Une explosion de lumière souffle les fenêtres du manoir Voldaren. Les sorts de restriction tombent en cendres qui se dispersent au vent. Pour la première fois depuis peut-être des mois, l’air est clair et limpide en Stensie, aussi limpide que les desseins de la troupe de résistants.

Ce soir, ils enfonceront les portes du sinistre château. Ce soir, ils se battront à coups de dents, d’ongles, de griffes et d’épée pour retrouver le jour.

Sigarda's Summons
Recrutement de Sigarda |Illustration par : Nestor Ossandon Leal

Arlinn ne perd pas une seconde. Dès l’instant où le panache de lumière angélique illumine la nuit, elle donne l’ordre : « En avant ! »

La petite armée s’ébranle déjà, auréolée d’un halo doré, l’épée haute, dans le caracolement des étalons. Adeline mène la charge, Chandra en selle derrière elle ; Téfeiri hâte de son mieux le pas de leurs fantassins. Les gardes du portail sont impuissants face à cette marée humaine. Arlinn ne voit rien hormis les lances qui leur transpercent la poitrine, mais elle flaire leur sang dans le vent.

Ses sens décuplés, elle embrasse le domaine du regard : de l’étroit pont qui enjambe l’abîme, à l’écœurante silhouette du manoir. Ils n’en laisseront bientôt que des ruines. Elle jubile à cette idée. Comme le disait autrefois sa mère : « Même la plus belle tarte aura un goût infect si on la garnit de poisson frit. » De la même façon, les vampires vicient tout ce qu’ils touchent.

La main de Kaya sur son épaule la tire de ses lointaines réflexions pour l’ancrer dans l’instant présent. « Pressons-nous, lui dit-elle, ou nous risquons de manquer le combat. »

Elle a raison. Comme très souvent, a remarqué Arlinn. Quand ce cauchemar sera terminé, elle espère pouvoir faire davantage sa connaissance ; de tous les Planeswalkers, personne ne comprend mieux que Kaya le fragile équilibre entre vie et mort qui régit Innistrad. Et comprendre Innistrad, c’est comprendre Arlinn.

« Essaie de me suivre », la provoque-t-elle amicalement.

Kaya lève les yeux au ciel, sans pour autant se défiler.

Les deux femmes rejoignent leur troupe : des cathares à cheval ou à pied, des prêtres portant des hérons ou arborant le col avacynien, et des paysans endeuillés.

Un torrent de vivants et de mortels s’engage sur le pont pour marcher sur cette antre de la décadence.

Un flot de lances, de marteaux de guerre et de boucliers, de torches et de fourches, de missels et de lames bénites.

Un déluge de chauves-souris s’abat en réponse. D’abord lointaines, elles se confondraient presque avec une pluie de cendres, mais un son vient très vite briser cet espoir. Des cris stridents transpercent les tympans d’Arlinn. Elle se couvre une oreille en collant l’autre contre son épaule pour étouffer la cacophonie. Sans succès.

La volée d’éclairs magiques qui passe au-dessus de sa tête s’avère nettement plus efficace. Des flèches ne tardent pas à s’y ajouter. Lorsque la nuée de chiroptères fond sur eux, assoiffée de sang, envoûteuses et archers sont prêts à l’accueillir. Leur fourrure grésille ; leurs criaillements s’intensifient — puis cessent soudain. Les oreilles d’Arlinn tintent encore quand les chauves-souris tombent autour d’elle. Elle n’entend pas le craquement de leurs os sous les bottes de leur armée de fortune, mais le sent nettement sous sa semelle.

Tout comme elle sent les pavés de pierre céder la place à des dalles de marbre lisse. Les gardes de la seconde porte, un peu plus loin, gisent déjà la tête dans une mare de sang. Kaya a peut-être raison. Si elles ne se pressent pas, la bataille s’achèvera sans elles.

Malgré sa taille, cependant, la foule se retrouve coincée devant les grandes portes.

Kaya et Arlinn se fraient un chemin dans la masse — sans trop de difficulté, car beaucoup s’écartent pour laisser passer leur guide d’autrefois et sa compagne d’armes. Adeline, Téfeiri et Chandra forment l’avant-garde campée devant les immenses vantaux.

Téfeiri lève la tête, puis pousse un soupir désapprobateur. « Que c’est tape-à-l’œil ! »

« D’où ma proposition de tout faire flamber », lance Chandra.

« Tu parles bien des portes, n’est-ce pas ? » vérifie Adeline.

Chandra lui glisse un regard assorti d’un sourire forcé. « Naturellementjuste les portes. »

Ses bras s’embrasent. L’air crâne, elle s’avance, les mains tendues devant elle.

Arlinn hésite à l’arrêter. Le feu est un élément imprévisible, après tout, susceptible de blesser aussi bien les vampires que leur groupe.

Pourtant, qu’Avacyn lui pardonne, elle n’arrive pas à protester. L’image du visage hautain d’Olivia consumé par les flammes est bien trop jouissive.

Téfeiri frappe le sol de son bâton. Si amusé soit-il par le spectacle, ils n’ont pas de temps à perdre. Le feu devient plus ardent, plus vif, si bien que, très vite, il ne reste plus qu’un tas de cendres à la place des portes.

Là débute le véritable assaut.

Le manoir Voldaren leur est grand ouvert. Arlinn n’y a jamais mis les pieds, mais elle connaît sa réputation. Il suffit de tourner au mauvais endroit pour disparaître à jamais. Néanmoins, le risque n’existe que si l’on s’y aventure seul.

Arlinn s’est toujours déplacée en meute. Cette pensée l’attriste. Éclair, Roc, Patience et Dent-rouge. Elle pourrait aisément imaginer où ils se trouvent en ce moment : dans un endroit avec de la terre meuble sous les pattes, un endroit qui fleure bon le pin.

Elle se sent seule.

Tout en ayant conscience de ne pas l’être.

La lumière éclatante dans le manoir en est la preuve.

Resistance Squad
Escouade de la résistance | Illustration par : Joshua Raphael

Les cavaliers cathares se détachent du groupe pour investir les cours et les jardins, épées au clair et lances couchées, prêts à rendre la justice. Chandra et Adeline les accompagnent, la cathare se remettant en selle avant d’aider la pyromancienne à monter derrière elle.

Des rangées de gardes aux armes dorées viennent à leur rencontre, bardés d’armures plus décoratives que fonctionnelles. Une salve de flèches et de carreaux s’abat sur la première ligne de défense : des paysans équipés de pauvres boucliers, épaulés par de vieux soldats. La riposte ne tarde pas. Arlinn ramasse un arc et décoche elle-même une flèche. Difficile de voir où son trait atterrit dans la mêlée, mais l’ennemi est touché.

« Je ne te savais pas si bonne archère », la complimente Kaya.

Arlinn lui jette un regard. Les yeux de son amie ont un reflet argenté. L’air a un goût étrange, et il y flotte comme un sifflement diffus.

« Je ne peux pas toujours y aller avec les dents, plaisante-t-elle. Tout va bien ? »

Un javelot vole vers elles et traverse Kaya sans dommage, avant d’achever sa course contre une statue décapitée. « Ce lieu fourmille d’esprits. Des esprits très en colère. »

Arlinn se surprend à sourire. « Parfait. Penses-tu pouvoir leur demander un coup de main ? »

« Je vais tenter de les libérer », répond-elle en lui rendant son sourire. Puis quelque chose capte son attention, et elle porte le regard vers la lumière. « Attends. Je crois que je ne suis pas seule. Une autre voix m’appelle. »

Arlinn regarde en arrière. La lumière émane sûrement de la salle de réception ; le couloir s’ouvre un peu plus loin. Et ces gardes doivent bien venir de quelque part.

Mais que se passe-t-il là-dedans ?

« Qui donc ? »

« On diraitOn dirait Katilda. »

Une douce chaleur se répand dans la poitrine d’Arlinn, aussi roborative que sa bière préférée. « Encore mieux. »

Kaya opine du chef. « Continue sans moi. Je vais nous obtenir ces renforts. Il est grand temps que les Voldaren paient leur dette. »

Et, à l’instar des fantômes, Arlinn s’exécute volontiers. Elle fait confiance à Kaya. Tout comme elle fait confiance à Téfeiri, à Chandra, à Adeline. Et — qu’Avacyn la protège — à Sorin également. Quand viendra le moment de sauver Innistrad, elle est convaincue qu’il prendra la bonne décision.

Elle préfère seulement être présente elle aussi, au cas où.

Les gardes viennent les affronter en piteux état. Comme tous bons vampires, ils livrent un âpre combat, mais bien moins ardu qu’il ne devrait l’être. Leur peau livide est hérissée d’éclats de verre coloré ; leur aplomb, tellement précaire qu’Arlinn parvient à fendre leurs rangs sans subir aucune blessure. Du sang tapisse le sol du manoir Voldaren et, pour une fois, c’est celui des sangsues.

Les vampires ne sont pas les seuls à tomber.

Il y a les statues renversées, dont la pierre se découpe en arêtes vives.

Il y a les fontaines de sang fracassées, près desquelles des prêtres s’affairent par deux à purifier les souillés.

Il y a les tentures, les lustres, les somptueux tapis, le mobilier luxueux. Une colère incendiaire brûle au cœur d’Innistrad. Les éclats de voix qui résonnent dans le couloir ne sont pas de simples cris de guerre : ce sont des hurlements de souffrance, une proclamation de la vie, les vagissements cathartiques de gens qui vivent dans la peur depuis trop longtemps.

Les vampires ont construit ce lieu sur le dos de mortels.

Des mortels veilleront à le détruire.

Lorsqu’ils déboulent dans la salle de réception, Arlinn se sent animée de cette même colère vengeresse. Sa bête intérieure se révolte. Tovolar l’inciterait à la lâcher sur ces infâmes suceurs de sang.

Elle se refuse à penser comme lui.

Du moins pour l’instant.

Son contrôle lui échappe presque, néanmoins, quand elle découvre la grande salle.

En voyant les ailes ensanglantées de Sigarda, la ferveur qui la consume tandis qu’elle décapite des vampires avec sa grande faux, Arlinn ne sait que penser. Ce spectacle l’épouvante autant qu’il la galvanise. Un goût de cuivre lui tapisse la bouche. L’Église peut se révéler aussi sanguinaire qu’une meute de loup.

Et puis il y a les autres : des gardes, certains assez téméraires pour attaquer Sigarda ; les convives qui deviennent enragés à la vue des intrus. Alors qu’elle cherche la clé — et Sorin —, son regard se perd dans une myriade de détails. Les robes déchirées, les chauves-souris qui volètent au milieu de pétales de sang, le vitrail éventré, les fontaines arasées, et les tables de buffet cassées en deux.

La situation ne risque pas de se calmer de sitôt.

Peu importe, il lui faut traverser la salle au plus vite.

Elle s’élance, esquive un coup d’épée, déchire soie et dentelle en griffant son assaillant, un duelliste Markov enfiévré. Elle en a déjà combattu. Un bon jeu d’escrime est un atout indéniable, mais Arlinn n’a pas besoin d’épée pour se battre.

Le sang qui ruisselle sur ses côtes ne semble pas le ralentir. Il s’en est certainement gorgé avant que la cérémonie dégénère — les lèvres empourprées, il exhale l’odeur de plusieurs vies mêlées. « Personne n’a invité les loqueteux ! »

Son attaque suivante est fulgurante. Toute autre personne aurait sans doute été incapable de la suivre. Arlinn n’est pas seule, cependant, comme en témoignent les ondes de magie qui freinent le coup. Elle a le temps de lui loger son genou dans le ventre. Le vampire crache, le souffle coupé, et laisse tomber son épée.

Elle pourrait l’achever. L’égorger. Ce serait mérité, après tous les crimes qu’il a certainement commis. L’existence des vampires repose sur la souffrance d’autrui.

Mais alors elle ne vaudrait pas mieux que Tovolar.

Arlinn le soulève au-dessus de sa tête et l’envoie dans une colonne.

S’il a deux sous de jugeote, il n’y reviendra pas.

Elle n’a pas le temps de s’en soucier. Elle replonge dans la mêlée en s’efforçant de ne pas songer à la Fête des moissons. Ce ne sera pas pareil. Elle ne le permettra pas.

Le meilleur moyen de mettre fin à ce cauchemar est de retrouver la clé. Mais où est-elle ? Elle renifle l’air, espérant flairer une piste, mais l’abondance de magie brouille tout. Sans doute celle de Sigarda — elle émane de l’ange par ondes tandis qu’elle affronte le gros des gardes.

Arlinn devra compter sur ses yeux.

À l’instant où elle repère Olivia, la cavalerie débarque. Des cathares surgissent par les fenêtres, leurs destriers maculés de sang. Des éclairs de magie ciblent la vampire progénitrice quand les prêtres apparaissent dans leur sillage.

Et lorsque ces derniers découvrent celle qui se trouve dans la salle avec eux, un chœur de vivats s’élève.

Olivia ne partage pas leur exultation. « Bande desagouins ! Vous gâchez mon mariage ! » vocifère-t-elle depuis l’estrade.

« Rends-nous la clé, elle est à nous ! » répond Arlinn, et des centaines de voix reprennent son cri : « À nous ! À nous ! »

Si bien que les murs se mettent à trembler.

« À nous ! À nous ! À nourtÀ nortÀ mort. »

Étrange. Il n’y a pas que la voix de l’armée. Et ce bourdonnement en fond — il se passe quelque chose. Tout autour d’eux, l’air semble prendre forme. Une forme d’outre-tombe.

Des geists. Arlinn les distingue à présent : serviteurs et chevaliers, nobles et paysans. Des centaines, qui se matérialisent subitement, flammes fantomatiques brûlant de colère.

« À mort nos bourreaux ! »

La voix des trépassés s’impose.

Tout comme leurs armes, constate-t-elle avec soulagement. Tel un raz-de-marée de force spectrale, les geists déferlent sur leurs anciens oppresseurs. Au milieu de la foule, une coiffe familière se démarque : Katilda. Arlinn n’a pas besoin d’une invitation ; une nitescence émeraude, comme la mousse les nuits de pleine lune, lui indique la voie.

D’un bond, elle gravit la volée de marches.

Olivia s’envole — ou du moins essaie. À peine s’élève-t-elle qu’une silhouette familière se matérialise derrière elle. Kaya plante une dague spectrale dans la sinistre traîne de la vampire. Non contente de se déchirer comme un tissu ordinaire, l’étoffe surnaturelle s’ouvre pour laisser jaillir de sa plaie béante les geists piégés en son sein.

Olivia pousse un hurlement glaçant. D’un geste violent, elle envoie valdinguer Kaya. La chute sera sanglante si son amie heurte le marbre.

Arlinn ne veut pas courir le risque. Elle saute et l’attrape dans les airs au dernier moment. Malheureusement, Olivia en profite pour filer : Arlinn lève la tête juste à temps pour voir sa traîne lacérée disparaître dans un couloir.

« On s’occupe des autres, lui assure Kaya. Vas-y ! »

Kaya, Geist Hunter
Kaya, chasseuse de geists | Illustration par : Ryan Pancoast

Arlinn jette un dernier coup d’œil en arrière — vers les anges, les mortels, les immortels, les fantômes. Quelque part dans ce tumulte se trouve Sorin. Elle ne le voit pas et n’a pas le temps de le chercher.

Elle acquiesce. « Protège-les. »

C’est beaucoup demander, elle en a conscience. Des gens vont périr aujourd’hui. Elle regrette que ce soit inévitable.

Charge à elle de s’assurer que leur sacrifice ne soit pas vain.


« Ce désastre aurait pu être évité. »

La voix lente et articulée résonne dans la pièce, porte par-dessus le gargouillement ambiant du sang. Sans doute parce que Sorin a déjà passé sa vie à l’écouter. Jadis, elle lui racontait des histoires.

« Vous avez raison, lance-t-il dans le vide. Grand-père, vous savez que ce mariage est insensé. Elle se sert de vous. »

Il reconnaît à peine sa propre voix dans cette pièce. La plaque sur la porte disait « Sanguitorium » — un terme ridicule, mais exact. Ce doit être l’endroit où les Voldaren conservent leurs réserves pour les périodes de disette.

Comme si les Voldaren connaissaient des périodes de disette.

Quand Sigarda a déployé ses ailes, Edgar s’est enfui. Il sait, mieux que quiconque, à quoi mène le courroux des anges. Sorin l’a suivi. À ce moment-là, Arlinn et sa bande avaient déjà enfoncé les portes. Ils réussiraient à récupérer la clé.

En revanche, personne d’autre que lui ne peut affronter Edgar Markov.

Les voici donc à présent, dans le dédale de cuves du sanguitorium. Quelque part entre ces conduits incarnats, son grand-père le guette. L’épie.

« Est-ce ainsi que tu interprètes la situation ? »

Sorin fait tournoyer l’épée dans sa main. « Des sophismes ? Allons, vous valez mieux que cela. »

Il entend venir l’attaque une seconde avant qu’elle arrive : le cliquetis de l’armure d’Edgar le trahit. Sorin s’écarte d’un pas de côté au moment où son aïeul abat un casier de bouteilles comme un marteau de guerre. Les bouteilles se fracassent contre le sol. Lorsque leurs regards se croisent, Sorin ne lit que du mépris dans celui de son grand-père.

Est-ce donc à cela que se résume la lignée des Markov aujourd’hui ? À un vieillard délirant qui jette des meubles sur son petit-fils ?

« Ayez au moins la décence de m’attaquer avec une vraie arme ! » aboie Sorin. Sa riposte à l’épée est brouillonne, impulsive.

Edgar la pare d’ailleurs sans mal. Il saisit le poignet de Sorin, l’enserrant dans l’étau de ses doigts jusqu’à lui fracturer les os. Une vive douleur lui foudroie le bras. « Tu as beau jeu de me parler de décence, toi qui as toujours dédaigné ta famille. »

Sans attendre de réponse, Edgar repousse brutalement son petit-fils. Sorin percute une cuve, dont le bois se fend sous le choc. Des litres de sang se déversent sur sa peau déjà poisseuse.

« Mesures-tu seulement les sacrifices que j’ai faits pour toi ? l’admoneste Edgar en avançant, un doigt pointé sur lui. Ceux que nous avons tous faits pour toi ? »

Sorin porte une main en coupe à ses lèvres et boit. Quitte à être imbibé de sang, autant en profiter. Ce sera plus utile que d’écouter les divagations de son aïeul. L’influence d’Olivia doit être plus grande qu’il ne le pensait pour qu’Edgar tienne de tels propos. Certes, ils ne se sont pas toujours entendus, mais Edgar n’a jamais été un imbécile.

Et pourtant.

Olivia n’a pas pu mettre tous ces mots dans sa bouche.

« Comme si je n’avais jamais rien sacrifié pour vous », rétorque Sorin. Désormais privé de l’épée, il se relève en attrapant la première chose qui se présente à lui : un tuyau. L’arracher au conduit est un jeu d’enfant grâce au sang puissant qui coule maintenant dans ses veines. Mieux encore, un nouveau jet de sang l’arrose.

Autant tirer parti de ce pouvoir. Plus rapide que l’éclair, Sorin passe à l’attaque. L’armure d’Edgar grince et ploie sous la violence de l’impact ; ses côtes craquent.

Pourtant, il ne recule pas. Le gémissement sibilant qui lui échappe paraît presqueamusé.

« Mais je t’en prie, mon garçon, parle-moi donc de tes sacrifices, siffle-t-il. Qu’as-tu apporté à la maison Markov ? à Innistrad ? »

« J’ai créé Avacyn… »

La main refermée sur son cou l’empêche de finir sa phrase. Il voit des flammes alchimiques dans les yeux de son grand-père, du dégoût dans le rictus de ses lèvres.

« Ton petit soldat de plomb ? Merci, je suis au courant. Voilà mille ans que tu m’en rebats les oreilles. Même là, tu t’es inspiré de mes recherches. À croire que tu n’as jamais eu une idée originale de toute ta vie. Je me demande d’ailleurs si une seule de tes idées a déjà fonctionné. »

Comme s’il savait. Comme s’il pouvait imaginer les difficultés auxquelles Sorin a été confronté.

Edgar le soulève d’une main. Grossière erreur. Sorin lui matraque la tête avec sa barre d’acier. Un liquide écarlate s’écoule du crâne fracturé de son aïeul, qui lâche prise et recule, courbé de douleur.

Une étrange sensation enfle dans la poitrine de Sorin.

Il y a d’autres plans. Il y a d’autres projets.

Ces mots se répètent en boucle tel un chœur de voix dans sa tête, une mélopée qui invoque un dieu obscur. Et elle éveille en effet une noirceur terrifiante. Son hurlement est celui d’une bête déchaînée tandis qu’il frappe, encore et encore, et que son grand-père recule toujours plus. Le métal fait voler le verre en éclats. Des cascades de sang inondent le sol — un sang qui parcourait naguère des veines vivantes, qui aspirait à un meilleur avenir, un sang qui appelle maintenant la mort de ses vœux.

« Je croyais que vous aviez compris, fulmine Sorin. Je croyais que vous aviez vu, grand-père, que cette existence ne se limite pas à des orgies de sang et à des excès frivoles. Je pensais que vous aviez vu le danger ! »

Il continue de frapper aveuglément. L’acier finit par se tordre sous la violence répétée. Il se baisse au ras du sol, repérant un autre tuyau, d’une épaisseur bien plus adéquate. Au moment où il s’apprête à le récupérer, Edgar se rue sur lui et l’empoigne par les cheveux et la taille, à la manière d’un fermier soulevant une brebis égarée.

« Tu n’es qu’un enfant. Tu l’as toujours été, tempête-t-il. Quel beau gâchis ! Il y a des millénaires, je t’ai offert un cadeau inestimable. Maintenant, je devrai vivre le restant de mes jours en sachant que tu l’as gaspillé. »

« Je n’ai jamais demandé ce… »

« Mon cher enfant, c’est le principe même d’un cadeau. »

Edgar l’envoie la tête la première contre une cuve. Du sang lui remplit les narines — du sang, et des esquilles de bois.

Un souvenir se superpose à la réalité. Il est tout jeune, convoqué dans le salon-parloir familial. Son grand-père assis en bout de table. Suspendu au plafond, un ange dont le sang coule dans un verre à vin.

Tout le monde est là. Ses tantes, ses oncles. Ses parents. Tous lui touchent l’épaule, lui assurent que c’est pour son bien. Pour le bien de la famille. Pour espérer survivre dans les ténèbres, ils doivent s’y mêler. La famine a privé les humains de nourriture ; il leur faut donc renoncer à être humains. C’est d’une logique imparable.

La tête lui tourne.

Son front heurte de nouveau le bois, un éclair rouge traverse son souvenir.

« Innistrad nous appartient, Sorin », lui affirme son aïeul. Sa voix paraît curieusement plus vieille, plus lasse, et ne colle pas aux mouvements de ses lèvres. « Il est normal que nous en soyons les souverains. »

Le monde vacille autour de lui. Quelque chose lui entaille la gorge ; un filet de sang glisse sur sa clavicule. Son cœur lui martèle les côtes.

« Voilà trop longtemps que tu laisses ton amertume, ta paranoïa, guider tes actes. Elles ont consumé ton potentiel pour n’en laisser que cette coquille brisée et pathétique. Un petit garçon qui pleurniche après son grand-père. »

Le passé se mêle toujours au présent. Une main derrière sa tête. Le verre devant lui. Il refuse de boire, mais on le force, on lui écrase la coupe contre les gencives.

Le goût infect et grisant du sang. La chaleur qui afflue dans ses veines. Une sensation répugnante dont il ne se libérera jamais, mais qui, avec le temps, finira par faire partie de lui. Avec le temps, il se convaincra d’avoir voulu cette vie. Avec le temps, il fera comme s’il en avait toujours été décidé ainsi. Avec le temps, il s’offensera d’être pris pour un humain.

Pour un mortel.

« Bois et deviens éternel. »

Il est tombé en disgrâce ce jour-là. Comme eux tous. D’aucuns diraient que l’étincelle qui s’est embrasée en lui était une providence salvatrice. Il n’est pas de cet avis. Il n’a jamais cru en la providence, ni en la religion — avoir été lui-même à l’origine d’une Église l’a détrompé de toutes ces notions chimériques. Il n’en demeure pas moins vrai pour lui que, ce jour-là, ils sont tombés.

Aussi s’étonne-t-il de se sentir encore tomber à cet instant.

Lorsqu’il ouvre les yeux, cependant, tout s’explique.

Son grand-père se tient au-dessus de lui, au bord d’une grande fosse, et le regarde avec dégoût.

Et Sorin Markov continue de tomber.


L’Histoire voit Arlinn courir dans les couloirs du manoir Voldaren, mais ce n’est pas son histoire. Il n’y a aucune trace d’Avabruck ici ; pas de fer forgé ni de symboles avacyniens, ni de voisins avec des récits plus vieux que les arbres. Non, ici, il n’y a que des lustres dorés et les armoiries des Voldaren ; ici, tout est plus vieux que les arbres. Même les gens.

Des gens qui la regardent poursuivre Olivia. Il y a les convives, et ceux trop ivres de sang pour se repérer. Elle les écarte de son chemin aussi aisément que des tiges de blé. Les gardes se révèlent plus coriaces. Elle n’a pas de temps à perdre. Elle esquive leurs épées et leurs flèches l’une après l’autre, bousculant ceux dont elle s’approche suffisamment. Déséquilibrés, les vampires tombent comme tout le monde. Elle se moque qu’ils se relèvent, du moment qu’elle a le temps de passer. Les geists dans son sillage se chargeront de les achever.

D’autres yeux l’observent cependant.

Ceux d’Olivia, tout au bout du couloir, qui la mettent au défi de la rattraper.

Et ceux des portraits.

Il y en a une quantité folle. Des dizaines rien que dans ce corridor, probablement des centaines dans tout le manoir. Arlinn n’a pas pris la peine de les compter. Affublés de leurs tenues extravagantes, leurs serviteurs sur les genoux, la bouche ensanglantée — ces personnes appartiennent à un autre monde. Pour eux, l’existence ne se conçoit que dans l’extorsion. Voilà, aux yeux des vampires, la définition du pouvoir : tout prendre depuis le sommet.

Ce n’est pas un monde auquel Arlinn souhaite appartenir.

Il l’entoure malgré tout, ce temple de la mort.

Au moment où elle coince enfin Olivia dans une impasse, elle se rend subitement compte qu’il n’y a pas d’être vivant dans ce couloir à part elle.

Pas de soldats. Ni ses camarades Planeswalkers. Ni même ses loups.

Le battement de son cœur est un tambour de guerre, un cri de combat, une protestation contre la mort. Olivia ouvre la bouche pour parler, mais cette bouche s’est déjà trop empiffrée ; Arlinn ne lui accordera pas un mot de plus. Avec un hurlement humain, elle passe à l’attaque, ses ongles pointus lacérant la fine mousseline de la robe d’Olivia, et la chair en dessous. Le parfum du sang lui monte à la tête, ses dents l’élancent, prêtes à se transformer en crocs, mais elle ne peut pas céder tout de suite à sa nature sauvage.

Les enjeux sont trop importants.

« Toi, crache Olivia. Pourquoi a-t-il fallu que tu viennes ? »

La réponse est simple — Olivia a volé la clé —, mais Arlinn ne se sent pas d’humeur à palabrer pour le moment. Elle poursuit ses assauts, multipliant les coups de griffes. Olivia a caché la clé quelque part dans sa traîne, son odeur lui chatouille les narines. La progénitrice Voldaren va payer pour son larcin.

Une dette qu’elle ne semble pas disposée à régler. Rien d’étonnant en fin de compte — il est rare que les vampires paient de leur poche. Obnubilée par sa proie, Arlinn en a oublié l’architecture fluctuante des couloirs. Sans qu’elle s’en aperçoive, le cul-de-sac s’est transformé en long corridor. Pire encore, celui-ci dispose d’armures.

Et d’armes.

Comme l’épée d’or incrustée de pierres précieuses dont Olivia s’empare.

Arlinn n’a pas le temps de suspendre son attaque, et la vampire se fait une joie de la parer. La lame lui cisaille les doigts. La blessure l’élance moins que prévu, l’excitation du combat ayant un effet analgésique qui lui permet de se concentrer sur l’essentiel. La vue de ses os au fond des plaies ouvertes la décontenance davantage.

« Rends-nous la clé », grogne-t-elle.

« "Nous", répète Olivia. Oh ! le pauvre petit toutou. » Une pirouette déguise son coup d’estoc suivant. Arlinn lève son avant-bras une seconde trop tard et Olivia lui enfonce la pointe dans la poitrine avec une joie sadique. Alors que le métal racle contre sa clavicule, la vampire lui caresse la joue. « Tu es toute seule avec moi. »

Arlinn ne saurait dire ce qui est pire : la douleur, à présent impossible à ignorer, ou la voix détestable d’Olivia. Un voile rouge se referme sur son champ de vision. Sa louve la somme de la libérer. Arlinn continue de lui résister. Elle doit rester lucide.

Avant que sa lucidité lui soit d’aucun secours, cependant, Olivia la dégage de son épée avec un sourire pervers. Arlinn tombe à genoux, souillant le tapis de son sang. Les vampires des portraits la toisent avec un amusement figé tandis que leur progénitrice ricane.

« J’avoue n’y rien comprendre. Certes, les loups ne sont pas connus pour leur intelligence, mais quand même, vous êtes des animaux de meute, non ? la nargue Olivia avec un claquement de langue désapprobateur. Du moins, pour la plupart. »

Nouvelle pirouette. Arlinn se prépare à une attaque. Sans surprise, en plein mouvement, Olivia fond sur elle comme un carreau d’arbalète. Cette fois, la lycanthrope se baisse puis se jette contre elle, épaule en avant. Sa charge parvient tout juste à déséquilibrer la vampire. En tentant de la maîtriser, Arlinn sent des ongles se planter dans son ventre.

Son souffle se raccourcit.

« C’est mieux ainsi, tu sais, reprend Olivia. Même pour ton espèce. Les humains sont certes des jouets fabuleux, mais t’ont-ils jamais comprise ? »

Arlinn lui attrape le poignet. Le sang lui monte à la gorge ; elle le crache sur la robe de mariée. « C’est peut-être à toi d’essayerde les comprendre. »

Le regard noir d’Olivia vaut presque toutes les tortures. Écœurée, elle envoie de nouveau valdinguer Arlinn. « Je ne m’attache pas à ma nourriture, réplique-t-elle. Allons, un peu de cran. Quitte à avoir le culot de me tenir tête, va jusqu’au bout. Tu sais ce que tu es, n’est-ce pas ? »

Arlinn Kord, fille d’un forgeron et d’une boulangère.

Réfléchir devient impossible.

« Tu sais pourquoi tu es là. »

Pour récupérer la clé. Pour ramener la lumière sur Innistrad.

Pour se venger du Massacre de la Fête des moissons.

Olivia passe un doigt sur le fil de son épée. Elle le lèche, puis fronce les sourcils. « Navrée de te le dire, mais tu as très mauvais goût. Bref. Quitte à me défier, petit chiot, pourquoi ne pas ôter ta laisse ? Tu ne risques pas de me vaincre sous cette forme ridicule. »

Elle a raison. Même si Arlinn répugne à l’admettre, elle a raison.

Et c’est peut-être cette frustration supplémentaire qui la pousse enfin hors de ses gonds.

Ses sens décuplés, elle se transforme, grandit, envahie par une force nouvelle, suffisante pour continuer le combat, au moins dans l’immédiat. Son esprit humain s’efface, s’évanouit dans la forêt ; elle sent l’odeur des pins, le goût du sang. Sa dernière pensée consciente résonne comme le cri d’un chasseur perdu : Ce n’est pas la solution ! Mais il n’y a personne pour l’entendre dans les bois. Ne restent que la Clé d’argent de lune, Olivia, et les visages qui l’observent.

Sure Strike
Frappe assurée | Illustration par : Lie Setiawan

Dominée par son instinct, elle bondit. Olivia virevolte pour l’esquiver. L’éclat doré de l’épée qui revient à l’assaut. Arlinn bloque la lame à mains nues, puis la jette par terre. De l’autre main, elle projette la vampire à travers une statue à son effigie.

Continue, continue. La clé se trouve sur elle. Récupère-la. Finissons-en.

Mais les visages… ces maudits visages.

Arlinn ignore ce qui lui prend. Peut-être une rage animale — ou une rage par trop humaine que seule une bête peut exprimer.

L’espace d’un instant, elle fixe son attention sur les portraits — pour griffer leur visage suffisant, pour arracher les toiles, pour leur hurler sa haine.

Ils sont si nombreux, après tout, alors qu’elle est toute seule.

Elle ne remarque que trop tard qu’Olivia s’est glissée derrière elle.

Quelle ironie ! La main raidie d’un vampire fait un pieu redoutable.

Un gémissement plaintif lui échappe.

Elle tombe.