Histoire précédente : Valets

Nissa et Chandra ont découvert que le présent d’Amonkhet n’était pas le prolongement de son passé, désormais réécrit par Nicol Bolas. Toujours en quête de réponses, l’elfe va consulter Kefnet, dieu de la Connaissance et espère que celui-ci l’aidera à percer la lourde chape de mystère qui semble recouvrir le plan.


Nissa errait dans des rues désertes, qui sinuaient à travers l’enfer.

Forest
Forêt | Illustration par Titus Lunter

Tous ses sens ou presque lui faisaient remarquer combien cette ville était belle. D’immenses palmes balançaient ainsi au gré de douces brises, une onde transparente courait dans les bassins et les fontaines, les oiseaux gazouillaient et trillaient en harmonieux contrepoints et d’envoûtants parfums flottaient dans l’air : du pain tout juste sorti du four par ci, lilas et jasmin par là.

En se contentant de la vue et de l’ouïe, l’on aurait pu se convaincre de se trouver au paradis. Pourtant, dès qu’elle fermait les yeux et se concentrait sur le sixième sens que lui conférait le mana, ce paradis croulait.

Les lignes ley d’Amonkhet, qui constituaient son réseau artériel, mais aussi son ossature, étaient en majeure partie atrophiées. Alors qu’elles s’écoulaient sans fin sur les autres plans, palpitant partout de mana, sur ce monde-ci, en revanche, leur réseau se limitait au seul périmètre de cette cité dénaturée, où, dans l’enceinte de l’Hekma, elles étaient pleines et puissantes.

Cette force, pourtant, avait un prix. Un mal virulent s’était en effet infiltré dans le maillage, non pas comme la dégénérescence instillée par les Eldrazi, car cette infection-là possédait une brutalité dont l’autre était dépourvue. Les impulsions de cette ombre se mêlaient au mana et l’enserraient tels les anneaux d’un python étouffant sa proie.

Nissa rouvrit les yeux et le paradis réapparut : les feuillages, l’eau, les oiseaux… Elle referma les paupières, et sentit l’insaisissable serpent enlaçant sa victime. Cette juxtaposition de tant de beauté et d’épouvante la fit presque défaillir. Elle rouvrit les yeux puis les referma de nouveau, l’enchaînement rapide suscitant en elle tour à tour fascination et dégoût.

Elle poursuivit sa déambulation, s’arrêtant parfois pour fermer les yeux et entrapercevoir l’horreur. Son estomac et son esprit se révulsaient de plus en plus douloureusement, mais elle continuait son chemin : il fallait qu’elle trouve Kefnet, le dieu de la Connaissance ; il lui fallait des réponses.

Lorsqu’elle ouvrit de nouveau les yeux, le dieu la regardait.

La tête imposante d’un ibis l’observait avec attention, sans ciller, son long bec pointé droit vers elle, la transperçant presque, comme le présage d’un destin d’autant plus funeste qu’il restait indéfini. L’elfe se recroquevilla au sol, sa volonté sapée par la présence de cette divinité farouche.

Elle cligna des paupières, une fois, puis deux. C’était une statue, rien qu’une statue, celle de Kefnet, justement ! Quel peut-être l’intérêt du savoir dans un monde tel que celui-ci ? se demanda-t-elle, puisque la réalité elle-même n’était qu’un mirage dissimulant un monde dégénéré. Elle se releva avec lenteur et maladresse, l’estomac et la tête toujours tourneboulés.

Sous la grande tête de pierre et le cruel regard fixe, deux larges portes de grès s’ouvrirent. Une vive lueur bleue émanait des ombres que célaient ce portail. Nissa y vit un signe de bienvenue, ou tout du moins une invitation. Elle s’avança vers le halo céruléen.


Elle pénétra ainsi dans une antichambre aux dimensions modestes. La lumière bleutée provenait d’une salle plus vaste, qui s’ouvrait à l’autre bout de la pièce, et teintait les murs de pierre lisse et le sol. Derrière elle, les portes se refermèrent doucement, barrant le passage à la lumière extérieure, et Nissa ressentit un soulagement à se retrancher ainsi de cette ville à l’apparence si trompeuse. Un jeune homme portant une robe grège se tenait derrière un lutrin et tournait les pages d’un livre. Il poursuivit ainsi sa lecture quelques instants, un léger sourire aux lèvres, mais en gardant le silence même quand Nissa parvint jusqu’à lui.

« Pardonne-moi… » hasarda-t-elle, hésitant quant au protocole à observer, en prise aux mêmes doutes qui l’assaillaient dès qu’elle se retrouvait en face d’inconnus.

Le clerc releva la tête, et son sourire s’effaça. « Ne parle pas, initiée ! Tu sais… » Sa voix se tut tandis que ses yeux se posaient sur Nissa. Celle-ci sentit comme un tambourinement maladroit à l’orée de ses pensées. La compagnie de Jace et ses propres talents de télépathe lui permirent d’y reconnaître la tentative d’intrusion d’un novice et donc de s’en protéger. À ne trouver aucune faille, le martèlement inepte cessa.

« Tu… Tu n’es pas d’ici », bredouilla l’acolyte d’une voix faible.

« Je suis venue consulter Kefnet », annonça Nissa avec une assurance qu’elle ne ressentait pas. Néanmoins, dans la mesure où les dieux se déplaçaient à leur gré dans la ville, leur présence parmi ses habitants établie, on devait donc pouvoir les aborder. Dans ce cas, pourquoi en eût-il été autrement de Kefnet ?

Les yeux du jeune homme se fermèrent pourtant et il demeura ainsi, refusant apparemment de prêter la moindre attention à son interlocutrice. Nissa avait espéré trouver dans cette salle un havre l’isolant de l’amer trompe-l’œil qu’était la cité. Désormais, elle était cependant persuadée qu’il n’existait aucun refuge. Sur ce plan, rien n’avait de sens et rien n’était ce qu’il y semblait.

Peut-être colporté-je cette décrépitude avec moi ?

Quelle épouvantable idée ! Jusque-là, elle avait toujours considéré la corruption combattue sur Zendikar, Innistrad ou ici comme un ennemi extérieur, des ténèbres extrinsèques qu’il fallait vaincre, mais, et si la noirceur émanait en réalité d’elle-même ? C’était peut-être pour cette raison que, sur chaque plan où elle s’était rendue, elle avait connu l’échec. Elle n’était ainsi pas parvenue à protéger Zendikar, ni à vaincre Emrakul, et jusqu’à ses succès qui lui semblaient vains. Peut-être méritait-elle ce sort cruel, ce néant qui l’accompagnait et qui souillait tout ce qu’elle touchait ?

D’abord fraîche et protectrice, la salle bleue lui semblait à présent étriquée, étouffante. Une panique grandissante lui montait dans la poitrine, la sommant de quitter les lieux. L’acolyte qui lui faisait face restait plongé dans son incivil recueillement, tête courbée. Elle esquissa un pas vers la salle plus grande, de l’autre côté de l’entrée, d’où la lumière bleue semblait l’appeler.

Le clerc rouvrit enfin les yeux. « Tu es autorisée à tenter l’Épreuve de connaissance. Il y a trois… » annonça-t-il d’une voix étrange et tendue. Nissa se sentit comme le gibier poursuivi par une meute de chiens. La panique qui l’habitait la submergea, balayant toute raison et logique. Elle se précipita vers la salle suivante et, quand le jeune homme s’interposa, elle le repoussa violemment contre le mur de pierre.

S’écroulant sur le sol nu, celui-ci ne put que balbutier : « Non… Vous n’êtes pas… »

Ses paroles se perdirent derrière elle tandis qu’elle plongeait dans la clarté saphir.

Essence Scatter
Dispersion d'essence | Illustration par Josh Hass

L’ange descendit du ciel, plongeant entre les deux soleils, les ailes déployées et sa silhouette parfaite soulignée d’un nimbe radieux. Il ouvrit les yeux, et des serpents en déferlèrent, leurs anneaux bruns se tortillant et se détortillant pour se libérer des orbites vides. Battant des ailes, l’ange s’approcha inexorablement, laissant les serpents se déverser sur la terre battue, sifflant tandis qu’ils glissaient jusqu’au sol craquelé.

L’ange ouvrit alors la bouche, et les cieux se chargèrent de ténèbres, des nuées s’amassant derrière lui.

« J’agis à ma guise, selon mon bon plaisir. Souviens-t’en. »

L’ange s’avança…

Nissa surgit du sommeil en hurlant, des sueurs froides lui baignant le front. Emrakul !

Le monstre qui avait investi son corps sur Innistrad ! Pourtant, ces propos n’étaient pas ceux de l’Eldrazi ; ils appartenaient également à Nissa.

Où suis-je ? Elle était là pour y trouver… quelque chose ou… quelqu’un. Elle se rappelait une salle. Elle balaya du regard celle où elle se trouvait, différente de la précédente : un grabat, une couverte élimée. Elle effleura le tissu miteux, aux fibres néanmoins étonnamment coupantes. Elle retira la main en laissant échapper un cri de douleur : une estafilade lui parcourait la paume, dont le sang commença à dégoutter. La couverture était si râpeuse qu’elle l’avait écorchée. D’autres marques apparurent sur son corps, comme autant de fines démarcations se teintant de rouge et qui s’accompagnaient d’une intense douleur. La couverture s’enroula autour elle, la tailladant encore et encore…

Nissa s’éveilla dans un hurlement. Où suis-je ? Quel épouvantable cauchemar ! Elle se souvenait vaguement d’une espèce de monstre, dont les dents et les griffes minuscules lui déchiraient les chairs… Elle secoua la tête : tout cela ne tenait pas debout. Elle regarda autour de son lit, mais eut l’impression de se trouver sous l’eau ; tout ce qui l’entourait lui paraissait flou. Elle hocha de nouveau la tête pour se désembrumer la vue, mais en vain.

Au contraire, une paralysie s’empara peu à peu de sa colonne vertébrale. Ses bras et ses jambes semblaient englués, comme plaqués sur le lit par une irrésistible force. Tout cela ne tenait pas debout. Elle ferma les yeux et perçut l’irréalité de sa situation ; elle devait s’en libérer.

J’agis à ma guise, selon mon bon plaisir. Souviens-t’en. Les paroles d'Emrakul. Les miennes aussi. L’éruption en elle d’une clarté smaragdine dissipa sa paralysie. Elle flottait dans l’air, portée par le crescendo de son pouvoir. Que faire ? Non, ce n’était pas la bonne question ! Que ne puis-je faire ? L’énergie enfla à tel point que sa simple enveloppe corporelle ne pouvait plus la contenir. Sa chair se crevassa jusqu’à se rompre, mais elle n’en avait cure. Son pouvoir la nourrissait.

Telle est ma destinée. Se fondre dans sa puissance, dans le doux jaillissement d’énergie et dans les lignes ley. La force croissait, incandescente…

Nissa s’éveilla dans un hurlement. Elle se rappelait une lumière, une clarté bilieuse. Quelque chose d’épouvantable s’était produit, mais, alors qu’elle s’évertuait à s’en souvenir, le rêve s’éloignait déjà en virevoltant, s’échappant de sa mémoire. Quoi qu’il en soit, il s’agissait d’un affreux cauchemar.

Perdrais-je la raison ?

Nissa tressaillit. Elle semblait entendre comme l’écho d’une voix dans sa tête, qui ressemblait à la sienne, mais sans provenir d’elle. Elle jeta à la ronde des regards frénétiques, tandis que les murs se mettaient à saigner des ombres, qui coulaient ensuite le long des murs, s’approchant d’elle en rampant. Nissa savait que leur contact lui vaudrait la mort, voire pire. Elle tenta de hurler, d’appeler à l’aide, mais aucun son ne sortit de sa bouche.

Tout cela ne tient pas debout.

C’était de nouveau sa voix. Elle ferma les yeux. Sondant l’irréalité qui l’enveloppait, elle fit appel à son pouvoir…

Stop ! Je dois m’arrêter, ne pas réagir, mais réfléchir.

Sans savoir pourquoi, Nissa décida de s’en remettre à la voix. Elle prit donc une profonde inspiration, concentrée sur son souffle sur l’air humide qu’elle inhalait, puis expira et laissa son exhalation fluer sur son corps, dont elle sentit les muscles se détendre et gonfler.

Je suis prisonnière !

À cette constatation, une partie du brouillard qui lui obscurcissait l’esprit se dissipa. Il lui revint qu’elle s’était précipitée dans la salle bleue, celle de l’Épreuve de connaissance, comme l’avait appelée l’acolyte, mais aussi, à l’évidence, celle des illusions. Elle en sentait d’ailleurs toujours les phantasmes rôder autour d’elle en tentant d’amadouer son esprit de leur appel doucereusement tentateur. Elle se remémora les cauchemars successifs, chacun d’entre eux s’ouvrant sur le suivant.

Elle prit de nouveau une profonde inspiration. C’est de la magie, et elle est puissante. Elle frissonna en imaginant le cauchemar sans fin qu’affronterait un initié mal préparé échouant à cette épreuve. Cependant, aussi puissante cette magie fût-elle, elle n’exploitait pas moins les lignes ley, que Nissa savait, au contraire, maîtriser habilement.

Durant la majeure partie de son existence, elle avait privilégié une compréhension et une utilisation spontanées et instinctuelles de ces lignes, mais, sur ce plan-ci, à chaque fois qu’elle s’était laissée guider par son instinct, elle s’était retrouvée prise au piège d’un cauchemar. Il lui fallait donc adopter une autre approche ; elle devait comprendre la situation.

Elle observa donc soigneusement l’édifice magique qui l’emprisonnait, son aspect visuel et sensoriel ainsi que la façon dont les lignes ley s’y entrelaçaient pour ainsi générer cet effet aussi révoltant que parfait, et elle s’émerveilla en songeant à la puissance et au talent requis pour élaborer pareil piège. Celui-ci dépassait tout ce qu’elle avait elle-même jamais réalisé. Et pourtant…

Là ! Dans l’entrelacs de magie qui l’environnait, l’elfe repéra un interstice, minuscule, mais visible. Elle agrippa le mana et, prenant soin de garder les yeux clos, se concentra uniquement sur son sens de la magie. Elle poussa et tira ainsi tour à tour sur la faille, l’agrandissant à chaque traction.

Autour d’elle, les illusions s’intensifièrent et l’appelèrent par son nom, l’exhortant à ouvrir les yeux pour contempler la volupté et l’horreur, la vérité et le rêve ou tout ce qu’elle voudrait, au prix modeste d’un battement de paupières. Au contraire, Nissa conserva celles-ci obstinément closes et, lorsque l’ouverture dans la paroi de sa prison fut assez large, elle s’y faufila.


Elle flottait dans la clarté d’un ciel azuréen. Non, ce n’était pas tout à fait le firmament. C’était davantage une toile d’un bleu pâle, vide et dans l’attente d’une raison d’être : une illusion de plus. Toutefois, Nissa éprouvait un sentiment de dominance et de vigilance dont les hallucinations l’avaient privée. Justement, elle flottait au-dessus de ce qui restait du piège à cauchemars, des nuées d’un violet profond qui avaient suscité en elle cette extrême terreur.

Daze
Hébétude | Illustration par Richard Wright

Désormais, elle appréhendait parfaitement la structure magique sous-jacente aux illusions, la structure même de cette Épreuve de connaissance, conçue avec tant de cruauté.

Je veux comprendre. Il me faut en voir davantage.

Elle laissa les chimères tournoyer autour d’elle, gagner en force et en vitesse. Une pulsation régulière résonnait dans la salle, un battement synchronisé avec celui de son cœur. Elle ferma les yeux et observa.


Un serpent noir, ailé et venimeux, déploya son ombre sur le désert. Le reptile était gigantesque, plus grand qu’un chêne et sa ramure, voire que toute une chênaie, et le monde entier se trouvait plongé dans son ombre.

C’est celle-ci qui prit la parole, d’une voix qui gronda à travers le désert : « On voudrait me prendre mon pouvoir. On voudrait me priver de ma nature profonde. Cela, je ne le permettrai pas. »

L’ombre du serpent ceintura alors l’univers de ses anneaux.

« Pour obtenir ce que je désire, je suis prêt à tarir tous les mondes, avant de les dévorer jusqu’au dernier, à commencer par celui-ci. »

L’ombre serra de plus belle son étreinte, faisant hurler le monde, et Nissa avec lui.

La scène disparut, chassée par la douleur.

L’elfe se retrouva tête tournée vers le ciel et les étoiles, celles-ci au nombre de huit, disposées en couronne, à intervalles réguliers, et qui illuminaient la voute nocturne dans son entier.

Une ligne sombre et pourtant visible sur la noirceur du ciel, trait de ténèbres qui semblait étinceler, ondula vers les huit astres. Dans une violente clameur, ce cordon plus noir que noir se vrilla et vira et vibra. Quand il s’immobilisa, il avait la silhouette d’un lemniscate, d’un ouroboros. Il avait enclos les huit étoiles, chacune d’elles scintillant désespérément pour se débarrasser du voile d’obscurité qui les enveloppait à présent.

Trois d’entre elles vacillèrent d’abord, puis s’éteignirent, leur clarté et leur chaleur soufflées, leur existence mouchée.

Néanmoins, Nissa distinguait encore du mouvement aux endroits où s’étaient trouvés les trois astres, qui n’étaient plus des étoiles, mais tout juste trois trouées ténébreuses dans le samit du ciel, trois trous noirs possédés d’une énergie et d’une fureur propres, et animés d’un palpitement de haine.

Les cinq étoiles subsistantes se réagencèrent en un nouvel alignement, gauchi vers la ligne noire à présent lovée au sein de leur constellation. Ce nouveau tracé évoquait une paire de cornes.

La scène changea au gré de remous phantasmatiques, dont on eût cru qu’ils repeignaient à chaque fois une toile.

Des silhouettes étranges, emmaillotées de lin blanc, creusaient, accroupies, les sables abrasifs. On les appelait des momies, les « consacrés ». Ils étaient ainsi des centaines, voire des milliers, à piocher et à pelleter dans une profonde excavation, pour en extraire un minerai bleu, dont ils acheminaient des charretées entières vers la cité.

Plus loin, trois jeunes enfants se tiennent immobiles devant une enceinte : d’un côté, la ville dans toute sa splendeur ; de l’autre, le désert aride et désolé. Ils échangent quelques chuchotements, puis scrutent les alentours avant de s’entre-regarder, comme incertains. L’un deux traverse la démarcation, suivi par les deux autres, et tous trois sont avalés par les sables affamés.

Puis une nouvelle scène : un homme jeune, le visage effacé, qui avançait péniblement dans un jardin planté de statues. Loin au-dessus de lui, un nuage de poussière en expansion a attaqué le soleil. Un rugissement venu de l’extérieur du jardin s’est alors fait entendre. Après un nouveau changement de tableau, Nissa vit successivement d’abord un monde, puis des dizaines, puis des centaines, des milliers. Elle vit ce monde-ci, le plan d’Amonkhet, ceinturé d’une ligne sombre et sinueuse. Celle-ci s’étendait à travers la totalité des milliers de plans existants, et elle suivit du regard cette trace continue de ténèbres, depuis Amonkhet et jusqu’à son point d’origine.

Après un nouveau changement de tableau, un large disque doré, ouvré comme un soleil, descendant du ciel. Il rejoignit une grande tablette circulaire en pierre, couverte de sigils étranges, et les deux fusionnèrent pour ne devenir qu’un seul et même disque vermeil. Des fissures apparurent à sa surface. D’abord mineures, elles s’élargirent et s’allongèrent. Alors, le disque s’effrita et se délita jusqu’à ce qu’il n’en reste rien.

Désormais, les scènes se succédaient à un rythme effréné, apparaissant à peine qu’elles étaient déjà remplacées : une torche crépitante ; une horloge brisée, au cadran vide ; une tête momifiée replacée à l’envers sur un corps recouvert de bandelettes ; un arbre fendu, dont la sève s’écoulait lentement au sol ; un bouclier de métal, fracassé en mille éclats éparpillés…

Nissa ferma les yeux pour se protéger du déferlement, mais les images continuaient à cascader dans son esprit, la forçant à se recroqueviller.

… Un dragon en chute libre ; des géants couverts d’un bleu métallique, avançant d’un pas lourd dans des rues ; un puissant éclair de lumière, qui incinérait un monde…

… Un ange descendant du ciel.

Nissa rouvrit les yeux sur l’ange qui poursuivait sa descente. C’était bien celui de son cauchemar, cet être ailé qui lui rappelait Emrakul.

Les paupières de l’ange étaient ouvertes, mais, contrairement à ce qui s’était passé dans le rêve, aucun serpent n’en jaillissait : ce n’étaient que deux orbes blanches. Il atterrit devant Nissa.

« Pourquoi t’attardes-tu ? Ne t’ai-je pas montré la voie du pouvoir ? Alors emprunte-la ! » Sa voix était mélodieuse et fraîche comme une brise. Elle était magnifique, à la manière dont Amonkhet l’était : une somptuosité de surface dissimulant l’horreur.

Nissa tenta d’invoquer son pouvoir, mais rien ne se produisit.

J’agis à ma guise, selon mon bon plaisir.

Pourtant, elle ne parvenait pas à agir, justement. Elle restait plantée là, tandis que l’ange poursuivait, de sa splendide voix : « Es-tu un pion ou une reine ? »

« Qui êtes-vous ? » hurla Nissa. Elle savait qu’il ne pouvait s’agir d’Emrakul, piégée dans l’argent, à des mondes de là. Ce n’était rien qu’une nouvelle illusion, née de la magie et de ses propres pensées. « Allez-vous-en ! Partez ! » Souffrant le martyre, elle baissa la tête, une douleur intense résonnant dans son crâne. Elle ferma les yeux, mais l’ange demeura face à elle, aussi clairement visible que si elle avait gardé les paupières ouvertes.

« Nissa Revane, es-tu pion ou reine ? »

« Je… Je ne sais pas. Je veux juste… »

« Non ! la coupa l’ange d’une voix froide et dure. Ce n’est pas la bonne question ! Pions ou reines, peu importe ! Ce ne sont que des pièces attendant qu’on les déplace sur l’échiquier. »

L’ange posa alors deux doigts sous le menton de Nissa et lui releva délicatement la tête pour la regarder en face. Il n’y avait aucun amour dans ce regard, mais il apaisa pourtant l’elfe. Sa migraine s’estompa.

« Cesse de n’être qu’une pièce d’un échiquier, Nissa. Sois la main qui les déplace toutes. » Un vacarme assourdissant se fit entendre derrière eux. L’ange jeta un regard par-dessus l’épaule son interlocutrice, et ses yeux se brouillèrent imperceptiblement. Sans un mot ni même un geste, il se propulsa vers le ciel et, en un instant, ne fut plus qu’un point, dans le lointain.

Un nouvelle voix gronda : « Qui ose tourner mon épreuve en ridicule ? »

Winds of Rebuke
Vents de blâme | Illustration par Mathias Kollros

Nissa leva les yeux. Un ibis géant se tenait face à elle. Vêtu d’une robe bleue bordée d’or, il tenait une longue vouge et possédait le même regard perçant et presque cruel que la statue le représentant, devant son temple. Pourtant, ce n’était pas une effigie ; il s’agissait du dieu Kefnet en personne — et il semblait furieux.


Nissa avait affronté des titans eldrazi ainsi que des mages-démons, mais jamais elle ne s’était sentie aussi subjuguée que par la puissance que dégageait ce dieu par sa seule présence. Ses pensées et tout son être tendaient à l’empêcher de perdre pied face à lui, dans une lutte comparable à celle d’un tas de feuilles cherchant à résister à une tornade.

« Qui es-tu, mortelle ? » Pensées et souvenirs lui étaient arrachés sans qu’elle pût s’en défendre, son esprit éparpillé aux quatre vents, comme des aigrettes de pissenlit au-dessus des prés. Puisqu’il était inutile de lutter, elle décida donc de tenir bon jusqu’à ce que l’orage fût passé.

« Je vois. Et tu t’imagines pouvoir venir ici pour obtenir des réponses ? » Nissa ne parvenait à interpréter ni le ton du dieu ni ses expressions faciales, et ne comprenait rien à ce qui l’entourait. Elle ne se concentrait que sur un but unique : garder la raison. Or elle était en train de perdre la bataille.

« J’ai une réponse à te donner, mortelle. L’une des plus anciennes qui soient : le savoir n’est pas un don ; il se gagne. Seuls ceux qui s’en montrent dignes obtiennent la connaissance. » La mainmise de Kefnet sur ses pensées se fit plus oppressante. « Les indignes ne méritent rien. Le retour au néant est une faveur que je te fais. Mieux vaut n’être rien que d’exister dans l’ignorance. »

Elle volait en éclats. « Non… » fut le seul mot qu’elle parvint à articuler. Elle pensa à la malignité de Nicol Bolas ainsi qu’à son dévoiement de Kefnet et des autres dieux, mais, à chaque fois qu’elle ébauchait une pensée, ce dernier la mettait en pièces. Il ne paraissait pas conscient de l’emprise délétère que Bolas exerçait sur lui ni s’en inquiéter.

Malgré celle-ci, elle percevait encore la nature de ce dieu, qui lui venait du plan lui-même : les filaments corrupteurs à l’œuvre en Kefnet, étrange mélange de vigueur et de nocivité, incompatible avec l’aspiration de Nissa vers la beauté naturelle d’un plan, étaient identiques aux lignes ley frelatées d’Amonkhet. Celles qui parcouraient Kefnet étaient des fibres si minces qu’il était facile de ne pas les remarquer.

Le dieu du Savoir était composé de lignes ley, mais Nissa se trouvait capable de les manipuler !

N’ayant plus que quelques secondes à vivre, elle lança un sort désespéré : une flèche de magie lui jaillit des mains pour envelopper les lignes ley de Kefnet, s’infiltrant sous leur surface poreuse. Elle guida sa magie jusque dans l’essence même du dieu.

Elle se souvint d’avoir assisté à la dépravation des dieux par Nicol Bolas, cette torsade de ténèbres qui se détachait sur le ciel nocturne. Elle ne pouvait pas défaire ce qu’il avait accompli, mais elle se servit de ce souvenir pour effectuer une passefilure de son cru : elle repéra le toron qu’elle cherchait, le tira pour l’isoler et y épissa une nouvelle fibre de mana.

La tornade cessa. Kefnet se tenait immobile, tandis que les pensées de Nissa redevenaient enfin les siennes. Tremblante, elle prit une profonde inspiration, consciente d’avoir frôlé l’anéantissement.

« Tu peux t’en aller à présent, initiée. Tu as passé l’épreuve. » Le dieu ibiocéphale détourna alors son attention de l’elfe et s’envola.

Le sort qu’elle avait lancé était grossier et maladroit. Pour ce qui était de manipuler un dieu, Nissa n’était encore qu’une novice. D’ailleurs, manipuler semblait exagéré : elle s’était contentée d’un subtil ravaudage, suffisant pour qu’il s’abstienne de la détruire, et elle s’en était tirée ; elle était toujours en mesure de respirer, de vivre et de réfléchir. La réflexion, voilà un talent précieux ! À utiliser plus souvent.

Et même si elle n’était qu’une novice, un surjet de son invention existait désormais en Kefnet, une couture sur laquelle tirer. Dans quel but, elle l’ignorait encore, mais se doutait que l’heure viendrait où elle le découvrirait. Elle ne supportait plus de n’être qu’un pion se contentant systématiquement de réagir à ses cauchemars et échecs, sans jamais prendre l’initiative, et peut-être même que devenir reine représentait un destin indigne d’elle.

Elle entendit une voix, la sienne, sonner clairement dans sa tête : « Sois la main qui déplace les pièces de l’échiquier. »

Nissa dissipa les illusions qui l’entouraient. Elle se trouvait toujours dans l’antichambre où elle était entrée, mais seule, cette fois. Elle poussa la porte donnant sur la cité, et le battant s’ouvrit sur le monde extérieur, à la fois radieux et dangereux. Elle franchit le seuil d’un pas décidé.


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