Épisode 4 : La Fête des moissons
Les trois coups frappés à la porte d’Olivia Voldaren la mettent d’une humeur massacrante. Non pas qu’elle ne soit jamaisd’une humeur massacrante, mais parfois les gens s’évertuent à exacerber la situation, alors quoi faire dans ce cas ? On ne peut pas tolérer ce genre de choses ; cela crée un embryon de rébellion chez les serviteurs. Et là, ce n’est plus seulement l’humeur qui est massacrante.
« Entre, et il vaudrait mieux que ce soit important, dit-elle. Je ne supporte pas qu’on interrompe mon repos. »
Elle n’ouvre pas les yeux, cela risquerait de ruiner son traitement. Dépecer le visage de la jouvencelle lui avait pris quinze bonnes minutes. Olivia déteste le gaspillage. Il faut du temps pour que le sang s’infiltre et vous redonne un peu de couleur.
« Ô, illustrissime et puissante Dame Olivia Voldaren. »
Ses lèvres forment un mince sourire. Oui. Parfait.
« J’apporte des nouvelles au sujet des humains. »
Son sourire et sa bonne humeur s’estompent. Elle se renfrogne, prenant garde à ne pas déranger le visage de la jeune fille posé sur le sien. « Sont-ce des nouvelles importantes ? »
« Je le crois » répond le message. À en juger par sa voix, c’était probablement Feuer. N’était-il pas supposé réassembler des ossements ? Olivia n’avait jamais rencontré de meilleur fabriquant de mobilier d’ossuaire, mais que faisait-il ici ? « Ils préparent quelque chose. Je crois qu’ils cherchent à restaurer l’équilibre entre le jour et la nuit. »
Elle commence à gémir et s’interrompt immédiatement. Tu dois faire attention au masque, Olivia, il t’a fallu suffisamment de temps pour l’extraire. « Et comment penses-tu qu’ils aient l’intention de le faire ? » demande-t-elle. Son geste provoque des éclaboussures du sang dans lequel elle baigne. « Ce n’est pas comme s’ils pouvaient enchaîner le soleil. »
« Illustrissime et puissante Dame Voldaren, je crois qu’ils comptent le faire grâce à un festival. »
« Un festival ? »
« Oui, un festival, répète-t-il d’une voix ferme, malgré son incrédulité. Je visitais dernièrement la Gavonie pour me procurer certaines ressources physiques — »
Pourquoi ne dit-il pas « ossements », tout simplement ?
« — lorsque j’ai découvert par hasard des objets très étranges : des effigies de vampire. Des versions de grande taille, abominablement décorées, de nous tous, et même de votre auguste et illustrissime personne. »
« Ma personne ? Cela ne peut pas rester impuni. »
« En effet, illustrissime et puissante Dame Voldaren. En effet. Sous mon astucieux déguisement d’épée à louer errante, j’ai demandé à quoi servaient ces préparatifs. Une femme bienveillante m’a répondu que c’était pour la Fête des moissons. Après l’avoir remerciée, je l’ai tuée sur place et j’ai brûlé l’effigie. »
Olivia plisse le front. « Tu l’as brûlée. Feuer, tu as perdu tout sens commun. Tu aurais dû la ramener ici. Nous l’aurions utilisée dans le cadre de la réception. »
Elle entend un léger trémolo de peur dans sa voix. « Très bien, illustrissime et puissante Dame Voldaren, il en sera fait ainsi la prochaine fois, dit-il avant de s’éclaircir la voix. Mais vous seriez peut-être intéressée d’apprendre leur méthode. Tandis que je déterrais un spécimen, j’ai aperçu un groupe de voyageurs. Tous avaient l’air d’être des étrangers, mais j’ai reconnu leur chef. Arlinn Kord— »
« Pfah. Cette corniaude. »
« En personne. Elle dirige les recherches. Il y avait aussi une femme avec des cheveux de feu — »
Olivia pousse un long soupir théâtral.
« — qui n’arrêtait pas de poser des questions au sujet d’un objet appelé la Clé d’argent de lune. Elle voulait la voir de plus près, ce qui me laisse penser qu’ils l’avaient déjà en leur possession. »
Ahh, cette vieille babiole. Les humains doivent être désespérés s’ils l’ont ressortie. Olivia se redresse pour s’asseoir. « La Fête des moissons, me dis-tu ? »
« En effet. Quels sont vos ordres ? Dois-je parler à nos autres spécialistes de l’extraction ? »
Olivia porte une phalange à ses lèvres, et par conséquent celles de la jouvencelle, perdue un instant dans ses pensées. « Inutile. Laissons-les faire. »
« Mais, Dame Voldaren— »
« Illustrissime et puissante Dame Voldaren, le corrige-t-elle. Feuer, si tu voyais quelqu’un extraire un spécimen que tu convoites, que ferais-tu ? »
Il réfléchit en marmonnant. « Je le tuerais. »
Il ne joue pas le jeu. « Oui. Évidemment. Mais quand le tuerais-tu ? »
« Immédiatement, répond-il. Ce serait un affront personnel. »
Olivia rit. « C’est là que tu ne réfléchis pas suffisamment, mon petit. » Enfin, elle fait glisser le masque de son visage, massant le sang dans sa peau assoiffée. « Il ne faut jamais interrompre quelqu’un qui fait ton travail pour toi. »
Parmi les participants au festival, il n’y a qu’une seule pensée : Innistrad doit survivre.
Issus de tous les horizons de la vie, ils sont venus à cet endroit des Contreforts de Kessig voisins, des tours et des landes sinistres de Gavonie, des ports et des tunnels de Néphalie, des rues sombres et des tours corrompues de la Stensie. Sous les bras toujours immobiles de l’antique Celestus, ils marchent avec leurs effigies, leurs bougies, leurs paniers de fruits et de fleurs éphémères.
Innistrad doit survivre. Ce ne peut pas être la dernière fois.
C’est ce que dit la graveuse de citrouille devant laquelle se rassemble une troupe d’enfants. « Que puis-je faire pour vous? » demande-t-elle, et les enfants répondent qu’ils aimeraient voir le soleil. Un soleil, alors... Ses mains s’activent avec grâce, espoir et joie. Elle a déjà vidé la citrouille, explique-t-elle, et c’est là toute l’importance des préparatifs dans une telle situation. Il faut prévoir à l’avance. Assurez-vous de bien écouter vos tuteurs, et ils vous diront tous la même chose. Ici, il y a les rayons, et là, le soleil. Les morceaux de citrouille tombent sur le sol blanchi par le givre. Une bougie au centre. La graveuse de citrouilles, elle-même une envoûteuse, fait descendre une bougie parmi celles qui flottent au-dessus d’eux.
« Fais un vœu, dit-elle à l’un des enfants. N’importe quel vœu, aussi gros que tu le désires. »
Et l’enfant, bien entendu, souhaite que le soleil continue pour toujours, mais ne le dit pas à l’envoûteuse. Si tu exprimes tes souhaits à haute voix, ils ne se réalisent jamais.
La graveuse dit à la petite fille de toucher la cire de la bougie. Un soleil et une lune se retrouvent gravés à l’endroit qu’elle choisit. Elle pousse une exclamation, et l’envoûteuse sourit. La bougie va dans la citrouille. Elle tend à la petite fille son œuvre terminée.
« Voilà, dit-elle. Un soleil rien que pour toi, qui ne s’éteindra jamais. Bonne Fête des moissons ! »
Et l’enfant part en courant, serrant son soleil personnel dans ses bras, pensant que le monde est un peu plus brillant. Par conséquent, il l’est.
Surtout que tout le monde souhaite avoir son soleil personnel.
L’ensorceleuse Deidamia regarde l’enfant partir, se disant : voilà pourquoi Innistrad doit survivre, voilà pourquoi ce ne peut être la dernière fois.
Katilda a dit que ce ne serait pas le cas.
Levant les yeux vers le Celestus, Deidamia doit espérer que c’est la vérité, et elle aussi doit nourrir cet espoir, garder la lumière comme les bougies.
Même rien que pour distraire ces enfants.
Un léger givre tombe sur les festivités. À peine à quelques mètres, d’autres envoûteurs entonnent des chants de défi, encourageant d’autres à joindre leurs voix. Deux étals plus loin, son amie Shana lève une tasse de cidre chaud aux épices dans sa direction. Le festival a peut-être lieu sous de noirs auspices, et il est possible qu’ils meurent tous d’ici quelques mois si le soleil ne reprend pas sa place, mais pour l’instant, le cidre chaud inspire la joie.
Deidamia acquiesce. Shana murmure un sort rapide et fait flotter la tasse jusqu’à la table de Deidamia. Elle boit une gorgée tout en gravant un autre soleil. Le regard de Shana lui indique qu’elle aimerait parler de la situation, du temps qu’ils doivent attendre avant de mettre leurs masques, mais Katilda a été claire : il faut attendre la clé. Jusque-là, gardez les yeux ouverts, et assurez la sécurité des festivaliers.
Et donc, Deidamia scrute la foule, les arbres, veillant sur ses ouailles, tout en continuant d’emprisonner le soleil pour les enfants. Sans oublier les visages fatigués des parents qui se tiennent derrière eux.
En fait, c’est Shana qui remarque l’arrivée des héros en premier. Son cri de joie déclenche une vague d’acclamations. Les bardes se lancent dans une musique triomphante pour les accueillir. La foule s'épaissit tant que Deidamia ne les voit même pas. Le groupe est arrivé par l’autre bout du festival, mais elle voit une superbe boule de flamme s’élever. Il y avait bien une pyromancienne parmi eux, non ?
Le garçon qui attend son soleil dit à Deidamia de se dépêcher, ce qu’elle fait. Dès l’instant où la citrouille touche la table, l’enfant se précipite pour aller voir les héros. Tout comme le restant de la foule. Pour la première fois depuis le début du festival, elle se tient derrière une table vide.
La table de Shana est désertée elle aussi. Deidamia ne peut pas résister à regarder les héros en chemin vers le centre du Celestus. Un peu de cidre ne lui ferait pas de mal non plus. Et Shana comprendra, non ?
Elle fait quelques pas jusqu’à l’étal et se sert un verre puis, tandis que l’air s’emplit du parfum des pommes, elle ressent le coup de poignard caractéristique d’une rune de défense qui tombe.
Les hurlements commencent aussitôt après.
Peut-être était-ce les pommes. Peut-être était-ce les épices. Ou encore les citrouilles. Ou peut-être était-ce l’odeur de milliers d’humains qui s’étaient rassemblés pour défier leur mort.
Quoi qu’il en soit, Arlinn ne sent pas leur arrivée.
Elle ne sait pas ce qui arrive avant qu’il ne soit trop tard, ne les voit pas forcer les barrières avant que les loups-shamanes ne fondent sur eux, n’entend pas les hurlements avant qu’ils n’arrivent aux portes. Les acclamations se transforment en cris de terreur. Les enfants qui se sont rassemblés pour les voir retournent immédiatement aux côtés de leur mère.
Les envoûteurs se mettent elles aussi à crier, enfilant leurs masques de bois et d’os, dirigeant la foule vers le centre de l’imposant Celestus. « Vous n’êtes pas en sécurité ici. Vous devez partir ! »
Et pour la plupart, les gens les écoutent, formant un grand fleuve de chair et de peur, renversant tables et étals, écrasant sous leurs pas les citrouilles et les bouteilles de cidre. Est-ce le sang ou le vin qui tache la terre du Kessig ? Qui peut le dire ? L’important, c’est que les loups sont aux portes, et le Celestus, dans la direction opposée.
Arlinn les voit enfin entre les arbres : les shamanes de la hurlemeute, enveloppés dans les fourrures teintes de leurs proies. La lueur rougeâtre de leur magie s’intensifie à mesure qu’ils récitent leurs sorts. Les plus rapides d’entre eux courent en cercle autour de la barricade. Les plus gros combattants se dressent, menaçants, des loups couverts d’armure de cuir résistante.
Elle les voit tous ; ils doivent être plusieurs centaines.
Sa poitrine se serre.
« Arlinn, dit Kaya. Nous avons un problème, non ? »
« Pas tant que nous pouvons sauver les humains » répond-t-elle d’une voix plus tendue qu’elle ne l’aurait voulu. Un chef devrait inspirer plus de confiance. « Kaya, prends la clé. Assure-toi qu’elle parvienne à Katilda. »
« Pas de problème. » Inutile de lui dire deux fois. À la seconde où Téfeiri lui donne la clé, elle disparaît dans la brume. Bien, les loups ne pourront pas la trouver.
Une boule se forme dans la gorge d’Arlinn, mais elle n’a pas de temps à perdre. La lumière magique rouge renforce la frayeur de la foule avec des ombres horrifiantes. Un lycanthrope à peine plus petit qu’une tour de siège abat ses poings sur la bordure de la barrière magique.
Crac.
Arlinn ne peut pas soustraire son regard à la horde, que ce soit les loups ou les lycanthropes qu’ils accompagnent. Si elle la scrute assez longtemps, elle est certaine de voir des visages familiers, et cette pensée la remplit d’effroi. « Chandra, Adeline— »
« Inutile de nous le dire », dit Chandra.
En effet. Adeline, déjà sur sa monture, tend la main vers la pyromancienne et l’aide à monter en selle. Toutes deux partent au front sans dire un mot.
Être une protectrice et une guide en toutes circonstances : voilà le cœur de la foi qui motive Arlinn. Et quelle meilleure occasion de se montrer protectrice que celle-ci ?
Alors pourquoi une partie d’elle aimerait les rejoindre ? Pourquoi son cœur sauvage bat-il dans sa poitrine, risquant à tout instant d’échapper à son contrôle ?
Son regard se pose rapidement sur la réponse à ses questions.
Il est ici.
Crac. Crac. Crac.
Au-dessus d’elle, la protection magique éclate comme un vitrail. Elle lève le regard, ses vêtements souillés de sang et des larmes coulant sur ses joues.
Une vague percutant les rochers de Néphalie ; le mur de loups-garous tombant sur les festivaliers éparpillés. Le sang giclant dans les airs, des os broyés par les énormes mâchoires mortelles, un hurlement qui la fait frémir de dégoût et de faim.
« Arlinn. »
Le martèlement des tambours de guerre dans son oreille noie presque la voix de Téfeiri près d’elle, mais sa main lui serrant l’épaule la fait sortir de sa torpeur. Elle secoue la tête, ferme les yeux. « Téfeiri, je dois — il y a des gens que je dois— »
« Je sais, répond-il. Elle entend la peur dans sa voix, mais aussi un courage qui semble presque communicatif. « J’allais te dire que je te devais un long crépuscule. »
Elle étrécit les yeux, mais il plante déjà son bâton dans la terre, lui adressant un sourire qui exprime la confiance qu’il porte profondément en lui. « Envoûteurs de la Congrégation de Cerf-orient ! gronde-t-il. Entamons ce rituel ! »
À l’instant où son bâton frappe le sol, une onde de choc se répand et tous les muscles du corps de Téfeiri se raidissent sous l’effort. Cette fois, quand il la regarde, elle sait qu’elle ne peut pas gaspiller ce temps qu’il lui a réservé.
Ses rêves se meurent un peu plus à chaque seconde qui passe, tout comme les derniers rayons du dernier crépuscule d’Inistrad.
Elle doit faire tout son possible.
Adeline est une cheffe née.
Courant au milieu des lignes de combat improvisées, Arlinn le voit très clairement : les gardes suivent ses ordres aussi naturellement qu’ils respirent. Des groupes de cathares se tiennent dos à dos, armés de boucliers et de lances, enfonçant leurs armes dans la poitrine puissante des loups. Quand elle leur ordonne de tenir la ligne, ils reculent, formant un mur de boucliers derrière lequel les quelques festivaliers restants peuvent se cacher.
Tovolar ne donne aucun ordre. Il n’en a nul besoin, et Arlinn le sait fort bien. Il est venu pour la chasse sauvage, et celle-ci ne connaît aucune loi. Courir à ses côté, c’est écouter le chant sauvage de son propre cœur et le suivre jusqu’au bout. Elle l’a appris quand elle chassait avec lui. Les gens pensait qu’il était silencieux parce qu’il était muet, mais en vérité, il était toujours heureux de laisser la nature suivre son cours.
Et c’est toujours le cas — ici plus rapidement que jamais. Les ordres aboyés par Adeline, les boules de flammes des gantelets de Chandra, les rayons dorés impossibles du soleil : sans tout cela, les humains n’auraient aucune chance de survivre. Même sous leur forme humaine, les lycanthropes sont trop puissants pour qu’on leur résiste. Les sanguinaires, eux, sont plus grands et plus massifs que des forgerons. D’une certaine manière, c’est une chance que la majorité d’entre eux ne s’est pas encore transformée : c’est une chose d’affronter des armes tenues par des gros bras, mais c’en est une autre de se heurter à des murs de muscles vivants.
Mais cela ne veut pas dire que ce soit facile. À sa droite, un loup sanguinaire abat son marteau sur un mur de boucliers cathares, envoyant trois hommes au sol. Il frappe, encore et encore. Les cathares gémissent de douleur, se recroquevillant le plus possible sous leurs boucliers.
Ce n’est qu’une étrange hésitation qui les maintient en vie. L’un des rares moments heureux de l’enfance d’Arlinn était les visites d’un marchand ambulant. Il vendait entre autres une sorte de lanterne en papier avec des fentes sur les côtés. Au centre se dressait un cathare à cheval. On pouvait faire tourner la lanterne et « voir » le cathare galoper. Il jurait que ce n’était pas de la magie, juste un effet de lumière. Arlinn en voulait une désespérément, mais savait que jamais ses parents ne pourraient se le permettre. Les étranges mouvements saccadés du cathare la captivaient.
Le loup sanguinaire bouge de façon similaire. Il lève son marteau au-dessus de sa tête et l’abat. Mais son mouvement est ponctué de secondes où il est totalement immobilisé. Suffisamment pour que les cathares prostrés à terre parviennent à se dégager un peu. Même l’ombre du sanguinaire ne correspond pas à ses mouvements.
Téfeiri. Elle devra le remercier plus tard.
Par réflexe, Arlinn appelle ses loups, mais elle sait qu’ils ne répondront pas. Il y a trop de loups parmi les attaquants. La nature a choisi son camp.
Alors elle choisira celui de l’humanité.
Ramassant la masse d’arme d’un cathare tué, elle se jette sur le sanguinaire. Les muscles ont beau vous donner toute la puissance que vous désirez, les articulations restent un point faible. Il est trop occupé à s’acharner sur ses victimes pour remarquer la masse d’arme visant l’arrière de son genou. Arlinn met tout son poids dans le coup ; elle est récompensée par un craquement et un hurlement. Le loup sanguinaire chancèle, se retourne, et les cathares se relèvent derrière lui.
Le sanguinaire montre ses crocs. Il a peut-être forme humaine, mais ses yeux le trahissent. Ils ont déjà commencé à changer, tout comme ses dents un peu trop pointues. « Toi. La favorite de Tovolar. »
Arlinn gronde. « Tu ne sais pas qui je suis, répond-elle, brandissant la masse. Déguerpis tant que tu en es encore capable. Tu ne gagneras pas ce combat. »./p>
Son rire guttural secoue sa poitrine massive et le distrait des épées des cathares. La première qui lui transperce la jambe ne le fait pas chanceler, mais la deuxième, frappant son genou déjà blessé, le fait hurler. La troisième épée, entre les côtes, le plie en deux, mais pas avant qu’il ne saisisse la tête du troisième cathare dans ses énormes mains.
Arlinn n’attend pas.
La masse percute l’os.
Debout, l’instant d’après, les mains couvertes de sang, elle bredouille une prière. Lorsque les cathares la remercient, elle n’a pas l’impression n’avoir fait quelque chose de juste, ou même de bien.
Rien dans cette situation n’est juste.
La favorite de Tovolar.
Elle court, plongeant de plus belle dans la mêlée.
Elle court parce que c’est faux, et elle le sait. Elle n’a jamais été sa favorite, et comment pourrait-elle l’être ? Quand après deux ans sous sa tutelle, elle l’avait laissé, meurtri et sanguinolent, avant de prendre la fuite en pleine nuit ?
Elle fuit le souvenir, mais les souvenirs sont de fins limiers : le sang sous ses pieds lui rappelle celui de cette nuit-là ; les cris des festivaliers deviennent ceux des forestiers de Kessig. Le sang sur ses mains n’est jamais vraiment parti.
« Ne peut-on pas être plus que des animaux ? » lui avait-elle demandé.
Mais pour lui, c’était tout ce qu’ils étaient, tout ce qu’elle était, et tout ce qu’elle était toujours destinée à être.
Du sang sur le sol, le goût de la viande, la puanteur de la peur, rien de plus.
Arlinn déglutit. Les cadavres — les gens qu’elle voit — ils sont comme les forestiers.
Et Tovolar se dresse de nouveau devant elle. Au milieu du chaos de l’attaque, il se tient immobile. Ses yeux sont plus brillants que les incendies qui ravagent maintenant la forêt, et ils sont fixés droit sur elle.
« Tovolar ! crie-elle. Cesse ton attaque ! »
Il esquisse un sourire narquois, puis secoue la tête. « Non. »
La masse toujours serrée dans sa main, elle avance. Derrière elle, le chaos continue : les cathares tranchent la gorge des lycanthropes, les envoûteurs protègent la population, les pillards en armure se dressent face à l’opposition. Les feux de Chandra éclairent la scène d’une lumière ambrée.
« C’est bientôt le crépuscule, Arlinn. Tu as encore le temps de nous rejoindre », dit Tovolar. Il ne prête pas attention à l’arme qu’elle porte, ou alors, il ne la craint pas.
Mais il devrait.
Elle brandit sa masse avec un grondement guttural.
Tovolar saisit la tête de la masse.
« Pourquoi voudrais-je me joindre à toi? » crache-t-elle. Elle appuie de tout son poids sur la masse, mais il la retient sans difficulté.
« Autrefois, tu le souhaitais, répond-il, repoussant la masse et réussissant à déséquilibrer la jeune femme. C’était ta place. ».
« Tu n’as pas à décider de ma place. » Alors qu’elle tente d’asséner un autre coup, il attrape le manche de la masse et la lui arrache des mains. Elle tombe avec un tintement métallique sur le bouclier d’un garde mort, mais Tovolar n’y prête pas attention.
Le soleil s’enfonce un peu plus vers l’horizon. Même Téfeiri ne peut pas le retenir pour toujours.
Il la toise du regard ; elle le fixe droit dans les yeux.
« Ils t’aiment uniquement parce qu’ils pensent que tu es comme eux, dit-il. Mais je sais que ce n’est pas le cas. »
« Tu ne me connais pas », rétorque-t-elle.
Et cette fois, c’est lui qui attaque, d’un grand revers de ses griffes. Arlinn esquive, mais il l’attire vers lui. Elle voit l’extrémité des cicatrices qui courent de son épaule jusqu’à sa taille. « Tu en es sûre ? »
« Tout à fait. » Son poing percute la mâchoire de son ancien mentor. La douleur de l’impact qui se propage dans son bras en vaut la peine quand elle voit l’arrogance quitter son visage. Elle continue son attaque, avec encore un coup, un autre coup, et il est contraint de reculer. « Cesse ton attaque, Tovolar. Tout n’est pas encore perdu. »
Le sang coule le long de ses crocs. Il crache au sol. « Tu plaisantes. »
« Non, répond-elle. Cesse ton attaque. Laisse-nous conclure le rituel. Reprends les nuits, chasse ce que tu veux, mais laisse les humains tranquilles. »
« Et comment penses-tu qu’ils réagiraient ? » dit-il, se redressant.
« Ils seraient vivants. C’est tout ce qui importe. »
Il se jette à nouveau sur elle. Cette fois, elle est prête. Arlinn bloque ses deux points avec ses paumes ouvertes. Ses muscles protestent devant l’effort nécessaire pour l’immobiliser, mais elle plante ses talons dans le sol. Ça ne peut pas continuer.
« Vois jusqu’où cela te mène. Tes loups connaissent la vérité : c’est eux contre nous. Les choses ont toujours été comme ça. »
Elle reconnaît les hurlements qui s’ensuivent. Elle connaît ces grondements et sait ce qu’elle verra si elle détourne le regard. Alors elle n’en fait rien. Elle ne supporte pas l’idée. Sa poitrine lui fait déjà suffisamment mal en ayant eu son cœur arraché. Les voir ne fera que lui retourner l’estomac.
Et elle ne peut pas se permettre de distractions. Fermant les yeux, elle écrase le nez de Tovolar d’un coup de tête. Il chancèle suffisamment pour qu’elle lui assène un nouveau coup de poing.
Mais l’ondulation qui lui parcoure tout le corps lui indique ce qu’elle redoute d’entendre : elle n’a plus beaucoup de temps. Les crocs ensanglantés de Tovolar s’allongent encore, et son rictus devient plus dérangeant à présent qu’il orne un museau animal. Autour d’eux, les hurlements des autres ajoutent au chaos de l’instant.
« Arlinn ! On va avoir besoin d’aide ! »
La voix de Chandra est facile à distinguer. La réponse l’est beaucoup moins. Toisant Tovolar du regard, elle parvient à peine à dire « J’y travaille. Concentrez-vous sur la protection de tout le monde ! »
Le sanguinaire devient de plus en plus grand. Son propre corps se rebelle contre elle. Ses dents lui font mal, ses mains tremblent tandis qu’elle cherche une autre arme. L’épée qu’un garde mort serre entre ses doigts fera parfaitement l’affaire. Elle priera pour lui plus tard.
Mais pour l’instant ? Il faut vivre.
Sa joie est visible lorsqu’il se jette sur elle, sa délectation est présente dans chacun de ses coups de griffe. Il s’abandonne à sa nature sauvage, imprudente. Elle pare chacun de ses coups du plat de son épée. Il est tellement rapide sous cette forme qu’elle parvient à peine à le repousser, et elle fatigue rapidement, son bras, ses épaules, son dos et son âme, son âme tellement fatiguée. Une parade trop lente laisse passer une attaque. Les griffes de Tovolar lui déchirent la joue. L’odeur du sang domine presque la douleur. Ses narines s’évasent ; elle a un goût cuivré dans la bouche. Une faim primaire menace de lui faire perdre un contrôle rudement gagné.
Mais elle ne perd pas le contrôle de la bête.
« Tu es une louve, Arlinn, grogne Tovolar d’une voix déformée par ses mâchoires allongées. Faire comme si tu n’en étais pas une n’y changera rien ! »
« Je n’ai jamais dit que je n’étais pas un loup ! » rétorque-t-elle.
Il bondit à nouveau ; elle a à peine le temps de l’esquiver.
« Alors montre-le moi ! »
Il se cabre, la cicatrice qu’elle lui a infligée est désormais pleinement visible, même dans la lumière crépusculaire. La voir la renvoie immédiatement dans son passé : Tovolar l’encourageant à tuer des humains, pour prouver qu’elle était des leurs ; un choix impossible et une solution à la fois simple et répugnante. Il lui suffisait de le tuer, non ? Ensuite, elle serait l’alpha de la hurlemeute.
Mais les choses ne s’étaient pas déroulées ainsi. Il n’était pas mort, et elle n’avait pas gagné. Ils avaient tous les deux les cicatrices pour le prouver.
Les siennes la brûlent. C’est tout son corps qui brûle. Dans le vacarme de la bataille, elle entend les tambours de cette nuit où elle l’avait défié. Comme alors, les yeux de la meute sont rivés sur elle. Comme alors, elle est seule et sans allié. Tout comme alors, elle a raison, et il est terriblement malavisé.
Un spasme lui parcoure le bras ; ses muscles tentent de se transformer, mais elle le saisit de sa main libre. Une prière lui échappe des lèvres. Si elle veut réussir — si elle veut lui montrer à quel point il se trompe — elle ne peut pas abandonner. Elle ne peut pas se permettre de —
« Abandonne. Pourquoi te retiens-tu ? »
« Parce que — parce qu’il y a encore
Les mots ne viennent pas. Il lui devient difficile de parler. Ici encore, les hurlements résonnent en elle : Je suis avec toi. Rejoins la chasse. Ici encore, l’appel de la viande et de l’os ; ici encore, la plus grande liberté qu’elle ait jamais connue. Si proche. Si proche.
Elle ferme les yeux avec force. Elle reprend ses esprits, et elle les rouvre l’instant d’après. Mais les loups se sont approchés entre temps.
Éclair, Patience, Dent-rouge et Roc.
Ils la fixent tous, montrant les crocs, à l’exception de Patience.
Elle se frotte contre la jambe d’Arlinn, tire sur son pantalon, la regarde, suppliante : Rejoins-nous. Joins-toi à la chasse.
Si Tovolar l’avait déchiquetée, cela lui aurait moins fait mal. Comment peut-elle lui faire comprendre ce que signifie rejoindre la chasse ? Comment peut-elle expliquer à Patience que les humains qui les regardent avec tant de méfiance sont gentils et que les loups qui courent et qui les chassent font erreur ?
Elle chancelle. Ses yeux s'emplissent de larmes. « Je ne peux pas », sanglote-t-elle.
Et cela suffit à Roc pour passer à l’acte. Fidèle à son nom, quand il se jette sur Arlinn de tout son poids, elle est renversée, l’air est expulsé de ses poumons et elle sent ses côtes craquer. Le visage dans la boue, elle entend juste ses loups approcher, elle sent juste les mains de Tovolar lui agripper les cheveux.
« Nous allons résoudre la situation, dit-il, ou tu vas mourir ici. »
Il a un genou appuyé sur son dos, et ses griffes lui enserrent le cou. Même respirer devient dangereux.
« Montre-moi la véritable Arlinn. Nous voulons tous la voir. »
Est-ce ce qu’il souhaite vraiment ?
Elle lui donnera ce qu’il veut.
Pas parce qu’il le demande, mais parce que ses loups sont désespérés de la voir, et pas parce qu’elle veut prouver quelque chose.
Mais parce que, d’une certaine manière, il a raison : ils sont tous les deux des loups, et elle comprend maintenant que les choses devaient toujours se terminer ainsi.
Par un défi de sang, de crocs et de griffes.
Le soleil disparaît à l’horizon. Le jour cède la place à la nuit.
Et Arlinn Kord se transforme.