Épisode 3 : Vœux de silence
On ne réalise pas un vitrail en une nuit.
D’abord, il faut décider du motif, et de la meilleure façon de l’exécuter. Cette tâche à elle seule peut nécessiter des mois de travail, en particulier si le verrier s’associe à un artiste. Outre les formes et silhouettes dominantes, il faut aussi penser aux petits éclats intégrés par endroits pour émerveiller le contemplateur. Combien de plumes sur les ailes d’un ange ? Combien d’écailles sur la tête d’un grand serpent ? Combien de crocs, luisant dans la lumière traîtresse ? L’ensemble, les détails : tout doit être méticuleusement préparé. Il faut avoir une idée exacte de l’œuvre avant même de commencer.
Vient ensuite le moment de se mettre à l’ouvrage.
Là encore, il faut compter de longues heures, des semaines, des mois. À chaque plume, à chaque écaille, à chaque croc correspond un morceau de verre unique teinté pour cet usage précis. On utilise alors un fer chauffé à blanc pour découper les pièces, en espérant que le verre ne se fendille pas. Peu à peu, morceau après morceau, le maître et ses apprentis font don de leur vie.
Même quand toutes les pièces sont prêtes, parfaitement coupées, calibrées individuellement, ce n’est pas encore fini. Le verre coloré ne tiendra pas tout seul. Il faut assembler les parties, de manière à former un tout. Décomposer l’impressionnant travail préparatoire en panneaux : les plumes, les écailles, les crocs, chacun à sa place. On procède à la mise en plomb. Alors, seulement, l’œuvre est achevée.
Pour les plus chanceux, le vitrail tiendra quelques siècles avant qu’un ange se retrouve projeté à travers.
Sorin a vu d’innombrables vitraux au cours de sa vie. Il en a commandé quelques-uns. Leur confection l’a toujours fasciné. À l’instar de l’architecture, sa fidèle camarade, il s’agit de l’œuvre de plusieurs siècles — une merveille que seuls lui et ses semblables sont en mesure d’apprécier.
Ce n’est pas la première fois qu’il voit ce vitrail-ci, mais, dans ce moment de suspension, il a le loisir de l’admirer. Olivia Voldaren en est la figure principale, un sourire jubilatoire aux lèvres ; deux calices de sang inclinés encadrent le reste de l’image. Combien de temps ce monument à la gloire de son orgueil a-t-il nécessité ? Combien d’heures de labeur consacrées à la découpe de la moindre courbe de sa bouche, du moindre bijou, du moindre cil ?
Quand bien des familles profitent de l’occasion pour mettre l’accent sur leur héritage, leur descendance, Olivia, quant à elle, s’octroie toute l’attention. Certes, il y a bien d’autres figures disséminées çà et là — plume, écaille et croc —, mais elle règne sans partage sur l’ensemble. De sa présence tout en haut, à son portrait au centre
Ils forment un portrait d’une cruelle noblesse : elle, avec sa traîne d’esprits tourmentés ; lui, dans son costume de marié. En les observant, Sorin prend conscience de la trivialité des circonstances. Sa famille réunie, qui le toise avec indifférence ; les convives, qui ont aussi soif de drame que de sang ; son grand-père enlevé. Les événements se sont enchaînés, un panneau après l’autre : les vampires en roue libre, la création puis la chute de l’ange, l’humiliation de Sorin, et Olivia qui s’empare du vide de pouvoir qu’il a laissé.
Alors qu’elle boit sa coupe de sang à petites gorgées, qu’elle le pointe du doigt avec un sourire hautain, ses yeux semblent lui dire que cette conclusion était inéluctable. N’importe quel signe de faiblesse aurait suffi. N’importe quel désastre sur Innistrad lui aurait permis de jouer son coup. Cette femme cherche le pouvoir comme une plante cherche le soleil.
La vie entière d’Olivia menait invariablement à cet instant précis.
« Bienvenue à tous ! Ah ! quel plaisir d’avoir tant d’invités. Il était tout bonnement impensable pour moi de célébrer cette cérémonie sans la famille du marié. C’eût été de très mauvais ton. »
La façon dont son grand-père lui caresse la main donne à Sorin envie de hurler. Edgar Markov adressait à peine la parole à sa première épouse de leur vivant ; le voir témoigner de la tendresse à cette femme
Un chœur de rires courtois monte de sa famille lointaine. Bien qu’ils ne lui accordent pas un regard, il sent leur moquerie telles des dagues contre sa gorge.
« Vous êtes, à n’en pas douter, honorés d’être présents, et impatients de voir la cérémonie commencer. J’espère que vous me pardonnerez, néanmoins, car je vous réserve d’abord une surprise. Un petit amuse-bouche, si vous préférez, et un cadeau pour mon cher Edgar. Valets ! »
Elle claque des doigts.
Au début, rien ne se produit. Sorin sent renaître en lui l’infime espoir que ses serviteurs l’aient enfin trahie.
La vampire mouche promptement cet espoir, avec une facilité déplorable. Captant son regard, elle lève un doigt vers le plafond.
Le lustre ? Une œuvre d’art certes aussi impressionnante que le vitrail, mais qu’a-t-il donc de particulier ? À en juger par le regard d’Olivia, la surprise qu’elle leur réserve est
Il distingue alors une autre forme suspendue au plafond de la grande salle.
La forme descend lentement, masquée sous de riches tentures écarlates. La silhouette lui évoque une cage à oiseau. Aurait-elle demandé qu’on lui raccommode une abomination en guise de présent ? Étant donné sa propension à torturer les fidèles, elle aurait très bien pu arracher les ailes d’un ange pour les coudre sur un choriste. Mesdames et messieurs, un oiseau chanteur !
Bientôt, cependant, une odeur familière lui chatouille le nez. Du sang d’ange. Un souvenir surgit alors dans son esprit : son grand-père, le manoir Markov, sa famille et leurs intimes rassemblés dans une salle. Une peur paralysante ; le poids des attentes tel un joug sur ses épaules. Son aïeul le regardant avec fierté. Une coupe entre ses mains, remplie de sang.
« Bois et deviens éternel. »
Il ne voulait pas boire. La fétidité du breuvage souillait son palais de ses notes cuivrées. Il revoit l’ange, enchaîné tête en bas comme
Un oiseau.
Ce jour-là, des siècles auparavant, elle se débattait encore. Son regard avait croisé celui de Sorin peu après celui de son grand-père, sa supplication tout aussi fervente : « Ne bois pas. Sauve-moi. »
Le temps a presque effacé ce souvenir, mais ses gémissements, l’odeur de son sang, son air dévasté quand Edgar Markov a forcé son petit-fils à boire : ces détails sont gravés à jamais dans sa mémoire, infrangibles.
Il sait ce qui va leur être révélé.
Lorsque le rideau tombe, il ne détourne pas le regard.
Nulle cage hormis celle que forment les ailes de Sigarda, esquintées et ensanglantées, écrasées en étau sur son corps. Des rubans rouges lui font office de liens, en moquerie de sa force considérable. Elle n’est pas suspendue par les pieds, mais elle n’est pas plus épargnée que l’ange de son souvenir. Toute puissante que soit la magie, il est ardu de briser la volonté d’un ange ; il le sait d’expérience. Sigarda résiste encore.
Et lorsqu’elle le regarde depuis sa prison ailée, c’est avec les même yeux suppliants que sa consœur. L’effet est tout aussi accablant. Le cœur de Sorin se serre, sa bouche se dessèche. « Bois et deviens éternel », avait dit son aïeul. Est-ce là ce pour quoi ils œuvrent depuis tant d’années ? Répéter l’histoire ?
Cette pensée en entraîne une autre : Olivia n’a sûrement pas amené Sigarda ici pour en faire un simple cadeau.
Le sang qui coule des blessures de l’ange l’appelle. Il sait que les autres sentent cet appel aussi, tout comme il sait que son grand-père est un mage de sang émérite.
Les conjectures se multiplient dans son esprit à une vitesse étourdissante, son instinct servant de crible à ses méninges. Si un rituel semblable a suffi à transformer sa famille proche en vampires, alors celui-ci
C’est pourtant simple. En contrôlant le sang d’un homme, on contrôle l’individu. Il en va de même pour un ange. Certes, il faudrait être un ancien pour maîtriser une telle puissance, mais
Si l’idée est enfantine, son exécution l’est nettement moins. Le fait que Sigarda compte parmi les plus vieux anges serait un avantage certain. Néanmoins, ils auraient besoin d’un autre ingrédient, un élément pour lier le sang à ses buveurs, quelque chose d’ancien et de puissant. Dans l’idéal, un objet en argent de lune — il n’a jamais trouvé de meilleur réceptacle pour l’énergie magique. Même les Eldrazi n’étaient pas immunisés.
Un objet comme la Clé d’argent de lune qu’Arlinn et ses compagnons cherchent éperdument.
Celle-là même qu’Olivia tient à présent entre ses mains et qui a toute l’apparence d’un bol d’offrande. La Serrure d’or solaire est quasi identique ; réunies, les deux forment une sphère parfaite. Sous le regard horrifié de Sorin, Edgar joint ses mains à celles de la vampire. Ensemble, ils tiennent la clé de la suprématie.
Olivia Voldaren, maîtresse de tous les anges du plan. La nuit éternelle semble dérisoire à côté. Innistrad peut survivre à bien des malheurs — pas à celui-là.
Un mélange de colère et de peur l’envahit. Il se débat, mais ses chaînes ne l’enserrent que davantage. Une infâme procession de vampires déguisés en prêtres d’Avacyn s’avance. L’un d’eux, coiffé de la mitre d’un lunarque, prend place derrière le couple.
Faut-il vraiment que tout ici lui fasse injure ?
De nouveau, la foule fixe son attention sur lui ; de nouveau, on le pointe du doigt, on guette sa réaction.
« Bois et deviens éternel », lui avait dit son grand-père. Comme si on lui avait laissé le choix. Comme s’il avait voulu être éternel.
« Si tu persistes à décliner nos invitations, nous ne t’en enverrons plus », lui avait écrit une tante. Comme si ses réceptions étaient l’événement le plus important du Multivers.
« As-tu conscience au moins d’être un vrai trouble-fête ? » La remarque d’un oncle, cette fois, des années plus tôt — oncle qu’il voit justement flanqué de deux femmes, en train de saigner un jeune serviteur gracile. Il lèche le sang comme un chat lape son lait. Voilà sa définition de la fête.
Un ange se balance au-dessus de leur tête, et cet homme ne songe qu’aux plaisirs éphémères.
Une vie de tourments.
Olivia remet au faux prêtre une feuille de vélin. Il a l’outrecuidance de lire le texte d’une voix nasillarde et moqueuse.
« Chers convives, vous vous êtes tous rassemblés aujourd’hui afin de prendre part au plus sacré des rituels d’Innistrad. On dit que les hérons s’unissent pour la vie. Pour des êtres comme nous, éternels et immuables, la valeur d’une telle promesse dépasse l’entendement des mortels. La maîtresse de notre illustre maison, Olivia Voldaren, a promis son cœur à Edgar Markov qui, en retour, lui a promis son affection indéfectible. Je crois comprendre que Sorin Markov est venu donner son grand-père en mariage ? »
« Jamais de la vie ! » se récrie Sorin en se démenant de plus belle. Les gardes le tirent brutalement en arrière. Pour ajouter à son humiliation, la foule s’esclaffe.
« Ne lui prêtez pas attention, dit Edgar. Vous savez comment il est en soirée. »
« Un invité ingrat », renchérit Olivia.
Le prêtre se fend d’un sourire railleur. « Fort bien. Vous pouvez à présent prononcer vos vœux, si vous en avez préparé. »
Il ne demande pas qui souhaite commencer. Olivia se lance dès la fin de sa phrase.
« Edgar, mon bien-aimé. Notre rencontre remonte à tant de siècles que j’en ai depuis longtemps oublié les circonstances, mais je me souviens du moment où j’ai compris que ta place était auprès de moi comme si c’était hier. Sorin a laissé ton cercueil sans surveillance, et je me suis dit : "Quel inconscient de laisser un homme de cette éminence sans garde." Je veillerai sur toi désormais et, ensemble, nous régnerons sur Innistrad. Edgar, je jure de toujours prendre en compte ton opinion au moins une seconde avant de la rejeter. Je jure de fermer les yeux sur tes impairs vestimentaires. Et enfin, je jure de t’accorder l’honneur de devenir mon époux. »
« Merci à vous, illustre dame Voldaren. Vos vœux m’ont ému aux larmes, caquète le prêtre, qui n’a sûrement pas pleuré depuis des lustres. Seigneur Markov, vos vœux ? »
Sorin grogne. Les gardes qui le retiennent avancent en bloc vers l’autel. Il se retrouve emporté par le mouvement. Ils le jettent sur les marches de marbre tel un vulgaire mendiant de Thraben. Il ne reste que deux chaînes désormais : la première qui lui entrave les bras en lui déboîtant les épaules en arrière, la seconde enroulée autour de sa gorge.
Il se relève malgré tout. Les maillons menacent de l’étrangler. Peu importe. Il est prêt à endurer la douleur. Il endurera n’importe quoi pour pouvoir arracher la tête d’Olivia Voldaren.
Le supplice de la voir lui adresser ce sourire suffisant
Il y a quelques millénaires, Edgar Markov a pris la décision la plus importante de la vie de son petit-fils à sa place.
Ce soir, Sorin compte bien le lui revaloir.
Bûcherons, forgerons, loups-garous, vampires, anges — le sang reste le sang.
Il invoque la noirceur contenue dans le bol. Et elle répond à son appel. Une lame pourpre tranche ses chaînes aussi aisément que le fil d’une épée. Le bol leur en tombe des mains.
Sa chemise, sa peau, ses mains sont maculées de sang — mais il se campe, inébranlable, devant eux.
« Je m’y oppose. »
« Sorin, siffle Olivia en montrant les dents, tu es en train de gâcher mon grand jour. »
« J’ai une petite question », dit Chandra.
Arlinn esquisse un sourire amusé. Coincés au portail, ils ne peuvent que se tourner les pouces. De nouveaux gardes ont remplacé les précédents, sans être beaucoup plus volubiles. « Laquelle ? »
« C’est un mariage vampire, n’est-ce pas ? »
« En effet, répond Kaya, flairant la pitrerie. C’est un mariage vampire. »
« Vous croyez qu’ils ont prévu un gâteau? »
Adeline oscille entre rire et geignement. Kaya se pince l’arête du nez. Un gloussement silencieux secoue les épaules de Téfeiri.
Arlinn réfléchit un instant. « Ça ne me paraît pas improbable. Pour les serviteurs. »
« Je les vois mal se soucier de nourrir leurs esclaves, souligne Kaya. Téfeiri, as-tu déjà assisté à ce genre de cérémonie ? »
« À un mariage vampire, non, mais
« Quelque chose d’approchant ? » hasarde Adeline.
« Voilà, acquiesce-t-il avant de se frotter le menton, puis de hausser les épaules en souriant. Cela dit, la particularité des mariages, c’est que, malgré la pluralité de traditions, il y a certaines constantes. Notamment celle de rassembler les gens. »
« Même dans le cas des vampires ? » s’étonne Chandra.
« Même dans le cas des vampires. »
Ils auraient peut-être droit à une bonne surprise finalement en entrant.
En attendant, ils devraient continuer de se geler les doigts dehors.
Grâce à ses sens surnaturels, il anticipe le coup une demi-seconde avant de frôler la décapitation. Une lance dorée surgit de derrière lui. Quel coup bas de le prendre ainsi en traître ! Peut-être un avantage, néanmoins — il aura besoin d’une arme, après tout. Il casse la pointe de la lance, puis tire d’un coup sec. Le garde n’a pas le temps de se remettre d’aplomb que Sorin virevolte et lui plante la lame sous l’aisselle. Le métal racle contre l’os. La blessure n’arrêtera pas son adversaire, mais la magie fera le reste. Un seul regard dans les yeux suffit à l’immobiliser.
Et à en faire un bouclier vivant.
Les gardes interviennent rarement seuls. Celui-ci ne fait pas exception. Un épéiste tente sa chance après lui, brandissant une arme d’un poids improbable. Un grognement bestial précède le fracas de l’acier contre l’armure de son otage. Sorin arque un sourcil. Une épée, ça ? Plutôt un gourdin. À sa place, il aurait choisi une arme mieux équilibrée.
Toutefois, il n’a pas voix au chapitre, ayant été délesté de son épée après sa capture.
Celle-ci fera l’affaire.
Il envoie son prisonnier contre le second garde. En un clin d’œil, il se retrouve derrière l’épéiste ; l’instant d’après, il lui brise la nuque, puis lui arrache l’épée des mains. Oui, son poids est absurde, et il comprend pourquoi : la poignée, incrustée d’or, est aussi large que sa paume.
Répugnant.
Absolument révoltant.
C’est donc l’arme rêvée pour occire Olivia.
Trois autres soudards tombent sous les coups écrasants de sa nouvelle arme. Il leur prête à peine attention. Une seule personne l’intéresse : la femme qui les commande.
Cinq gardes se ruent vers lui. Il n’aura le droit qu’à une seule tentative. Ce ne sera pas un coup élégant avec cette massue. Peu importe, plus rien ne compte désormais, ni ce qui adviendra ensuite, ni la Clé d’argent de lune, ni la nuit éternelle, ni même l’expression horrifiée de son grand-père.
Il s’agit d’une affaire personnelle.
Olivia en a parfaitement conscience ; à l’instant où leurs regards se croisent, elle serre contre elle la Clé d’argent de lune qu’elle vient de ramasser, comme si le pouvoir de l’artefact allait la sauver.
Sorin brandit l’épée.
Son poids conjugué à la force du vampire, l’arme décrit un arc mortel dans les airs en direction d’Olivia, qui prend son envol. Ce n’est pas grave. Son élan lui permet de franchir la distance qui les sépare. Il va mettre fin à cette histoire sur-le-champ…
Du moins, l’aimerait-il.
Un éclair de lumière le déstabilise. La pointe étincelante de l’épée érafle la robe en mousseline et les gants d’Olivia. La vampire est furieuse. Encore plus quand, malgré ses efforts pour la rattraper, la clé lui échappe des mains et tombe par terre.
« Agresser la mariée le jour de la cérémonie ! Je savais que tu étais un mufle, mais là ! Il n’y a pas de mot pour qualifier la muflerie de ton acte ! » le tance-t-elle avec mépris.
Edgar Markov touche l’épaule de son petit-fils.
« Sorin, tu n’imagines pas l’importance capitale de cette union. Nous en avons besoin. La clé… Diantre ! que se passe-t-il ? »
Sorin voit tout de suite la raison de son étonnement : juste sous les pieds d’Olivia, la Clé d’argent de lune émet une lueur surnaturelle.
Là, devant l’autel, un geist s’extirpe de l’artefact. Non, pas un geist… C’est autre chose. Il a déjà vu des apparitions semblables sur d’autres plans : il s’agit de l’esprit d’une personne, séparé de son corps. Une envoûteuse, à en juger par sa coiffe.
« Et vous, qui vous a invitée ? » vitupère Olivia.
L’esprit se tourne vers elle. Ses sourcils se froncent au-dessus de ses yeux spectraux. « Mais vous, bien sûr. »
Des fleurs fantomatiques s’entrelacent sur le bras de l’envoûteuse. Elles bourgeonnent, s’ouvrent et se flétrissent en l’espace de quelques secondes. L’esprit étudie le phénomène avec intérêt. D’un geste, elle ajoute des vrilles aux fleurs. Bientôt, elle se constitue un bâton entier — un bâton dont les branches répandent une lumière vive, affirmée.
Elle lève les yeux vers l’ange suspendu au milieu de la salle comme une décoration de la Fête des moissons. Une expression de dégoût mâtiné d’horreur s’affiche sur son visage. Puis elle comprend, et son regard enflammé se pose sur Olivia Voldaren. « Comment osez-vous ? »
Edgar serre l’épaule de Sorin, mais ses paroles creusent leur différend. « Olivia, arrête-la ! »
Sorin repousse son grand-père. Il tente vainement de se réconforter en se disant que ce n’est pas vraiment Edgar à cet instant. Une chose est sûre néanmoins : si Olivia doit arrêter l’esprit, alors il doit arrêter Olivia. Sans perdre un instant, il se précipite pour s’interposer entre elle et la clé, abattant son épée lorsque la vampire fond dessus. Loin d’être découragée par l’entaille qu’il inflige à ses bras tendus, elle revient à la charge. Il ne cesse de contrer ses tentatives. Il se jette de tout son poids contre elle dans l’espoir de faire gagner à l’envoûteuse le temps dont elle a besoin.
Un éclair de lumière verdoyante dans son dos lui indique qu’il a réussi.
Olivia lui griffe la joue, puis y enfonce les ongles, lui tenant le visage en caricature perverse de la belle-mère aimante. Le feu qui brûle dans ses pupilles sera difficile à éteindre. Quoi que mijote l’esprit, il vaudrait mieux que ce soit efficace.
Mais il entend alors autre chose, un son qui le remplit d’espoir tout en ravivant d’atroces souvenirs de sa vie mortelle.
Le divin bruissement des ailes d’un ange.
Sans savoir exactement ce qui va se passer, il le devine. L’éclair a dû foudroyer les liens qui entravaient Sigarda. Sorin sourit, le nez collé à celui d’Olivia. Il en ignorerait presque la douleur de ses ongles qui s’enfoncent davantage.
« On dirait que ta petite sauterie est finie », la nargue-t-il.
Et, à son grand plaisir, elle détourne le regard pour observer quelque chose derrière lui.
Sorin la repousse violemment et se retourne pour faire face à l’ange qui s’élève.
Les anges ressemblent un peu aux vitraux, en cela qu’il faut d’abord les penser en détail avant de les façonner.
Sorin n’a pas créé Sigarda, mais il la connaît bien. Durant les jours précédant la création d’Avacyn — quand il avait compris que celle-ci serait la solution qu’il avait si longtemps cherchée —, il l’avait étudiée. Là où Bruna était presque trop prévenante et réservée, Sigarda ne laissait jamais la perfection devenir l’ennemi du bien. Elle agissait dès l’instant où la nature bonne ou mauvaise d’une personne se précisait. Toutefois, elle n’avait pas non plus la véhémence de Gisela, ni son approche cinglante des pécheurs. Si Sigarda était un vitrail, son chemin de plomb serait un amour inconditionnel de l’humanité.
C’était ce qu’il avait voulu reproduire chez Avacyn. Ou au moins, un simulacre de cet amour, à défaut de pouvoir recréer le vrai.
Certes, il y avait des différences. Sigarda était trop miséricordieuse, par exemple, accordant souvent sa clémence quand la sévérité aurait davantage bénéficié au peuple d’Innistrad. Elle était trop sensible, songe-t-il. Une qualité qui a desservi l’accomplissement de son devoir.
Maintenant qu’il la regarde, cependant, encadrée par le vitrail des Voldaren, Sorin se se félicite de ne pas avoir été le créateur de Sigarda.
Jamais il ne l’aurait imprégnée d’un tel courroux vengeur.
Du sang lui marbre les ailes, une énergie dorée la nimbe. Les plaies qu’il lui a infligées lors de leur affrontement se rouvrent. Mais il y en a de nouvelles, et il s’interroge alors sur les circonstances de sa capture. Quoi qu’ils lui aient fait, elle va le leur faire payer au centuple. Elle toise la masse rassemblée avec un dédain absolu. Même les doyens des vampires se taisent en la voyant — nouveau symbole d’une force qu’ils craignaient naguère.
Sigarda déploie ses ailes. Un halo d’énergie blanche se forme autour d’elle.
« Vous êtes tous coupables », décrète-t-elle..
Sorin prend une inspiration.
Cela ne suffit pas à le préparer à ce qui s’ensuit.
Elle est aussi rayonnante que l’aurore, aussi éclatante que l’albâtre, aussi vive que l’espoir — trop éblouissante pour être contemplée.
Sa sainte lumière lui brûle les yeux.
Le vitrail derrière elle est le fruit d’années de travail. Tout comme les panneaux qui ornent les murs. Combien de mois, combien d’années, combien de vies ont été nécessaires à la fabrication du lustre au plafond ? Impossible à savoir. Même lui serait incapable de mesurer le total des années de labeur que représente la vile collection d’Olivia.
Pourtant, toutes ces années, tous ces mois, toutes ces heures, se brisent en un instant.
Malgré la lumière aveuglante, il voit les fissures se dessiner telles des veines de feu dans le verre. Il ne peut se résoudre à détourner le regard, même quand la clarté devient insoutenable. Ce terrible spectacle a quelque chose de magnifique : les grandes plaques sont des miroirs reflétant l’infini entre elles ; les petits fragments, une neige assassine ; les gouttes de sang, une pluie blasphématoire sur l’assemblée.
Puis l’onde de force les frappe.
Une lame de chaos balaie le manoir Voldaren
L’explosion d’énergie le projette en arrière. Avant même de comprendre ce qui lui arrive, il atterrit dans une fontaine de sang. Il fait pourtant partie des plus chanceux. Grâce à sa sangromancie, il se façonne un bouclier avec la pluie de sang pour se protéger des éclats de verre. Tous n’ont pas cette aptitude. Partout autour de lui, certains convives ne sont plus que des pelotes à épingles.
Sorin se relève parmi eux.
À cet instant, deux détails lui sautent aux yeux : premièrement, Olivia et son grand-père sont, par malheur, indemnes ; deuxièmement, le verre n’est pas la seule chose brisée.
Chandra a mille et une questions. Adeline lui offre cinq cents réponses pour deux cents suppositions, et décide que les autres compléteront le reste. Devant le manoir Voldaren, elle appuie la tête sur sa main et regarde Chandra dégoiser. En dépit des sinistres circonstances de leur venue, en dépit de l’ignominie de la demeure qui se dresse à côté, la lumière qui brille dans les yeux de la pyromancienne reste magnifique.
Et c’est en l’observant avant autant d’attention qu’Adeline la remarque : une autre lumière, dorée, coruscante, qui chamarre les joues de Chandra.
Un éclat presque
« Hé ! Attendez, vous avez vu ? »
Adeline regarde en direction du manoir. La lumière émane de la demeure.
Les sorts de restriction se dissipent.
Chandra se fend d’un grand sourire. « On dirait que la fête commence. »