Pour une fois depuis son arrivée sur Kaldheim, Kaya n’avait pas à se préoccuper du froid. À l’autre bout de la percée de présage de Tyvar, elle fut accueillie par une bouffée d’air chaud et délétère. Ce qu’elle vit en premier, ce fut le ciel : des nuages noirs menaçants qui n’avaient jamais vu le soleil. Les seules sources de lumière étaient les éclairs rouges qui zébraient occasionnellement le firmament et la lueur orange qui émanait de quelque part sous eux.

Kaya se tenait à côté de Tyvar au sommet d’un contrefort de pierre noire déchiquetée. En contrebas s’étendait un vaste marécage de goudron entrelacé de fractures orange incandescentes, une grande étendue de lave dont la surface s’était partiellement solidifiée en gros blocs de pierre ponce noire flottant sur la roche en fusion. De temps en temps, une poche de lave explosait dans un geyser en fusion, projetant des scories lumineuses dans les airs. Il était difficile d’imaginer un lieu plus hostile pour la vie. Pourtant, Tyvar contemplait le paysage apocalyptique avec un émerveillement non dissimulé.

« Nous avons réussi, dit-il. Je n’étais pas sûr que nous y arriverions. »

« Que veux-tu dire ? » demanda Kaya.

« Les dieux ont scellé cet endroit il y a fort longtemps, après que Varragoth se soit échappé, à l’aide de puissantes runes magiques. Jamais je n’avais ouvert de percée de présage ici, aucun elfe ne l’a fait. Mais Tibalt a dû affaiblir les défenses. »

Cette épée. Elle n’avait jamais vu cette sorte de magie auparavant, rien à voir avec le portail qu’Alründ avait ouvert. « Nous devons lui prendre cette épée. S’il peut l’utiliser pour forcer le passage vers ce royaume, qui sait ce qu’il pourrait faire d’autre ? »

Tyvar pointa derrière elle. Elle se retourna, sa main se portant automatiquement sur sa dague, mais se rappelant immédiatement qu’elle n’était plus là. Quoi qu’il en soit, ce qu’il indiquait n’était pas une menace.

Plus bas, à la surface partiellement refroidie du lac de magma, quelques sillons étrangement droits étaient creusées dans la toile de fractures volcaniques. Au bout d’un moment, les yeux de Kaya s’habituèrent à la faible luminosité, et elle vit ce qui avait été gravé dans le basalte, attendant leur arrivée : une flèche orange de lave.

« On pourra accuser Tibalt de tout ce qu’on veut, mais on ne peut pas dire qu’il soit subtil », murmura-t-elle.

D’un mouvement fluide, Tyvar sauta du bord de la crête. Il se propulsa d’une pointe de rocher, puis glissa sur une pente de gravier vitrifié. Son élan le porta juste au bord de la plaine de magma. Il se retourna vers elle. « Tu viens ? »

Immersturm Skullcairn
Cairn de crânes de l’Immersturm | Illustration par : Cliff Childs

Même s’il aurait été amusant de sauter d’un pavé de pierre refroidie à un autre, Kaya n’avait pas envie de plonger dans la lave si elle ratait son coup. Apparemment, Tyvar avait la même idée. Une fois arrivé au bord du lac, il avait appuyé ses doigts sur le rivage noirci et fermé les yeux.

« Attends, dit-il. Je veux essayer quelque chose. »

Le rivage de basalte commença à se soulever au-dessus du magma. Plutôt que de s’étirer ou de gonfler, la pierre donnait l’impression de croître, formant des vrilles qui s’entrelaçaient pour former un pont. Lorsqu’il ouvrit les yeux, Tyvar parut tout aussi surpris qu’elle.

Kaya s’y avança sans hésiter. Par endroit on y trouvait un subtil maillage d’arêtes et il n’y avait rien de naturel dans la manière dont la pierre était tressée. Kaya trouva le pont étrangement beau.

D’abord, il transforme ces trolls et pierre, et maintenant, ça. Ce gamin est un transmutateur. Mais ce n’était pas tout. Tyvar avait embrasé son étincelle sans s’en rendre compte, il était allé jusqu’à Zendikar, pensant que c’était simplement un autre royaume de Kaldheim.

Dans le Gnottvold, lorsqu’il avait ouvert cette percée de présage, il avait clairement indiqué qu’il partait, qu’elle l’accompagne ou pas. S’il n'était qu’un héros borné en quête d’une mort glorieuse, Kaya l’aurait laissé partir seul. Après tout, de tels héros ne manquaient pas sur Kaldheim, et elle avait autre chose à faire. Mais Tyvar était un Planeswalker, et il ne savait même pas ce que cela voulait dire. Il serait dommage de laisser Tibalt le tuer avant qu’il n’ait visité plus de plans du Multivers. Elle essaya de lui expliquer ce qu’était le Multivers en marchant.

« Ces plans sont similaires au royaumes, alors ? Et ils sont reliés par un Arbre-monde encore plus vaste ? » dit-il.

« En quelque sorte, mais sans les branches. Et sans animaux géants circulant librement entre eux —du moins à ce qu’elle sache— et plus important, ils ne sont pas reliés de la même manière. Il n’y a pas de portails qui apparaissent, et pas de sorts qui permettent de passer d’un plan à l’autre. Le seul moyen de voyager entre eux, c’est d’être l’un de nous. »

« Un Planeswalker, fit Tyvar, faisant tomber un morceau de pierre ponce noircie dans la lave d’un coup de pied. Une offre tentante. Mais je ne suis pas intéressé. Il y a suffisamment de gloire pour moi à Kaldheim, et plus de royaumes que je pourrais explorer en une vie. De plus, comment les gens pourraient-ils raconter mes histoires si je quittais l’Arbre-monde ? Je serais obligé de recommencer à chaque fois. »

Certes, pensa Kaya. C’est le plus difficile. De nouveaux amis, de nouveaux ennemis, de nouvelles règles pour chaque plan. Toujours l’étranger, le nouvel arrivant, qui se retrouve embringué dans les querelles des autres, dans les guerres d’autres peuples. Au début, c’est fascinant. Mais au bout d'un certain temps, ça devient épuisant. Mais ce n’est pas comme si on avait le choix.

Kaya lui attrapa l’épaule et le fit tourner vers elle. « Ce n’est pas une offre, pas une question d’être intéressé ou non. Ce n’est pas vraiment comme ça que ça marche. Tu es un Planeswalker, que ça te plaise ou non, et la prochaine fois que tu te retrouveras dans un monde rempli de magie, de monstres et de peuples que tu ne comprends pas, tu auras besoin —elle chercha ses mots— tu auras besoin d’une sorte de code. D’une série de règles. » Le code de Kaya était simple : ne faire de mal à personne. . .sauf si c’est mérité et que quelqu’un te paie pour ça. Bien sûr, une fois ou deux elle s’était retrouvée dans des situations qu’elle aurait dû éviter ; de temps en temps, si elle se sentait d’humeur charitable, elle se débarrassait d’un fantôme particulièrement problématique gratuitement. Mais le code était important. C’était tout ce qui la suivait d'un plan à l’autre, la seule chose sur laquelle elle pouvait compter. Sur quoi Tyvar pourrait-il compter s’il quittait Kaldheim un jour ? La gloire et les récits héroïques seraient-ils importants alors ?

Tyvar libéra son bras ; son agacement était évident sur son visage ciselé, pourtant encore adolescent. « J’ai un code, celui de tous les guerriers de Skemfar, génération après génération. Je n’ai pas besoin des leçons d’une étrangère pour savoir de quoi il s’agit. »

« J’essaie simplement de t’aider ! » s’exclama-t-elle. Personne n’avait fait ça pour elle et il fallait voir comment elle avait fini : mercenaire, voleuse, tueuse. Tibalt n’était pas en position de l’accuser de quoi que ce soit —mais il n’avait pas eu tort.

« Je ne suis pas un enfant, et je n’ai pas besoin de ton aide. Comme je l’ai démontré, je suis tout à fait capable de me débrouiller seul. » Ce disant, il reprit son chemin sur le pont de pierre noire.

Petit imbécile têtu. Pourquoi restait-elle ? Après tout, elle avait du travail payant sur Kaldheim. Un monstre qu’elle était supposée traquer.

Elle se demandait encore si elle n’allait pas faire demi-tour lorsque le premier harpon se ficha dans le pont, à quelques centimètres du pied de Tyvar. C’était une arme grossière, du fer brut barbelé assez lourd pour s’enfoncer dans la roche. Un instant, le jeune elfe parut trop surpris pour bouger — et il ne remarqua pas le deuxième harpon qui filait droit sur lui.

Kaya le rattrapa juste à temps, changeant son torse en lumière fantomatique au moment où le harpon de fer allait le transpercer. Il recula, posa une main sur le chemin et ses bras devinrent aussi noirs que du charbon.

« Sur notre droite ! » s’écria Kaya.

Se frayant un passage dans leur direction, brisant les blocs de magma refroidi, se dressait la silhouette improbable d’un bateau. Il lui rappelait les drakkars que les Cherche-présages avaient pilotés, mais là où leurs navires étaient étroits et profilés, conçus pour naviguer dans des petits canaux et explorer des rivages isolés, ce vaisseau n’avait qu’une seule fonction. Sa coque étroite était ornée de piques ; sa proue était renforcée d’un profil en fer ébréché, fait pour briser. Au lieu de voiles, un drap de flammes semblait enfler et utiliser le courant surnaturel qui le poussait vers eux.

« Des démons, dit Tyvar. Tiens-toi prête. »

Demon Berserker Token
Jeton Démon et Berserker| Illustration par : Grzegorz Rutkowski

Tandis que le bateau approchait, Kaya distingua trois silhouettes à bord. Sur l’une d’elles, un casque de fer ajoutait des rangées de cornes à celles qui poussaient naturellement sur son front ; une visière noire masquait ses yeux. Une autre créature avait une énorme masse à ailettes incrustée de sang à la place de la main. Près de la proue, sur une plateforme surélevée, se trouvait le plus grand des trois démons : c’était une brute épaisse dont le flanc droit était couvert de plaques de fer noires. Les membranes de ses grandes ailes étaient trouées et déchirées par les combats. Dans sa main gauche, il soupesait un autre harpon, qu’il se prépara à lancer.

Cette fois-ci, Tyvar était prêt. Avec la précision d’un danseur, il dévia le harpon d’un revers d’un de ses bras noircis pour le faire plonger dans le magma. « Nous devons nous rapprocher », dit-il.

Kaya grimaça. « Je ne pense pas que ça soit nécessaire. »

Le drakkar prenait de la vitesse, ses voiles de flammes encore plus incandescentes. Deux des démons, les plus petits, étendirent leurs ailes et se lancèrent dans les airs. Ils n’avaient pas juste l’intention de s’approcher.

« Attention ! Cria la femme.

Elle plongea d’un côté du chemin que Tyvar avait construit ; il fit de même du côté opposé. Puis la proue du navire percuta le pont, projetant basalte et cendres dans les airs.

Kaya se releva à temps pour voir le démon avec la masse d’armes fondre sur elle. Il abaissa son arme de toutes ses forces et creusa un trou dans la roche volcanique là où Kaya s’était tenue l’instant précédent.

Avant qu’il ne puisse réagir, cependant, elle écrasa la masse du pied et la dématérialisa le temps de la faire fusionner partiellement à la pierre. Il hurla et tenta de l’attraper, mais elle lui échappa comme une volute de fumée, bondissant vers le harpon qui s’était fiché dans le sol.

Elle n’eut aucune difficulté à le sortir de la lave solidifiée—un peu de déphasage et le tour était joué—mais son poids faillit la faire basculer dans le lac de magma. Pendant qu’elle essayait de soulever le lourd harpon à deux mains, le démon battait furieusement des ailes, soufflant et tirant sur la roche volcanique qui emprisonnait son bras. Avec un peu de concentration, Kaya rendit le harpon totalement immatériel et le lança.

Lorsqu’il quitta sa main, il repassa de l’état immatériel à sa forme solide, lourde et mortelle — mais projeté à une vitesse supérieure. Le harpon transperça la plaque d’armure martelée du démon et ressortit dans son dos. La créature se débattit quelques instants, la masse d’armes de son bras toujours fusionnée dans la pierre, puis elle s’écroula.

Kaya s’accorda quelques secondes pour souffler, puis elle prit son élan. Plantant un pied sur l’armure du démon vaincu, elle bondit sur le pont du drakkar. De l’autre côté, elle vit que Tyvar était cerné. Le démon au casque cornu faisait pleuvoir des coups avec une paire de hachoirs courts vicieusement dentelés, et le plus gros, à moitié couvert de métal, l’empêchait de reculer en décrivant de grands arcs avec un marteau à bec. Un seul coup suffirait pour arracher la tête de l’elfe, mais jusqu’à présent, Tyvar avait réussi à esquiver. Cependant, ses bras n’avaient plus l’apparence noire du basalte. Ils dégageaient maintenant une lueur orange et incandescente, comme s’il les avait chauffés dans une forge. Chaque coup de hachoir dévié s’accompagnait d’une explosion d’étincelles et de braises.

Il était rapide, fort et compétent, cela ne faisait aucun doute. Mais il ne tiendrait pas éternellement.

Elle plongea sous la voile de flammes, se protégeant le visage de la chaleur d’une main, puis elle bondit de l’autre côté du bateau, atterrissant sans aucune grâce sur le dos du gros démon. Il était deux fois grand comme elle, pesait bien plus du double, et il bougea à peine sous la force de l’impact, mais elle parvint à l’attraper par le cou.

D’une pensée, elle enveloppa sa main de cette étrange lueur et tendit les doigts comme pour en faire une pointe de lance. Un coup rapide au cœur. Petit déphasage, puis extraction. Ce ne sera pas agréable, mais ce devrait être efficace.

Pendant que le démon se débattait pour essayer de l’attraper dans son dos, Kaya enfonça sa main juste à gauche de sa colonne vertébrale, la rematérialisa un instant—

Et faillit perdre connaissance tant la douleur fut atroce. Sa main brûlait dans le torse du démon, comme si elle l’avait mise dans un fourneau. Elle lâcha le cou de son adversaire et chuta en arrière sur la roche noire.

Le démon frémit, tomba à genoux, puis se releva en s’aidant de la poignée de cet immense marteau de guerre. Il se tourna vers elle ; ses petits yeux rouges brûlaient de rage. Une bile noire épaisse bouillonnante coulait de sa gueule. Elle l’avait blessé, mais pas suffisamment.

Sa main n’avait été matérielle que pendant une fraction de seconde, pourtant la douleur était encore intense et absolue. Mais comme tant d’autres choses, la douleur était un outil. Et Kaya savait l’utiliser. Concentre-toi sur elle. Utilise-la. Profondément en elle, la Planeswalker sentit un frisson glacé se répandre.

Le démon leva son marteau, ses gros muscles saillant sous l’effort. Le sang bouillonnait toujours en coulant de sa bouche. C’est à ce moment précis que Kaya dématérialisa le passage rocheux sous ses pieds.

Le démon déploya ses ailes par instinct, essayant de recouvrer l’équilibre, de rester dans les airs. Ça aurait pu fonctionner si elles n’avaient pas été constellées de trous et de déchirures, et s’il n’avait pas brandi un lourd marteau au-dessus de sa tête. Il se mit à rugir dès que ses jambes s’enfoncèrent dans la lave, il s’arquebouta, lâchant son arme, tentant d’enfoncer ses griffes dans la pierre ponce là où elle était encore solide. D’un coup de pied, Kaya le repoussa. Il s’enfonça dans la roche en fusion. La jeune femme rematérialisa le pont au-dessus de lui.

De l’autre côté du chemin, la bataille opposant Tyvar au dernier démon faisait toujours rage. À présent qu’il ne lui restait qu’un adversaire, l’elfe passait à l’offensive. Le couteau d’airain attaché à son bracelet était plus long et brillait de cette même lueur volcanique orange qui couvrait ses bras. D’un grand mouvement sec qui laissa derrière lui une réverbération, il trancha l’un des hachoirs du démon ; le coup suivant lui trancha la gorge. Kaya entendit un grésillement, sentit quelque chose de plus infect que des cheveux brulés, puis la tête encasquée de la créature rebondit une fois sur le basalte avant de s’enfoncer dans la lave, tandis que son corps s’écroulait sur le pont de pierre noire. Le combat était terminé.

La main de Kaya lui faisait encore atrocement mal, malgré le sort qu’elle avait utilisé pour la soigner. La magie de guérison n’avait jamais été son fort. Il faudrait probablement attendre quelques jours avant qu’elle ne recouvre toute sa mobilité.

« C’était extraordinaire ! » s’exclama Tyvar.

« Oui, peut-être, répondit Kaya. J’ai vu ce que tu as— »

« Ce jarl faisait deux fois ta taille ! Sais-tu combien d’humains, dans toutes les sagas que je connais, ont tué un démon ? À supposer que tu n’aies pas négocié avec l’autre, tu en as vaincu deux ! Et sans arme ! Il faut que les skalds apprennent ce qui s’est passé. Je le leur raconterai moi-même, une fois que nous aurons terminé ! »

« Euh, merci, dit Kaya, surprise. Alors ce gamin sait partager la gloire. Mais si on se retrouve dans une situation similaire, je préférerais être armée. »

Tyvar parut alors avoir une idée. « Naturellement. Laisse-moi m’en occuper. »

Il se pencha sur l’immense marteau que le jarl démon avait lâché avant d’être englouti par le magma. Kaya allait protester—un peu lourd pour moi, pas vraiment mon style—quand l’elfe enfonça ses doigts dans le fer noir du marteau, comme si c’était de la boue. Il en sortit deux poignées de métal. Il laissa tomber la première sur le chemin ; elle atterrit sur la pierre avec un son mat.

Il scruta l’autre pépite de métal. « Très mauvaise qualité. Mais nous pouvons arranger ça. »

Il comprima le métal entre ses deux mains. Les muscles de ses bras et de ses épaules se crispèrent. Lorsqu’il écarta ses paumes, il tenait un petit ovale avec des parties brutes, comme le noyau d’un fruit. Il s’agenouilla et l’enfonça dans le basalte, ce qui n’eut pas l’air facile. Puis il fit de même avec l’autre bout de métal. Kaya, mystifiée, l’observa tandis qu’il ramassait de la terre couleur charbon pour former un petit tas au-dessus des pépites. « Qu'est-ce que tu fais ? »

« Tout a le potentiel de croître, répondit l’elfe, se redressant. Quand il s’agit d’arbres ou de personnes, on s’y attend. Mais c’est le cas aussi pour la terre et la pierre, avec suffisamment de temps et de patience. Ou alors, un peu de magie. Je t’ai dit que mes capacités fonctionnent différemment selon le royaume que je visite. J’ai pensé que dans un lieu sans vie comme celui-ci, n'importe quoi serait désespéré de pousser. Même le métal. Et j’avais raison », finit-il, souriant.

Jamais elle n’avait entendu parler d’une transmutation de ce type. « Et sur Gnottvold ? Qu’as-tu fait à ces trolls ? »

Il agita sa main, l’air dédaigneux. « Facile. Les trolls de Torga sont des créatures de la terre. Ils passent des années sous la forme de gros rochers qui attirent la mousse. Ce sont vraiment des cousins très proches de la pierre. Je les ai juste encouragés à se rapprocher un peu plus de leurs congénères. »

Puis, sous les yeux de Kaya, quelque chose sortit du sol. Une pousse, qui avait la même couleur fer que l’ovale, mais qui se déroulait lentement comme une fougère. Puis une autre sortit de l’autre monticule. Elles grandirent, grossirent et formèrent d’autres tiges qui se tissèrent comme une natte. Lorsque le haut se replia sur le reste, formant une courbe, elle réalisa ce qu’elle voyait : une petite hache. Deux, en fait. Qui avaient poussé du sol, comme des brins de blé.

Tyvar tendit le bras et tira en les tournant, comme pour les séparer de leurs racines. Puis il les tendit à Kaya, manches vers elle. « Tu les préfères rapides et légères, C’est bien ça ? »

Elle en prit une, l’air circonspect. Elle était totalement constituée de la même matière, pas de rouille, pas de sang, pas d’imperfections, simplement du métal gris froid. La tête de la hache avec ces motifs tissés compliqués, avait une couleur un peu plus claire que le manche. La poignée était un peu plus rugueuse au toucher, de sorte qu’elle ne lui échappe pas des mains. Elle la lança à la verticale pour la faire tournoyer, le centre de gravité juste en dessous de la tête, et la rattrapa. Pour quelque chose qui était sorti du sol, elle était bien équilibrée.

« Merci », dit-elle, calant la hache et sa sœur dans sa ceinture.

Tyvar lui donna une tape amicale sur l’épaule et sourit. « Je suis certain que tu en feras bon usage. Bon, nous devons toujours rattraper un méchant. On continue ? »

« En fait, dit Kaya, jetant un coup d'œil en direction du drakkar démon encastré dans le pont de pierre noire. J’ai une meilleure idée. »

Kaya

Kaya avait vraiment une préférence pour le bateau de Cosima. En plus de son incroyable capacité à transporter ses passagers où ils le désiraient, il n’y avait aucun risque de s’empaler sur le plat-bord ou de mettre le feu à ses cheveux en ajustant la voile. Heureusement, Tyvar semblait avoir un peu plus d’expérience qu’elle en matière de navigation, et une fois que le drakkar démon avait pris de la vitesse, il fendait les plaques de magma refroidi qui flottaient à la surface de la lave sans rencontrer de résistance.

L’elfe s’occupait des voiles tandis qu’elle surveillait les environs depuis la proue. « Là-bas », dit-elle, pointant droit devant eux. Une vaste montagne noire se dressait au-dessus d’une plaine cendreuse. Du pic, il ne restait plus qu’un cône déchiqueté ouvert qui frôlait presque les nuages. À son sommet, Kaya distingua une mystérieuse lumière. Elle semblait déformer l’air autour d’elle comme des vagues de chaleur, projetant de temps à autre un étrange ruban de bleu ou de vert dans le ciel. Où avait-elle donc déjà vu cette lumière auparavant ? Alründ. Sur Kaldheim, c’était la lumière des dieux. Mais c’était également les couleurs qui brillaient sur le contour du portail ouvert par Tibalt avec l’épée.

Tyvar fit virer le gouvernail pour diriger le drakkar vers la montagne. « C’est le Rocher Sanglant ! Jamais je n’aurais pensé le voir un jour. »

« Génial. Parfait. Le Rocher Sanglant. » Elle se demanda brièvement s’il n’était pas trop tard pour virer de bord. Après tout, personne ne la payait pour livrer la tête de Tibalt.

Mais cette ordure à cornes a tant d’ennemis que je pourrais probablement trouver un acheteur. Chandra, peut-être.

Ils abandonnèrent le drakkar, échoué sur le rivage noir du lac de lave. Au moins, escalader la montagne ne serait pas le plus difficile. D’antiques marches étaient creusées dans la pierre. Elles étaient usées et un peu trop grandes pour Kaya et Tyvar, ayant probablement été sculptées des millénaires plus tôt pour les habitants assoiffés de sang de l’Immersturm, pas pour des elfes ou des humains, mais l’escalade était gérable.

En pleine montée, quelque chose attira l'œil de Kaya, un mouvement en contrebas, sur le lac de magma. Elle s’arrêta, s’adossant à l’une des énormes marches vaguement tièdes. Sur toute la surface du lac, parmi les explosions de lave occasionnelles, des navires de fer, chacun surmonté d’un rideau de flammes en forme de voile, se frayaient un chemin parmi les blocs noirs. Ils étaient trop loin pour qu’elle n’en distingue l’équipage ou les passagers. De là où elle se trouvait, même les sinistres drakkars ressemblaient à ce qu’elle pourrait trouver dans un magasin de jouets. Mais malgré le vent cinglant, elle entendait des battements réguliers de tambours.

« Par les Einir, murmura Tyvar. Il y en a des dizaines. »

« Des centaines, fit Kaya. Le bateau que nous avons rencontré devait faire partie de leur avant-garde. Des éclaireurs. »

« Et ça, c’est l’armée. »

Mais pourquoi ? Toute une légion de démons, une flotte de drakkars, juste pour les arrêter ? Elle savait qu’elle pouvait leur donner du fil à retordre, et Tyvar se débrouillait bien pour un Planeswalker en herbe, mais cela paraissait un peu exagéré.

À moins que...

À moins qu’ils ne soient pas à leurs trousses.

« Cette épée, dit la jeune femme. Elle ouvre des portails ! Elle déchire l’espace entre les royaumes ! »

L’elfe la fixa sans comprendre. Kaya l’attrapa par les épaules et le secoua. « Il va déclencher un domeskar ! »

« Correction, ma chère, dit une voix provenant d’au-dessus d’eux. Je l’ai déjà déclenché. »

Une rafale de flammes brûlantes surgit d’un détour sinueux de l’escalier. Kaya plongea sur le côté juste à temps. Elle sentit la chaleur lui caresser le visage.

Depuis un promontoire au-dessus d’eux, Tibalt arborait un sourire carnassier. Une boule de feu rouge crépitant dans une de ses mains ; dans l’autre, il tenait cette épée scintillante de verre coloré.

Sword of the Realms
Épée des royaumes | Illustration par : Lie Setiawan

« Nous devons lui prendre cette épée », dit Kaya. Une autre boule de feu fit fondre la pierre là où Tyvar s’était tenu un instant plus tôt.

Kaya partit d’un côté, et l’elfe de l’autre. Autour de l’escalier sinueux, des pointes de roche jaillissaient de la montagne, signes d’une activité tectonique aussi sauvage que les habitants de ce royaume. Tyvar, s’en servit pour avancer sous couvert tandis qu’il escaladait la pente tête baissée par bonds athlétiques.

Pour Kaya, les choses étaient moins compliquées. Elle se précipita droit vers Tibalt, traversant la pierre, le feu et tout ce que ce diable pouvait lui balancer ; même si Tyvar était agile, elle le devança rapidement.

Cinq mètres, puis trois. Kaya prit une hache à sa ceinture et la lança sur Tibalt. Elle le toucha à l’épaule et le fit tomber en arrière. Elle prépara sa deuxième hache. Ne lui laisse pas le temps de se relever.

Elle se hissa sur le promontoire et se jeta sur Tibalt, entièrement concentrée sur le fait de l’atteindre et sur son appui afin de s’assurer d’accompagner le coup de tout son poids. Trop tard, elle vit la grande inspiration qui emplissait son torse et ses joues gonflées.

La fumée jaillit de sa bouche dans un torrent soudain, masquant l’escalier en un instant. Elle enveloppa Kaya dans une vague, lui brûlant les yeux et la gorge. Aveuglée, elle frappa quand-même, mais la hache ne heurta que la pierre.

Elle releva son col d’une main pour protéger sa bouche et son nez, resta prête à frapper avec sa hache de l’autre, mais elle ne voyait que de la fumée, constellée de petites étincelles oranges qui dansaient avec malice. Elle paraissait la coller, chercher un passage dans le tissu au travers duquel elle respirait, s’insinuer entre ses paupières mi-closes. Elle la brûlait partout où elle touchait sa peau.

Elle fit de son mieux pour ignorer la douleur et l’inconfort et se concentrer sur son ouïe. Où était Tibalt ? Et Tyvar ?

Il n’est pas trop tard pour prendre la fuite.

La pensée parut surgir de nulle part.

C’est déjà trop tard de toute façon. Tibalt a déjà déclenché le domeskar. Qu’est-ce que tu fais encore ici ?

Peu à peu, la brûlure sur sa peau, dans ses poumons et dans ses yeux empirait. Une étrange fatigue s’emparait aussi de ses membres, la hache, pourtant légère et équilibrée, paraissait maintenant trop lourde pour son bras.

Les problèmes de ce plan ne te concernent pas. Tu ne dois rien à ces gens. Vas-y : plonge dans les Éternités aveugles. Pars d’ici. Sauve-toi. Après tout, c’est ce que tu fais de mieux.

Les pensées s’enchaînaient dans sa tête l’une après l’autre, sans que Kaya ne puisse les arrêter et, malgré elle, elle sentait l’impulsion monter en elle, les énergies mystiques s’amplifier autour d’elle, se préparant à l’emporter.

Ce serait si simple. Il ne reste rien ici pour toi excepté la souffrance.

Quelque chose clochait, pas seulement la fumée brûlante, pas seulement cet épuisement surnaturel qui menaçait de faire s’écrouler la jeune femme. Il y avait une voix dans sa tête. Une voix qui ressemblait — mais pas tout à fait — à la sienne.

Elle décela un mouvement dans la fumée tourbillonnante à sa droite. Elle vit d’abord l’épée, avec ces magnifiques couleurs emprisonnées dans le verre. C’était Tibalt, prêt à lui asséner le coup de grâce. « C’était vraiment trop te demander de partir, n’est-ce pas ? »

Elle voulut lever sa hache pour parer le coup, mais elle était si lourde, et son bras, si engourdi. Kaya savait déjà qu’il était trop tard. Instinctivement, elle ferma les yeux.

Il y eut un bruit de choc métallique. Pas exactement le genre de son que ferait une épée s’enfonçant dans la chair. Pas de douleur non plus. Bizarre.

Kaya ouvrit les yeux. Tyvar se trouvait entre elle et Tibalt. Il avait bloqué l’épée scintillante de lumière-dieu avec la dague qui était fixée à son bracelet. Ses muscles tremblant sous l’effort, Tibalt tentait de débloquer l’arme, mais sans y parvenir. « Par les enfers, mais qui es-tu ? »

D’un geste précis et expérimenté, Tyvar désarma son adversaire. « Tyvar Kell. Prince des elfes. Le plus grand héros de Kaldheim. »

La brume qui avait envahi le cerveau de Kaya commençait à se dissiper. Elle sentait où Tibalt s’était immiscé dans son esprit et la manière dont il avait dissimulé sa présence dans ses doutes et ses craintes. Plus elles les écoutait, plus la fatigue et la douleur s’intensifiaient. Cette magie était presque un art, rien à voir avec ce qu’elle l’avait vu accomplir jusqu’ici.

Mais dans ce cas, comment Tyvar y était-il immunisé ? Lui aussi avait chargé en pleine fumée. Pourquoi ses doutes, ses insécurités, ne drainaient-ils pas ses forces vitales ? À moins qu’il n’en ait pas ?

Par les anciens, songea-t-elle. Il est trop jeune, trop arrogant, trop ignorant pour douter de lui-même. Et que tous les dieux de Kaldheim en soient remerciés.

Devant elle, Tibalt recula, des flammes rouges enveloppant une de ses mains, mais Tyvar le saisit par le col et le fit passer par-dessus son épaule, projetant le Planeswalker sur l’arête d’une marche de pierre. Le souffle coupé, Tibalt expira avec une soudaine quinte de toux ; la fumée et les flammes qui les entouraient se dissipèrent. L’elfe pressa sa lame d’airain contre la gorge de son adversaire. « Maintenant, démon, tu vas nous dire ce que tu as fait. »

Tibalt eut un sourire malsain. « Tu vas le découvrir toi-même », cracha-t-il.

Kaya sentit une énergie se rassembler autour de lui, l’acte magique laissant un goût âcre dans l’air. Elle voulut crier, mais s’ensuivit un bruit de bois sec prenant feu, et le fond des yeux de Tibalt s’éclaira d’orange. Comme une feuille de papier qui brûle, son corps se dissolut en une masse d’étincelles orangées, et Tyvar recula.

« Il, bafouilla l’elfe. Il... »

« S’est transplané. Oui, finit Kaya en se relevant. Tyvar, merci de m’avoir sauvée. »

« Il n’y a pas de quoi, répondit-il. Mais que fera-t-on s’il revient ? »

« Il ne peut pas. Du moins, pas pendant un certain temps. Et quand il le pourra, il ne représentera aucune menace pour nous. Passer d’un plan à l’autre utilise beaucoup de magie. Il lui faudra du temps pour récupérer. »

« Ah, dit Tyvar. Alors on a gagné ? C’est fini ? »

Kaya leva les yeux vers le sommet de la montagne, où ces étranges lumières continuaient de scintiller et d’onduler dans le ciel aux nuages cendrés. « Non, je ne crois pas. »

Un autre jour, n’importe quel autre jour, la présence d’un vaste puits de sang dans le cône du volcan aurait attiré leur attention. Mais du sommet du Rocher Sanglant, ils avaient une vue imprenable sur la déchirure du ciel. D’un bout à l’autre, elle s'étirait de l’endroit où ils se trouvaient jusqu’au centre du lac de magma qu’ils avaient traversé. Kaya ne savait pas si les épais nuages de cendre leur avaient bloqué la vue ou s’il s’agissait d’une nouvelle blessure effectuée pendant leur ascension. Couvrant le ciel, cette lumière multicolore changeante irradiait des bordures de la déchirure.

« Par tous les royaumes », murmura l’elfe.

Dans l’ouverture, Kaya voyait un kaléidoscope changeant de terrains : des montagnes escarpées, des forteresses de glace, des plaines de hautes herbes jaunes. Elle avait l’impression de voir tout le Multivers, tous les plans éventrés d’un seul coup de cette épée.

« Saurais-tu par le plus grand des hasards comment la refermer ? Peut-être avec l’épée ? » dit elle. Ils l’avaient emporté avec eux, pendue à la ceinture de Tyvar.

Il secoua la tête. « Mes talents ont des limites, tu sais. »

Malgré tout ce qui les entourait—l’odeur métallique du sang, la déchirure dans le ciel—Kaya eut un petit rire. Mais il s’étrangla dans sa gorge lorsqu’elle vit les premières créatures s’élever du lac incandescent. Avec chaque battement de leurs ailes de cuir, elles s’élevaient plus haut dans les airs, armées d’épées et de lances, de hallebardes et de marteaux, ralenties par le poids de leurs armes et de leurs armures, mais pas suffisamment pour stopper leur progression inexorable. Il devait y avoir des milliers de démons, tous se dirigeant vers ce trou céleste. Une invitation à piller, à brûler et à détruire non pas un monde, mais tous les mondes que ce plan possédait. En leur centre, s’élevant d’un navire aux deux grands mâts de feu, se trouvait un démon d’une taille écrasante. D’une main, il tenait une imposante hache à deux tranchants. Il paraissait battre des ailes avec une furie maniaque, bousculant les autres dans son besoin de s’échapper. Elle sut son nom, même avant que Tyvar ne le murmure, sidéré. Elle avait entendu parler de lui suffisamment de fois pendant son séjour avec les Cherche-présages : Varragoth.

Varragoth, Bloodsky Sire
Varragoth, père Ciel-de-Sang | Illustration par : Ian Miller

Kaya se tourna vers l’elfe, qui fixait toujours le vol blasphématoire qui montait dans le ciel. « Tyvar, il faut qu'on y aille. Ce plan est sur le point d’être anéanti. »

Il parut ne pas l'entendre. « Nous devons les arrêter. Nous devons prévenir quiconque se trouve de l’autre côté ! »

« Tyvar, dit-elle doucement. C’est terminé. Ne te méprends pas, tu es un grand guerrier, mais même le plus grand guerrier de l’histoire ne pourrait pas empêcher ce qui va se passer. » Déjà, les démons franchissaient le seuil de la déchirure, portés par leurs ailes vers de nouvelles proies. « Nous avons essayé. Maintenant, tout ce que nous pouvons faire, c’est survivre. Partir sur un autre plan, essayer de faire mieux... »

Elle voulut poser une main dans son dos, mais il s’écarta vivement. « Alors, c’est ça que font tes congénères Planeswalkers ! Ils disparaissent dès que le monde chavire dans une direction qui ne leur plaît pas, ils prennent la fuite dès que les choses deviennent difficiles. Au final, Tibalt et toi n’êtes pas si différents l’un de l’autre. »

Les paroles la touchèrent plus douloureusement qu’elle ne s’y était attendu. Le temps qu’elle commence à esquisser une réponse—qu’il ne fallait pas être borné, que c’était le meilleur moyen de se faire tuer—Tyvar avait déjà ouvert une percée de présage. Il se retourna vers elle. « Si être un Planeswalker, c’est ça, alors ça ne m’intéresse pas. »

Ce disant, il franchit le portail.

L’énergie que Kaya avait concentré pour se transplaner l’entourait toujours, une pression indicible cherchant une échappatoire. Elle pouvait encore partir. Elle devrait partir. C’était la meilleure solution. C’était son code.

Mais elle ne pouvait pas s’empêcher de repenser à ces voix dans sa tête. Elle les avait entendues, d’une façon ou d’une autre, bien avant qu’elle ne rencontre Tibalt ou Tyvar.

Kaya poussa un juron, prit une grande inspiration, puis elle suivit l’elfe.