa avait démontré de façon claire qu'elle ne survivrait pas si elle tentait d'explorer seule le Fort céleste de Murasa. À son corps défendant, il lui fallait bien admettre que, sans l'aide de Nissa lors de l'exploration du Fort céleste d'Akoum, elle n'aurait jamais réussi à obtenir la clé.

Toutefois, alors qu'elle passait l'imposante entrée principale de Porte des Mers, elle se répéta qu'elle avait la chance de savoir précisément où trouver la meilleure équipe d'aventuriers de tout Zendikar.

La dernière fois qu'elle était venue à Porte des Mers remontait à loin et la ville n'était plus celle dont elle se souvenait. Toute la cité avait été rasée durant la guerre contre les Eldrazi et bien qu'elle eût été reconstruite, on pouvait encore percevoir les stigmates de ce conflit sur ses bâtiments...

... ainsi que parmi les habitants.

Assaillie par la culpabilité, Nahiri garda le regard fixé droit devant elle alors qu'elle parcourait les rues. Elle ne s'attarda pas pour admirer le magnifique phare qui surplombait l'entrée de la ville, pas plus qu'elle ne prit le temps de visiter ses marchés où humains, kor et ondins flânaient entre les étals. Lorsqu'elle passa devant le nouveau monument commémorant le conflit, une grande plate-forme circulaire sur laquelle se dressaient six hèdrons massifs entourés de débris des anciens édifices de Porte des Mers, elle n'y jeta qu'un coup d'œil furtif. À l'inverse des habitants de cette ville, Nahiri n'avait pas besoin d'un sépulcre théâtral pour entretenir le souvenir de ce qu'elle avait perdu.

Alors qu'elle approchait des Guildes, elle constata que les rues devenaient plus étroites et que l'air se chargeait des odeurs de poisson frais et de viandes grillées provenant des tavernes. Des vendeurs des rues et quelques mercenaires affamés s'approchèrent d'elle mais préférèrent rebrousser chemin en croisant son regard. Elle n'avait pas de temps à perdre avec des baroudeurs à la petite semaine. Dans sa poche, la clé lui semblait peser lourd.

Dès qu'elle poussa la porte en fer forgé du Corps expéditionnaire de Porte des Mers, elle fut submergée par le bruit, la chaleur et les relents de bière éventée mêlés à l'odeur corporelle des voyageurs. L'endroit n'était pas très vaste et des représentants de toutes les races s'y entassaient, assis une chope à la main autour de tables abîmées ou lancés dans d'ardentes négociations quand il s'agissait de clients potentiels cherchant à engager des aventuriers. Et, au beau milieu de ce maelstrom, telle le proverbial œil du cyclone, se trouvait Kesenya, chef du corps expéditionnaire.

C'était une kor de grande taille à l'allure fière, portant une armure d'argent et de luxueux vêtements violets. Les mèches blanches de ses cheveux étaient tressées dans un motif élaboré et elle portait un collier d'un rouge étincelant qui ne pouvait être que la légendaire Collerette du Dragon. Elle était littéralement assiégée par des clients et des admirateurs qui cherchaient à attirer son attention. Toutefois, quand elle aperçut Nahiri, elle se leva d'un bond, offrit une excuse quelconque à son parterre de courtisans et traversa la salle.

« C'est toujours un plaisir de te revoir, bienfaitrice. »

« Je suis ravie de constater que mon investissement a prospéré, lui répondit Nahiri à voix basse. Pouvons-nous discuter en privé ? »

« Avec plaisir. » Kesenya l'emmena alors dans une pièce à l'écart. Elle était petite mais meublée avec soin. Les bancs y étaient rembourrés de coussins et, sur ses murs, on avait accroché des cartes de différents Forts célestes. On apporta des chopes de bière fraîchement tirées qu'on posa sur la table.

« Je vais être franche, lança Kesenya en s'asseyant face à Nahiri. Je suis étonnée de te voir ici. D'habitude, tu te montres plus. . .distante. »

« Je me comporte comme la situation l'exige », répliqua Nahiri, une note tendue dans la voix. Elle toucha la clé dans sa poche. « Présentement, j'ai besoin de réunir une équipe dont les membres seront aussi téméraires que doués afin de retrouver quelque chose de très précieux et de très puissant. »

« Alors tu es venu au bon endroit, confirma l'autre kor. J'imagine que tu sais déjà qui tu veux engager, non ? »

Nahiri se contenta de sourire.


Nahiri, héritière des ancêtres | Illustration par : Anna Steinbauer

Quatre aventuriers prirent place face à Nahiri dans le salon privé du siège du Corps expéditionnaire. Akiri, une guerrière kor réputée dans tout Zendikar pour ses talents d'élingueuse de filins. Une sorcière humaine de petite taille appelé Kaza, appuyée sur un grand bâton ornementé. On disait d'elle qu'elle vouait un culte au feu et dans ses yeux brillait une lueur rusée. Orah, un clerc kor à la longue barbe blanche dont l'esprit renfermait un volume de savoir équivalent à celui d'une bibliothèque. Et Zareth, un ondin aux cheveux rouge vif et à la barbe tressée. Des quatre, il était le seul qui ne s'était pas assis à la table. Il avait préféré s'adosser au mur du fond de la pièce, les bras croisés et regardait la lithomancienne avec méfiance. La Planeswalker comprit immédiatement qu'elle allait devoir rester sur ses gardes avec lui.

« Je m'appelle Nahiri, annonça-t-elle. J'ai vécu des aventures dignes de devenir des légendes et, aujourd'hui, je viens vous demander de vous joindre à moi dans l'une de mes expéditions. »

Aucun des aventuriers ne répondit et leurs visages affichèrent tous différents degrés de scepticisme.

Parfait, se dit-elle. Ils ne prennent pas tout ce qu'on leur dit pour argent comptant.

« Que vous a raconté Kesenya à mon sujet ? » demanda-t-elle en se calant contre le dossier de sa chaise.

« Juste les grandes lignes. » répondit Akiri. Nahiri reconnut en elle leur cheffe.

« Elle a dit que tu possèdes la capacité de voyager jusqu'à d'autres royaumes, que les minéraux t'obéissent, et que tu es assez puissante pour affronter un Eldrazi en combat singulier, ajouta Orah en se penchant en avant. Est-ce vrai ? »

J'aimerais que cette dernière affirmation le soit, songea Nahiri avec amertume.

« Tout à fait », déclara-t-elle après une pause.

Orah eut alors un large sourire, comme un enfant découvrant que ses contes préférés sont bien réels. Tournant la tête, Akiri échangea un regard avec Zareth.

« Dans ce cas, pourquoi aurais-tu besoin de simples aventuriers tels que nous ? » demanda Zareth, se redressant pour approcher de la table.

Parce que je me dirige sans doute tout droit dans un piège, pensa-t-elle.

« Il existe un objet appelé le Cœur de lithoforme. » commença la lithomancienne avant de marquer une nouvelle pause, le temps de ravaler sa fierté. Et j'ai besoin d'aide pour le retrouver.»

« Où ça ? » s'enquit Akiri en croisant les bras.

« À Murasa. Plus précisément dans un Fort céleste qui est récemment apparu là-bas, expliqua Nahiri, notant que l'évocation de ce nom avait éveillé l'intérêt de tous ses interlocuteurs. Vous en avez entendu parler, n'est-ce pas ? »

Les aventuriers se regardèrent à nouveau. « Personne n'a jamais réussi à grimper jusque là-haut », rappela Kaza, en cachant mal sa nervosité.

« Mais personne n'a jamais fait appel aux meilleurs », lui répondit Nahiri, amusée de les voir se redresser sur leurs sièges.

« Et qu'y gagnera-t-on ? » voulut savoir Zareth. Akiri le crucifia du regard, mais il se contenta de lever la main avant d'ajouter : « Allons... Si nous devons risquer nos vies, il me semble légitime de demander ce qu'il y a à gagner. »

Les narines de Nahiri se dilatèrent, mais elle parvint à maîtriser son impétuosité. « L'objet que je cherche guérira Zendikar de toutes ses blessures et refera de ce monde un endroit sûr et prospère. Il redeviendra ce qu'il était avant l'arrivée des Eldrazi. » Elle prit une longue gorgée de bière, leur laissant ainsi le temps d'assimiler ses paroles, puis leur asséna son argument final : « Imaginez les richesses et la célébrité dont bénéficierons ceux qui parviendront à sauver ce monde. »

« La dévastation qu'a subi ce monde est inouïe », rappela Akiri.

« Les Eldrazi ont décimé toute ma famille », annonça calmement Orah.

« J'ai perdu des amis », ajouta Kaza.

« Nous avons tous perdu des proches, reprit Akiri en regardant à nouveau Zareth. Et je suis convaincue que nous rêvons tous d'un monde meilleur, mais cela paraît irréalisable. » Elle se tourna alors vers Nahiri et celle-ci aperçut une lueur d'espoir dans son regard. « Mais si tu as réalisé la moitié des exploits qu'on t'attribue, alors il y a peut-être une chance. » Elle s'adossa dans sa chaise. La brève lueur s'était éteinte. « Enfin... À condition de te croire. »

« Ce qui n'est pas mon cas, annonça Zareth tout de go. Qu'est-ce qui nous empêcherait d'aller chercher ce Cœur sans toi ? »

Nahiri se fendit d'un sourire qui ne s'épanouit pas jusqu'à son regard. « J'ai la clé », déclara-t-elle en sortant l'objet de sa poche. On aurait pu croire qu'elle manipulait un fragment d'étoile et elle le posa sur la table. La clé dispensait une lueur intense et, instinctivement, les quatre aventuriers reculèrent.

« Waouh », lâcha Kaza dans un souffle.

Nahiri remit alors la clé dans sa poche, bien décidée à se montrer patiente.

« Avant que nous ne prenions notre décision, me ferais-tu le plaisir de participer à un petit jeu ? » lui demanda Zareth.

Soudain méfiante, Nahiri plissa les yeux, même si, au plus profond d'elle-même, il lui fallait reconnaitre que cette proposition l'intriguait. « Quelle sorte de jeu ? »

« Zareth », le mit en garde Akiri.

« Une partie de cartes, répondit-il avant de se tourner vers Akiri. Nous faisons cela avec tous ceux qui veulent nous engager. Pourquoi devrait-il en être autrement avec elle ? »

En voyant Akiri froncer les sourcils, Nahiri ne put s'empêcher de douter qu'ils aient jamais fait cela à l'un de leurs clients, mais la curiosité l'emporta. « Entendu, dit-elle. Explique-moi les règles. »

Akiri céda son siège à Zareth, passa derrière lui et posa une main sur son épaule. L'aventurier lui sourit affectueusement en plaçant une de ses mains sur celle de sa coéquipière.

Comme par magie, un jeu de cartes usagé apparu dans sa main libre. « Les aventuriers ont baptisé ce jeu Conquête », précisa-t-il tout en formant avec une facilité accomplie un cercle de quinze cartes sur la table. Cela fait, il frappa d'un doigt au centre du cercle. Alors, les cartes se mirent à flotter tout en tournoyant à quelques centimètres au-dessus de la table.

« Voilà comment ça se déroule, annonça-t-il. Tout d'abord, une carte est choisie au hasard. » Comme obéissant à ses paroles, une carte sortit du carrousel flottant pour se placer en son centre et se retourna pour dévoiler une magnifique illustration au motif compliqué où on pouvait voir des pierres précieuses et des yeux. En son centre, se trouvait un mot : Ruse. « Le joueur doit alors raconter une anecdote authentique en rapport avec le mot inscrit sur la carte. Si son histoire n'est pas assez impressionnante, le joueur qui le suit prend la main en utilisant même carte à son tour. »

« Voilà qui me semble assez simple », estima Nahiri. Trop simple, même, se dit-elle.

« Dans le principe, oui, reprit Zareth. Mais nous allons intéresser la partie. Si je gagne, tu nous expliques en détail ce que ce Cœur va faire à Zendikar. »

Nahiri recula dans son siège et croisa les doigts devant son visage. « Entendu. Mais si c'est moi qui l'emporte, toi et tes compagnons devrez m'accompagner dans le Fort céleste de Murasa. »

Les quatre aventuriers échangèrent un nouveau regard, puis, se tournant vers Nahiri, Akiri accepta d'un simple hochement de tête.

« Je commence », annonça Zareth, étudiant la carte avec attention, comme s'il lui était difficile de trouver l'anecdote idéale mettant sa ruse à l'honneur. « Un jour, j'ai rencontré un négociant en livres qui était davantage une fripouille qu'un érudit. Je lui ai fait croire que je détenais un parchemin rare et dangereux. Pendant qu'il en marchandait le prix, je lui ai repris les ouvrages qu'il avait empruntés à la bibliothèque de Porte des Mers sans qu'il ne se rende compte de rien. »

La carte Ruse virevolta alors jusque dans la main tendue de Zareth. Nahiri leva un sourcil et son adversaire sourit. « On me surnomme le Retors. »

Ce qui signifie donc que je ne peux pas te faire confiance, songea Nahiri en plissant les paupières.

« À mon tour », fit-elle. Une nouvelle carte quitta le cercle et flotta jusqu'à son centre. Il y était écrit le mot Ennemi.

Nahiri se contenta de sourire, car cela allait être facile. « J'ai connu autrefois un homme qui fut comme un père pour moi, et qui, au bout de plusieurs siècles, a trahi ma confiance. Il y a peu, je l'ai affronté dans un combat apocalyptique. Et je l'ai vaincu. »

Zareth et les autres la scrutèrent du regard.

« Il est impossible que tu sois aussi âgée », finit par dire Kaza.

« Et il n'y a pas eu de bataille de l'ampleur que tu décris depuis la guerre contre les Eldrazi », ajouta posément Orah.

Nahiri prit à nouveau une longue gorgée de bière, le sourire aux lèvres. D'un geste calme, elle tendit la main et la carte vint s'y poser. « Pas dans ce royaume, en effet. »

Durant quelques instants, l'assurance affichée par Zareth parut vaciller.

Bien, s'en réjouit Nahiri.

« Je veux jouer, moi aussi », annonça Kaza en rapprochant sa chaise de la table. Sur sa carte était inscrit Victoire.

Elle entama alors un récit racontant comment il lui était arrivé de détruire toute une couvée eldrazi grâce à quelques sorts et à une fiole explosive parfaitement lancée. De son côté, Nahiri ne lui prêtait qu'une oreille distraite. Elle se doutait que tout cela dépassait la simple partie de cartes et elle restait sur le qui-vive, s'attendant à voir le piège se refermer d'un instant à l'autre.

Mais rien de tel ne se produisit, jusqu'à ce qu'elle sente quelque chose. Les doigts qui exploraient sa poche était d'une légèreté comparable au plus léger des murmures. Elle ne se serait sans doute rendu compte de rien si le sol de la pièce n'avait été fait de moellons et si la pierre ne l'avait pas prévenue des mouvements du « Retors ». Toutefois, quand elle releva les yeux, elle constata que les deux mains de Zareth étaient à nouveau posées à plat sur la table.

« À ton tour. » lui fit l'aventurier dans un rictus narquois.

Cette fois-ci, la carte retournée indiqua Pouvoir.

Nahiri se redressa dans son siège et étudia son adversaire durant un long moment.

Tout à coup, elle claqua des doigts, transformant instantanément toutes les cartes en granit. Dans un sursaut de surprise, Zareth et Kaza lâchèrent celles qu'ils tenaient, qui retombèrent sur la table dans un claquement minéral. Nahiri tendit alors la main et la totalité du jeu de cartes s’envola pour se rassembler dans sa paume.

« J'ai gagné, décréta-t-elle en ne lâchant pas Zareth du regard. Maintenant, rends-la-moi. » Elle tendit l’autre main.

Abasourdi, Zareth sortit la clé de sa tunique et lui remit sans la moindre protestation.

Derrière lui, Kaza se tordait de rire. « Oh, elle t'a bien eu, Zareth. »

« Elle a gagné à la loyale, ajouta Akiri. Même si l'expression à la loyale est difficilement applicable dès qu'on joue contre toi, Zareth. » Elle glissa un bras autour de ses épaules, puis ajouta à l'intention de Nahiri : « Quand partons-nous ?»

La lithomancienne se leva alors. Elle avait effectivement gagné, mais, pour une raison qui lui échappait, cette victoire avait un goût amer. Se dirigeant vers la porte, elle déclara : « Demain, dès les premières lueurs. »


Zareth San, le retors | Illustration par : Zack Stella

Zareth se maudissait d'avoir rendu la clé à Nahiri. Après qu'il ait perdu de manière aussi spectaculaire face à l'étrange magicienne kor, les autres le taquinèrent un peu, mais comme il ne répondait pas avec la verve qui le caractérisait, ils abandonnèrent bien vite.

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Au lieu de cela, ils finirent leurs chopes et s'en allèrent pour préparer l'expédition qui les attendait. Zareth ne quitta pas la pièce. Il s'installa dans la salle principale du Corps expéditionnaire de Porte des Mers et sirota une autre chope alors qu'au fil des heures qui passaient, l'endroit se vidait.

Qui donnait à cette Nahiri le droit de changer son monde, d'abord ?

Il était presque minuit quand il constata qu'il ne restait plus que lui...

... ou, plus précisément, lui et Kesenya ce qui lui convenait parfaitement. Il se demanda s'il lui arrivait de dormir.

« N'es-tu pas censé prendre la route aux premières lueurs de l'aube ? » lui demanda-t-elle.

« Si, mais je voulais profiter de cette soirée le plus longtemps possible, au cas où ce serait la dernière. »

« Menteur », lui asséna Kesenya après l'avoir longuement observé.

« Je plaide coupable, reconnut Zareth. Il s'agit de cet objet que nous partons chercher à Murasa. Je ne sais pas... Ça m'inquiète. »

La chef du Corps expéditionnaire garda le silence, mais fit un geste l'enjoignant à poursuivre.

« Nahiri a déclaré qu'elle allait s'en servir pour changer Zendikar, reprit Zareth. Qu'il serait tel qu'il était avant que les Eldrazi y soient emprisonnés. »

Kesenya laissa échapper un rire léger. « À t'entendre, on pourrait croire que c'est une mauvaise nouvelle, Le Retors. »

« Tu as vu ces anciennes ruines, répliqua-t-il agacé et laissant échapper un peu de la colère qu'il avait accumulée toute la journée. Crois-tu vraiment que des gens comme nous auront toujours leur place dans un monde dominé par les forteresses et les armées ? »

Pour la première fois depuis qu'il avait fait sa rencontre, Zareth vit passer sur le visage de Kesenya l'ombre de l'incertitude. « Ce n'est pas aussi simple, fit-elle. Nahiri est. . .plus importante qu'elle ne le paraît. »

Zareth secoua la tête. « Tout ce que je te demande, c'est de trouver un acheteur pour le Cœur. L'idéal serait quelqu'un qui soit à la fois riche et stupide. Il faudrait qu'on soit sûr qu'il ne l'utilisera jamais, précisa-t-il. Je me charge du reste. »

Kesenya marqua une hésitation, paraissant clairement partagée. « Ramène-moi le Cœur et j'y réfléchirai. » finit-elle par dire.

Zareth accueillit sa réponse d'un sourire. Elle n'avait pas accepté, mais elle n'avait refusé non plus et cela lui suffisait amplement.

Pour l'instant.


Forêt | Illustration par : Sam Burley

Quand ils arrivèrent enfin à la baie des Déchirements sur Murasa, Akiri fut la première à descendre de son griffon pour mettre pied à terre. Les falaises démesurées de l'île s'élevaient devant eux et ils étaient entourés d'une forêt d'arbres harabaz géants. Dédaignant ce décor incroyable, l'aventurière ne pouvait détacher le regard du Fort céleste de Murasa qui dominait le paysage, bien au-delà du treillis de la frondaison. L'ancestrale ruine volante était gigantesque. Aux endroits où coulaient des chutes d'eau, les murs étaient recouverts de verdure et d'arbustes. Ses débris voletaient au gré des courants ascendants et même si la vision qu'on en avait du sol restait sommaire, Akiri évaluait déjà qu'il serait dangereux de monter jusqu'en haut.

Malgré cela, elle sourit car elle avait toujours adoré les défis.

« Mince, s'exclama Kaza en regardant la forteresse. Ça s'annonce compliqué. Elle a bien fait de nous engager. »

« Cette aventure-là pourrait bien alimenter les légendes », confirma Akiri.

« Nous devrions nous mettre en route, lança Nahiri en sautant à bas de son griffon. Le Cœur de lithoforme n'est plus très loin. »

« Comment saurons-nous où le trouver une fois que nous serons là-haut ?» demanda Zareth, les bras croisés, ce qui lui valut un regard sévère de la part d'Akiri. Durant tout le voyage, il n'avait cessé de harceler Nahiri en lui posant des questions au sujet du Cœur, sans même faire l'effort de cacher sa désapprobation.

« Moi je le saurai. » lui répondit la lithomancienne en lui servant un regard dédaigneux avant de repartir vers l'endroit où Kaza et Orah s'étaient installés pour vérifier le contenu de leurs sacs.

« Ce n'est pas une réponse, grommela Le Retors assez doucement pour qu'Akiri soit la seule à l'entendre. Je ne lui fais pas confiance. » Il tendit la main pour trouver celle d'Akiri et leurs doigts s'entrelacèrent.

La jeune femme laissa échapper un soupir. Elle percevait sans peine la tension que trahissait son attitude et ressentait son anxiété.

« Je sais, lui dit-elle. Mais j'ai le sentiment qu'elle est extrêmement protectrice envers Zendikar. Sans que je puisse expliquer pourquoi, je suis persuadée qu'elle ne lui ferait jamais de mal. » Il existait en ce monde beaucoup de choses qu'Akiri ne comprenait pas et Nahiri en faisait partie. Elle serra fermement la main de Zareth une fois, puis la relâcha et partit rejoindre les autres. Un instant plus tard, elle entendit qu'il l'a suivait de ses grandes enjambées habituelles.

« Quelle taille fait le Cœur, exactement ? » s'enquit Orah tout en jetant une élingue sur son épaule.

« Je n'en suis pas certaine », reconnut Nahiri en plissant le front.

« Quoi qu'il en soit, je pourrais sans doute le faire léviter si nécessaire, intervint Kaza d'un ton enjoué. Ou le faire exploser. Je suis parfaitement capable de faire ça. »

« J'en prends bonne note », fit Nahiri avec un petit sourire.

« Et comment pouvons-nous être sûrs que ce Cœur de lithoforme fonctionnera encore ? » insista Zareth.

Nahiri fit demi-tour et, une fois face à lui, resta immobile. Son expression et sa posture exprimaient une dureté inébranlable. Durant un instant insupportable, Akiri fut persuadé qu'elle s'apprêtait à attaquer Zareth. Instinctivement, elle assura ses appuis, prête à passer à l'action, mais la lithomancienne se montra plus rapide.

D'un geste vif, elle tira la clé brillante de sa poche, la brandit dans la direction de Zareth et prononça un mot qu'Akiri ne comprit pas. Celle-ci se précipita en avant, mais fut stoppée par un éclair éblouissant qui la força instinctivement à protéger ses yeux de la main.

« Zareth ! » hurla-t-elle, affolée.

Il lui fallut quelques interminables secondes pour retrouver la vue, et, quand ce fut le cas, elle constata deux choses.

Tout d'abord que Zareth se trouvait exactement au même endroit, indemne et clignant des yeux, lui aussi. Voyant cela, sa compagne ne put retenir un soupir de soulagement.

Ensuite, elle prit conscience de la présence derrière Zareth d'un énorme piétineur. Il flottait dans l'air, pétrifié au beau milieu d'un bond. Sa gueule était grande ouverte, révélant des crocs interminables et deux de ses six pattes n'étaient qu'à quelques centimètres de l'aventurier, prêtes à le mettre en charpie. Le tableau ne laissait aucune place au doute : si elle n'avait pas été stoppée au tout dernier instant, cette bête féroce aurait tué sa proie.

Akiri s'empara de ses cordes afin de capturer la bête et de l'entraver définitivement, mais, avant qu'elle puisse le faire, le piétineur commença à se désagréger et à couler au sol comme le contenu d'un sablier. En l'espace de quelques instants, il ne resta plus aucune trace de la créature, mis à part une poignée de grains de sable noir.

« Ceci n'était qu'un petit échantillon du pouvoir du Cœur », expliqua Nahiri en rangeant la clé.

« Et où était ce fameux Cœur quand nous affrontions les Eldrazi ? lâcha la meneuse des aventuriers dans un murmure perplexe. Il nous aurait été bien utile à l'époque. »

Nahiri demeura immobile un instant, les traits chargés de culpabilité, avant de lancer avec impatience : « Nous devrions vraiment nous remettre en route. Rester au sol n'est pas prudent. »

« Commencez à grimper dans les arbres, ordonna Akiri dans un hochement de tête adressé à Zareth. Je vous rattrape dans un instant. »

Alors que les autres entamaient la longue escalade du tronc de l’arbre harabaz, elle fit mine de se lancer dans une nouvelle vérification de son matériel, mais, une fois les membres de l'équipe hors de vue, elle se détendit et s'autorisa à temporairement abandonner sa posture de meneuse. Cette aventure s'annonce en effet comme une de celles dont parlent les légendes, songea-t-elle.

« Si une divinité bienveillante m'écoute, je te supplie de protéger mes compagnons » murmura-t-elle à l'adresse des falaises et des arbres. Il était rare qu'elle place sa foi en autre chose qu'une préparation minutieuse et des réflexes affûtés, mais cette journée s'annonçait très différente de celles qui constituaient sa routine personnelle.

Sa prière n'était pas vraiment formulée dans les formes, mais déranger les dieux la mettait mal à l'aise. Elle jeta alors ses élingues sur son épaule et commença son ascension.

Soudain, du coin de l’œil, elle vit quelque chose bouger. Alertée, elle tourna la tête pour constater qu'une tâche sombre grossissait sous l'un des arbres proches, à l'endroit exact où Nahiri s'était servi de la clé. Cela ressemblait à un tentacule de sable noir qui progressait lentement en formant une spirale autour du tronc. Alors qu'il avançait, les feuilles, les branches et l'écorce flétrissaient. Tout prenait un aspect solide et pétrifié rappelant celui de la pierre.

Akiri ne put retenir un frisson.

Il existait en ce monde beaucoup de choses qu'elle ne comprenait pas et ce phénomène en faisait partie.

Sans plus perdre un instant, elle commença son ascension.


En arrivant à Porte des Mers, Jace se demanda s'il avait choisi le bon endroit pour lancer ses recherches. Les révélations de Nissa lui avait appris que Nahiri était ici, sur Zendikar et il en avait déduit que l'elfe avait quitté son sanctuaire pour revenir sur ce plan, elle aussi. Restait bien entendu à découvrir où les deux femmes se trouvaient précisément.

Il en était arrivé à la conclusion que Porte des Mers constituait un bon point de départ pour tenter de les retrouver.

Depuis la bataille contre les Eldrazi qui avait détruit cette ville, il n'y était jamais revenu. Durant la bataille, la tour du phare à l'entrée de la cité avait été pulvérisée et la corruption qui suivait le titan Kozilek s'était répandue dans toutes les rues.

Désormais reconstruit, le phare se dressait avec fierté et les rues étaient d'une netteté irréprochable. Jace en emprunta plusieurs, espérant qu'il y croiserait Nissa et qu'il parviendrait à arranger les choses avec elle. L'elfe était une de ses amies et, conscient qu'il ne se montrait pas toujours aussi sympathique que nécessaire, il tenait à faire des progrès.

Si seulement Chandra était ici, songea-t-il. Avant de venir, il avait tenté de la retrouver, sans y parvenir. De plus, Jace devinait que le temps lui était compté avant que Nahiri ne mette son plan à exécution.

Perdu dans ses pensées, il n'eut pas immédiatement conscience que quelqu'un l'appelait.

« Hé toi ! Le héros ! cria quelqu'un derrière lui. Tu faisais partie de ceux qui ont défendu cette ville durant la guerre, n'est-ce pas ? »

Jace se retourna et vit qu'une femme s'approchait de lui. Elle portait une armure légère faite de cuir et de métal teinte en carmin et or sur laquelle elle avait jetée une cape d'une nuance de vert rappelant celle des feuillages. Ses cheveux noirs étaient ramenés sur l'arrière en une natte et si son visage était marqué de rides, ses yeux d'émeraude scintillaient. ... ou plutôt son unique œil d'émeraude. Le côté droit de son visage était entrelacé de cicatrices que Jace reconnut comme celles que provoquaient la corruption, sa main droite était recroquevillée et elle boitait légèrement.

« En effet, c'est bien moi », lui répondit le mage.

« C'est bien ce qui me semblait, fit la femme dans un sourire. Je me suis souvenue de cette cape bleue. Je me suis battue à quelques mètres de toi. »

« Vraiment ? » Jace fouilla dans ces souvenirs, mais, de ce jour-là, il ne se rappelait que le chaos et la destruction.

« Ouais. Je bataillais pour repousser un essaim d'engeances eldrazi. Je m'en tirais d'ailleurs plutôt bien.. . .jusqu'à ce que la corruption ne s'empare de moi », expliqua-t-elle en haussant les épaules.

« J'en suis navré », répondit Jace, peu assuré de ce qu'il convenait de dire. Il regretta soudain que lui et les autres Planeswalkers ne se soient pas montrés plus rapides et plus décisifs au cours de cette bataille.

La femme le regarda alors d'une manière curieuse. « Non, inutile de t'en vouloir. J'ai réussi à aider une dizaine de personnes à s'échapper avant qu'ils ne m'atteignent et si je devais refaire ce choix, je ne changerais rien, le rassura-t-elle en affichant un sourire que Jace trouva charmant. Je m'appelle Mara. Je me rendais au monument aux morts. Veux-tu m'accompagner ? »

« J'en serais honoré », répondit Jace, sincère.

 

Ils cheminèrent donc ensemble jusqu'à l'immense plate-forme que dominait les six hèdrons positionnés à la verticale et, dans un même geste, ils s'agenouillèrent au pied de l'un d'entre eux. Le mage écouta le murmure de Mara dans lequel elle demandait aux compagnons qu'elle avait perdus d'avoir la bonté de lui pardonner de ne pas avoir été capable de les sauver et de leur avoir survécu.

 

Le mage sentit son cœur se serrer, car il ignorait auxquels de ses amis il pouvait implorer le pardon.

Il pensa alors à Nahiri et à sa détermination inflexible à sauver ce plan, puis à Nissa qui se reprochait d'avoir voulu faire ce qui s'imposait pour ce monde qu'elle aimait.

Ses pensées se tournèrent vite vers Gideon qui s'était sacrifié de son plein gré pour cet endroit.

« Je suis coupable, moi aussi, murmura-t-il si légèrement que Mara qui se trouvait juste à côté de lui ne put l'entendre. Mais je vais me racheter. »


Malheureusement, tous les habitants de Porte des Mers n'étaient pas aussi affables que Mara. Parmi les nombreuses personnes qui s'approchèrent de lui, la majorité étaient des marchands ou des aventuriers solitaires à la recherche de clients. Il lui était impossible de faire dix pas sans que quelqu'un n'essaie de capter son attention. Dans un premier temps, il chercha à savoir où se trouvait Tazri, une farouche générale qui avait participé à la bataille contre les Eldrazi et qu'il considérait comme une amie, mais on lui apprit qu'elle s'était rendue en Guul Draz pour y traquer une bête effroyable. Entendant cela, il orienta la conversation pour demander à ses interlocuteurs s'ils avaient vu quelqu'un correspondant au signalement de Nahiri ou de Nissa, mais les aventuriers se contentèrent de secouer la tête pendant que les marchands faisant la sourde oreille continuaient à lui faire l'article.

Le mage se sentit rapidement tellement agacé qu'il décida de changer d'approche. Il lança alors un sort pour se métamorphoser en ondin arborant une longue barbe blanche et discrètement habillé de vert et de marron. Ainsi déguisé, il arpenta les rues de Porte des Mers sans être remarqué et, tout en déambulant, scruta les esprits de certains des aventuriers à l'apparence la plus impressionnante à la recherche d'images des deux autres Planeswalkers.

Il ne découvrit rien.

C'est peut-être pour cela qu'à l'instant où il entra au Corps expéditionnaire de Porte des Mers, il comprit qu'il n'avait, dès le début, pas cherché pas au bon endroit. La salle était pleine d'aventuriers habillés de tenues flambant neuves et arborant l'emblème de leur guilde : une forme dentelée tracée en rouge et représentant la Collerette du Dragon. Tous riaient à gorge déployée en se vantant de leurs derniers exploits.

« Puis-je t'aider ? » demanda un homme près de la porte.

« Je cherche la personne qui dirige cet endroit », lui répondit le mage. L'homme leva alors un sourcil et d'un regard soupçonneux, observa le nouveau venu de la tête aux pieds.

« Ah oui ! s'exclama Jace en annulant son sort de déguisement. Je suis Jace Beleren. Dis-lui que nous devons nous entretenir. »


La chef du Corps expéditionnaire s'assit face à Jace dans l'un des salons privés et le mage ressentit immédiatement sa méfiance.

Pourquoi est-elle sur ses gardes ? Il résista à l'envie de fouiller l'esprit de la jeune femme pour y trouver la réponse.

Les coussins sur les sièges et le thé qu'on avait posé devant lui rendaient la pièce confortable. Les murs étaient couverts de cartes et, dans un coin, de l'encre et des parchemins servaient à rédiger les contrats.

« Je suis venu dans le but d'aider », lui annonça-t-il en comprenant qu'il allait devoir gagner sa confiance, d'une manière ou d'une autre.

Kesenya lui adressa un regard intéressé. « Aider ? Et comment ? »

Jace répéta alors ce que Nissa lui avait confié au sujet du Cœur, en insistant sur le fait qu'il voulait que la situation connaisse une issue raisonnable et en expliquant que, par le passé, Nissa, Nahiri et lui avaient travaillé ensemble.

« Mon seul problème, c'est que j'ignore où se trouvent Nissa et Nahiri à l'heure actuelle », conclut-il.

Kesenya demeura totalement impassible. Bien conscient qu'il s'agissait d'une transgression mais se considérant à court d'option, Jace décida de fouiller dans ses pensées.

Zareth a vu juste, pensait-elle.

Mais ce furent des paroles bien différentes qui franchirent ses lèvres : « Je crains de ne pas pouvoir t’aider. »

Surpris, Jace se redressa sur sa chaise et dit : « N'es-tu pas inquiète ? »

« Oh, je suis très inquiète, répondit Kesenya. Elle est partie en compagnie de ma meilleure équipe d'aventuriers. »

Et ils sont à la recherche d'un objet qu'il vaut peut-être mieux laisser là où il se trouve, songea-t-elle.

« Zendikar est un bel endroit, dit Jace d'un ton badin. Je tiens à avoir la chance de raisonner Nahiri avant qu'elle ne bouleverse ce plan, mais j'ai besoin de savoir où chercher. »

Il saisit au vol l'instant d'incertitude qui passa furtivement sur le visage de Kesenya et se prit à espérer, puis les traits de la kor retrouvèrent leur dureté.

« Je suis désolée, mais je ne peux pas t'aider, répéta-t-elle en se levant. Cet établissement prend très au sérieux la confidentialité due à ses clients. »

« Je comprends », fit Jace, avant d'ajouter presque pour lui-même : « Malheureusement, ce monde est très vaste. »

« En effet. Si tu cherches un logement, voici l'adresse d'une auberge tout à fait respectable. » En disant cela, elle s'empara sur la table d'une plume et d'un bout de parchemin et y nota rapidement quelques mots. « Je te souhaite bonne chance », conclut-elle en lui tendant le renseignement.

En le prenant, Jace la remercia, le cœur lourd et se demandant s'il pouvait utiliser son pouvoir pour la forcer à lui dire ce qu'il voulait savoir.

Non, c'était là une limite qu'il se refusait à franchir. Il pouvait presque entendre Gideon le sermonner, comme s'il avait osé visiter les pensées de Kesenya, et il eut l'impression de voir son visage affichant une expression déçue.

Il quitta le Corps Expéditionnaire l'esprit en ébullition, à tenter d'élaborer sa stratégie suivante. Ce ne fut que quelques pâtés de maisons plus loin qu'il prit le temps de lire le mot que lui avait donné Kesenya.

D'un écriture large, il y était écrit l'adresse de l'Auberge de l'Érudit et de la Mer, mais, griffonné dans un coin inférieur du morceau de parchemin se trouvait un mot : Murasa.


Escogriffe de l'essaim | Illustration par : Nicholas Gregory

Jace avait visité de nombreux plans et endroits marquants, mais Murasa se démarquait de toutes les îles sur lesquelles il avait posé le pied auparavant et il n'était pas certain que cela lui plaisait.

Tout d'abord, les falaises qui se dressaient autour de lui étaient vertigineuses, plus hautes que les plus hautes tours de Ravnica, et leurs parois de pierre blanche portaient en elles la promesse de périls innombrables. De toute part, des arbres harabaz colossaux s'élançaient vers le ciel et leurs racines se dispersaient en formant des arches. Ses bottes s'enfonçaient légèrement dans la couche humide de sable épais qui constituait le sol et l'odeur d'eau salée était presque étourdissante.

Il ne put réprimer un frisson, car la baie des Déchirements lui rappelait trop la période durant laquelle il s'était retrouvé piégé dans les jungles d'Ixalan. Il regretta que Chandra ou un autre membre des Sentinelles n'ait pu l'accompagner jusqu'ici, mais personne n'avait répondu à son appel.

Il se réjouit cependant de voir le Fort céleste au-dessus de lui, même s'il flottait très loin du sol et si le parcours pour l'atteindre semblait extrêmement périlleux.

« Par chance, j'aime les défis. » lança-t-il. S'il avait appris quoi que ce soit durant sa période passée sur Ixalan, c'était bien comment s'y prendre pour avoir les mains recouvertes de callosités.

Il l'entendit avant de le voir. Quelque chose d'imposant se frayait un chemin à travers la forêt derrière lui et ses pas lourds faisaient trembler le sol. Jace se retourna juste à temps pour voir un monstre gigantesque et de toute évidence affamé surgir d'entre les arbres. La bête possédaient six courtes pattes reliées à un corps ressemblant à celui d'un crabe et son dos était recouvert de grands champignons blancs.

« Ah non, pas maintenant », siffla le mage en se rendant invisible.

La pesante créature s'arrêta net, semblant regarder autour d'elle, puis frappa l'un contre l'autre ses membres grotesques dans un claquement qui généra un frémissement dans les excroissances de son dos. Puis, elle se tourna vers Jace et chargea.

D'un rapide roulé-boulé, le mage s'écarta de son chemin laissant la créature se fracasser contre un arbre situé derrière lui.

Bon sang, se dit-il. Il me faut un autre plan. Il abandonna alors son invisibilité pour créer une illusion le représentant et plaça ce faux Jace aussi loin qu'il le put de l'endroit où il se trouvait. Le monstre s'immobilisa pour regarder alternativement les deux Planeswalkers et frappa à nouveau ses membres entre eux dans une déflagration si assourdissante que Jace se couvrit les oreilles en grimaçant. Quand il releva la tête, il ne put que constater que le monstre regardait tout droit vers lui.

Il ne s'était pas laissé avoir.

Il se sert d'écholocalisation, comprit le mage un instant trop tard.

La bête se lança à nouveau à la charge et Jace esquiva cette attaque de quelques centimètres à peine.

« Pourquoi tout ce qui existe sur ce plan veut-il me tuer ? » murmura-t-il entre ses dents tout en portant deux doigts à sa tempe pour tenter de dominer l'esprit de cette créature.

Hélas, si cette horreur était dirigée par quelque chose, ce n'était pas par un cerveau.

Et, désormais, le monstre se trouvait tout près de Jace. Trop près, en fait, à tel point que le mage pouvait sentir les effluves de pourriture qui en émanaient. La panique commença à s'emparer de lui. Pourquoi son pouvoir de contrôle des esprits n'avait-il eu aucun effet ?

Oh ! , réalisa-t-il. ce sont les champignons sur son dos qui le contrôlent ! Bien que pertinente, cette conclusion arriva de nouveau trop tard. La créature leva ses gigantesques bras recourbés au-dessus de lui.

Jace généra une barrière et se prépara à l'impact, mais le choc attendu ne se produisit jamais.

Quelque chose apparut aussi soudainement que le monstre quand il avait jailli pour attaquer le Planeswalker.

Dans un premier temps, Jace ne parvint pas à comprendre de quoi il s'agissait. Le monstre se retrouva aux prises avec une créature qui aurait pu parfaitement se camoufler parmi la végétation alentour. Son corps était puissant et gris, mais ses membres étaient identiques aux énormes racines qui le surplombaient.

Il porta à son adversaire deux coups qui le frappèrent avec le son d'un choc humide et écœurant et firent tomber quelques-unes de ses protubérances dorsales. Le monstre poussa un hurlement aigu en reculant.

Mais qui est-tu ? se demanda Jace.

Son sauveur poursuivit son avance en frappant leur ennemi commun à chaque pas. Jace comprit alors qu'il était l'incarnation des arbres harabaz de cette forêt et dont il possédait les particularités : gigantesque, élancé et indomptable. La déduction logique le frappa comme un coup de poing : C'est un élémental ! Il se mit alors à regarder autour de lui à la recherche de l'autre Planeswalker présent.

Comme il s'y attendait, il aperçut Nissa perchée dans l'un des grands arbres, la main tendue et totalement investie dans son rôle de gardienne de ce plan.

Sur son visage, on pouvait lire une détermination implacable à détruire son ennemi.

L'élémentaire détruisit le monstre en quelques instants et son cadavre gigantesque se retrouva vite à ses pieds, brisé et inerte.

« Tu vas bien ? » demanda Nissa en descendant de son perchoir avec la même assurance que s'il s'était agi de descendre d'un tabouret alors qu'une dizaine de mètres la séparait du sol.

« Oui, la rassura Jace. Je te remercie. »

«Je t'en prie », fit-elle dans un sourire de façade. L'elfe observa alors l'élémental en arbre harabaz qui se balançait devant le corps du monstre comme pour le défier de se relever pour tenter de prendre sa revanche. « Je n'avais jamais invoqué un élémental d’harabaz auparavant. Je crois qu'il aurait plu à Gideon. »

« Il est très impressionnant », reconnut son ami.

« Il est l'essence même de Zendikar, précisa Nissa, résolue. Voilà ce qu'il est. »

Intérieurement, Jace eut envie de se gifler. « Je ne sous-entendais pas que... »

« Je le sais bien, le coupa-t-elle d'un ton calme. C'est juste que les élémentaux ont une importance. . .essentielle à mes yeux. Ils étaient présents ici bien avant qui que ce soit et je refuse de permettre à Nahiri de les faire souffrir. »

Jace posa une main compatissante sur son épaule. « Je ne prétends pas tout comprendre, admit-il. Mais je sais combien tu tiens à ces créatures. Tu peux donc compter sur moi pour t'aider à les protéger. »

Nissa se fendit d'un sourire sincère, le premier qu'il ait vu de sa part depuis longtemps et il sentit son cœur s'envoler.

« Merci beaucoup. Nahiri s'est dirigée là-haut », déclara-t-elle en pointant du doigt l'imposant Fort céleste.

« Comment le sais-tu ? »

« Zendikar me l'a dit. »

La perplexité de Jace s'afficha clairement sur son visage. Décidément, je ne comprendrai jamais ce qui se passe sur ce plan, se dit-il. « Quel est le meilleur moyen pour monter jusque là-haut ? » demanda-t-il à l'elfe.

« Mes lianes, répondit-elle avant de montrer une hésitation. Toutefois, ce ne sera pas aussi rapide que si on profitait de la lithomancie de Nahiri et ce ne sera pas facile. Tu te sens prêt à faire ça, Jace ? »

En se mordant la lèvre, elle le désigna de ses mains tendues devant elle. Le mage comprit tout de suite qu'elle s'attendait à ce qu'il abandonne.

Il ressentit alors la culpabilité lui nouer l'estomac. Nissa avait raison. L'ancien Jace aurait refusé, mais il s'agissait là du Jace qui n'avait pas survécu à Ixalan avec Vraska, alors qu'il était désormais celui qui était sorti vivant de cet endroit. Et, pour préserver l'amitié de Nissa, pour le bien des Sentinelles et afin d'avoir une chance de remporter la victoire dans les combats qui les attendaient, il ne pouvait pas se dérober.

« Oui, finit-il par annoncer. Je suis prêt. »