Histoire précédente : La fin promise

Cinq Planeswalkers coalisés forment les Sentinelles : la pyromancienne Chandra Nalaàr de Kaladesh, le hiéromancien Gideon Jura de Theros, l’elfe animiste Nissa Revane de Zendikar, le télépathe Jace Beleren, issu d’un monde dont il ne se souvient plus, et la nécromancienne Liliana Vess de Dominaria. Avec l’aide de Tamiyo, érudite soratami de Kamigawa, ils ont vaincu le titan Emrakul, l’emprisonnant à l’intérieur de la lune d’argent d’Innistrad.

Depuis, trois mois se sont écoulés.


Elle frappa à nouveau, cette fois plus fort.

De l’autre côté de la porte, elle entendit un bruit sourd, puis un juron étouffé. Après de longues secondes dominées par un remue-ménage de draps et de couvertures, accompagné d’invectives proférées à mi-voix et adressées audit linge de lit, à la literie en général et, par extension, à tout le corps de métier des drapiers, matelassiers et autres plumassiers, un bruit de pas trébuchants approcha de la porte.

« Moui, quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? » grommela une voix féminine ensuquée.

« Il est presque midi. Il faut te lever. »

« Il ne peut pas être midi. J’ai encore trop mal à la tête. »

« Pourrais-tu ouvrir la porte ? »

« Non. » Suivirent un silence, un soupir, puis un tapotage de doigts tâtonnants sur un loquet. Ainsi qu’une nouvelle pause. « J’oubliais : je n’ai pas verrouillé. Tu n’as qu’à ouvrir toi-même. »

Elle poussa doucement, et la porte s’ouvrit en grinçant, l’air ainsi déplacé faisant bruisser la soie sombre de sa robe. La jeune femme avachie contre le chambranle arborait une tignasse rousse hirsute et une chemise de nuit ample, au col délacé et qui lui glissait d’une épaule. La lumière du couloir sur lequel donnait la chambre caressait une joue rougie par le soleil et couverte de taches de son. Elle gémit et ferma ses yeux fauves. « Bonjour, Liliana », grommela-t-elle.

« Mazette ! s’exclama celle-ci. Quelle mine affreuse, Chandra ! »

Cette dernière se frotta un œil cerné. « Ah bon ? Eh bien, toi, tu as… » Elle dévisagea sa visiteuse les yeux mi-clos. Un tic agita l’une de ses paupières. « … Une mine éblouissante, je vois » répondit-elle finalement, un brin d’envie dans la voix.

« Mais merci ! »

La seule lumière derrière Chandra provenait d’un rai de soleil aveuglant qui filtrait entre les plis d’épais rideaux et qui révélait, dans cette chambre, un capharnaüm digne des dévastations laissées derrière eux par des gobelins impatients ou de la tanière d’un ours. Les couvertures du lit à baldaquin traînaient en effet sur le plancher laqué, ne laissant sur le matelas, en son milieu, qu’une pile d’oreillers aussi haute qu’une forteresse.

Le secrétaire était couvert de petits pots de peintures criardes et desséchées ainsi que des restes d’une galette. Des piles de vêtements bouchonnés s’amassaient dans deux des coins de la pièce ; dans la demi-obscurité, Liliana ne parvenait pas à déterminer laquelle comportait le linge propre, à supposer qu’il y en eût une. Dans le troisième angle gisaient les vestiges calcinés d’au moins deux chevalets.

« Je suppose que la soirée en valait la peine ? » s’enquit-elle. Une bouffée d’air traversa le couloir depuis le dehors, charriant une odeur de briques chauffées au soleil et de friture ainsi que des murmures de foule et de la musique. Une mèche rebelle de cheveux roux, soulevée par cette brise d’été, retomba en barrant l’un des yeux de Chandra. Liliana tendit la main et la lui remit derrière l’oreille avec un ronchonnement désapprobateur : le cheveu était sec comme de la paille et fourchu, ce qui n’était guère surprenant étant donné leur propension à s’enflammer régulièrement.

« Arrête ! maugréa Chandra en écartant cette main importune. Je n’ai rien fait hier soir. Je suis seulement aller écouter… » Elle hésita, détourna le regard en direction de sa chambre. « Euh… Des ménestrels. C’est cela. Dans une taverne de… de la rue d’Étain. Ils jouaient des… du violon. »

Liliana avait connu son lot de piètres menteurs au fil des siècles, mais peu d’entre eux rivalisaient avec Chandra. Elle croisa les bras et s’autorisa à sourire du coin des lèvres quand elle affirma : « Tu es allée assister aux courses aériennes d’Izzet. »

« Mais non ! Euh, si, admit la pyromancienne en bâillant. Tu vas me réprimander, maintenant ? »

La nécromancienne eut un petit rire, avant de répondre : « Pourquoi donc le ferais-je ? Tu es libre de tes distractions. » Elle fit un geste englobant le couloir baigné de soleil, les pièces silencieuses et remplies de livres du sanctuaire de Jace ainsi que cette ridicule bande de philanthropes à louer avec lesquels elles s’était, à son corps défendant, acoquinée. « Personne ici n’a le droit de te dire quoi faire. Ce n’est certainement pas ce pourquoi moi, j’ai signé. »

« Mais tu n’as rien signé! »

« Précisément : mieux vaut vivre libre », décréta-t-elle, puis, pensive, elle se tapota les lèvres du doigt. « Les courses aériennes sont dangereuses. Cela étant, après avoir survécu à Emrakul, des gobelins portant des fusées dans le dos me paraît franchement inoffensif en comparaison. »

« L’un d’eux avait mis les fusées dans ses bottes, mais il a explosé. Pouf ! » Pour illustrer ses propos, Chandra réunit ses mains puis les rouvrit en écartant et en agitant les doigts. « Il y en avait partout. C’était vraiment immonde. »

« Charmant, en effet. As-tu au moins passé une bonne soirée ? »

La jeune femme sourit jusqu’aux oreilles, les taches de rousseur sur ses pommettes lui donnant un air attachant. « Oh que oui ! J’adore les course aériennes. Je n’en avais pas vu depuis… » Elle s’interrompit un instant, puis cligna des yeux deux fois, avant de reprendre : « Pas depuis longtemps, en tout cas. Les moines n’en sont pas très friands », ajouta-t-elle avec un rire peu convaincant.

Liliana étudia les cheveux de Chandra sous la lumière du soleil de midi qui les illuminaient, se rappelant combien ils lui avaient paru secs, puis changea de sujet : « Malabar veut que tout le monde se retrouve en bas dans une heure : nous avons un visiteur. »

« Qui donc ? »

« Je ne lui ai pas demandé. »

« Quoi ? Non, je veux dire… “Malabar” ?! »

Liliana sourit à nouveau du coin des lèvres, plaça une main sur sa hanche et patienta.

« Oh ! s’exclama Chandra avant de pouffer de rire. Gid ! »

Liliana agita ses doigts pâles et leva les yeux au ciel d’un air théâtral. « Ne me dis pas que tu n’as jamais lorgné ses muscles ? Et cette manie de parader torse nu ! J’ai l’impression de devoir lui rappeler constamment de se couvrir d’une chemise ! »

La pyromancienne se frotta les yeux et bâilla de nouveau. « Oh, moi, le spectacle ne me dérange pas. Bon, je viens, mais je veux mon petit déjeuner avant — ou mon déjeuner, quelque chose à manger, quoi qu’il en soit. Tu m’accompagnes ? »

Elle allait sortir de sa chambre, mais Liliana l’arrêta d’une main posée sur son épaule dénudée. Il émanait de sa peau une chaleur étrange, comme si elle avait dormi au soleil. La nécromancienne avait ainsi noté qu’aux rares occasions où la jeune femme restait quiète pendant au moins cinq minutes, elle attirait invariablement une meute de chats somnolents, en quête d’un coussin chaud contre lequel se blottir pour dormir.

« Avant de descendre, ma petite, tu devrais peut-être passer une culotte », lui conseilla-t-elle.

« Tu te prends pour ma m… ma tante ! » se récria Chandra, bougonne. Elle fit néanmoins demi-tour et se dirigea vers l’une des piles de vêtements, ses orteils se recroquevillant au contact du plancher froid. Voilà qui répondait à la question de savoir quelle pile était celle du linge propre — mais sait-on jamais.

Liliana eut un petit rire badin. « Je préférerais que tu me considères plutôt comme une sœur, qu’en penses-tu ? »

Chandra sortit un pantalon de la pile, le renifla et le jeta sur son épaule en grimaçant. « Je n’ai ni frères ni sœurs. De plus, ne dit-on pas que tu es plusieurs fois centenaire ? »

« Quelle importance lorsque l’on ne se sent même pas trentenaire ? »


« Tu ne portes pas d’armure aujourd’hui ? » demanda encore Liliana tandis qu’elles se dirigeaient toutes deux vers les escaliers.

« Dans la maison ? Non, pourquoi ? Tu crois que je devrais, pour la circonstance ? » Chandra observait les lacets de sa chemise : elle s’était efforcée de les nouer, mais n’était parvenue qu’à se prendre le pouce dans le nœud. « Mon armure, je l’ai laissée en bas, dans ce cabinet où Jace range sa collection de capes », indiqua-t-elle, puis elle marqua une pause avant de reprendre, pensive : « Il en a toute un arsenal! Attends une seconde ! »

Elle s’arrêta près de la porte entrebâillée d’une des chambres pour se dégager le pouce. En théorie, c’était celle de Nissa. Les rideaux étaient grand ouverts, et le soleil éclairait un lit et un secrétaire poussiéreux. Chandra jeta un coup d’œil à l’intérieur. « Nous sommes ici depuis trois mois, mais j’ai à peine vu Nissa après Innistrad. »

« Tu ne la trouveras pas ici. Mais laisse-moi faire ! » ajouta Liliana en écartant d’une tape la main encore libre de la jeune femme, le pouce et un second doigt de l’autre se trouvant à présent entravés par les lacets. « Le matin même de notre arrivée ici à tous, elle est sortie, avec une tête de déterrée. »

Le regard de Chandra pétilla, et elle ouvrit la bouche pour parler.

« Oui, oui, la coupa la nécromancienne en soupirant. Je suis bien placée pour savoir ce que tu allais dire. »

« Oooh… »

« Fais-moi confiance, ma petite. On m’a déjà servi toutes les gausseries sur les nécromanciens. » Liliana se concentrait pour tenter de desserrer un nœud avec un ongle. « Avant de partir, Nissa a bredouillé quelque chose comme “Je ne parviens pas à dormir, il y a trop d’angles.” Depuis, elle dort dans le jardin du toit-terrasse. »

« Bizarre », commenta Chandra en observant la poussière qui dansait dans les rayons du soleil. « Et toi ? »

« Comment cela, moi ? » Liliana tira sur un autre nœud.

De sa main libre, la pyromancienne repoussa ses lunettes de protection plus haut sur son front. « Jace t’a proposé une chambre, n’est-ce pas, comme à nous tous ? Mais tu as préféré trouver toi-même un logement, bien que tout soit si cher, ici. »

Un dernier coup sec sur le lacet, et la main de Chandra se trouva libérée. « Je n’aime guère dépendre de la générosité d’autrui », expliqua la nécromancienne, se forçant à adopter un ton dégagé. Bien qu’indéniable, son assertion n’était cependant pas tout à fait vraie. « À présent, laisse-moi lacer cette chemise correctement ! » Moi, dormir sous un toit appartenant à Jace ? Jamais de la vie — si je puis dire.

« Et voilà, dit-elle, en tapotant le laçage. Maintenant, n’y touche plus ! La prochaine fois, tu risquerais de t’empêtrer un orteil. »

« Merci, répondit Chandra en souriant et en serrant Liliana contre elle. J’ai tellement faim que je pourrais dévorer un Eldrazi, même l’un des plus visqueux », acheva-t-elle en s’élançant vers l’escalier. « Sur Ravnica, le petit déjeuner n’existe pas! C’est comme s’ils faisaient tout à l’envers: de plantureux dîners, d’interminables déjeuners, mais pas de vrai petit déjeuner. Un quignon de pain et du beurre pour entamer la journée ?! » s’exclama Chandra avec une moue de mépris. « Qui donc saurait s’en contenter ? »

« Est-ce la raison pour laquelle il t’est si difficile de te lever, le matin ? » interrogea Liliana d’un ton amusé.

La pyromancienne lui donna un coup de poing au bras et se moqua : « Idiote! » Liliana s’étonna à tel point de ce geste et de cette insolence qu’elle en trébucha. Se massant le muscle endolori en redoutant une ecchymose, elle regarda Chandra continuer d’avancer, tandis que celle-ci hâtait le pas et, avec force gestes, s’échauffait sur un sujet qui était visiblement l’une de ses marottes : « Car enfin, un petit déjeuner digne de ce nom ne débute-t-il par par du méthi thépla, avec du gingembre, des piments et du yaourt ? Lorsqu’on est réveillé par ce fumet… » Elle s’interrompit, déglutit, hocha la tête et reprit : « Le tout servi avec de la mangue marinée au vinaigre. La mangue est une véritable gourmandise, et quiconque prétend le contraire mérite qu’on le plaigne pour se fourvoyer aussi tristement. »

Liliana hocha la tête en signe d’incompréhension et interjeta : « Je n’ai aucune idée de ce à quoi ressemble une mangue. »

« C’est un fruit, expliqua la pyromancienne. Il n’y a rien de plus délectable dans tout le Multivers, du moins sur les plans que j’ai visités. Quand elle est parfaitement mûre et qu’on y mord à pleines dents, dit-elle en mimant ce qu’elle décrivait. … Le jus vous coule sur le menton, à la fois sucré et acidulé, et un peu âcre en fond de gorge, un peu comme l’odeur de la genièvre. En bouche, on dirait un lever de soleil, si immense et brillant qu’il s’épanche. »

« Ce fruit semble salissant à manger », remarqua la nécromancienne.

« Oui, j’imagine, parfois, mais il en vaut tellement la peine ! s’enthousiasma Chandra en souriant. Ensuite, pour le deuxième plat, sais-tu ce qu’est un pois chiche… Oh ! » Elles avaient tourné dans une salle qui, d’un côté, surplombait une cour luxuriante de verdure. La pyromancienne ralentit dans son élan, en se dirigeant à pas plus mesurés vers la balustrade.

« Il nous reste encore le temps pour une passe avant l’entrevue. C’est moi qui donne le départ. » C’était Gideon qui s’exprimait, avec sa voix de stentor. « Allons-y ! » Les deux femmes entendirent alors le claquement de deux grosses mains frappant l’une contre l’autre.

Liliana vint se placer près de Chandra. En contrebas, Malabar adoptait ce qui était probablement une posture de lutte de Theros, comme s’il attendait un coup. En face de lui, la gracile elfe zendikari avait la main droite pausée sur l’épaule gauche, donnant l’impression de vouloir se replier sur elle-même pour disparaître.

« Tu es sûr ? » demanda-t-elle, les yeux rivés au sol et la voix chevrotante et rauque à force de mutisme.

L’éclat de rire de Gideon résonna si fort que Liliana eut la certitude d’entendre du verre trépider quelque part dans la maison. « Pour peu que j’aie le temps de me préparer, je suis indestructible ! Tout l’intérêt de l’exercice, c’est de découvrir tes limites. Aie confiance en toi, Nissa, et si tu n’y parviens pas… Fais-moi donc confiance : j’encaisserai sans difficulté. »

« Mais… »

« Indestructible, te dis-je ! », répéta-t-il avec un large sourire qui découvrait sa dentition parfaite.

« Fort bien », acquiesça Nissa en fermant les yeux. « Il n’y a pas grand-chose ici à utiliser. »

« Nous pourrions aller dans le jardin ? »

« Je ne parle pas de la maison, mais de… Peu importe. » Elle prit une grande inspiration et leva une main.

Les arbustes autour d’eux se mirent à fleurir dans une débauche de couleurs. Soudain, des pétales lavande et blancs s’élevèrent en dansant sur une brise, emplissant l’air d’un parfum capiteux. Du lierre escalada les murs, déroulant ses feuilles d’émeraude sur la moindre surface. L’herbe s’étira et se courba, murmurant sous le vent et enveloppant tendrement les bottes de Nissa.

Chandra recula involontairement d’un pas, étouffant une exclamation quand la végétation s’enroula autour de la balustrade.

Les branches grossirent et s'entrelacèrent, tissant une silhouette dotée de quatre pattes : un fauve zendikari, peut-être ? Liliana avait visité ce plan des décennies plus tôt, mais elle l’avait jugé trop ennuyeux pour s’y attarder. Les arbustes formant l’animal se déracinèrent, projetant de la terre avec leurs pattes radiculaires, tel un chat qui aurait malencontreusement posé la patte dans une flaque.

La chose, plus arbre qu’arbuste à présent, sa cabra, craquant et gémissant. Il pleuvait d’elle des pétales aux couleurs pastel, et du pollen tourbillonnait dans la lumière de midi. Ses pattes avant s’entremêlèrent pour former un poing, qui s’abattit comme une massue sur Gideon.

La peau de celui-ci se mit alors à scintiller comme de l’or liquide.

Puis il s’enfonça dans la terre jusqu’à la poitrine.

Nissa poussa une exclamation. Sur un revers de sa main, la bête végétale fit un bond en arrière, l’impact de ses pattes sur le sol forçant Liliana à saisir la balustrade couverte de lierre pour ne pas tomber. Quelque part dans la maison, de la porcelaine vola en éclats, plusieurs déflagrations se faisant entendre.

Gideon éclata d’un rire tonitruant et s’enthousiasma : « C’était incroyable ! » Des bras, il poussa de chaque côté du cratère et s’en extirpa avec un grognement, puis se releva d’un roulé-boulé et épousseta la terre de ses chausses, le visage éclairé d’un large sourire. « J’ai beau être invulnérable, je n’avais pas pensé au sol. »

La bête-arbre geignit en regardant Nissa, comme un chiot venant de se faire gronder. « Chut, murmura l’elfe, posant son front contre la face d’écorce du monstre. C’est ma faute, pas la tienne. »

« Bien joué », la félicita son entraîneur, posant une grosse main sur la frêle épaule frêle de Nissa, qui sursauta et poussa une nouvelle exclamation. L’élémental se tourna alors vers le guerrier et s’ébroua, le bruissement de ses feuilles rappelant le feulement d’un fauve.

Gideon recula, les mains en l’air. « Du calme, mon gros ! Je n’attaque pas ta maman. »

Nissa posa sur la bête une main qui se voulait apaisante. « Merci. Va te reposer », lui dit-elle. La créature plongea ses griffes ligneuses dans la terre, grogna et redevint un simple topiaire. Nissa se redressa, les derniers pétales de l’élémental retombant doucement autour d’elle.

Gideon frotta son menton mal rasé. « J’espère que Jace ne nous en voudra pas de nos activités de jardinage. »

Liliana regarda Chandra. Celle-ci s’était hissée sur la pointe des pieds, penchée au-dessus de la balustrade avec un petit sourire songeur. « Attention de ne pas tomber ! »

La jeune fille redescendit sur terre, tira la langue à la nécromancienne et se récria : « Tu me connais bien mal ! Bon, allez, viens, j’ai faim. »

Liliana sourit et la suivit.

Derrière elle, la voix de Gideon résonna à nouveau dans la cour : « Nissa, avant que tu ne t’en ailles… Tu sais, quand je tape quelqu’un sur l’épaule, cela te met mal à l’aise ? »

La nécromancienne s’arrêta à la porte pour écouter, mais à supposer que l’elfe ait répondu, ses propos étaient restés inaudibles.

« Je suis désolé, je n’en savais rien. Je ne recommencerai pas », entendit-elle dire ensuite. Liliana ne connaissait pas assez Gideon pour imaginer son expression, mais la voix du guerrier dégoulinait à ce point de pathétique sincérité que ses lèvres en tressautèrent d’agacement.

« Merci », répondit Nissa, à peine plus fort qu’une brise caressant des feuilles.

« Si quoi que ce soit te met mal à l’aise, n’hésite pas à m’en faire part, surtout si c’est moi le responsable. »

Liliana serra les lèvres et descendit à la suite de Chandra, ses bottes martelant le plancher, l’ourlet de sa robe de soie flottant dans son sillage. Un mot de plus, et elle finirait par vomir. Évidemment, l’elfe avait droit à des excuses et des promesses, alors qu’elle-même, deux cents ans plus tôt, avait dû se contenter d’apprendre à briser des phalanges !


Il existait une dizaine d’accès à la bibliothèque de Jace, sans compter les passages secrets que ses ombres avaient découverts. Sur trois étages, s’y étalaient des rayonnages chargés de livres du sol au plafond, tous classés par auteurs dans l’ordre alphabétique et organisés par thèmes. Au bout de quelques semaines, elle avait commencé à prendre des volumes au hasard et à les ranger sur d’autres étagères. Elle imaginait déjà son exaspération lorsqu’il s’en apercevrait.

La table de marbre au centre de la pièce était d’ordinaire couverte de piles des notes méticuleusement groupées de Jace, mais il avait déplacé celles-ci dans un cabinet privé, car, parce quelle recélait la seule table assez vaste pour eux tous, sa bibliothèque était devenue une salle commune, jusqu’à les voir y prendre leurs repas — ce à quoi le maître des lieux avait visiblement sourcillé la première fois.

Ce jour-là, ne se trouvaient sur la table qu’une carafe d’eau et six verres. Bien sûr, Jace était déjà présent, faisant les cent pas, concentré sur le paquet de notes qu’il était en train de compulser et s’efforçant d’éviter Lavinia, elle-même postée près de la porte extérieure, le regard fixé sur un point imaginaire. On pouvait presque voir dans ses yeux les listes de contrôle et les formations militaires auxquelles elle réfléchissait en attendant que quelque chose d’important se passe.

Liliana avait mille fois rencontré ce genre de personnages : consciencieux, observateurs, mais totalement dénués d’imagination. À supposer qu’elle fréquentât une taverne, ce qui était peu probable, elle devait sans doute s’y faire servir des chopes d’eau tiède.

Lavinia restait probablement près de la porte pour éviter que Jace ne partît brusquement à l’aventure. Bien sûr, s’il le souhaitait vraiment, il suffisait au mage de s’isoler quelques minutes, mais cela, Lavinia le savait désormais : à présent que quatre Planeswalkers partageaient le même toit — outre une cinquième qui profitait des agréments de la maison —, il avait bien fallu lui expliquer leur penchant à disparaître inopinément. Jace avait ainsi invoqué une obscure règle du Pacte des Guildes, perdu dans l’énième abstrus alinéa d’un article abscons pour pouvoir le lui révéler, sous le sceau du secret.

Liliana sourit en tirant une chaise de dessous la table, imaginant l’adjointe de Jace frappant à la porte des lieux d’aisance pour s’y assurer de sa présence : « Pacte des Guildes, êtes-vous encore là ? Répondez-moi immédiatement ! »

Jace leva le nez en entendant le raclement des pieds du siège. « Toi, en avance ? » Il semblait interloqué. Liliana, quant à elle, prit un air offensé.

« Non, ce sont les autres qui sont en retard. » Elle l’observa d’un œil critique — sûr de lui, alerte, soigneusement peigné —, mais elle n’était pas dupe et le lui fit savoir : « Tu peux dissiper ton illusion, mon cher. Peu nous chaut ton apparence. »

Le mage soupira ; sa silhouette scintilla tandis qu’il annulait le charme, et le vrai Jace Beleren apparut : pâle, les cheveux ébouriffés, les yeux cernés de fatigue et le menton recouvert de cet adorable duvet qui ne serait jamais une barbe.

« De la vanité ? railla-t-elle. Cela ne te ressemble guère. »

Le mage se passa une main dans les cheveux, ce qui ne fit qu’aggraver leur désordre. « Je tiens à faire bonne impression pendant les réunions d’équipe, symboliser l’autorité, l’assurance ; montrer que je maîtrise la situation. Mais pourquoi te dis-je tout cela à toi ? » se demanda-t-il, contrarié.

Liliana haussa une épaule ivoirine et répondit : « Qui d’autre te connaît suffisamment bien pour comprendre ? » Elle s’adossa à son siège et mit ses pieds sur la table, les chevilles croisées. L’ourlet de sa robe glissa de ses bottes dans un bruissement soyeux.

« C’est impoli ! » gronda Jace.

« Mmh. »

Les sourcils du mage se froncèrent d’irritation. « Et cela me perturbe », ajouta-t-il.

Liliana lui adressa un sourire nonchalant. « Je m’en souviendrai. » Elle détourna le regard, préférant feindre de scruter le dos des livres à sa portée et imaginer l’expression de son irritation.

Gideon dégringola l’escalier quatre à quatre en revêtant à la hâte une chemise pour couvrir son impressionnante musculature. « Oh, bien. Aujourd’hui, tu n’as pas oublié », remarqua la nécromancienne, narquoise.

L’intéressé la dévisagea sans comprendre. « Quoi ? » demanda-t-il.

« Oh, mais rien, répondit-elle en lui adressant un vague salut militaire. Poursuivez, mon Général ! »

Gideon s’installa sur une chaise, face à Liliana ; Jace posa ses notes et déclara : « Nous sommes presque au complet, alors je vais commencer. Nous résumerons la situation à Chandra quand elle arrivera. »

Liliana écarquilla les yeux et promena son regard dans la salle. Mais, et Nissa ?… Oh ! L’elfe était assise en tailleur sur un siège, dans la pénombre sous les étagères, à quelques pas de la table. La nécromancienne se demanda depuis combien de temps elle était là.

« Pour résumer la situation, poursuivit Jace, j’ai encore beaucoup à régler en qualité de Pacte des Guildes, ce qui risque de me prendre un certain temps. Quand je suis rentré d’Innistrad, mon secrétaire était couvert de courrier, mon bureau tout entier n’était plus qu’un labyrinthe de documents et de livres empilés. Il m’a fallu cinq bonnes minutes pour ne serait-ce qu’atteindre mon écritoire. »

Lavinia arborait un discret sourire, et Liliana se prit à réviser à la hausse son opinion sur l’inventivité de cette dernière.

Jace s’appuya sur la table du bout des doigts. « J’ai fait savoir que… »

Brusquement, plusieurs pièces d’armure s’abattirent sur la table dans un fracas métallique. Le mage foudroya Chandra du regard. La pyromancienne ramassa son équipement des deux mains. « Fe fuis désolée », dit-elle, tenant une pâtisserie dans la bouche, du glaçage à la cannelle dégoulinant sur le marbre. Elle s’écroula sur le siège à côté de Liliana, mordit dans son gâteau et se mit à sangler sa cuirasse. « Qu’est-che que tu dichais ? » interrogea-t-elle, la bouche pleine.

« Je disais, répondit Jace en feignant l’imperturbabilité, que j’ai fait savoir, par l’intermédiaire de Tamiyo, que les Sentinelles sont prêtes à intervenir. Elle est en effet en communication avec d’autres Planeswalkers : ils collectent nouvelles et anecdotes sur leurs pérégrinations, un peu comme les bardes, mais, au lieu de colporter l’information d’une ville à l’autre, ils le font entre les plans. »

« Combien sont-ils ? demanda Gideon, le menton posé sur sa main. Et à quelle fréquence se retrouvent-ils ? »

Jace secoua la tête : « Ils ne sont pas organisés comme nous : il s’agit d’un groupe informel, dont les activités communes se limitent souvent au commérage. En revanche, ils se déplacent souvent et rencontrent beaucoup de monde. Si quelqu’un cherche secours, ils leur parleront de nous ; si quelqu’un a besoin d’aide, on nous contactera. » Il marqua une pause, puis les regarda l’un après l’autre. « D’ailleurs, le bouche à oreille a déjà porté ses fruits : quelqu’un est venu nous trouver. C’est lui qui attend dehors. »

Gideon sourit et se redressa sur son siège, qui grinça sous son poids. « Excellent travail, Jace. »

L’intéressé opina. « Notre visiteur se nomme Dovin Baàn. Il est ministre des Inspections, responsable d’une sorte de festival de l’invention sur Kaladesh. » Liliana perçut une brusque élévation de la température à sa droite. « Lavinia, pourriez-vous faire entrer, je vous prie ? »

Un ministre, diantre ! Liliana retira ses pieds de la table, se cambra sur son siège et croisa les jambes, lissant les pans de sa robe. La silhouette de Jace ondula : il avait réinvoqué l’illusion qu’il portait lorsqu’elle était arrivée.

À l’autre bout de la table, Gideon observait leur manège sans rien dire.

Chandra s’enfonça un peu plus sur son siège, abaissa ses lunettes sur ses yeux et croisa les bras sur sa poitrine.

Illustration par Tyler Jacobson

Leur visiteur était un vedalken, dont la peau bleue enveloppait une haute silhouette, aussi fine d’une lame de duelliste. Sa tenue impeccable était partiellement couverte de spires en filigranes de cuivre, qui chuintait et tintinnabulaient. Il descendit l’escalier d’un pas assuré et compassé, les mains dans le dos. Liliana se demanda comment il maintenait pareille contenance : les pièces métalliques qui lui couvraient les manches n’allaient-elles pas s’emberlificoter ?

Il s’arrêta devant un portrait, plissa le front et rectifia l’aplomb du tableau d’un demi-centimètre vers la droite.

« Monsieur le Ministre, dit Jace. Permettez-moi de vous présenter mes confrères et consœurs Nissa, Gideon, Chandra et Liliana. »

En entendant son nom, Liliana se déplia lentement sur son siège et afficha un sourire amène. Elle salua le nouveau venu d’un court signe de tête, sans jamais le quitter des yeux. Baàn avait des yeux fébriles, couleur fuchsia, qui contrastaient avec le reste de sa physionomie. « Enchantée, Monsieur le Ministre », susurra-t-elle. Liliana n’avait guère pratiqué le décorum depuis longtemps, mais elle doutait que leur visiteur fût d’ailleurs familier du protocole en usage à la cour dominarienne.

Le vedalken posa une main sur son estomac, inclina le torse en lui faisant face et la salua d’un baissement d’yeux. « De même, Madame. »

« J’espère que votre attente n’a pas été trop longue ? » demanda Jace, indiquant à leur hôte un siège libre en bout de table.

Baàn le contempla quelques instants d’un air perplexe, mais ne bougea pas. « Elle fut tolérable », répondit-il enfin.

Le masque de Jace ne laissa paraître aucun signe de l’embarras que Liliana le savait dissimuler. « Bien. Donc, en quoi les Sentinelles peuvent-ils vous être utiles ? »

« Je suis venu céans m’enquérir à l’égard de l’affaire dont je vous instruisais dans ma dépêche. »

Après un instant de silence, probablement passé à déchiffrer la syntaxe alambiquée de Baàn, Gideon s’éclaircit la gorge. « Pardonnez-nous, Monsieur le Ministre, mais tout le monde ici n’a pas lu votre lettre. »

Le vedalken prit une longue inspiration. « Ah, très bien. Je vais donc récapituler la situation. » Remettant les mains dans son dos, il se mit à arpenter le bout de table.

« J’ai l’honneur d’apparaître devant vous en qualité de représentant officiel et dument accrédité du Consulat de Kaladesh. Bien entendu, je me suis familiarisé avec le système politique régissant Ravnica, ces “guildes” en rivalité les unes avec les autres. » Baàn prononça le mot avec un certain plaisir, comme s’il s’agissait d’une friandise encore inconnue. « Notre Consulat est aux antipodes de cette forme de gouvernement : il est unifié, centralisé, méritocratique. Toutes les ressources sont administrées et distribuées en vertu d’une application rationnelle et équitable de la loi. Nous sommes ainsi parvenus à une société qui ne compte aucun indigent. »

Le bras droit de Liliana lui donna l’impression d’avoir attrapé un coup de soleil, aussi jeta-t-elle un coup d'œil à Chandra : un halo d’air chaud auréolait la tête de la jeune femme et quelques mèches de ses cheveux cuivrés dansaient dans le courant d’air ainsi produit. Pourtant, elle restait silencieuse et roide, sa mâchoire crispée trahissant seule son malaise.

La nécromancienne fit silencieusement reculer son siège vers la gauche.

« Il y a six mois, narrait le vedalken, le Consulat a programmé une Foire des inventeurs à Ghirapur, capitale de Kaladesh. Or celle-ci débute après-demain matin. Il s’y déroulera des expositions d’artifices dans une variété de domaines ainsi que l’attribution de subsides pour des réalisations exceptionnelles. »

Baàn se permit un petit sourire satisfait. « J’ai eu le plaisir d’étudier personnellement toutes les candidatures dans le cadre de mes vérifications pour la sûreté des visiteurs. Si je puis me permettre, je crois que le choix des juges leur sera bien difficile. Je puis même révéler qu’au moins l’une de nos sommités est parvenue à créer un ordre d’artifice totalement nouveau. »

Il s’arrêta devant les piles de livres près du mur et tapota le cuivre de son épaulière. Un dispositif composé de lentilles optiques en sortit et se positionna alors devant son œil gauche. Il fixa quelque chose pendant un instant, plissa le front, et passa un doigt sur la surface de l’étagère.

« Ces dernières semaines, reprit-il en tirant un mouchoir de sa poche et en pivotant sur ses talons, nos préparatifs se sont cependant vu troublés par les actes répétés de mécontents et de déprédateurs. Pour l’heure, les dispositions que j’avais prises ont évité toute victime. » Il s’essuya le doigt avec le mouchoir, replia méticuleusement en quatre le carré de tissu et le glissa dans une poche. « Cependant, nos efforts visant à découvrir et à éliminer la source de ces exactions se sont révélés moins efficaces. »

Les lentilles se replièrent dans un compartiment de son épaulière. « Voilà. »

Gideon s’éclaircit la voix. « Donc, pour être clair, vous souhaiteriez que les Sentinelles vous servent… d’équipe de sécurité ? »

« Qu’elles déterminent la source de ces attaques ? » suggéra Jace.

Baàn les regarda tous deux, renifla comme s’il venait de humer un fond de soulier et confirma : « Précisément, comme indiqué dans ma correspondance initiale. »

« Mais qui sont ces gens ? demanda Gideon. Pourquoi veulent-ils saboter une fête ? »

Le vedalken inclina la tête avant de répondre : « Que voilà une question pertinente, Monsieur, à laquelle je regrette néanmoins de ne pouvoir apporter de réponse qui le soit tout autant. Les griefs des renégats n’existent en majeure partie que dans l’espace enfiévré situé entre leurs deux oreilles. Leur principale doléance est que la distribution équitable des ressources qu’assure le Consulat à tous serait, j’ignore en quoi, “injuste” à leur endroit. Pour synthétiser, ils estiment avoir droit à davantage que leur juste part de celles-ci. Lorsque le Consulat refuse d’accéder à leurs revendications égoïstes, ils ont recours au sabotage du bien public et au vol de ressources nationalisées au profit de la collectivité. »

Le siège de Chandra recula violemment. Liliana en attrapa un accoudoir à temps pour empêcher celui-ci de se renverser ; la pyromancienne s’éloigna d’un pas décidé, laissant dans son sillage des étincelles et un nuage de chaleur.

« Mais que fais-tu… ? » commença Gideon, qui recula pourtant quand il vit les mains ignées de la jeune femme qui passait près de lui. Celle-ci monta précipitamment l’escalier en grommelant des grossièretés.

Baàn la suivit des yeux, les sourcils haussés. « J’ose croire que cette jeune personne sait que les actes qu’elle mentionne ne sont pas anatomiquement possibles », objecta-t-il.

Jace se racla la gorge un peu trop bruyamment. « Monsieur le Ministre ? » Le vedalken se retourna vers la table tandis que les portes de la bibliothèque se refermaient avec fracas. « Parmi vos renégats, y a-t-il des Planeswalkers ? »

« Non, pas à ma connaissance. »

Gideon secoua la tête : « Dans ce cas, je ne vois pas comment nous pourrions vous aider. Je suis navré, mais… »

« Attends ! coupa Jace en se penchant en avant. Il ne dit pas qu’il en est certain. Nous pourrions entreprendre de découvrir si tel est le cas. »

Baàn ferma ses yeux ardents et se pinça le haut du nez entre deux de ses doigts fuselés. « Messieurs, pardonnez ma présomption, mais lequel d’entre vous prend les décisions au nom du groupe ? »

Jace et Gideon échangèrent un regard.

« Eh bien… »

« Euh… »

« Gideon commande sur le champ de bataille… »

« Jace est l’administrateur… »

« Mais nous prenons tous les deux… »

« Mais nous ne prenons pas… »

Le vedalken se tenait la tête comme s’il lui venait une migraine soudaine.

« Monsieur le Ministre », interjeta Liliana. Elle se leva dans un ostentatoire ondoiement de soie et de dentelle et afficha son sourire le plus désarmant. « Ce qui trouble mes compagnons, c’est la compatibilité de votre affaire avec le mandat de notre groupe : les Sentinelles ont été formées pour empêcher des individus comme nous-mêmes — des Planeswalkers —, d’interférer dans les affaires d’autrui ; en d’autres termes, pour les protéger des influences extérieures. Or il apparaît que vos difficultés sont purement internes, auquel cas, ajouta-t-elle en feignant, du geste, l’impuissance, nous sommes pieds et poings liés : nous ne saurions intervenir. »

Baàn poussa un long soupir de soulagement. « Ah ! Merci, Madame. Votre position est à présent parfaitement claire. Je n’avais pas entièrement compris les restrictions imposées à vos interventions. Or je ne puis évidemment vous demander de déroger aux règles qui régissent votre association. » Il s’inclina à nouveau devant elle. « Mes plus sincères excuses. À l’avenir, je serai plus méticuleux dans mes recherches. Si vous le permettez, je vais prendre congé. »

Jace fixa Liliana, la bouche grande ouverte, le visage empreint d’un mélange d’agacement et d’étonnement. Quelle délectation !

« Euh, attendez ! protesta Gideon en se levant hâtivement. Monsieur le Ministre, vous devriez au moins rester dîner. »

Baàn le dévisagea comme s’il avait soudain plusieurs têtes. « Monsieur, même si je considérais qu’il me fût loisible de profiter ainsi impudemment de votre hospitalité, je suis attendu sur Kaladesh. Je ne doute pas que plusieurs actes de sabotage seront déjà survenus en mon absence. »

Gideon lui sourit. « Se transplaner est épuisant, et vous l’avez déjà fait une fois aujourd’hui. Nous ne saurions vous laisser repartir le ventre vide ; disons qu’il s’agit d’une des règles de l’hospitalité. Pendant que le dîner se préparera, je pourrai vous faire visiter la mais… notre quartier général. »

Baàn le regarda d’un air hautain. « Je vous assure que mon état d’inanition n’excède pas les limites acceptables pour un individu de mon âge et de ma profession, encore que cela ne vous concerne en rien. Néanmoins, s’il est d’usage que vous nourrissiez un invité sur le point de partir, je respecterai votre coutume. »

« Fantastique ! » Il fit mine de taper amicalement l’épaule du ministre, mais se ravisa et déguisa son mouvement en étirement maladroit.

Lavinia se racla la gorge. « Pacte des Guildes, avant que vos associés ne s’en aillent… L’autre affaire ? »

Gideon s’immobilisa. « L’autre affaire ? »

Jace grimaça, puis s’expliqua : « Pendant mon séjour sur Zendikar et Innistrad, plusieurs membres influents du sénat d’Azorius ont été, disons, éliminés. »

« C’est effectivement un problème, confirma le guerrier. Mais en quoi cela nous… ? »

« Tu as dit “éliminés”, pas “tués”, l’interrompit Liliana. »

Jace opina. « Ils ont été pétrifiés, autrement dit transformés en pierre. » Il hésita, ce qui fit hausser les sourcils de la nécromancienne. Jace, sans voix ? Comme c’est intéressant ! « Voici environ un an, un assassin opérait sur Ravnica, une gorgone capable de se transplaner et qui nourrissait une rancune envers les Azorius. J’ai fini par l’arrêter, mais je l’ai, disons, contrariée. »

« Tu as toujours su parler aux femmes », le taquina Liliana.

« Bref, elle a juré de revenir un jour. »

Gideon se frotta la mâchoire, se tournant vers Lavinia. « Bon, une piste ? »

« Pas encore », répondit le bailli.

Jace se tourna vers son ami. « J’aimerais que tu t’en occupes », lui dit-il.

Le guerrier hocha la tête. « C’est plus ton domaine que le mien, Jace. Fais ton enquête et rapporte-moi ce que tu découvres. »

Liliana scruta les deux hommes. Elle était si contente d’avoir son propre logis. S’il fallait un jour procéder à un vote entre eux, connaître cette dynamique lui permettrait pourtant de faire pencher la balance en sa faveur.

« Tu n’as aucune idée à quel point j’aimerais m’en occuper moi-même… » répondit le mage. On entendit un faible craquement d’un gant de cuir quand la main de Lavinia se resserra sur son fourreau. « … Mais des problèmes bureaucratiques m’occupent, articula-t-il comme s’il s’agissait d’une obscénité. Gideon, je ne vais pas… Ce n’est pas un ordre bien sûr, mais ce doit être fait. Or je ne puis m’en charger moi-même, et je pense que tu t’accorderais avec les Azorius, mieux que Liliana, toujours est-il. »

« Oh, sur ce point, il n’a pas tort », commenta la nécromancienne sur un ton dégagé. Elle était certaine que les Azorius avaient encore son avis de recherche placardé sur leurs murs, suite à leurs démêlés, à Jace et à elle, quatre ans plus tôt, avec le Consortium criminel de Tezzeret. Il était d’ailleurs amusant de constater à quel point la situation avait changé, depuis : à présent, c’était à Jace qu’Azorius demandait de l’aide, et elle était elle-même devenue trop puissante pour que la guilde représentât une quelconque menace.

Elle posa une main sur la poche secrète où elle rangeait le Voile de Chaîne. non pas qu’elle voulût s’assurer de sa présence, car elle sentait en permanence sa froideur contre sa cuisse et, quand sa concentration fléchissait, les murmures des esprits onakke qui le possédaient semblaient provenir des recoins les plus sombres de la pièce où elle se trouvait.

« Ce n’est pas dénué de sens, acquiesça le hiéromancien. Fort bien. Lavinia, j’aurais besoin d’un résumé de ce que savent les Azorius. »

La garde parut scandalisée. « Un résumé ? Capitaine Jura, rien que les témoignages représentent plusieurs milliers de… »

« Je suis nouveau venu, expliqua-t-il dans un sourire. Je vais dépendre de votre point de vue d’experte. Je sais que je vous demande beaucoup, mais pourriez-vous me préparer un compte rendu d’ici ce soir ? La moindre piste nous serait déjà d’une grande aide. »

Lavinia rougit sous l’intensité de son regard. « Assurément, mon Capitaine. »

« Merci, Lavinia. » Gideon fit signe à Baàn et s’avança vers la porte située à l’autre bout de la pièce. « Le personnel de cuisine, ici, est remarquable. Apparemment, c’est l’un des privilège du Pacte des Guildes. Qu’aimeriez-vous manger ? »

Jace dissipa son illusion et foudroya Liliana du regard.

« Je me satisferai d’un morceau de pain azyme, d’une fine tranche de viande et d’un verre d’eau », répondit le ministre.

Gideon partit d’un éclat de rire tonitruant. « Mais nous pouvons vous proposer mieux que cela ! »

Ils disparurent au détour d’un couloir.

Lavinia se retira en prenant des notes sur un petit calepin.

Ils étaient à nouveau seuls.

Liliana se plaça entre la table et la porte du bureau de Jace tandis que celui-ci rassemblait ses papiers. Lorsqu’il vit qu’elle attendait, il fit la grimace, baissa le menton et passa à côté d’elle sans la regarder. Elle eut un sourire indulgent, magnanime. « À l’avenir, mon cher, peut-être devrais-tu me laisser prendre la parole ? »

« C’est une chose que j’ai toujours détesté chez toi, répondit Jace sur un ton plus froid qu’elle ne pensait le mériter. Quand tu débarques et que tu prends tout en main, comme si le monde entier t’appartenait, et qu’ensuite tu t’attends à ce que je te remercie. » Il lui tourna le dos et poursuivit son chemin.

Elle répondit par réflexe, sans réfléchir, pour faire souffrir en réaction à la souffrance : « Je me souviens d’une époque où tu appréciais. »

Puis il disparut, ne laissant derrière lui que ses paroles cruelles, chaque mot comme un pieu de glace enfoncé dans le cœur de Liliana.

Maudit sois-tu ! Toute sa bonne humeur s’était évanouie. Elle se passa une main sous un œil — uniquement par réflexe, car elle ne pleurait plus depuis longtemps —, puis redressa les épaules et le menton. Que Grixis l’emporte ! Voyons où Chandra s’en est allée : ce pourrait être amusant.

Lorsqu’elle se tourna vers l’escalier, elle remarqua que le siège de Nissa était vacant. L’elfe était partie comme elle était venue.

Ce n’est qu’à mi-chemin du premier étage que Liliana s’aperçut que Nissa n’avait rien dit de toute l’entrevue.


Je frappe de toutes mes forces.

La force de l’impact remonte le long de mes bras de façon irrégulière, en staccato. Le sac de sable de Gid se balance au gré des coups.

S’il était là, il me dirait d’économiser mes forces, de maintenir mes bras droits, d’utiliser des coup rapides et contrôlés, alors tant pis pour moi s’il préfère écouter cet abruti du Consulat !

La Foire des inventeurs ? Quelle farce : les meilleurs inventeurs de Kaladesh, ils les ont tués, Baàn et ses semblables, ces damnés consuls et leurs règles idiotes !

Et maintenant, ils pourchassent quelqu’un d’autre, l’enfant de quelqu’un d’autre, peut-être même les parents de…

La toile du sac de frappe de Gid prend feu !

« Oh zut ! »

Il doit y avoir de l’eau ici. Il en boit au moins huit verres par jour. Je cherche fébrilement dans la pièce : des poids, des tapis de lutte, une grosse boule que je n’ai plus le droit de lancer à Jace, encore des poids, une étagère chargée d’équipement bizarre dont il ne m’a jamais expliqué l’utilité, encore des poids d’un genre différent et… Voilà !

Je glisse par-dessus la table et j’attrape le seau près de la fenêtre. (Il a une drôle d’odeur : peut-être qu’il y trempe la tête. Peu importe, j’ai juste besoin d’eau.)

Derrière moi, la toile éclate et le sable se répand sur le plancher.

Oh, bon sang !

Je verse le contenu du seau sur les bouts de tissu enflammés.

Un gros tas de gadoue, maintenant ! Je me demande s’il va détériorer le parquet. J’y plonge le bout de ma botte et j’y trace une petite tranchée. Je pourrais toujours construire un château de sable.

Je déteste cela, je hais cette partie de moi-même qui détruit les possessions de qui a la faiblesse de me témoigner quelque gentillesse, même si Gid se montre un peu trop aimable avec l’un des individus qui ont tué mes…

Les yeux me brûlent à nouveau. Je lâche le seau et je les frotte. Des étincelles et des cendres s’envolent.

Peut-être que Gid le mérite. Je me fiche de son sac d’entraînement.

Qu’est-ce que je fais ici, d’ailleurs ? Ce n’est pas ma place.

Je devrais sans doute retourner sur Regatha, passer ce rite stupide où on doit regarder une bûche se consumer pendant toute une nuit. Elle commence à briller petit à petit : rouge, orange, jaune, les flammes léchant l’écorce, gagnant en intensité, puis disparaissant presque, jusqu’à ce que le rondin devienne gris et tombe en cendres. Mère Luti disait :« C’est ce que signifie être consumée par la divinité, transformée. Ton ancienne vie qui tombe en cendre » et bla bla bla.

Mais quelle divinité ? Les Eldrazi ? Ces êtres qui ont berné Gid ? Je ne peux croire en un dieu qui brûlerait tout ce qu’il touche parce qu’une divinité est au-dessus de ce genre de mesquineries.

Je me souviens du bassin.

Quand j’étais investie de la toute-puissance de Zendikar.

C’était là, je l’ai vu. Je jure l’avoir vu.

Elle, elle flottait dans ce monde vert où je pouvais respirer.

C’est que je veux retourner.

Il faut que j’y aille.

Il faut que je parte maintenant.

Je suis déjà devant la porte. Non, arrête ! Je ne peux pas tout bonnement faire irruption et… Car enfin, ce serait bizarre, non ? Inconvenant. Je ne veux pas qu’elle me croie du genre à défoncer les portes et… D’accord, peut-être que c’est effectivement mon genre, mais j’essaie vraiment de respecter les usages, à présent. Il ne me faut que quelques minutes pour…

Bon sang, je suis déjà en haut de l’escalier et je déboule du couloir comme une furie. Mes jambes tremblent et mon cerveau bouillonne. C’est idiot. Je vais arrêter de mettre un pied devant l’autre. Je vais faire demi-tour. Je vais redescendre l’escalier sans un bruit, comme une petite souris, sur-le-champ. Bon sang, Chandra, n’ouvre pas cette porte, ne regarde pas toutes ces fleurs énormes qui n’étaient pas là il y a un mois. Vilaine Chandra, tu es privée de dessert ! Fais demi-tour, redescends et ne songe plus jamais à…

« Chandra ? »

Zuuuuuuuuttttt !…

« Tiens, Nissa ? Tu es là ? » Oui, voilà : détendue, calme. Fais comme Liliana ; rien ne la perturbe, Liliana.

« Enfin, je veux dire, bien sûr que tu es là : tu viens de me parler. Tu… Tu as une minute à me consacrer, peut-être ? » Allons, arrête de parler.

« Oui, je suis derrière les kass… Les fleurs violettes. »

Mes mains tremblent. J’écarte des branches et je me dirige en me repérant au son de sa voix. Les feuilles sont aussi râpeuses que du papier de verre. Encore quelques mètres…

Elle est assise en tailleur sur un tapis de mousse. Ses cheveux noirs cascadent sur ses épaules et se lovent sur ses cuisses. Elle porte une couronne de petites fleurs. Des papillons dansent autour d’elles. Elle n’y prête aucune attention. Un rayon de lumière filtrant entre les feuilles lui peint le visage aux couleurs du soleil. Elle a le parfum d’un beau souvenir d’enfance.

Elle ne m’a pas quittée des yeux. Elle est assise. Elle écoute. Elle attend. Cela me rend nerveuse et je crois que je transpire.

Quand ai-je pris un bain pour la dernière fois ? Les elfes n’ont-ils pas l’odorat aussi développé que les chiens ou je ne sais plus quel animal ?

Et pour couronner le tout, je suis accroupie sous une branche, et je dois écarter des feuilles comme une idiote. « Euh… Je peux m’asseoir ? » Je respire par la bouche, j’étouffe presque, mais j’essaie de le cacher.

« Je t’en prie. » Elle me fait signe, le mouvement de son bras aussi fluide que de l’eau.

Et je trébuche et tombe la tête la première !

« Oh ! » Elle me tend la main, mais c’est un peu comme si ses doigts étaient interceptés par une bulle invisible, à quelques centimètres de moi. « Il y a une racine… » Elle retire sa main et la pose sur son bras.

« Ça va ! » dis-je, face à terre, avant de me remettre à genoux et de me palper la tête pour m’assurer que c’est la vérité. Il ne manquerait plus que je saigne ! « Toi, tu vas bien ? »

Elle penche la tête de côté. « Je… »

« Ha ha ha ! Bien sûr, suis-je sotte. Désolée. C’est moi qui viens de tomber. » TAIS-TOI, MAIS TAIS-TOI !

Je tente de m’installer en tailleur comme elle, mais les plaques d’armure qui protègent mes tibias m’entaillent les cuisses. Assise, je m’appuie contre un arbre, j’étire mes jambes et je croise les chevilles.

Halte là! Mes pieds lui touchent presque les genoux. Je ne devrais pas faire ça. Peut-être n’aime-t-elle pas qu’on la touche ? Je bouge un peu pour les pointer de côté.

Génial : maintenant, j’ai une racine qui me pique le derrière !

Elle m’observe, en silence, patiente.

Je glousse comme une bécasse et j’essaie d’écarter des cheveux de mon front en sueur. Sous son regard, je bouillonne, ma peau est en fusion. « Je crois que j’écrase tes fleurs. »

« Elles survivront. » Ses yeux sont si profonds. Quand j’étais enfant, il y avait cette carrière dans un faubourg de Ghirapur. Elle s’était remplie d’une eau, dont la surface était couverte de mousse et de choses verdâtres. L’eau était profonde, noire, étale. Si on tombait dedans, on ne touchait pas le fond, du moins c’était ce que l’on racontait. Eh bien, je suis au bord, et j’ai trop peur pour sauter.

Nissa s’éclaircit la gorge. « Que puis-je faire pour toi ? »

Je déglutis, mais ma gorge est sèche, et je dois m’y reprendre à plusieurs reprises avant de parvenir à lui répondre : « Je… C’est juste que j’ai pensé… Tu te souviens de cette fois, sur Zendikar, où nos esprits se sont touchés. J’ai ressenti la rage de la planète, non ? La puissance de tout un monde, ton monde, et c’était fabuleux, la chose la plus incroyable qui me soit arrivée. Mais derrière Zendikar, derrière cette rage et cette puissance, c’est toi que j’ai sentie, ton esprit, et il était tellement paisible. Tu m’as permis de me recentrer, disons. Tu étais si calme et si ouverte ! »

Puis mon cerveau se déconnecte ; malheureusement, ma bouche, elle, se dirige droit vers la falaise.

« Lorsque j’ai touché cette partie de ton être, cela m’a donné l’impression de flotter sur le dos en regardant le ciel, quand rien n’existe en dessous, quand il n’y a que l’air et le bleu du ciel, et que tout est calme et paisible. On voit à l’infini et on n’a aucune raison de s’en faire… »

MAIS QU’EST-CE QUE JE RACONTE ?!

Je passe une main dans mes cheveux gluants de sueur. « Quelle idiote ! Tu dois me trouver stupide, non ? Je débarque ici et je me mets à débiter des sornettes… »

Nissa esquisse l’ombre d’un sourire. « Je te trouve au contraire très éloquente. »

Je tire sur une mèche jusqu’à en avoir mal ; au moins, cela me permettra de rester concentrée. « Bref, Je pensais qu’il est des moments où je suis vraiment en pé… Euh, en colère, et c’est généralement là que tout explose. Si seulement je pouvais retrouver ce sanctuaire, ce que ton esprit m’a fait ressentir : le calme, en prise avec moi-même. Enfin, je veux dire… » Je commets l’erreur de lever les yeux, et mon regard se noie dans le sien ; dans ma gorge, l’air refuse de descendre.

J’inspire avec grande difficulté. « Je crois que Jace préférerait cela, plutôt que de voir sa maison brûler. Enfin, il a tous ces objets de valeur.… »

« Je peux t’apprendre à méditer. Est-ce là ton souhait ? »

« Euh, oui. » C’est une bonne approche, très bien.

Ses fins sourcils se recourbent. « Tu ne te sens pas bien ? Tu parais tendue. »

Le jardin est rempli de choses dégoûtantes qui volettent et papillonnent, j’ai manqué de faire exploser la maison de Jace et mon cœur bat la chamade comme si je venais de courir un marathon. JE VAIS TRÈS BIEN, MERCI !

À la place, je bredouille : « C’est que tu n’as pas arrêté de me regarder. »

« Tu me parles, ne devrais-je donc pas te prêter attention ? » Je suis persuadée que ses lèvres tremblent. « Est-ce impoli sur ton monde ? » Elle détourne les yeux pour la première fois et tire doucement sur son oreille. Sa joue nacrée se teinte des couleurs du soleil couchant.

MAIS QU’EST-CE QUE JE VIENS DE DIRE ?!

« Comment ? Oh, non ! Je veux dire… Je suis désolée ! »

Je me relève et mon crâne percute une branche basse. « Aïe ! Pardon, c’était idiot. » Je recule en me tenant la tête, repliant mes coudes de façon à cacher mes yeux brûlants, trébuchant sur la même fichue racine que tout à l’heure, tremblante, cherchant à reprendre ma respiration, l’estomac gargouillant. Qu’est-ce que j’ai fait, mais qu’est-ce que j’ai fait ?

Elle se relève en un instant. « Attends ! »

« Je t’ai mise mal à l’aise. Je ferais mieux de partir. Je m’en vais. Désolée. Au revoir. Pardon. »

« Chandra, je t’en prie !… »

Je prends la fuite, laissant derrière moi un sillage d’étincelles, me frayant un passage entre les arbres et les fleurs, et j’ouvre violemment la porte.

Je crois que je vais vomir.


« Quel désastre ! » murmura Liliana. Elle était appuyée à la porte du gymnase. Après ce qui s’était passé en bas, elle s’était en effet attendue à un sinistre par le feu. Cela étant, le château de sable l’avait surprise.

La voix de Gideon résonna dans l’escalier derrière elle. « … Et ici, j’ai aménagé une salle d’exercice. J’essaie d’entraîner Chandra et Jace afin que tout le monde sache utiliser une arme, pour parer à toute éventualité. »

« Je suis certain que cette salle sera aussi captivante que le reste de votre installation », répondit Baàn sur un ton las.

BANG !

Liliana sursauta, se retournant à temps pour voir Chandra se faufiler à toute vitesse entre le ministre et Gideon, comète rousse avec un sillage de braises.

« Désoléed’avoircassétonmachin », lança-t-elle en passant.

Puis elle disparut, avec, pour seul témoin de son passage, le fracas de ses pieds dévalant l’escalier.

« Attention ! Tu vas tomber ! » lui cria Gideon.

La nécromancienne approcha de l’escalier et leva les yeux. Nissa, les mains jointes et visiblement tourmentée, ses lèvres pincées de confusion muette, ses longues oreilles tombantes, observait la scène depuis le palier supérieur.

Liliana hocha la tête et descendit les marches : il fallait bien que quelqu’un colmatât les brèches. Chandra était simple à cerner, pour ne pas dire simplette, mais elle détenait aussi un immense pouvoir, qu’il lui serait donc d’autant plus facile de diriger selon ses propres desseins.

Le soleil avait à présent dépassé son zénith, pour entamer ce qui promettait d’être une longue et chaude après-midi. À l’est, des bandes de nuages annonçaient de l’orage pour la soirée, avec malheureusement des pluies qui alourdiraient l’air estival au lieu de le rafraîchir.

Cela étant, la chaleur ne la dérangeait pas réellement : ses pouvoirs nécromantiques présentaient des avantages peu connus, parmi lesquels une température corporelle si basse qu’elle pouvait inquiéter les guérisseurs. Cette particularité lui rendait les étés bien plus agréables — et l’haleine glaciale. Jace, d’ailleurs, y avait été prodigieusement sensible : le moindre souffle sur sa nuque avait suffi pour le tirer de son sommeil.

Elle plissa le front et chassa fermement ce souvenir de son esprit.

Elle n’eut aucune difficulté à trouver Chandra : outre sa propension à percuter individus et objets lorsqu’elle courait s’isoler pour bouder, celle-ci avait aussi les cheveux qui fumaient, d’une couleur subtilement différente des vapeurs qui émanaient des étals de la place du marché. Liliana n’eut donc même pas besoin d’invoquer une ombre pour la localiser.

Ainsi, elle était accroupie à trois pâtés de maison de chez Jace, dans une ruelle dont l’accès était dissimulé par un étalage empestant le porc faisandé et le chou trop cuit. Le menton calé sur ses genoux, le dos contre un mur de brique, elle tirait sur ses mèches cuivrées.

Du bout de la venelle, on l’entendait marmonner : « Idiote, idiote, idiote… »

Il fallait intervenir. Drapée dans toute sa superbe, Liliana se dirigea vers le coin de la rue, prenant garde à soulever sa jupe pour éviter qu’elle ne trempât dans d’immondes flaques. « Chandra, te voilà ! »

L’intéressée se releva vivement, essuyant son nez du dos d’une main tremblante. « Hein ? Ah, salut. Que… Que fais-tu ici ? »

« Je partais faire quelques emplettes », improvisa la nécromancienne, confiante en la plausibilité de son prétexte : sa grande sœur Liliana, avec son style de vie élégant et cætera.

Chandra renifla et la regarda d’un œil sceptique. « Dans une ruelle ? »

« Certaines des boutiques les plus chics sont les plus difficiles à trouver, expliqua la nécromancienne. Veux-tu m’accompagner ? »

La pyromancienne regarda par-dessus son épaule, vers l’autre bout de la venelle, où les ombres de la foule dansaient dans la lumière de l’après-midi. « Tu es seule ? Gid est avec toi ? »

« Bonté divine, non ! Il préférerait mourir plutôt que d’être vu à faire les boutiques avec moi. »

Chandra sourit. « Oui mais, dans ce cas-là, tu le ramènerais d’entre les morts pour porter tes nombreux sacs ! » Elle attendit un instant, pour juger de l’effet de sa plaisanterie, puis reprit : « Tu m’a laissée placer une blague de nécromanciens ? »

« Pour une fois, oui, par affection pour toi. » Chandra se détendit légèrement. Voilà.

La jeune femme s’essuya à nouveau le nez, puis se frotta machinalement la main sur le châle noué à sa taille. « Alors qu’étais-tu partie acheter ? »

« Oh, rien de véritablement important, répondit Liliana d’un ton insouciant. Une bouteille de vin, une demi-douzaine de chats morts — depuis sept à dix jours, de préférence — des cierges parfumées à la lavande, une scie de boucher… »

Chandra resta bouche bée pendant quelques instants avant de pouvoir parler : « Je ne suis même pas certaine que tu plaisantes ! »

« Dans ce cas, tu vas devoir m’accompagner pour le savoir. Nous pourrons discuter en chemin. »


Tout était sombre, froid, en silence, L’humidité l’enveloppait. Elle sentait une vague chaleur, comme un souffle au creux de son dos. Elle avait patienté une éternité, assoupie pendant des lunes de glaces cassantes et de pluies battantes, sensible au poids de toutes ces vies éphémères qui passaient au-dessus d’elle.

Le moment de s’activer était venu.

Doucement, elle se déplia, repoussant cette ouate qui l’enserrait. Elle étira ses membres, craquants et tremblants après ce temps infini passée recroquevillée dans les ténèbres. Autour d’elle, elle sentit ses frères et sœurs s’éveiller : la chaleur qui lui caressait le dos les appelait, eux aussi. Enfin, ils allaient se retrouver.

… Nissa…

Elle poussa contre ce poids qui l’oppressait, de toutes ses forces. Ses pales orteils effilés s’enfoncèrent dans les profondeurs ouatées sous son ventre, là où le long froid rôdait et grondait, enfonçant des lames de pur cristal en des lieux insondés. Elle trembla sous l’effort.

Peut-être n’y parviendrait-elle pas ? Peut-être resterait-elle prisonnière de cet endroit pour toujours, perdue, rencognée dans une cosse oubliée, non pas morte, mais sans avoir jamais vécu ?

… Nissa ?

Au-dessus d’elle, les ténèbres se dispersèrent.

Elle trembla, endolorie, poussant vers le haut de ses jambes flageolantes, ses bras tremblant tandis qu’ils se dépliaient de son torse, chaque mouvement lui infligeant d’atroces douleurs. La chaleur la frappait à présent de plein fouet, réchauffant sa sève transie, rendant à ses membres leurs forces et leurs couleurs. Sa tête se leva vers la lumière, ses cheveux éclosant comme un soleil autour de son visage.

« Nissa ? »

Illustration par Zack Stella

Le mot, prononcé à mille lieues de là, la cingla comme un coup de fouet.

L’espace d’un instant, il la tira violemment en arrière.

Le monde défila autour d’elle : des enchevêtrements de branches et de moisissures poussant les unes dans et sur les autres, respirant d’un même souffle ; des déserts de poussière stridulante, qui rongeaient patiemment la pierre ; des amas de nuages bruissants, qui se déversaient sur les terres ; des rangées de pierre tranchantes, qui déchiraient le ciel de leurs griffes ; des eaux insondables, glacées et vides.

Elle ouvrit les yeux, momentanément déroutée par les grognements de Gideon — des mots, corrigea une partie de son esprit — et par les boudins — des doigts — qu’il agitait devant ses yeux qui, soudain, percevaient la lumière au lieu de la seule chaleur. « Je… »

Je ne suis pas une graine.

Nissa ! Je suis redevenue Nissa.

Le hiéromancien la regardait d’un air inquiet. La pluie frappait les vitres de la bibliothèque de Jace. Elle ouvrit la bouche et s’excusa d’une voix éraillée : « Je suis désolée, Gideon. Que disais-tu ? »

Le guerrier montra les dents : un sourire. « Je t’ai crue endormie. »

« J’étais… » Une fleur qui tentait de pousser dans une toundra de printemps, à l’autre bout du monde, se réchauffant aux premières caresses du soleil. Elle scruta le visage doux et franc de son ami, mais décida qu’il ne comprendrait pas. Elle ne parviendrait pas à lui décrire son expérience parce qu’elle se situait trop loin de son vécu.

« … J’étais juste en train de réfléchir. » Elle baissa les yeux sur son bol, au contenu duquel elle n’avait pas encore touché.

Gideon prit une bouchée de viande dans son assiette avec un ustensile — une fourchette, se souvint-elle — qui disparaissait presque dans ses gros doigts calleux. « Je racontais justement au ministre ce que vous avez accompli sur Zendikar, toi et Chandra. »

Chandra. Elle sentit le sang lui échauffer les joues, parcourir ses doigts nerveux, agités comme des moineaux.

Parfois, Nissa nourrissait les passereaux, dans le jardin. Ils regardaient les graines qu’elle avait dans la main, gourmands et tentés, mais s’envolaient au premier mouvement brusque.

C’était ce qu’elle avait fait, et Chandra s’était envolée.

Tous ses sens et ses instincts étaient faussés.

Depuis son arrivée, elle avait subi les continuels assauts de Ravnica, le souffle chaud et constant d’une bête sur sa nuque, le soleil d’un blanc aveuglant, les lourdes et déplaisantes odeurs. Chaque surface semblait présenter des arêtes faites pour taillader et déchirer.

Les rues étaient encombrées d’une cohue permanente de visages à la fois étranges et terrifiants, bien plus nombreux qu’elle ne l’aurait cru possible en un seul endroit. Tous s’embrouillaient pour ne plus former qu’une même monstruosité à mille têtes qui la bousculait sans cesse. Rien qu’à faire le tour du bâtiment, elle se retrouvait en nage et tremblante. Il fallait qu’elle examine les quelques fleurs qui poussaient entre les pavés craquelés, qu’elle ignore les formes grouillantes et bruyantes qui la ballotaient, la percutaient et la malmenaient.

Ici, le silence n’existait pas. Un bruit incessant d’enclumes martelait ses journées ; des milliers de four ronflants et chuintant cuisaient des repas à la chaîne, à longueur de temps. Ses nuits étaient troublées par le hurlement des sirènes et les crépitements du mana, par un million de voix criardes, lamentant leur douleur et leurs peines, leurs désirs et leur rage, en une cacophonie incessante et exaspérante. Ainsi, cela faisait trois mois quelle n’avait pas entendu le bruissement du vent dans les arbres, trois mois qu’elle elle n’avait pas connu la paix.

Les visages, le bruit, les millions d’odeurs étranges qui lui assaillaient le fond de la gorge comme pour l’étouffer. Lorsque ce tumulte devenait trop difficile à supporter, elle se réfugiait dans le jardin, se couvrait les oreilles, et les arbres la berçaient dans le réconfort de leur ramure.

Ici, tout était rigide, éclatant et tranchant.

Chandra. des yeux de la couleur de l’aube, des émotions lisibles comme à livre ouvert, sans peur et sans reproche.

Oh, Zendikar, en quoi l’ai-je l’offensée ? Qu’ai-je fait ?

Mais son ami le plus proche, compagnon fidèle pendant vingt ans, ne pouvait lui répondre : le recoin de son esprit où Zendikar avait vécu était désormais vide et silencieux. Il est tant de choses que je ne comprends pas. Si seulement tu étais là !

Jamais elle ne s’était trouvée au milieu de tant de monde, mais, paradoxalement, jamais non plus elle ne s’était sentie aussi seule.

« Nissa ? »

« Oui ? » Elle prit un petit fruit rouge dans le bol : une tomate, lui avait expliqué Jace ; la peau tendue sur une chair gorgée de jus, une saveur acidulée. « Que voulais-tu savoir, Gideon ? »

Baàn posa ses couverts sur le rebord de son assiette, à un angle si précis qu’il blessa les yeux de Nissa, puis il croisa les doigts. « Pourriez-vous satisfaire ma curiosité, Mademoiselle, dit-il, en fronçant les sourcils comme si utiliser ce titre de civilité l’incommodait. J’ai cru comprendre que vous aviez la capacité de percevoir et de manipuler les lignes magiques naturelles qui quadrillent le sol ? »

Les filigranes dorés de son manteau cliquetaient doucement, en contrepoint du tic-tac de l’horloge à l’autre bout de la pièce. Elle entendait le persistant crépitement d’énergie de cette ornementation, probablement imperceptible pour Gideon, voire pour Baàn, dont les oreilles étaient aussi petites que celles des humains.

« Les lignes ley, précisa-t-elle. En effet. »

Les narines du ministre se rétractèrent quand il prit une brusque inspiration. « Fascinant renversement : sur mon monde, c’est dans la partie supérieure de la troposphère que des énergies comparables circulent ; nous les appelons l’“Éther”. Nous les récoltons au sommet des montagnes ou en utilisant des mécanoptères, pour les stocker ensuite dans des silos mécaniques, et nous les exploitons de différentes manières. Fait-on de même sur votre monde ? »

Des monolithes angulaires et flottants, courbant le monde. Une toile, une cage… un treillage.

Elle se sentit prise de nausée.

« Non, répondit-elle, les yeux rivés sur son bol. Certains avaient cette pratique, mais ils… » Les chroniques se pressaient dans sa bouche, si avides d’être relatées, mais par où pourrait-elle même commencer ? « La terre ne nous appartient pas… Nous sollicitons, sans nous contenter de nous servir. »

« Solliciter ? répéta Baàn, à qui ce verbe semblait étranger. Mais solliciter qui donc ? Vos lignes ley sont un phénomène naturel, n’est-ce pas ? » demanda-t-il d’une qui voix empreinte de mépris. La forme de ses yeux changea, ses paupières formant des angles plus durs, puis il insista : « Demanderiez-vous à la montagne la permission de forger le fer au pied de celle-ci ? Supplieriez-vous l’arbre de vous donner le fruit qui va vous nourrir ? »

« Oui », répondit-elle, laconique. Elle porta la tomate à sa bouche et la croqua. Le jus en gicla, lui évoquant la lumière crue d’un soleil limpide inondant une terre fécondée par les vestiges des ancêtres ; des sillons impeccablement tracés, sous le bourdonnement des elfes et des dryades ; les courtes ondées provenant d’arrosoirs qui faisaient frissonner les feuilles.

Bref, toute une vie présente dans une bouchée de chair gourmande, des mois de patience. Merci, pensa-t-elle avant d’avaler.

Gideon s’agita sur son siège, tentant subtilement de s’interposer entre l’elfe et le vedalken. « Monsieur le ministre, les choses sont différentes sur le monde de Nissa. »

La porte massive de la salle s’ouvrit sur un Jace au pas traînant et à l’air surmené, Lavinia sur ses talons. Quand il grommela « Je boirais bien quelque chose », celle-ci lui tendit une tasse de thé parfumé au citron, à l’hibiscus et plusieurs herbes dont Nissa ne reconnut pas l’odeur. Le mage écarquilla les yeux et s’étonna : « Comment saviez-vous que… ? »

« Mon rôle est d’anticiper vos désirs, Pacte des Guildes, répondit-elle. Dois-je demander à ce que l’on réchauffe votre dîner ? »

« Non, merci, Lavinia. » Il tira un siège, une chaise en vieux chêne, sombre et usée par des années d’exposition au soleil. L’elfe se demanda d’où elle provenait, car elle était bien plus ancienne que la maison. La vie du meuble n’était plus qu’un murmure, une ombre projetée lors d’une journée de grisaille.

L’assiette de Jace contenait une masse jaunâtre composée de céréales et de fromage. Même froide, elle la sentait de l’autre bout de la pièce. Le mage plissa le front. « Ils ont mis des brocoli là-dedans ? »

« Vous manquez de fer », expliqua Lavinia.

« Je déteste… »

« Vous n’en remarquerez même pas le goût », le coupa-t-elle d’un ton qui ne souffrait aucune discussion.

Baàn regardait le mage, impénétrable, et affirma : « Enfant, on vous a forcé. »

Jace recracha sa première bouchée en manquant de s’étrangler et bredouilla : « Je… Euh… Je ne me souviens plus de mon enfance. » Une dizaine de pensées lui traversèrent l’esprit.

Le Kaladeshi haussa les sourcils. « Il n’est pas utile de se souvenir consciemment d’un événement pour qu’un stimulus afférent conditionne une certaine réaction, dont on ignorera l’origine toute sa vie. Je crois ainsi pouvoir affirmer qu’en l’occurrence, le sujet continuerait à commettre les mêmes erreurs de jugement et serait donc voué à s’accorder avec des individus de profil similaire. » Il agita une main, comme la queue d’un taureau chasse les mouches. « La nature mortelle n’est pas aussi plastique qu’on pourrait naïvement le penser. Un individu porté sur la religion trouvera toujours un objet d’ordre supérieur auquel vouer sa foi ; à l’inverse, un criminel restera à jamais un criminel. »

Jace posa sa fourchette. « C’est un point de vue très déterministe, Monsieur le Ministre. »

Baàn cligna d’abord d’un œil, puis de l’autre, en une sorte de langage corporel qui lui était idiosyncratique, totalement différent de tout ce que Nissa avait pu rencontrer. « Le corps mortel, et même l’esprit, ne sont qu’une série de mécanismes sophistiqués. Or il est enfantin d’observer un mécanisme en action pour en en tirer les conclusions qui s’imposent. »

Après un long instant de silence, le mage s’éclaircit la voix et demanda : « avez-vous apprécié votre visite ? »

Nissa baissa les yeux. Elle prit, de ses doigts, un morceau de poisson cuit à la vapeur et le laissa fondre sur sa langue. Des corps vif-argent scintillant sous des ombres verdelettes. Des particules de tourbe en suspension, un léger arrière-goût métallique.Ce n’était pas sa première langue, mais toutes étaient semblables. Merci, pensa-t-elle. J’utiliserai sagement vos bienfaits.

Le siège de Baàn grinça quand il s’y adossa. « Il existe ici un certain nombre de déficiences structurelles et organisationnelles dont je pense que vous devriez les entendre : les poutres porteuses des niveaux inférieurs sont fendues ; soumises à une tension excessive, elles pourraient céder. L’arrangement du mobilier dans la majorité des chambres est inefficient, laissant inexploitées des “poches” de plancher — vous me pardonnerez l’imprécision du terme — trop petites pour une utilisation fructueuse. La bibliothèque compte dix-sept livres qui ne sont pas à leur place. Un certain nombre de lampes du premier étage ne disposent pas d’une protection adéquate contre les courants d’air… »

« Je devrais peut-être prendre des notes », le coupa Gideon avec un sourire en coin.

« Je suis certain de ne rien oublier », assura Jace.

Malgré cette interruption, Baàn poursuivit : « J’ai cru comprendre que la responsable de l’accident survenu dans le gymnase de M. Jura est une pyromancienne dont vous employez les services ? »

« “Employer” est un terme un peu fort. »

« Quels que soient les détails de votre association, le manque de mesures préventives est déplorable. Vous possédez ainsi une bibliothèque au contenu admirable, or, pour une pyromancienne, c’est une poudrière. Si un incendie s’y déclarait… »

« Chandra et moi avons nos différends, mais j’ai confiance en elle… » l’interrompit une nouvelle fois le mage, avant de s’exclamer : « Mais où est-elle, d’ailleurs ? »

Nissa releva la tête. Le siège de l’intéressée était vide.

Gideon manifesta son ignorance d’un haussement d’épaules, puis précisa : « Je l’ai moi-même cherchée. À ce propos, il faut discuter entre nous du respect dû à l’équipement des autres. Quoi qu’il en soit, la dernière fois que je l’ai vue, elle dévalait l’escalier depuis le toit-terrasse… »

L’elfe retint inconsciemment sa respiration.

« … Et Liliana la suivait. »

Jace se tourna brusquement vers son ami. Lavinia, à son poste près de la porte, se racla la gorge. « Pacte des Guildes, permission d’effectuer mon rapport ? »

« Comment ? Bien sûr ! » Il se retourna complètement sur son siège. « Vous savez où elles se trouvent ? »

La militaire se raidit presque imperceptiblement. « Il y a un certain temps, le capitaine Jura m’a demandé de faire suivre la comtesse quand elle sort. »

Le mage foudroya du regard Gideon, qui haussa d’abord les épaules, avant de se justifier : « Elle est nécromancienne : je me montre prudent, voilà tout. » Sur ce, il enfourna dans sa bouche un nouveau morceau de viande.

Lavinia déplaça tout son poids sur son autre pied, ce qui fit résonner son armure, bruit que seule Nissa perçut. « Elle a contacté Nalaàr, la moniale… »

Baàn se pencha vers la table, les yeux étrécis d’intérêt.

« Elles ont passé l’après-midi dans le quartier du marché, puis elles se sont transplanées. »

« Ensemble ? » se récria Jace.

« Oui, Pacte des Guildes. »

Gideon reposa sa fourchette et pris le relais de ce questionnement : « Où cela ? »

« Nous ne disposons d’aucun moyen pour le savoir, Capitaine. »

« Nalaàr… » répéta à voix basse le vedalken. Il prononçait ce nom avec la même intonation que Chandra, or aucune des autres Sentinelles n’était jamais parvenu à l’imiter. « Vous devez excuser mon étonnement : c’est un nom que je n’ai pas entendu depuis des années. »

Jace repoussa son assiette de côté et posa les mains sur la table. « Vous allez devoir nous expliquer cette remarque. »

« Je ne dirais pas que ce sera un plaisir, mais je crois qu’il est de mon devoir que d’accéder à votre requête. » Baàn croisa les mains sur ses genoux, avant de reprendre : « Pia et Kiran Nalaàr figurent parmi les initiateurs du mouvement renégat. C’étaient, je me dois malheureusement de vous le confier, des criminels, coupables du vol et de la redistribution illicite de ressources éthériques du Consulat. »

« Ils sont parents de Chandra ? questionna Gideon. J’ignorais jusqu’à ses origines kaladeshies… »

« Sauf erreur de ma part, ce sont précisément sa mère et son père. Il y a douze ans, ils ont incité leur fille, dont le nom restait jusqu’ici inconnu de nos services, à les aider dans leurs opérations de contrebande. Je ne suis pas au fait de tous les détails, mais je sais, en revanche, que l’enfant se serait échappée lorsqu’elle a manifesté des capacités pyromantiques dangereuses. Les Nalaàr on tenté de prendre le maquis, mais une chasse à l’homme les a traqués jusqu’en un lieu nommé Bunarat. Lors de leur capture, le village a été incendié. La mort des trois membres de la famille a été confirmée par l’officier en charge de la poursuite. »

« Douze ans ?! s’exclama Gideon, horrifié. Mais elle n’a que… ! »

« Ce n’était qu’une enfant », commenta doucement Nissa.

Baàn ouvrit la bouche, la referma et réfléchit, tapotant des doigts les filigranes qui lui couvraient la manche. « Je vous prie de comprendre, dit-il enfin, que cette opération est intervenue sous l’autorité d’une précédente administration. Même à l’époque, ces actions étaient jugées, disons, extrêmes. L’officier responsable de l’enquête les a poursuivis malgré une annulation officielle de son ordre de mission. Il me semble qu’il a été inculpé pour les dépenses ainsi abusivement engagées. »

« Dépenses abu… ! » éclata Jace.

« J’ignore ce que ses parents ont fait, répondit Gideon, les mâchoires serrées. Et je m’en moque, pour être honnête, mais leurs supposés agissements n’ont rien à voir avec Chandra ! » Devançant les objections, il reprit : « Est-elle impulsive ? Bien sûr ! Je serais sot de ne pas le reconnaître, mais elle a un cœur gros comme la lune. »

Le ministre posa son menton sur ses doigts croisés et reprit la parole : « Monsieur, l’Éther est présent dans l’air que nous respirons. Il est dans la pluie qui tombe sur le sol et dans les feuilles des arbres. Nous n’osons toucher une telle puissance que protégés par les gants de l’artifice : l’instrumentalité d’un million d’éléments, chacun jouant le rôle à lui assigné. En adhérant rigoureusement à cette méthode, nous évitons ainsi 87,4 % des accidents provoqués par les mages qui invoquent directement le mana. Vous me pardonnerez ma franchise, mais les pyromanciens sont particulièrement enclins à provoquer des dommages collatéraux. » Baàn prit une longue inspiration, ses yeux fuchsia fixant une image qui n’existait que dans ses pensées. « Dans le passé, ce derniers ont été à l’origine de terribles tragédies, pas toujours volontairement, certes, mais cette tendance inhérent à leur nature. »

« Alors vous avez interdit l’utilisation des allumettes ? » demanda Gideon avec un sérieux tel qu’il surprit Nissa.

Le vedalken baissa les yeux. « Dois-je supposer, à en juger par vos réactions, que Mlle Nalaàr ne vous en a jamais parlé ? »

« Pas un mot », répondit le guerrier en fixant son assiette encore pleine, un poing serré.

Jace le regarda avec commisération et ajouta : « Elle n’a rien dit à personne. »

Gideon secoua la tête. « Mais elle aurait dû savoir qu’elle pouvait. »

« C’était à elle d’en décider, pas à nous », murmura Nissa. Elle posa un doigt sur le bord de son bol et le fit glisser, provoquant le tintement de la faïence. « Nous possédons tous des cicatrices que nous refusons de montrer. »

Chandra s’était assise en face d’elle, les joues brûlantes, tordant des tiges de fleurs dans ses doigts, demandant simplement un instant de sérénité, un geste ou un mot qui ralentiraient le martellement frénétique de son cœur, mais, comme avec les moineaux, Nissa avait réagi par un faux mouvement, et Chandra s’était envolée.

« Puis-je vous demander, reprit le vedalken, si vous avez une idée de l'endroit vers lequel elle aurait pu se diriger ? Vous ne supposez pas qu’elle aurait pu se rendre sur Kaladesh de son propre chef ? »

Nissa releva la tête. Jace et Gideon échangeaient un regard, puis lui lancèrent un rapide coup d'œil.

Ils se levèrent tous les trois d’un même mouvement.

Jace se tourna vers le vestiaire et annonça : « Je vais me transplaner sur Kaladesh : je ne devrais avoir aucune difficulté à… »

Lavinia s’interposa, la main sur le pommeau de son épée. « Encore ! » s’exclama-t-elle d’un ton exaspéré.

Jace s’en offusqua : « Imagineriez-vous que je vais rester ici à m’occuper de paperasse ! »

En guise de réponse, le bailli indiqua Gideon et Nissa de la tête, puis précisa : « Ils sauront bien trouver cette moniale, mais ne sauraient remplir l’office du Pacte des Guildes. »

Gideon posa une main sur l’épaule de son ami et confirma : « Elle n’a pas tort, pense à ce qui est plus important, Jace. Je peux me charger de Chandra, même si je dois m’attirer ses foudres : tu connais sa réaction lorsqu’on lui dicte ses actes… »

Kaladesh, sur le monde de Ghirapur : une cité industrieuse, revêtue de laiton. Comme Ravnica, c’était un lieu qui ne dormait jamais, où le vent sentait le métal et les crépitements d’énergie, et où des vagues de visages affluaient et refluaient, une mer d’inconnus qui la regardaient en chuchotant, en la dévisageant, en la pointant du doigt, en la bousculant.

« Je vais la rejoindre. » Les mots lui avaient échappé avant même d’apparaître dans son esprit.

Gideon se tourna vers elle. « Tu en es certaine ? », demanda-t-il en voyant les doigts de l’elfe trembler. « Nissa, tu n’es pas forcée d’y aller seule. »

L’intéressée serra les poings pour calmer sa trépidation. « Je dois me rendre sur Kaladesh. Baàn me servira de guide. Je… »

Je vais ramener Chandra ici, chez elle ?

Pour l'empêcher de s’attirer des ennuis ? C’était une adulte, elle était libre de ses actes.

Tu vas la protéger ? Chandra avait le courage d’un baloth, dont aucun besoin d’un spadassin.

« … Je serai à ses côtés. »

Oui, c’était la réponse juste.


Histoires archivées Kaladesh
Profil du Planeswalker : Chandra Nalaàr
Profil du Planeswalker : Liliana Vess
Profil du Planeswalker : Nissa Revane
Profil du Planeswalker : Jace Beleren
Profil du Planeswalker : Gideon Jura
Profil du Planeswalker : Dovin Baàn
Profil du plan : Ravnica