L’Âge de la Destruction
Histoire précédente : Survie
Révoltées par la vague de destruction qu’elles ont vue déferler sur Amonkhet, les Sentinelles affrontent Nicol Bolas avec la ferme intention de venger les atrocités dont il est l’auteur dans tout le Multivers. Le dragon, en revanche, ne l’entend pas de cette oreille.
Nicol Bolas fondit vers les héros, impatient de tuer. Oh oui, faucher des vies, et récolter giclées de sang et hurlements — à moins que ce combat ne lui réservât une surprise plus savoureuse ?
Il n’imaginait cependant pas gagner sur les deux tableaux, car, de vrai, l’on ne pouvait pas tout obtenir, même lorsque l’on était lui. D’ailleurs, la cupidité ne faisait pas partie de ses faiblesses ; ce trait de caractère n’impliquait-il d’ailleurs pas que l’objet de la convoitise fût hors de portée ? Or rien, absolument rien, ne lui était inatteignable.
Plusieurs décennies auparavant, il était venu sur le monde d’Amonkhet, gangrené et pétri de superstitions, si insignifiant qu’il n’éveillait en rien la curiosité des puissants du Multivers et échappait jusqu’au regard des plus observateurs. Il s’était alors mis à l’ouvrage, pour se livrer à une œuvre magistrale, précipitant, certes quelque peu violemment, la fin d’existences après tout pitoyables, condamnées de toute manière à s’éteindre tôt ou tard.
D’ordinaire, il ne se serait pas donné tant de peine. Même si plusieurs dizaines d’années ne représentaient pour lui qu’un fugace interlude lorsqu’il avait été en pleine possession de ses moyens et de la divinité qui lui appartenait de droit, dans l’état de déchéance où il se trouvait alors, pâle incarnation de sa gloire passée, ce laps de temps lui avait au contraire paru une éternité.
Ruminer ainsi son omnipotence perdue attisa la braise rougeoyante de la haine qui couvait en lui. La flamme qui en jaillit le réconforta ; son fiel lui semblait juste et savoureux. Aujourd’hui, une nouvelle ère commence, se réjouit-il.
Il plongea jusqu’au centre d’une esplanade ravagée, où gravats et cadavres disloqués ornaient les restes de statues renversées et d’obélisques brisés. Cinq Planeswalkers s’étaient déployés tout autour pour l’y affronter, leurs visages de lilliputiens pourtant empreints d’une farouche détermination. Il connaissait intimement chacun d’entre eux, car il les avait observés, étudiés, disséqués et étiquetés : Chandra Nalaàr, pyromancienne ; Liliana Vess, nécromancienne ; Jace Beleren, télépathe et illusionniste ; Nissa Revane, élémentaliste ; Gideon Jura, guerrier supposément invulnérable.
Ils s’étaient eux-mêmes surnommés « les Sentinelles », comme si, pour quelque raison saugrenue, le Multivers était truffé de tours de guet afin qu’on le surveillât ! Des senti-mentaux, oui ! Des senti-mentalistes, même, songea-t-il avec dérision.
Ses grandes ailes soulevèrent des tourbillons de poussière lorsqu’il se redressa pour atterrir. Il vit Chandra arrondir légèrement les yeux tandis qu’elle prenait, probablement pour la première fois, la pleine mesure de sa taille prodigieuse. La naïveté de cette gamine l’amusa, mais l’amena à se demander, une fois de plus, si ces aspirants défenseurs de la veuve et de l’orphelin conviendraient réellement à ses desseins. Aucune importance, en réalité : au pire, d’autres feraient aussi bien l’affaire.
Un infime picotement lui chatouilla l’esprit : le tâtonnement circonspect mais insistant de Jace. Voilà, mon garçon, montre-moi de quoi tu es capable, l’enjoignit silencieusement Bolas, avant de se poser délicatement, non sans un dernier clappement d’ailes retentissant. Bien qu’il n’en eût pas fait étalage depuis longtemps, il adorait la sensation que lui procurait d’afficher sa majesté aux yeux de tous. Levant la tête, il poussa ainsi un rugissement guttural, à ébranler les bâtiments et à faire tressaillir les cœurs. Dans son cri résonnaient ceux d’innombrables prédateurs à travers les âges, qui, enfin, n’avaient plus été contraints de les étouffer. Au cours sa très longue existence, Nicol Bolas avait en effet compris que l’expression ostensible de sa nature draconique le desservait, mais la réprimer ne seyait pas à toutes les occasions.
Les cinq Planeswalkers l’encerclaient, incertains quant à leur premier coup sur l’échiquier. En ouvrant son esprit, il perçut le murmure de leurs échanges télépathiques, coordonnés par Jace. Il aurait aisément pu les intercepter, mais jugea plus intéressant de voir ces soi-disant justiciers mettre en œuvre une stratégie, même si, à les regarder atermoyer et tergiverser, il avait la certitude croissante qu’ils le désappointeraient.
Oh, ils avaient sans doute prévu quelque chose, un « plan », qui se résumerait peut-être à « tuer le dragon », voire, s’ils en avaient un tant soit peu dégrossi l’ébauche, à « le brûler, le zombifier, l’élémentaliser, l’illusionner et le passer par les armes » respectivement. Moyennant un peu d’indulgence, on pouvait certes considérer que cette stratégie indigente constituait un « plan », et il fallait reconnaître que des procédés aussi grossiers avaient effectivement tourné à leur avantage au cours de leurs récentes équipées. Or lui-même n’était pas sans apprécier la simplicité alliée à l’efficacité. À quoi bon, en effet, faire montre de matoiserie et de finesse quand le Multivers entier récompensait si souvent la force brute ?
Chandra et Nissa se mirent à tourner autour de lui dans des directions opposées. Ah, l’amorce d’un dispositif tactique, assurément ! Il se demanda à quel point il pourrait les démoraliser s’il se mettait à applaudir — au figuré, bien sûr, car le cliquetis de ses serres entrechoquées n’était guère convaincant.
Une fois de plus, il s’étonna du fait que ces vermisseaux fussent parvenus à rester en vie aussi longtemps. Ces Planeswalkers, ces « Sentinelles », étaient les enfants d’une ère civilisée et policée, totalement ignorants des dangers qui les guettaient, prêts à les tuer, ou pire. En vérité, leur puissance limitée — ou plutôt, leur compréhension limitée de la véritable puissance — les avait en quelque sorte protégés de tous ces périls mortels. À l’exception de Liliana, aucun d’eux n’avait goûté à ce fruit exquis.
En un mouvement délibérément carnassier et féroce, Nicol Bolas se pourlécha les lèvres de son interminable langue pointue.
Ces cinq Planeswalkers-là avaient, somme toute, mené une vie d’insouciance. Malheureusement, comme Nicol Bolas ne l’ignorait pas lui-même, ce genre d’existence idyllique ne durait guère, car la chance finissait toujours par tourner. Alors, l’horizon s’assombrissait, le bonheur s’envolait et, quand venait l’inévitable coup du sort, un plan méticuleusement préparé constituait un va-tout. Dans l’idéal, mieux valait d’ailleurs en garder plusieurs dans sa manche, voire tout un arsenal. Toutefois, à moins d’être, comme lui, un Planeswalker ancestral doublé d’un brillant archimage, une petite panoplie suffisait en général, voire un seul : un simple iota de génie de leur part, tactique ou stratégique, lui aurait donné foi en leur avenir, mais il percevait très nettement sur leur visage, à travers leurs yeux étrécis et leurs muscles tendus ainsi que dans le crescendo de leurs murmures télépathiques, qu’ils avaient opté pour le sommaire « tuer le dragon ». Il éprouva alors un élan de compassion, quoiqu’évidemment très mesuré, à leur égard. D’aucuns, surtout parmi les stratèges les plus roués, avaient en effet tendance à sous-estimer les tactiques dépouillées. Il arrivait ainsi trop fréquemment qu’un adversaire retors perdît un combat à cause d’une approche trop alambiquée, car, entre les mains d’un génie de la sobriété, les manœuvres d’apparence les plus frustes se révélaient souvent les plus dévastatrices.
Néanmoins, dans le cas d’une stratégie sommaire, premier et dernier recours des imbéciles aux abois, les conséquences seraient tout autres, ainsi que ceux-là allaient bientôt le constater à leurs dépens. Que le combat lui réservât du sang ou mieux encore, il avait hâte de le voir débuter.
JACE
Lorsque le dragon se posa délicatement sur l’esplanade, Jace sentit l’effroi le saisir.
La situation leur avait totalement échappé : toutes ces horreurs, tous ces morts, toutes ces vies qu’ils n’avaient pu sauver… Ils avaient voulu intervenir, mais s’étaient retrouvés aussi impuissants que des moucherons tentant de repousser une violente tempête. Jace n’avait jamais vu pareil carnage.
Il se sentait vide, hébété face au flot intarissable de douleur et de chagrin qui l’avait assailli. L’espace d’un instant, les images ressurgirent : des enfants hurlant de peur, des fuyards hors d’haleine qu’on abattait par derrière, ce vrombissement incessant… Non ! Il refoula de nouveau ce cauchemar derrière une barrière mentale. Il avait une mission à accomplir, devenue du reste bien davantage que la simple intervention prévue au départ.
Il avait donc pressé Gideon d’élaborer une stratégie en bonne et due forme, l’avait prévenu que se jeter tête baissée contre Nicol Bolas serait une erreur, mais le hoplite l’avait rabroué brutalement et, d’une voix douloureuse, avait exigé d’affronter le dragon séance tenante. « Il paiera pour tout le mal qu’il a fait, avait-il sifflé entre ses dents. Il le faut. »
Cette dernière précision avait fait tiquer le mage, mais il n’avait pas discuté. Personne, d’ailleurs, n’avait émis le moindre commentaire, pas même Liliana. Ils étaient tous anéantis et cherchaient éperdument un sens au massacre qui se déroulait autour d’eux, aux cris des enfants. Ils voulaient seulement que justice fût faite. Si tant est que la justice existât sur Amonkhet, car, pour l’instant, ils n’en avaient pas vu l’ombre.
Es-tu bien sûr de toi ? demanda-t-il une dernière fois à Gideon par télépathie, dans l’espoir que ce dernier lui proposât une idée plus subtile.
Oui, en le frappant de plein fouet, nous ne lui laisserons aucune chance, affirma le guerrier.
Jace n’avait jamais perçu chez son équipier pareille rage contenue, bien loin de la détermination, même farouche, qui lui était coutumière, mais il se laissa happer par cette émotion bouillonnante et se força à croire qu’ils pouvaient réellement triompher.
Ils engagèrent donc les hostilités. Enveloppé de son bouclier chatoyant, Gideon s’élança ainsi à l’assaut du tyran tandis que Chandra l’arrosait de flammes. Invoqués par Nissa, des arbrisseaux surgirent de terre et enroulèrent leurs lianes et racines autour des pattes du dragon. Liliana s’occupa de ranimer les morts, dont la récente hécatombe la pourvoyait en abondance.
Jace, quant à lui, tenta une attaque psychique. Les remparts qui enceignaient l’esprit de Nicol Bolas étaient rigoureusement lisses et uniformes, comme de l’obsidienne. Il n’y décela aucun passage, ni même le moindre interstice par lequel se glisser. Il n’avait jamais rencontré de conscience aussi impénétrable, excepté… Une infime bribe de souvenir lui revint, celui d’un esprit aussi lustré qu’une paroi de cristal. Cependant, à peine cette pensée eut-elle refait surface qu’elle se volatilisa, et il se retrouva incapable de se rappeler où il avait déjà vu pareille lisseté — ni même de quoi il s’agissait.
Mais que… ? Jace émergea de la soudaine absence qui l’avait saisi. Il craignit un mauvais tour de Bolas, puis s’aperçut que cette rêverie était sans doute née de son propre esprit. À quoi pensais-je à l’instant ? Impossible de s’en souvenir. La psyché du dragon se dressait toujours devant lui, à l’abri de ses murailles, à l’extérieur desquelles le mage continua de tâtonner vainement à la recherche d’une brèche.
Ses compagnons ne s’en sortaient guère mieux.
D’un coup de queue expéditif, le dragon frappa Gideon et son bouclier d’invincibilité avec la force d’un baloth enragé, le projetant contre un épais mur de brique qui délimitait un côté de la place. Si son orbe doré le protégea, le soldat eut pourtant à peine le temps de se relever que déjà Bolas le renvoyait violemment contre l’obstacle, d’un deuxième coup de queue, comme une vulgaire balle, qu’il frappa encore et encore, chaque impact faisant voler des pierres en éclats. La paroi céderait certainement avant le bouclier de Gideon, mais pas avant un bon moment.
Le dragon dédaigna aussi les décharges ignées de Chandra, piétina les zombies de Liliana et rompit les chaînes végétales de Nissa. Pourtant, il ne chercha pas à attaquer les trois femmes, se contentant de marteler inlassablement le mur avec le malheureux hoplite. En revanche, il fixait intensément Jace du regard, parfaitement conscient des vaines tentatives de ce dernier.
La voix du Cornu fusa dans son esprit avec la délicatesse d’une avalanche, broyant sans peine le gros de ses défenses psychiques : Toi qui n’as vécu que quelques secondes à l’échelle du Multivers, crois-tu que tes maigres talents t’autorisent à m’attoucher ? Et dire qu’on a pu me taxer, moi, d’arrogance ! Le rire de Bolas lui vitriola l’esprit.
Le mage s’efforça désespérément de lui opposer des boucliers mentaux plus solides, atterré par la facilité avec laquelle Bolas avait percé ses retranchements extérieurs. Néanmoins, peut-être l’arrogance dont le dragon, justement, se défendait l’avait-elle rendu négligent, car son incursion avait laissé derrière elle une trace, un fil métaphysique reliant son esprit à celui de Jace. Et si ce cordon menait celui-ci à la faille qu’il désespérait de trouver pour sauver ses amis ? Il remonta donc la piste.
Enfin, Il découvrit une petite brèche dans le mur d’obsidienne, toujours aussi monolithique par ailleurs. Il se concentra pour tenter de l’élargir, il n’avait qu’à…
Si tu voulais entrer, mon petit, il suffisait de demander, le railla Bolas. Chaque mot lui sembla s’écraser dans ses pensées comme un rocher dégringolant d’une montagne.
Tout à coup, le bouclier d’obsidienne s’évanouit, et Jace bascula dans la tête du dragon. Celui-ci l’y attendait avec un grand sourire.
En dépit de ses efforts désespérés pour le repousser, le grand manipulateur s’empara sans ménagement de l’esprit du mage, qui se plia en deux sous la douleur, furieux contre lui-même d’avoir aussi naïvement mordu à l’hameçon. Il faut trouver autre chose ! Il pouvait encore se tirer de ce mauvais pas, il n’avait besoin que d’un peu plus de temps. Quelques secondes suffiraient…
Des secondes dont tu ne disposes pas, se moqua le dragon. Le Multivers ne tolère qu’un temps les imbéciles. Que cela te serve de leçon, si jamais tu survis ! Sur ces paroles, il affermit sa prise et serra.
Les synapses se disloquèrent. La douleur explosa. La démence s’invita. Une immense vague d’obscurité enfla au loin. Jace savait que sa déferlante oblitérerait son esprit. La mort psychique ! Impulsivement, il entama un saut interplanaire, sans avoir la moindre idée de sa destination ni s’en soucier. Seul importait qu’il échappât aux ténèbres !
Au moment où la vague s’abattit, il se sentit entraîné dans les Éternités aveugles, puis perdit conscience.
LILIANA
Liliana, atterrée, fixa l’endroit où Jace se tenait quelques instants plus tôt. Le combat contre Bolas virait au désastre, ainsi qu’elle l’avait d’ailleurs craint. Pourtant, même lorsqu’il avait hurlé de douleur, elle avait espéré que le mage trouverait une échappatoire. Malheureusement, c’était un cri qu’elle connaissait bien : celui de l’agonie, le rugissement primal d’une vie qui refuse de s’éteindre.
Elle frissonna. Non, il ne peut pas être mort ! Il s’est transplané juste avant, je l’ai vu ! Il est vivant, j’en suis certaine.
« Votre maître de l’esprit, je suppose ? se gaussa Nicol Bolas en allongeant chaque syllabe. J’espère pour vous que vous en avez un autre. Je peux attendre, sinon, ou bien, dans le pire des cas, je promets de faire la sourde oreille quand vous crierez pour vous coordonner. » Le grondement de sa voix retentissait sur la place, ponctué uniquement par le martèlement ininterrompu de Gideon contre le mur.
Liliana bouillonnait. Elle savait depuis le début que cet affrontement procédait d’une très mauvaise idée, et le temps et l’énergie qu’ils avaient gaspillés à essayer d’aider les habitants de ce plan, pourtant irrémédiablement condamnés, n’avait fait que renforcer cette certitude. Ces multiples distractions les avaient éreintés, et ils n’étaient plus en état de combattre un Planeswalker aussi puissant que Bolas. Elle se serait d’ailleurs esquivée depuis longtemps si elle n’avait pas poussé ses compagnons au-delà de leurs forces par ses machinations pour vaincre Razaketh. À plusieurs reprises, elle avait ainsi hésité à rester avec eux ou les abandonner, avant de finalement estimer que le temps et l’énergie qu’elle avait investis en eux justifiait de s’attarder, mais peut-être s’était-elle fourvoyée.
Pourtant, se retrouver dans cette tragique impasse n’était pas la seule raison de sa fureur. Longtemps auparavant, sur Innistrad, elle avait comparé ses sentiments pour Jace à l’affection qu’elle éprouverait envers un chien, ou un quelconque animal de compagnie. Naturellement, la remarque avait blessé le jeune homme, comme elle l’espérait.
Cependant, contrairement aux apparences, Liliana était très attachée aux êtres tombés sous sa coupe, quels qu’ils fussent, et malheur à qui s’en prenait à eux ! Elle désirait ainsi ardemment montrer à Bolas les conséquences de son impudence.
Oui, utilise-nous : donne libre cours à ton pouvoir ! susurra le Voile de Chaîne qui pendouillait à sa hanche.
Tu n’as jamais été assez sotte pour croire que tu pouvais remporter cette bataille, Liliana, murmura l’Homme-corbeau.
Et peut-être s’agissait-il là de la raison première de son ressentiment : elle voulait que son esprit lui appartînt de nouveau, exclusivement.
Si elle décidait d’affronter Bolas, elle n’aurait d’autre choix que de recourir au Voile de Chaîne et aux âmes des défunts onakke qu’il renfermait. Celui-ci lui conférait certes un pouvoir immensurable, mais toujours à un prix plus qu’onéreux : chaque fois qu’elle l’employait, elle risquait la mort ou l’assujettissement total aux esprits qui habitaient l’artefact. Or l’une comme l’autre des perspectives lui étaient intolérables.
Les manœuvres offensives contre le dragon, du reste infructueuses jusque-là, s’interrompirent alors brièvement, tandis que Chandra et Nissa se remettaient de leur accablement suite à la disparition de Jace.
Nicol Bolas se tourna vers Liliana et lui adressa un grand sourire, débauche grotesque de crocs et d’arrogance qu’elle trouva répugnante, en partie parce qu’elle reconnaissait adresser souvent ce même rictus aux vaincus. « Liliana Vess, quel plaisir de te revoir ! Tu as vraiment un teint… éclatant de santé », persifla-t-il sans chercher le moins du monde à masquer son dédain.
L’intéressée approcha impulsivement les doigts du Voile. « Je vais te tuer, Bolas, le menaça-t-elle. Je te regarderai expirer, puis je ranimerai ton cadavre pour… »
« Allons, allons ! l’interrompit le dragon. Ces morveux avaient déjà perdu le combat avant même leur naissance, et tu le sais très bien. Tu es la seule, parmi eux, à avoir connu la véritable puissance, et toi seule peux la connaître encore. »
Liliana savait qu’il disait vrai, mais, à l'évocation du « morveux », le hurlement poussé par Jace juste avant de se transplaner à l’aveuglette lui revint douloureusement aux oreilles. Les runes gravées sur le corps et le visage de la nécromancienne s’illuminèrent alors d’une lueur zinzoline, et le Voile reprit ses murmures insistants : Avec notre puissance, il ne pourra pas te résister. Sers-toi de nous !
Le dragon se pencha vers elle et poursuivit d’une voix plus posée, voire enjôleuse : « Je comprends, Liliana. Tu t’es acoquinée à eux, certaine de pouvoir les manipuler à ta guise. Mais, comprends-tu, quand on s’entoure d’incapables, voilà malheureusement ce qui arrive », lui expliqua-t-il avant de tourner la tête pour contempler le navrant spectacle qu’offraient Chandra et Nissa, en plein conciliabule, se consolant mutuellement et tentant d’élaborer une nouvelle stratégie.
Ses propos étaient accablants de vérité. Incapable d’en supporter davantage, Liliana caressa la Voile de Chaîne, y puisant la férocité dont elle aurait besoin. Oui ! s’exclamèrent les voix enfermées dans les chaînons dorés. N’aie crainte, nous l’anéantirons !
« Sais-tu seulement maîtriser le Voile de Chaîne sans qu’il ne te déchire la peau ni ne te vide de ton souffle vital ? l’interrogea Bolas sur le même ton doucereux. Sais-tu comment forcer les esprits des Onakke à se plier à ta volonté au lieu de te détruire corps et âme ? Moi, je sais, Liliana. »
Mensonge ! se récrièrent les Onakke dans sa tête. Imposteur ! Nous l’écraserons !
Tu sais qu’il dit vrai, Liliana. Il peut t’aider, intervint l’Homme-corbeau.
Silence ! leur intima-t-elle. Par bonheur, les voix se turent car elle était à bout, harassée, incapable de réfléchir. Nicol Bolas savait-il réellement comment dompter le Voile de Chaîne ? À chaque manipulation, l’artefact lui faisait comprendre qu’elle n’en était pas maîtresse, en bravant sa volonté et en lui ravageant le corps. Tôt ou tard, il finirait par la tuer.
« Oh oui ! confirma le dragon. C’est une arme traîtresse entre les mains du profane. Il est d’ailleurs surprenant que tu sois toujours en vie ! Voilà qui en dit long sur ta puissance et ton talent. Mais je peux t’aider à dompter son pouvoir… Son réel pouvoir », précisa-t-il.
La nécromancienne laissa retomber le Voile contre sa cuisse. Elle croisa le regard de Gideon, que Bolas continuait de malmener comme une poupée de chiffon et qui, malgré son calvaire, restait stoïque. Ton silence héroïque ne m’est d’aucune utilité en cet instant, Gideon, songea-t-elle. Elle aurait pourtant bien aimé qu’il l’aidât à sortir de l’exaspérante indécision qui la rongeait.
Bolas la dévisagea de ses yeux noirs baignés de malveillance et se fit sentencieux : « Je te promets qu’avec ou sans le Voile, si tu t’opposes à moi aujourd’hui, tu mourras. Je suis en effet bien meilleur télépathe que votre mage de l’esprit, plus destructeur que votre pyromancienne, plus puissant que votre élémentaliste, et je fais un bien meilleur général que votre tacticien inepte. Vous n’auriez d’ailleurs jamais vécu aussi longtemps si je n’entrevoyais pas que vous puissiez éventuellement m’être utiles. »
Nissa et Chandra approchèrent. Les yeux de l’animiste luisaient d’un vert émeraude, et la terre grondait sous ses pieds, la rehaussant de plusieurs centimètres. « Tu mens, dragon ! », s’insurgea-t-elle, le visage figé en une grimace de colère que l’on ne lui voyait que rarement.
L’intéressé se tourna vers elle d’un air faussement chagriné : « Mentir, moi ? Regarde donc autour de toi, petite elfe ! Quel besoin aurais-je de déguiser ma pensée ? » Le grondement sous les bottes de Nissa s’intensifia.
Bolas se redressa, dominant de nouveau la place de toute sa stature. « Va-t’en, Liliana ! Pars si tu veux vivre. Tu ne seras jamais davantage en sécurité que là où tu peux me servir. »
Inutile de se voiler la face, la défaite était inévitable. Bolas avait vu juste : ce combat était perdu d’avance. À quoi bon se battre ? Pour mourir ? Non, c’était absurde. Elle porta de nouveau le regard vers l’endroit où Jace avait disparu ; ses hurlements déchirants résonnèrent dans sa tête. Elle sentit des perles humides au coin de ses yeux, qu’elle réprima aussitôt, refusant de montrer le moindre signe de faiblesse.
Sans savoir pourquoi, elle se tourna vers ses équipiers, les mots sortant de sa bouche avant qu’elle ne pût les arrêter : « Venez avec moi, les exhorta-t-elle. C’est fini, vous vous en rendez compte, n’est-ce pas ? Jamais nous ne sortirons vainqueurs de ce combat, mais nous pouvons nous replier, retrouver Jace, chercher un autre moyen. » Que Bolas l’entende, elle s’en moquait : il savait déjà que les Sentinelles n’avaient aucune chance de remporter cette bataille aujourd’hui et, le connaissant, il ne croyait pas qu’elles y parviendraient jamais.
Il n’a pas tort, enchérit l’Homme-corbeau. Le Voile de Chaîne, quant à lui, resta muet.
Chandra refusait obstinément de croiser le regard de Liliana, Nissa secoua la tête de dépit, et, quoique la colère de Gideon fût manifeste, il ne chercha pas à la contredire, ni à la dissuader. Liliana n’était guère habituée à ressentir un tel tourbillon d’émotions. Elle aurait eu mieux fait de partir sans se préoccuper de leur sort.
« Je vous en prie ! insista-t-elle. Nous nous fourvoyons en restant ici, et vous mourrez. » Bien que la note suppliante dans sa voix la hérissât, elle ne chercha pas à revenir sur ses paroles.
Face au silence de ses compagnons, elle se résigna et se tourna de nouveau vers Bolas. « Où… Où désires-tu que j’aille ? » demanda-t-elle, déconfite. Elle déglutit péniblement, le fiel de sa lâcheté aussi âcre dans sa gorge que celui de sa récente sollicitude.
« Non ! hurla Chandra. Nous t’avons fait confiance ! Moi, je t’ai fait confiance ! » De nouvelles flammes jaillirent de sa tête et de ses mains.
Tu savais parfaitement qui j’étais, petite, ne fais pas semblant, pensa la nécromancienne sans se résoudre à l’énoncer.
« N’importe où, répondit Bolas. Peu importe, c’est moi qui te retrouverai, et nous aurons alors une petite discussion, ou plutôt une longue conversation. Pour l’heure, va, Liliana Vess, va ! »
Ses choix aboutissaient invariablement au même résultat : une nouvelle trahison, une déception de plus, un autre piège. C’était d’ailleurs ce qui la rassurait chez les morts : impossible de les tromper comme de les décevoir, et jamais elle ne verrait de colère ni de tristesse dans leurs yeux.
Elle regarda Chandra, se demanda si elle serait forcée de l’éliminer pour survivre. L’air vibrait de chaleur autour de la pyromancienne. Je ne veux pas te tuer, Chandra.
Alors, pars, lui souffla l’Homme-corbeau.
Ce fut l’une des rares occurrences où elle tomba d’accord avec cette maudite voix. S’enveloppant d’un halo d’énergie noirâtre, elle s’évanouit dans le néant, ses larmes enfin libres de couler dans le vide des entre-mondes.
CHANDRA
Elle voulait que cette journée, cette affreuse et épouvantable journée, s’achevât, car rien ne se déroulait comme prévu.
La stratégie de Gideon lui avait paru brillante, judicieusement exempte de toute intrication superflue puisqu’il était de toute façon impossible de prendre en compte toutes les contingences. C’était un plan sobre et efficace, qui tirait parti de leurs forces respectives. Bref, il était parfait.
Ou sans être parfait, il lui permettait néanmoins de donner libre cours à la fureur de ses flammes, pour oublier les horreurs auxquelles elle avait assisté ce jour-là, même si le feu ne pouvait rien contre le chagrin, la terreur ni le déchirement.
Elle avait donc décidé de réduire en cendres le Cornu.
Mais peine perdue ! Certes, c’était un dragon, elle le savait, merci, mais elle s’était malgré tout crue capable, sinon de le tuer, du moins de le neutraliser, pour peu qu’elle redoublât d’efforts.
Nicol Bolas toisa les Planeswalkers restants et leur sourit pour les narguer : « Et encore un de moins, commenta-t-il. Je ne voulais pas vexer votre chère et regrettée nécromancienne, mais, entre nous, j’admets être moi-même assez versé en nécromancie. Une place se serait-elle libérée dans votre équipe ? Y a-t-il une formalité particulière pour se porter candidat ? »
« Tais-toi ! » rugit Chandra. Elle ne supportait pas les hâbleurs, elle haïssait les nécromanciennes perfides qui feignaient l’amitié pour ne servir que leurs propres desseins, et, par-dessus tout, elle détestait, exécrait, abhorrait les défaites.
Invoquant des torrents de flammes d’un blanc éblouissant, elle en cingla le dragon. Aveuglé, celui-ci fut contraint de battre en retraite pour la première fois de tout le combat, laissant Gideon choir sur les pavés.
Je l’ai touché ! J’ai réussi ! Elle n’avait pas connu un seul moment d’euphorie de toute la journée et n’en savoura que davantage celui-là. « Gideon, Nissa, nous pouvons y arriver ! » s’écria-t-elle. Le guerrier s’était déjà relevé et traversait la place pour la rejoindre. Nissa, quant à elle, restait étrangement silencieuse. Chandra ignorait ce que son amie avait en tête, mais elle était certaine que leur élémentaliste les surprendrait.
« Il suffit, petite idiote ! » Le dragon s’élança dans les airs, hors de portée de ses trombes ignées. Il en fallait cependant davantage pour décourager la jeune femme, qui continua de le bombarder. Même vaines, ces attaques lui faisaient du bien.
« Chandra Nalaàr, tu possédais tant de qualités appréciables : la puissance, la fragilité émotionnelle, la crédulité, une imprévisibilité si délicieusement prévisible. J’aurais donc tant voulu que nous parvenions à nous entendre », déplora Bolas d’une voix tonnante.
Je ne suis pas crédule ! ragea-t-elle intérieurement, sa colère montant d’un cran tandis qu’elle illuminait le ciel nocturne de brandons.
« Mais attaquer un dragon au feu, franchement, tu me déçois », acheva-t-il. Il prit de l’altitude en battant l’air de ses immenses ailes, puis les replia brusquement contre son corps titanesque pour piquer sur Chandra. Viens, je t’attends de pied ferme, pensa-t-elle, n’espérant que l’occasion de se déchaîner et de tout embraser. Le feu se déversait de son corps sans retenue aucune. Si elle devait périr ainsi, elle s’arrangerait pour emporter ce scélérat dans la mort.
Soudain, la terre se souleva autour d’elle, et un grand éperon fait de roche, de terre et de racines mêlées jaillit du sol pour tenter d’empaler le dragon. Bolas vira sur le côté au dernier moment, mais d’autres pointes se dressèrent, telles des lances meurtrières cherchant à le tuer. Pour les éviter, il dut s’éloigner de l’esplanade et décrire de plus larges cercles.
« C’est ça, montre-lui, Nissa ! » s’enthousiasma Chandra. Jetant un coup d’œil à son amie, de l’autre côté de la place dévastée, elle la vit nimbée des pieds à la tête d’une aura viride, concentrée sur sa magie tellurique. Elle savait bien que Nissa trouverait une idée épatante ! Protégée par la forêt de saillies rocheuses, la pyromancienne fut de nouveau en mesure d’enchaîner les salves. « Nous pouvons réussir… », se répéta-t-elle.
D’un grand coup de queue, Bolas pulvérisa les rangées d’éperons, aussi facilement que s’ils étaient de verre, propulsant un vague de pierres et de terre vers Chandra. Celle-ci dressa instinctivement une massive barrière de feu pour repousser les débris, mais ceux-ci la percutèrent malgré tout, en la projetant brutalement contre l’une des saillies périphériques.
Une douleur fulgurante la transperça, et plusieurs de ses côtes se fracturèrent. Sonnée, elle s’efforça de se relever en voyant la silhouette sinueuse de Nicol Bolas zigzaguer entre les aiguilles brisées, avec une agilité surprenante compte tenu de sa taille. Il fondit de nouveau sur elle pour la saisir de l’une de ses énormes serres.
Paralysée par la souffrance, elle ne parvenait plus à invoquer de sorts incendiaires. Nicolas Bolas contracta une griffe, et la jeune femme sentit une autre côte craquer. Elle hurla de douleur.
Son tortionnaire sourit. « Bien, Chandra, laisse-moi te montrer ce qu’un dragon sait faire. »
Un gigantesque élémental de terre s’éleva alors derrière lui et lui décocha un violent coup de poing à la mâchoire. Le Cornu grogna, puis fit face au golem en lâchant sa victime.
Aïe ! Est-ce qu’il me reste seulement un os entier ? se demanda la pyromancienne en se relevant tant bien que mal. Nissa avait besoin d’aide. Prise de vertiges, elle trébucha néanmoins de nouveau. Le corps-à-corps entre élémental et dragon faisait trembler le sol, et Chandra vit au loin d’autres titans de glaise se lever pour se ruer à leur tour sur l’ennemi.
Malgré sa souffrance, elle ne put s’empêcher de sourire. Finalement, peut-être allaient-ils vraiment vaincre…
« Je l’avoue, je me suis sans doute montré un peu trop modeste, pérora Nicol Bolas. Je ne suis pas qu’un simple dragon, voyez-vous. » Puis il prononça un mot, un seul, qui se déroba aussitôt à l’oreille de Chandra, mais des tentacules noirâtres surgirent alors de terre pour enserrer la poitrine et la gorge de Nissa. Étranglée, l’animiste se débattit furieusement pour s’en défaire.
Non, non, non ! Il faut que je… Chandra esquissa un pas vers l’elfe, s’infligeant une nouvelle torture. Elle pouvait à peine bouger.
« Va-t’en ! Vite ! » lui cria son amie. Les tentacules revenaient constamment à l’assaut, et bien que Nissa parvînt à en les réduire en lambeaux grâce à la magie, d’autres jaillissaient pour les remplacer à l’instant.
« Non… » gémit-elle avant d’être interrompue par une quinte de toux qui aspergea de sang les décombres qui jonchaient le sol. Elle inspira pour réprimer la nausée qui l’assaillait. Où est Gideon ? Pivotant pour le chercher du regard, elle se rendit compte qu’elle était sur le point de s’évanouir.
« Va-t’en ! lui répéta l’elfe. Ne t’inquiète pas pour moi ! Tu risques la mort ! Pars ! »
Aucune trace du hoplite. Elle ne pouvait ni sauver Nissa, ni vaincre le dragon ; elle ne parvenait même pas à rester consciente.
Si je reste ici, c’en est fini de moi. Refusant de mourir, elle se transplana alors dans un nuage de feu. Le sang qui souillait encore les débris rocheux témoigna un instant de son passage, avant de s’évaporer à son tour sous l’effet de l’intense chaleur ainsi dégagée.
NISSA
Nissa éprouva un profond soulagement en voyant Chandra s’effacer vers un autre monde, car elle aurait été incapable à la fois de sauver Gideon, de se défendre et de protéger son amie grièvement blessée. Même à présent, elle n’était pas certaine de parvenir à protéger son dernier équipier présent.
Pour elle comme pour ses équipiers, la bataille tournait au désastre. Face au sortilège de Bolas, elle-même peinait à résister. Elle ne pouvait en effet plus compter sur ses élémentaux, qu’elle n’était plus en mesure d’animer puisqu’elle consacrait toutes ses forces uniquement à survivre.
Au tout début du combat, lorsqu’il était apparu d’évidence que ses invocations usuelles resteraient sans effet contre le dragon, elle avait cherché à entrer en communion plus intime avec les forces telluriques. En plongeant son esprit dans les entrailles du monde, elle avait toutefois eu la sensation d’être ralentie par une boue épaisse : la présence du Cornu avait mystérieusement renforcé la résistance des sols à ses manipulations.
Elle avait finalement réussi à leur imposer sa volonté pour façonner la terre à sa guise — tout cela pour que Bolas la neutralisât d’un simple mot ! Elle avait cru qu’Amonkhet avait infléchi son destin, que l’expérience vécue dans le temple de Kefnet lui avait ouvert des voies inconnues… Mais elle s’était trompée : preuve en était que Kefnet lui-même et les autres dieux gisaient à présent dans les rues de la cité, fauchés trop tôt, leur potentiel gaspillé.
Et cet affrontement, ce face-à-face avec le démon qu’était Nicol Bolas avait démontré que les Sentinelles n’étaient que des dilettantes.
Nissa n’avait encore jamais remis en cause leur raison d’être : le Multivers ne regorgeait-il pas d’âmes en détresse, de torts à redresser, de menaces à vaincre ? Et c’est ce que ses compagnons et elle avaient fait : longtemps, ils s’étaient montrés dignes de cette mission, mais pas aujourd’hui, lorsqu’un dragon d’une puissance et d’une intelligence supérieures leur avait montré leur outrecuidance à s’aventurer dans son fief, sans la préparation ni les forces nécessaires.
Et si Liliana avait raison : peut-être existait-il effectivement une solution. Ces réflexions ne l’empêchèrent toutefois pas de poursuivre sa lutte pour reprendre le contrôle du terrain, car celui-ci représentait son unique chance de prévaloir.
Les pensées de Nicol Bolas s’insinuèrent alors dans son esprit, visqueuses et nauséabondes : Ce sol ne t’appartient pas, petite elfe. Il est à moi. Or je t’interdis d’y toucher. Une énergie nécrotique infesta subitement les lignes ley qu’elle avait eu tant de mal à apprivoiser, puis la corruption la traversa en lui sclérosant les chairs. Elle poussa un cri de douleur.
La vérité lui sautait aux yeux, à présent : elle n’avait jamais eu la moindre chance de s’approprier cette terre, car celle-ci s’était depuis longtemps soumise à Bolas, devenu son maître absolu. Sa seule issue était de fuir, loin, très loin — si ce n’est que les vrilles délétères la retenaient prisonnière.
Le dragon s’approcha d’elle lentement, le visage fendu d’un large sourire. « Le temps des faux-semblants touche à sa fin, annonça-t-il. Tu as la chance d’assister à l’aube d’un avènement, Nissa Revane. Peu de mortels peuvent se prévaloir d’un tel honneur. »
Soudain, un choc violent au flanc interrompit ses élucubrations et le déséquilibra brusquement. Gideon ! Nissa n’avait cependant guère le temps de réfléchir au moyen d’aider son équipier, car les cirres constricteurs lui coupaient le souffle. Elle se borna à profiter de la diversion pour fuir le monde exsangue et moribond d’Amonkhet.
GIDEON
Une rage aveugle le dévorait, car Gideon n’avait ressenti semblable tourment qu’une seule fois dans sa vie, à savoir lorsqu’il avait dû regarder Érébos assassiner tous ses amis. Il s’était alors juré de ne plus jamais revivre pareille torture. Malheureusement, cette nouvelle bataille avait aussitôt viré au cauchemar, car Nicol Bolas l’en avait d’emblée écarté. Le hoplite n’avait ainsi pu qu’observer la scène, impuissant et furibond, tandis que l’infâme Cornu se débarrassait de Jace, puis convainquait Liliana de les abandonner sans lutter. Il avait également vu Chandra et Nissa en réchapper de justesse, heureux, enfin, de les savoir loin de cet endroit maudit. Il ne supporterait pas, en effet, de perdre une nouvelle fois des amis chers, surtout s’il se savait responsable de leur mort.
Il escalada la patte de Bolas en brandissant frénétiquement son sural pour tenter de l’égorger. Le dragon l’attrapa de l’une de ses immenses griffes et le plaqua vivement au sol. Sa proverbiale invulnérabilité ne servait à rien face à un adversaire d’une telle taille et d’une telle force : il se débattit comme un forcené entre ses serres, mais en vain.
« Tu ne l’emporteras pas ! le provoqua-t-il. Nous triompherons ! » Ses propres paroles lui semblèrent horriblement dérisoires, mais il ne se devait pas moins de continuer à lutter.
«Je ne l’emporterai pas, vraiment?» Le rire narquois de Bolas résonna sur l’esplanade. «Tu te berces d’illusions, Gideon Jura. Moi qui ai affronté des milliers de généraux et autant de tacticiens, stratèges et génies militaires, laisse-moi te dire que, de tous, tu es sans doute le plus décevant. Je vais aussi te donner un petit conseil: ignorer la réalité patente constitue une erreur fatale pour un général. Ne te méprends pas, je comprends l’importance de tes nobles aspirations, mais savoir jauger et analyser correctement une situation représente une qualité primordiale pour qui se pique de stratégie.»
Gideon n’ignorait pas que le Cornu essayait de le pousser à bout, de le déstabiliser, mais il savait également que ce n’était pas nécessaire : il avait depuis longtemps renoncé à toute décision militaire logique et cohérente. Et voilà la cause de ma déconfiture, admit-il.
« Tu t’es associé à un illusionniste, mais, en réalité, c’est toi, le véritable mystificateur, poursuivit Bolas. Tu te considères invincible, n’est-ce pas ? C’est là que tu te leurres, Gideon, et je vais te montrer à quel point tu es vulnérable. »
L’une des serres du dragon s’illumina, puis pressa de plus en plus contre le bouclier rutilant, tant et si bien que celui-ci éclata comme une bulle de savon, laissant la pointe de la griffe transpercer armure et chairs dans le même mouvement. Le hiéromancien grimaça, à la fois de douleur et de stupéfaction, mais ne hurla point.
« Je pourrais te tuer, si l’envie m’en prenait, mais je te soupçonne de ne pas craindre la mort, à en juger par la manière dont tu risques si inconsidérément ta vie, sans parler de celle des autres », gouailla le dragon. Gideon agita la tête en tous sens, déterminé à se libérer coûte que coûte.
« Oui, conclut Bolas, mieux vaut que tu restes en vie, pour prendre la pleine mesure de ta médiocrité et de ton inutilité. Mieux encore, je vais te montrer combien je me moque de ton sort : je te laisse le choix de rester ici et d’affronter la mort ou bien de partir et de survivre aujourd’hui, je n’ai pas de préférence. » Le sourire du dragon s’élargit telle une plaie béante.
Gideon s’étonna de découvrir qu’une partie de lui désirait ardemment rester — pour ne plus ressentir la culpabilité d’avoir perdu Drasus, Olexo et tous ses Irréguliers sur Theros ainsi que tous ceux qu’il avait vu mourir sur Zendikar. Il ne voulait plus de tout ce sang sur ses mains. Alors pourquoi ne pas capituler, pour une fois ?
Un flot d’images accablantes l’envahit : Drasus le toisant, méprisant, et le traitant de lâche ; Érébos, le dieu des Morts, dressé devant lui et lui crachant la même épithète, dans un rire sardonique ; Chandra lui jetant le mot traître au visage…
Il pouvait, en effet, rester et affronter la mort ou bien battre en retraite et continuer à vivre, pour tirer leçon de ses erreurs et poursuivre la lutte. Puisque Bolas pensait que le choix de Gideon n’avait aucune importance, ce fut en définitive ce dédain qui pesa dans la balance, car il avait la ferme intention de lui donner tort.
Il se projeta ainsi à travers les Éternités aveugles, la profonde entaille que le dragon lui avait laissée à l’épaule ne représentant que la plus visible de ses plaies.
La place retrouva sérénité et sombreur, éclairée seulement par les quelques foyers d’incendie qui subsistaient des déchaînements de Chandra. Quelques minutes s’écoulèrent — quelques minutes de trop au goût d’un certain dragon —, puis Tezzeret apparut.
« Tu es en retard, le fustigea son maître. Aurais-tu douté de ma victoire ? »
Tezzeret le servait depuis assez longtemps pour connaître la réponse idoine : « Non, maître, pas un instant. J’ai été retardé, mais toi, tu les as vaincus aussi promptement que tu le prévoyais. » Il balaya des yeux l’esplanade, à la recherche de cadavres, qu’il ne trouva pas. « Dois-je tenter de découvrir où ils… ? »
« C’est inutile. Leur défaite et leur humiliation se sont révélées plus suaves que leur sang. »
Son serviteur lui adressa un regard interrogateur tout en sachant qu’il n’obtiendrait aucune explication et préféra changer de sujet : « Maître, j’ai à te rendre compte de… »
« Plus tard. Va dire à Ral Zarek que je l’attends : il progresse trop lentement. » Tezzeret détestait jouer le rôle de garçon de courses, raison pour laquelle Bolas prenait justement un si grand plaisir à lui confier cette tâche. Déstabilisé et contrarié, son valet se révélait beaucoup plus efficace, car dès qu’il se reposait sur ses lauriers, il devenait d’une inutilité affligeante. « Maintenant, tu peux disposer ! »
Tezzeret inclina servilement la tête et disparut aussi vite qu’il était venu. Dans le calme de la nuit, la première que connaissait vraiment Amonkhet depuis des années, Bolas contempla ruines et cadavres, et savoura le silence qui régnait enfin. Soixante ans plus tôt, il avait réalisé là une sublime œuvre génésiaque, et ne déméritait pas aujourd’hui : le pont planaire était désormais à sa portée, son armée levée, et les Sentinelles perdues quelque part dans le Multivers.
Levant la tête vers les étoiles, il poussa un rugissement, laissant un jet de feu jaillir du plus profond de lui. Si une grande partie de ses actes se voulaient ostentateurs, aspect essentiel de toute approche stratégique de sa part, c’est en revanche par pur plaisir qu’il poussa ce bramement-là. Non, il n’avait plus besoin de se tapir dans l’ombre : Nicol Bolas, dragon ancestral, génie, archimage, Planeswalker, entrait en scène dans la lumière.
Tremblez, misérables ! Vous vous inclinerez tôt ou tard. Sur quoi, il s’envola dans le ciel nocturne pour mieux admirer le carnage dont il était le maître d’œuvre et qui, pour l’heure, le contentait.
L’Âge de la Destruction Page histoires
Profil du Planeswalker : Nicol Bolas
Profil du Planeswalker : Jace Beleren
Profil du Planeswalker : Liliana Vess
Profil du Planeswalker : Chandra Nalaàr
Profil du Planeswalker : Nissa Revane
Profil du Planeswalker : Gideon Jura
Profil du Planeswalker : Tezzeret
Profil du plan : Amonkhet