Jamais Will n’avait entendu un tel mugissement. Le hurlement du monstre dans le Lacis pénétrait jusque dans son cœur, lui promettant un univers de violence et de mort. À chaque seconde, la créature s’extirpait un peu plus du vortex de puissance. Un chevron tomba du plafond et s’écrasa dans un terrible fracas à quelques centimètres des jumeaux.

« Ils pensaient que je n’arriverais à rien, que je n’avais pas ma place ici, au côté de leurs suprêmes oracles, ria moqueusement Extus avant de gesticuler vers les statues tout autour de lui. Mais où sont-ils aujourd’hui ? Qui viendra vous sauver ? »

Puis il exulta comme un dément quand, d’un coup de hache, l’Avatar de sang fendit en deux l’un des oracles immortalisés dans la pierre. Le buste aux bras levés bascula et se fracassa sur le sol.

Will aida Rowan à se relever. Leurs robes de mages étaient imbibées du sang qui inondait la pièce — des flots pourpres que cent batailles n’auraient pu verser. « Cette créature va anéantir l’école », dit-il en maîtrisant avec peine le tremblement de sa voix.

Curieusement, Rowan ne manifestait aucune peur. Elle était concentrée. En cours, en salle d’étude ou au dortoir, Will ne l’avait jamais vue aussi absorbée, et il eut soudain une révélation. Là résidait le talent de sa sœur : sa capacité à affronter la tempête.

« C’est sans compter sur nous », déclara-t-elle, et il acquiesça.


Dehors, l’effroyable rugissement résonna dans tout le campus de Strixhaven. Il surprit la doyenne Uvilda en train de confiner des étudiants de Prismari dans une dimension prévue pour les cas d’urgence ; en entendant le hurlement, elle tourna la tête, frémit, et s’empressa d’achever son sort. Il surprit Plink et Auvernine en train de ramper dans un sombre tunnel de racines et de terre pendant que les dragons réduisaient tout en cendres à la surface. Il surprit Lukka, absorbé pourtant par la tâche difficile de forcer les chasseurs de mages au combat sur plusieurs fronts. Nous y sommes, pensa-t-il.

Il regarda Mila en souriant. « On dirait qu’Extus a obtenu ce qu’il voulait. »

Mais la renarde ne lui prêtait aucune attention ; elle regardait le ciel, les yeux écarquillés, la fourrure hérissée. L’instant d’après, elle se réfugia sous un auvent effondré. Sans comprendre ses raisons, Lukka n’hésita pas une seconde, cependant, et plongea à sa suite.

Un torrent de feu balaya l’endroit où il se tenait une seconde plus tôt, noircissant les pavés. La horde de chasseurs de mages à proximité s’embrasa presque instantanément. Les bêtes périrent dans un concert de hurlements et de sifflements. La tête transpercée de lancinations insoutenables, Lukka rompit leur lien pour ne pas finir terrassé par la douleur.

Les chasseurs de mages survivants tressautèrent, redevenus maîtres de leur esprit. Ils firent claquer leurs mandibules, déployèrent leurs antennes phosphorescentes, puis se tournèrent vers la source de magie la plus proche : les agents de l’Oriq. Ils bondirent, et de nouveaux cris s’élevèrent.

Lukka contempla le carnage avec de grands yeux horrifiés. Mila esquissa un pas en avant, mais il l’arrêta d’un ordre mental.

Ce n’était plus son combat.

Appelant la renarde à son pied, il tourna les talons et s’enfuit dans la nuit.


Will s’écarta pour éviter de nouveaux débris du plafond. Un autre oracle s’écrasa sur les dalles. C’est alors qu’il la repéra : une ouverture au milieu du chaos. Il prit une courte inspiration et tenta de se souvenir en détail du sort de condensation itérée. Dans un effort de concentration intense, il façonna un tourbillon de lames de glace, qu’il projeta sur Extus. Bras écartés devant l’Avatar de sang, le chef de l’Oriq semblait trop exalté par sa victoire pour se soucier du reste.

Au dernier instant, un trait de foudre vint pulvériser les éclats de glace, avant de ricocher dans toutes les directions. Rowan avait vu la même ouverture que lui. « Laisse-moi faire ! » vitupéra-t-elle.

« On doit unir nos efforts ! cria-t-il en réponse. Il nous suffit de… »

À cet instant, une grosse pierre lui frappa l’épaule et le renversa.

« Will ! » s’écria sa sœur en se précipitant vers lui.

Impossible de voir si son frère était blessé avec ce sang omniprésent qui recouvrait le sol, leurs robes, souillait murs et statues.

Elle l’avait presque atteint quand l’énorme épée de la créature s’abattit devant elle, assez près pour lui laisser voir la rouille sur sa lame, le fer tavelé de batailles livrées en des temps reculés. Plaquant ses mains sur l’arme avec un cri furieux, elle la laissa conduire, tel un paratonnerre, une décharge électrique jusqu’à la main de la créature. Le monstre se contenta de retirer son épée, et Rowan tomba à la renverse.

Se traînant jusqu’au mur, elle regarda tour à tour Extus, l’invocation, et Will, maintenant d’une immobilité inquiétante. Elle n’y tint plus. Refoulant les larmes qui lui montaient aux yeux, elle sentit une colère sourde s’éveiller en elle — une rage qui étouffa la peur, la douleur. Même si elle n’avait aucun espoir de l’emporter, elle pouvait au moins blesser le responsable de ce cauchemar.

Toutefois, au moment où elle allait foudroyer le chef de l’Oriq dans le dos, son regard se posa ailleurs. Le Lacis flottait au-dessus de leur tête, toujours éclatant, malgré sa teinte purpurine. Et toujours débordant de puissance.

Elle prit une grande inspiration, ferma les yeux, puis tendit la main.


L’édifice tremblait autour de lui, l’Avatar de sang de l’ancien monde rugissait avec une rage inégalée et, pour Extus, l’ordre était enfin restauré. Il pivota lentement sur lui-même afin de contempler la dévastation de la Salle des oracles. Ils avaient eu tort de le dédaigner. Certes, il lui avait fallu des années pour le prouver, mais, en voyant une nouvelle statue se briser en mille morceaux sur les dalles, il décida que l’attente en avait valu la peine.

Son sourire disparut lorsque le mugissement tonitruant de l’Avatar de sang s’interrompit abruptement. Il fit volte-face et se figea. La créature était agitée de tremblements convulsifs. La lumière rutilante du Lacis vacillait furieusement derrière elle. Il avait déjà constaté ce phénomène, lors de ses nombreux échecs. Impossible.

Il avait bien vérifié ses calculs. L’incantation devait fonctionner : n’importe quel Lacis d’Arcavios contenait normalement assez d’énergie magique pour alimenter tous les sorts possibles. Je ne peux pas croire que ce soit insuffisant. C’est alors qu’il le remarqua : le serpentin diaphane qui émanait du nexus, comme tiré du noyau vermeil. Un filet de puissance vagabond.

En le suivant, son regard descendit sur la jeune blonde au fond de la salle, qui le dévisageait avec de grands yeux haineux. Des éclairs crépitants naissaient dans ses cheveux et sur sa peau à mesure qu’elle absorbait l’énergie du Lacis.

Extus croisa son regard, comme figé de stupeur.

Ce n’était tout de même pas une pitoyable élève de première année qui allait anéantir tous ses projets.

Si ?

Rowan peinait à respirer dans cet air chargé d’électricité et d’énergie. Un pouvoir immensurable, dépassant ses rêves les plus fous, la parcourait. À cet instant, absolument tout lui semblait à sa portée ; les montagnes tomberaient à ses pieds, les villes brûleraient, les océans bouillonneraient. Elle rouvrit les yeux et hoqueta en découvrant la salle à travers un voile rouge. Son regard se posa sur Will, toujours étendu sur le sol, inerte. Sa rage et son chagrin ravivés, elle se tourna vers Extus.

Campé devant son invocation instable, le chef de l’Oriq l’observait. Attendait.

Rowan laissa l’énergie du Lacis l’envahir, sa puissance s’insinuer jusque dans ses veines. Elle se sentit à peine quitter le sol. Un vent étrange tourbillonnait autour d’elle comme si l’air même la craignait. À raison, songea-t-elle. L’univers entier devrait trembler devant moi. Elle prit une grande inspiration qui lui emplit les poumons de flammes ardentes, puis ouvrit la bouche et hurla. Le feu fondit sur Extus tel un éclair venu du ciel. L’homme leva une main, marmonna quelques paroles, mais en vain ; le sort le toucha en pleine poitrine et le projeta en arrière dans un nuage de fumée. Il percuta le mur du fond, avant de retomber par terre, immobile et silencieux.

La jeune mage reporta son attention sur l’Avatar de sang, qui se contorsionnait toujours, furieux de l’interruption de son saccage. Lentement, péniblement, il pointa l’une de ses épées vers Rowan, mais cette dernière n’en avait cure. Avec la puissance à sa disposition, elle pouvait les annihiler, lui, Extus, et quiconque après eux. Ceux qui oseraient s’en prendre à elle, ceux qui avaient blessé Will — ils brûleraient tous.

Elle aspira une nouvelle goulée d’énergie du Lacis, comme on s’abreuve à une source fraîche et pure. Des arcs électriques lui roussissaient les bras et le visage, mettant son corps au supplice, mais elle s’en moquait. Pourquoi s’en soucierait-elle ? Elle était l’être le plus puissant de la pièce, de l’école, peut-être du plan tout entier. Une main tendue vers l’Avatar de sang, elle invoquait sa magie de prédilection, la foudre, quand une douleur indicible la transperça.

Un ricanement cruel répondit à ses halètements. Les yeux plissés, grimaçante, elle vit avec surprise Extus parvenir à se relever.

« Avais-tu vraiment l’audace de te croire assez forte pour soutenir une telle puissance ? la railla-t-il. T’en croyais-tu digne ? »

Rowan ignora ses moqueries. En vérité, elle les entendait à peine : toute son attention était concentrée sur le pouvoir qui tempêtait en elle et qu’elle s’efforçait de dompter. L’air autour d’elle sifflait, frétillait, comme un nid de vipères.

« Je me suis formé aux arts arcaniques toute ma vie, maugréa Extus. Tu n’es qu’une enfant. Une petite idiote arrogante. Et, à présent, un papillon qui se brûle à la chandelle. »

Une nouvelle onde parcourut la ligne de pouvoir qui la reliait au Lacis ; un éclair de souffrance pure la foudroya. Ses forces l’abandonnèrent d’un coup, et elle retomba brutalement dans la mare de sang.

« Ton ambition force l’admiration, se gaussa Extus. Mais ce n’est certainement pas une gamine qui va m’arrêter maintenant. » Puis il se détourna, sans même prendre la peine de l’achever, et ramassa l’épais volume qu’il lisait à leur arrivée.

Le temps parut ralentir autour de Rowan ; elle se sentait brisée, vidée. La puissance du Lacis la parcourait encore, animant son corps prostré de soubresauts. Sa conscience semblait flotter juste au-dessus d’elle — près de son frère, qui rampait vers elle, se traînant dans le sang. Will était vivant.

« Rowan, articula-t-il, les dents serrées. Debout. »

Elle tenta de se rappeler comment parler, mais n’émit qu’un souffle d’air muet.

« Je t’en prie, dit-il en s’approchant pour la toucher, avant de retirer aussitôt sa main, piqué par une étincelle vagabonde. Il faut que tu te relèves. »

Elle toussa, puis ouvrit les yeux. « Pardonne-moi. »

« Ce n’est rien, Rowan. Mais lève-toi », répéta-t-il en passant le bras de sa sœur autour de son cou. Les petites décharges électriques le firent grimacer, mais il tint bon. « On va s’en sortir. »

« Pardonne-moi pour la bagarre. Lors du match de Tour-polo des mages. Et au Café de l’Arche. Je suis sincèrement navrée. »

« Je te présente aussi mes excuses. » En grognant, il l’aida à se remettre debout et l’emmena vers la porte. Derrière son frère, Rowan vit le chef de l’Oriq brandir un ouvrage maculé de sang et entonner une incantation.

Alors qu’ils gagnaient la sortie, clopin-clopant, Will s’arrêta subitement pour se tourner vers elle. « C’est comme une mascotte. »

« Qu’est-ce que tu racontes ? » demanda-t-elle en fronçant les sourcils.

Il secoua la tête avec insistance. « C’est comme une mascotte ! Il nous suffit… de l’intercepter. »

« Comme au Tour-polo des mages ? » Peut-être le Lacis lui embrouillait-il encore les idées, mais elle ne comprenait rien à ses paroles.

« Oui, comme au Tour-polo des mages. Écoute, fais-moi confiance. »

Alors qu’elle s’apprêtait à lui répondre, le visage de Garruk s’imposa dans son esprit. À l’époque déjà, Will avait su voir une solution qui lui avait échappé. C’est lui qui avait fini par trouver un moyen de libérer Garruk, d’en faire un allié. Will, son Will — son frère, si discret, si intelligent, si sourcilleux… et qui avait si souvent raison. Peut-être avait-il raison cette fois aussi.

« Rowan ? »

Déchirée par un nouveau spasme de douleur, elle rassembla les dernières étincelles de magie qui lui restait. « D’accord. Montre-moi le fruit de toutes ces études. »

Will sourit, puis se tourna vers Extus et son Avatar de sang, les mains auréolées d’une lueur rouge. Rowan pouvait déjà établir qu’il ne s’agissait pas de magie de glace, mais l’air se rafraîchit malgré tout autour de son jumeau. Le rougeoiement prit, entre ses doigts, la forme d’un cercle d’énergie et, au prix d’un dernier effort, Will libéra le sort.

Soudain, un halo rutilant se dessina autour de la tête casquée du monstre.

« Si grande soit-elle, grogna Will en tremblant sous l’effort, cette créature reste une invocation. Par conséquent, avec ce sort, nous pouvons la contrôler ! »

Malheureusement, l’Avatar de sang ne montrait pour l’instant aucune docilité. Il mugit de plus belle, obligeant Rowan à se couvrir les oreilles. Au pied du monstre, Extus tendit les bras, les mains en serres de rapace, et sa propre magie s’éleva de lui en fines volutes fuligineuses. Le halo autour de la tête de l’invocation vacilla. Will et Extus se disputaient son contrôle, comprit Rowan. C’était une lutte de pouvoir, et Will était en train de perdre. Cependant, son frère n’était pas seul.

Elle plaqua une main sur son épaule. Il leva les yeux, surpris. « Rowan, qu’est-ce que… ? »

« Concentre-toi sur le sort. Applique-toi. Je m’occupe du reste. »

Peut-être leurs magies n’étaient-elles plus assez compatibles pour fusionner sans heurts. Cependant, si Will était devenu plus précis, plus minutieux… Rowan, quant à elle, avait grandement gagné en puissance. Elle lui transmit ses dernières réserves d’énergie, des étincelles dansant sur sa main tandis que sa magie se déversait en lui. Will hoqueta, mais juste un instant. Puis Extus laissa échapper un cri étranglé, et le halo vermeil reprit ses droits autour de la créature.

« Sales morveux ! ragea le mage noir. Comment osez-vous… ? »

À cet instant, la main géante de l’Avatar de sang se referma sur lui dans un horrible craquement d’os. Après cela, Extus n’émit plus le moindre son.

« Le sort a fonctionné ! exulta Will. Rowan, il a fonctionné ! »

L’adolescente chancelait sur place. Tenir debout devenait impossible ; la tête lui tournait atrocement. Elle était épuisée, siphonnée de toute sa puissance. Le temps parut ralentir de nouveau. Le halo rutilant trembla, puis disparut. L’Avatar de sang rugit furieusement en voyant sa main happée par le Lacis. Son corps sanguinolent s’allongea et enfla de façon anormale tandis que l’invocation connaissait une fin violente. Avec un dernier mugissement terrifiant, il brandit son immense épée de fer. Will écarquilla les yeux et tenta aussitôt de pousser Rowan. Trop affaiblie, elle ne put l’en empêcher.

L’arme s’abattit avec une telle force que les murs en tremblèrent. Dans un roulement de tonnerre, l’Avatar de sang fut ramené de force dans le Lacis, entraînant son épée derrière lui. Rowan découvrit son frère étendu par terre, atone et sonné. La joie de voir son jumeau vivant, ni réduit en bouillie ni coupé en deux, céda aussitôt la place à l’horreur : sa jambe droite était sectionnée au genou.

Comme si l’abomination était le dernier étai qui la soutenait, la salle commença à s’écrouler de toutes parts. Les chevrons s’écrasèrent telles des massues sur les dalles, laissant le plafond de pierre s’effondrer en blocs déchiquetés. Le sol trépidait et chavirait tandis que Rowan s’efforçait de rejoindre son frère. Elle y était presque — elle voyait ses yeux vitreux, distants — quand le dallage se déroba brusquement sous leurs pieds. Will et elle basculèrent dans le vide et tombèrent, avant d’être retenus par une force douce et légère. Rowan se retourna en panique ; un étrange nuage de brume les maintenait dans les airs.

« Là », murmura son frère en désignant l’entrée de la salle. Suivant son doigt vers la source du sort, Rowan aperçut le doyen Nassari et la doyenne Lisette devant les portes détruites. Concentrés, ils déviaient à l’aide de rafales de magie la pluie de gravats qui les mettait en péril. La brume les porta vers la main tendue de la doyenne. Rowan tenta de l’attraper, Will sous l’autre bras, mais elle était malheureusement trop loin. Une liane sortit alors de la manche de Lisette pour s’enrouler fermement autour de son poignet.

La femme les hissa en grognant jusqu’à elle. À peine reculèrent-ils tous les quatre dans le couloir qu’une masse de poussière et de décombres combla la salle.

« On a réussi, marmonna Will. On a réussi, Ro. » Ses yeux se fermèrent. Il était d’une pâleur inquiétante.

« Ne bouge pas, lui intima Lisette en se penchant sur lui. Tu es en état de choc. »

« Va-t-il s’en remettre ? » s’enquit Rowan.

La doyenne ne semblait pas l’écouter. Elle arracha avec les dents le bout d’une sorte de racine, qu’elle recracha dans une coquille, avant de l’écraser de son pouce. Presque aussitôt, le morceau émit une étrange lueur verte.

« Il vivra, lui assura Nassari en posant une main lénifiante sur son épaule. Après l’épreuve que vous venez de traverser, c’est déjà un miracle. »

L’épreuve qu’ils venaient de traverser. Rowan examina le mur de débris qui condamnait à présent l’entrée de la Salle des oracles. Bien qu’aucune lumière n’en filtrât, elle était certaine de percevoir encore l’appel du Lacis.


Cinq semaines plus tard, alors que la cloche sonnait la fin de la matinée sur le campus, Will eut presque la sensation que la vie reprenait son cours normal. Il s’habituait progressivement à parcourir les couloirs de l’école d’un pas plus traînant, avec sa canne et le treillis de glace et d’acier qui prolongeait à présent son genou manchonné. La doyenne Lisette avait proposé à plusieurs reprises de lui créer une prothèse en bois vivant, mais il avait décliné. Sa jambe ne reviendrait jamais, et ce substitut lui semblait plus aqéquat. C’était un bon entraînement ; une partie de son esprit était en permanence sollicitée pour modeler et geler la glace autour du support de métal. L’exercice l’aidait également à oublier les douloureux picotements au bout de son moignon.

La nouvelle de leur affrontement contre Extus et l’Avatar de sang s’était répandue dans tout le campus. Du jour au lendemain, Will se retrouvait au centre de l’attention. Il voyait les étudiants se coller aux murs à son passage, sentait leurs murmures et leurs regards le suivre. Il se serait presque cru sur son monde d’origine et se prenait souvent à regretter l’anonymat dont il avait joui durant ses premiers jours à l’académie.

Enfin, il atteignit sa chambre. Au moment où il allait saisir la poignée, la porte s’ouvrit subitement et Rowan manqua de le percuter. Elle s’arrêta net, puis recula pour le laisser entrer.

Will s’éclaircit la voix. « Comment te sens-tu ? »

Elle haussa les épaules. « Je n’ai pas encore récupéré toutes mes forces, mais je vais mieux. Et toi ? »

Il tapota du doigt sur sa canne. Les runes que Quint l’avait aidé à inscrire — des runes élémentaires de force et de stabilité, à l’opposé des variétés plus élaborées que son ami avait initialement en tête — s’illuminèrent un instant le long du bâton jusqu’au pied évasé. « Je m’adapte », répondit-il avec un sourire.

« Tu as toujours mal ? »

« De moins en moins. » Même si les douleurs fantômes, la sensation persistante de muscles désormais inexistants, l’incommodaient toujours autant.

« Je me demande ce que les gens en diront chez nous. Tu imagines ? »

« Pas vraiment. Mais peut-être devrions-nous y passer à la fin du semestre. »

« Pourquoi attendre ? On pourrait y aller tout de suite. »

« Les cours ne sont pas finis. »

« On a vaincu un Avatar de sang, répliqua-t-elle. Que peuvent-ils nous apprendre de plus ? »

« Nous l’avons vaincu grâce à un sort que nous avons appris ici, contra-t-il. Et nous ignorons toujours pourquoi nos sorts ne fusionnent plus, ou pourquoi nous sommes incapables de nous transplaner l’un sans l’autre. Ils ont encore beaucoup à nous apprendre. »

Rowan leva les yeux au ciel, puis sourit. « Soit. J’avoue que ce serait chouette de ne pas t’avoir collé à mes pieds le reste de ma vie. Maintenant, si tu veux bien m’excuser»

« Oui, je sais. Tu salueras Plink et Auvernine de ma part. »

Elle se glissa dans le couloir, puis s’arrêta au dernier moment pour se tourner vers lui. Will prit alors subitement note de sa maigreur ; ses joues s’étaient considérablement creusées et assombries, comme si une partie de sa vitalité lui avait été aspirée. Son sourire n’en fut pas moins chaleureux et sincère. « Tu sais que je t’aime, pas vrai ? »

« Oui, répondit-il. Je t’aime aussi. »

Puis elle décampa et Will referma la porte, avant de s’asseoir sur son lit. Il se sentait fatigué. Voilà longtemps qu’il n’avait pas eu une bonne nuit de sommeil. Un autre semestre ? Une autre année ? Qui savait ce que l’avenir leur réservait ? Il ferma les yeux et, à l’aide de ses sens magiques, traqua les perles d’humidité qui se formaient sur sa prothèse de glace. Premier principe : réorientation thermodynamique. Trouver la chaleur et la redistribuer


La chouette de Kasmina prit son essor de la fenêtre et survola Strixhaven. Il ne subsistait presque aucune trace de l’invasion ; les pavés avaient été remplacés, les haies reconstituées. Rien n’attestait des ravages de l’Oriq, à l’exception de la Salle des oracles, toujours en ruine, et du petit monument qui se dressait à présent au pied du Biblioplexe, une statue dont le visage changeait toutes les heures. Une inscription figurait sous la sculpture : La sapience n’est jamais perdue à Strixhaven. Nous ne les oublierons jamais. L’académie avait connu de pires épreuves par le passé. Elle en connaîtrait bien d’autres, Kasmina en était certaine.

Le rapace la trouva à la limite du campus. Le regard tourné vers les étendues sauvages du monde extérieur, elle se coula dans l’esprit de la chouette qui suivait Lukka. Le brideur errait dans la nature avec Mila et une poignée de survivants de l’Oriq. Le manque de nourriture et d’abri ne les empêchait sûrement pas d’ourdir de nouvelles machinations.

Toutefois, il n’était plus digne d’intérêt. C’était Rowan — voire les deux jumeaux — qui requéraient à présent son attention.


Liliana finissait de s’apprêter dans son bureau. Il lui avait fallu des jours pour revenir de ce qui était, en fin de compte, une forêt au bout du continent, mais elle y était parvenue. Après avoir reconnu leur tort de s’être moqués de ses avertissements, les doyens l’avaient invitée à prolonger indéfiniment son professorat à l’université — en l’exemptant de surcroît de toutes ces maudites réunions.

Elle avait accepté, à une petite condition.

Alors même qu’elle ajustait son uniforme devant le miroir pour son premier cours, elle avait encore du mal à y croire. Une vie d’examens, d’étudiants. Fini les démons, les sombres complots, les morts. Son regard se posa sur le carnet de recherches ouvert sur son bureau. « Je crois que le moment est enfin venu de nous séparer, mon vieil ami. »

Elle referma le carnet et le rangea sur l’étagère au mur. Tout bien réfléchi, il aurait été fier. Cette pensée la fit sourire malgré elle.

Arrivée devant sa salle de cours, Liliana prit un moment pour se composer une contenance avant d’entrer. Les étudiants gagnèrent en hâte leur place, et les bruits de papier et de bavardages se dissipèrent peu à peu pour céder la place à une attention totale.

Elle s’arrêta devant le grand bureau, face à ses élèves. « Bienvenue au cours d’introduction aux arts nécromantiques, déclara-t-elle d’une voix qui résonna dans la salle. Je suis le professeur Liliana Vess. »