L’Âge de l’Éternité
Histoire précédente : Faveur
Comme les prophéties l’auguraient, le Dieu-Pharaon est revenu, et les premiers Âges se sont succédés. Pourtant, au lieu des bienfaits attendus, Révélation, Gloire et Promesse n’ont jusqu’ici déchaîné que des calamités sur Naktamon, et voici que l’avènement de l'Âge de l’Éternité déchaîne un véritable holocauste.
À présent, enfin, elle entrevoyait le pourquoi de la foi.
Jusqu’à ce jour, Nylah n’avait jamais compris les zélotes, ni leur besoin irrépressible de claironner leur foi à l’envi. Cette notion même échappait à son entendement ; elle n’y voyait qu’une faiblesse, un simulacre de piété pour les indolents. À quoi servait, en effet, cette foi, alors que les dieux étaient si ostensiblement visibles, audibles et tangibles ? La ville entière retentissait en effet de leur verbe, leur aura divine bien plus tangible et vraie que tout le reste de la création, qui se contentait simplement d’exister. Puisqu’ils évoluaient parmi eux et que leur divinité s’offrait, évidente, aux yeux, aux mains et aux oreilles de tous, comment donc ne pas croire en leur réalité ?
Mais, depuis, une révélation lui était venue.
Elle s’était jusque-là peu souciée du retour du Dieu-Pharaon : il lui restait encore beaucoup à apprendre avant d’achever son entraînement et, à l’instar de chacun de ses camarades, elle voulait surpasser les autres. Ainsi donc, à quoi bon songer à ce qui succéderait aux Épreuves quand celles-ci constituaient l’unique objet de ses aspirations ? Amants, enfants et amis n’avaient toujours été que transitoires dans sa vie, car rien ni personne ne pouvait rivaliser avec son ambition. Certes, les dieux méritaient sa dévotion et, au travers de sa préparation guerrière, elle ne manquait pas de leur rendre grâces quotidiennement, mais son but ultime était qu’il la jugeassent valeureuse, et ce désir ne tolérait aucune concurrence.
Pourtant, à l’ouverture du Portail vers le paradis, elle n’avait pu empêcher son cœur de battre la chamade. Dire que le jour tant attendu était arrivé, que l’éternité s’ouvrait devant elle ! Elle avait tendu le cou, impatiente de connaître la béatitude divine, mais les immenses vantaux n’avaient dévoilé que des horreurs.
Elle n’avait jamais réellement apprécié la beauté de sa cité, jusqu’à ce qu’on la lui ravît. Le majestueux Luxa, naguère aussi bleu qu’un ciel d’été, n’était en effet plus qu’un cloaque sanguinolent et bouillonnant, gorgé de cadavres de poissons à l’odeur méphitique ; des nuages de sauterelles vrombissantes dépouillaient arbres et jardins de leurs frondaisons, et se repaissaient de menus animaux en ne laissant dans leur sillage que de petits squelettes écurés. Même les dieux succombaient sous l’assaut des envahisseurs : le puissant Rhonas, l’ingénieux Kefnet, l’ambitieuse Bontu et la radieuse Oketra, tous avaient péri, fauchés sans gloire, remettant par là même en cause leur divinité.
Nylah se fit alors, bien malgré elle, la réflexion la plus iconoclaste de son existence : Si les dieux n’ont pas su réussir leur épreuve, alors ils méritent leur sort. Poursuivant son raisonnement au bord de ce gouffre pernicieux, elle finit par y plonger : Comme nous méritons tous le nôtre.
Loin de l’horrifier, cette idée attisa au contraire une braise enfouie aux tréfonds de son être, une chaleur qui la réconfortait en ce jour où leur ère d’épreuves cédait la place à l’éternité promise. Sa ville était anéantie, son panthéon décimé, ses concitoyens en déroute ; pourtant, elle n’avait jamais autant eu la foi qu’en cet instant.
Il est impératif que l’on nous éprouve. Sans épreuve, il n’est pas d’honneur. Sans sacrifice, nulle gloire ; sans mort, nulle vie. Si cette litanie rabâchée par les prêtres n’avait jamais su éveiller d’écho en elle, la jeune femme s’y cramponnait néanmoins à présent comme à un radeau providentiel au milieu d’un crue dévastatrice, car son Épreuve avait déjà commencé : il lui fallait surmonter ce cauchemar pour en émerger valeureuse. Ce dernier mot résonna dans son cœur : valeureuse.
Plusieurs anges, qui, depuis le ciel, avaient tous observé sans immixtion les déchaînements de violence, rejetèrent subitement la tête en arrière en écartant bras et ailes, leurs yeux s’illuminant d’une lumière bilieuse tandis qu’ils s’écriaient en chœur : « Les Éternels arrivent ! »
Nylah se trouvait près de l’entrée du mausolée principal, tombeau des valeureux trépassés. Lorsque les anges répétèrent leur annonce, les portes du sépulcre s’ouvrirent. Un être effrayant en franchit le seuil : aussi grand qu’un dieu, quoique enveloppé de ténèbres, sa morphologie évoquant celle d’un scarabée, il dégageait une aura divine pervertie de malignité. À sa suite apparut une immense armée.
Ils étaient des milliers, entièrement recouverts d’un vernis cobalt chatoyant — humains, minotaures, nagas, avemains —, tous aussi imposants les uns que les autres, bien que leur corps se réduisît à un ensemble d’os et de tendons, mais enchâssé dans un écrin de lazotèpe rutilant, dont la beauté surpassait celle des joyaux les plus précieux. Nylah s’aperçut qu’elle reconnaissait parmi eux plusieurs champions et adversaires rencontrés lors de récentes Épreuves : le minotaure Bakenptah, qui avait fendu un mur de pierre de sa hache pour défaire son dernier adversaire ; le puissant mage Tawéret, que beaucoup considéraient alors comme le plus puissant sorcier que les Épreuves eussent accueilli depuis dix ans. Où qu’elle portât le regard, elle retrouvait des visages familiers au milieu de la masse, plus importante, de ceux qui lui étaient inconnus.
Tous ces champions ressuscités arboraient des armes aussi étincelantes qu’affilées et se mouvaient avec une grâce et une souplesse prouvant qu’ils n’avaient rien perdu de l’agilité ni de la force qui leur avaient valu leur triomphe.
Ces légions étaient les Éternels, les valeureux trépassés. Tel était le destin des champions d’Amonkhet. Nylah les regarda, dévorée de convoitise, car ils représentaient tout ce qu’elle avait toujours désiré — et ce à quoi elle aspirait encore.
Le dieu-scarabée passa juste devant elle, sans la remarquer, mais les revenants qui lui emboîtaient le pas s’avisèrent de sa présence. Les yeux brillant d’un éclat doré, le visage figé en un rictus sinistre, ils brandirent leurs armes, dont le tranchant scintilla dans la lueur crépusculaire. Lorsqu’ils se ruèrent sur elle, la guerrière n’imagina rien de plus désirable que de les rejoindre pour jamais : « À présent, j’ai la foi ! » lança-t-elle, extatique, à ses frères d’élection. Leurs lames plantèrent des baisers glacials sur sa peau, comme autant de glorieuses effusions, un tranchant d’une intensité telle qu’on ne pouvait l’imaginer tant qu’on ne l’avait pas ressentie, vécue.
À présent, j’ai la foi, se répétait-elle à chaque coup tandis que sa nouvelle fratrie s’acharnait sur elle. À présent, j’ai la foi.
Et cette foi se voyait récompensée.
Asenué allait perdre le combat.
La supériorité technique de ses adversaires n’était pas en cause, car, s’ils comptaient parmi les meilleurs bretteurs qu’elle eût jamais affrontés, champions zélés restés virtuoses jusqu’après la mort, elle-même, surentraînée et au faîte de son talent, ne leur cédait en rien.
Leur supériorité numérique ne pesait pas non plus dans la balance — bien qu’à deux contre une, les chances ne fussent guère de son côté — puisqu’elle s’était justement spécialisée dans le combat à deux khépeshs pour pouvoir se mesurer à plusieurs adversaires. Un frisson d’excitation la parcourait ainsi à chaque fois qu’elle parait et tournoyait et contrait, ses poignets comme le prolongement direct de son esprit, tantôt relâchés, tantôt serrés, pour lui offrir ces quelques secondes supplémentaires qui lui permettraient de bloquer, de frapper et de respirer une fois de plus. Encore une bouffée d’air.
Non, elle allait perdre pour la seule raison que, contrairement à eux, elle était humaine. Ses épaules la faisaient souffrir, ses poumons la brûlaient, ses jambes flageolaient. Les remontrances de son maître d’armes lui revinrent à l’esprit : « Bande d’idiots ! Vous croyez que vos muscles les plus importants se trouvent dans vos bras, ou vos épaules, ou votre dos ? Ridicule ! Tout est dans les jambes ! Si elles flanchent, c’est la mort assurée ! » Or ses jambes se dérobaient de plus en plus.
Elle allait perdre, et mourir. Mais pas maintenant, pas tout de suite. Encore une bouffée d’air.
À peine quelques minutes plus tôt, des centaines d’êtres de cauchemar, au corps safre, bardé de lazotèpe et à la face squelettique, avaient déferlé dans les rues de Naktamon en massacrant tous ceux qu’ils croisaient ; les anges les avaient appelés « Éternels ». Asenué avait vu ses concitoyens — compagnons de moissons, amis ou simples connaissances — succomber sous leurs sabres, en hurlant tandis qu’ils fuyaient, en implorant leurs dieux de revenir tandis qu’ils agonisaient. Sourds à leurs cris comme à leurs prières, les Éternels les écharpaient sans pitié.
Camarades ou inconnus, sachez qu’en cet instant, aux portes de la mort, je vous aime. Je vous aime tous !
Exaltée par cet élan d’amour fraternel, elle avait décidé de faire face. Se jetant au cœur de la mêlée, elle avait isolé deux champions. Si, autour d’elle, l’armée de revenants poursuivait impitoyablement son carnage, elle empêcherait néanmoins ces deux-là d’y prendre part.
Hélas, elle allait pourtant échouer, car, même en résistant farouchement, toutes les manœuvres dilatoires du monde ne lui permettraient cependant jamais de prévaloir. Elle luttait en réalité pour tous ceux qui, eux aussi, avaient pris les armes contre l’envahisseur. Dans l’affrontement général qui faisait ainsi rage dans les rues, toute occupée à son propre combat, elle n’entendait que leurs halètements, le fracas métallique de leurs armes et, souvent, le gargouillis étouffant leur dernier cri. Elle savait donc que nul ne viendrait la sauver. Pourtant, elle s’en moquait : à ses yeux, l’essentiel était en effet que chacune des précieuses secondes qu’elle chapardait à ses assaillants offrirait à un autre de ses compatriotes la chance de gagner à son tour quelques instants qui l’autoriseraient lui-même, peut-être, à se mettre à l’abri et à survivre.
Il reste forcément un refuge quelque part, non ? Par pitié, faites que si ! songea-t-elle avant de refouler cette pensée afin de se concentrer. Encore une bouffée d’air…
Quelques minutes auparavant — où était-ce une éternité plus tôt ? —, elle avait bien failli laisser la panique la submerger : elle était certes vigoureuse, habile, et son entraînement quotidien l’avait habituée à lutter des heures durant, mais pas sans interruption ni répit aucuns, ni contre des adversaires plus rapides et solides, qui jamais ne transpiraient, ni ne s’épuisaient, ni ne trébuchaient.
La vague de panique avait enflé dans sa poitrine, menaçant de l’emporter, quand, subitement, elle lui avait opposé son nouveau mantra : Encore une bouffée d’air. Alors, sa respiration s’était apaisée, la douleur dans ses épaules atténuée, la sensation de brûlure dans ses poumons attiédie, et ses jambes avaient prolongé leur danse par la seule force de sa volonté.
Asenué vit, devant elle, une, puis deux et enfin trois personnes s’échapper, saines et sauves, en franchissant un mur démoli. Elle n’avait néanmoins guère le loisir de leur souhaiter bonne chance, ni même d’espérer qu’elles fussent encore vivantes au lever des soleils, car la moindre respiration, le moindre mouvement était une torture, et ses jambes si lasses.
Encore une bouffée d’air. Encore une. Encore…
« Makaré ! Makaré ! »
Éperdu, Génoub hurlait le nom de sa bien-aimée vers l’immensité pourprée du ciel crépusculaire. Au loin, il aperçut les assassins cuirassés de lapis, dont la silhouette grotesque n’était qu’une caricature des héros qu’ils avaient jadis été. Les affronter serait suicidaire, mais s’il ne retrouvait pas sa Makaré, il accueillerait la mort à bras ouverts.
Les deux amants s’étaient juré un amour éternel quelques mois auparavant, scellant leur serment des trois mots bénis qu’on leur interdisait toutefois de prononcer, car, selon les prêtres, ceux-ci constituaient un affront fait au Dieu-Pharaon. Pourtant, le couple n’en avait eu cure : rien, ni les Épreuves, ni leurs compagnons de moisson, ni même le dieu des dieux, n’importait face à leur passion.
La nuit même, dans la quiétude de la palmeraie où ils s’étaient retirés, sa belle l’avait fixé de ses grands yeux marron, spectacle si charmant qu’il aurait voulu ne jamais s’en détacher. « Je serai toujours à tes côtés, Génoub », lui avait-elle promis.
Bien qu’il ignorât comment respecter cet engagement et parvenir à rester avec elle en évitant les Épreuves, il ne s’en était guère soucié à cet instant et avait répondu : « Moi aussi, je serai toujours auprès de toi, Makaré. » Il s’en convainquit alors tout à fait, car cette promesse lui parut bien plus réelle que le monde autour d’eux.
Mais il l’avait perdue dans la cohue. À la mort d’Oketra, quelqu’un avait crié qu’il existait un ancien temple à la périphérie de la cité, un lieu sûr, et les deux amants s’étaient joints à la foule des fuyards. Terrorisé, le cœur battant, Génoub avait couru en serrant la main de Makaré. Le plus important est que nous restions ensemble, avait-il songé en s’accrochant désespérément à cette pensée. Tant qu’il serait avec elle, tout irait bien.
Soudain, un hurlement avait retenti ; de tous côtés, les Éternels avaient fait irruption dans la rue en brandissant sabres, haches et faux. L’un d’eux, un naga au corps lisse et sinueux, avait bondi devant Génoub et Makaré en leur lançant un trait de flammes bleutées qui avait désintégré plusieurs infortunés derrière eux.
Génoub ne se rappelait pas la suite des événements ; il se souvenait seulement d’avoir couru, couru, ses pensées oblitérées par la terreur. Lorsqu’enfin il s’était arrêté pour reprendre son souffle, Makaré n’était plus là. Il l’avait trahie et abandonnée !
« Makaré ! » s’égosilla-t-il en balayant frénétiquement les environs du regard, à l’affût du moindre signe de sa compagne.
Là ! Ces cheveux bruns, cette robe à rayures bronze, c’était elle ! Il se précipita sur la place dévastée pour la retrouver. À cet instant, il remarqua la horde d’Éternels qui s’amassait autour d’elle. Non, cette fois, rien ne l’arrêterait, dût-il tous les affronter !
Il s’arrêta brutalement à quelques pas de la jeune femme quand celle-ci tourna la tête vers lui. Ses yeux ! Ses magnifiques yeux marron luisaient à présent d’un bleu glacial ! Tandis qu’elle le dévisageait, il ne décela aucune affection dans son regard. Alors seulement, il avisa la grande hache entre ses mains, dont le fer était souillé de taches brunâtres, puis le sorcier naga derrière elle, penché à son oreille.
Lorsqu’elle leva son arme, prête à frapper, Génoub ne se désespéra pas, certain qu’il pourrait amadouer sa bien-aimée pour briser le mystérieux sortilège qui la subjuguait. Il leur restait encore un espoir de vivre libres, ensemble.
« Makaré ! » La seule chose véritable en ce bas monde était l’amour qu’ils se portaient. « Makaré ! » Il fallait absolument qu’il la raisonnât, qu’il rompît le sort. « Makaré ! »
Elle abattit sa hache sans qu’aucune hésitation ne vînt ralentir son geste. Si d’autres lames lui transpercèrent la chair, la sienne l’entailla la première, et la dernière chose que Génoub vit avant de fermer les paupières fut le sourire de son âme sœur.
Après la mort d’Oketra, Kawit aurait mieux fait de renoncer.
Aussi loin que remontaient ses souvenirs, la déesse avait toujours été présente dans sa vie, sa bienveillance, sa chaleur, sa présence l’incitant constamment à devenir meilleure. Connaître Oketra, la vénérer, jouir de sa lumière, représentait pour elle une réalité aussi immuable que les soleils dans le ciel — jusqu’au moment où la lumière d’Oketra s’était éteinte, mouchée par l’aiguillon venimeux d’un infâme scorpion.
Kawit aurait dû se sentir envahie par le désespoir et la panique. Pourtant, elle n’éprouvait qu’une rage intense, une colère dévorante, dont l’ardeur consumait tous ses doutes et ses craintes.
Agenouillée au côté d’Oketra, elle l’avait vue se vider de son sang, les yeux déjà recouverts d’un voile laiteux. Bien que la plupart des survivants eussent fui l’assaut des Éternels, Kawit était restée sur la place désertée, paralysée par le désir de contempler sa déesse une dernière fois. Des consacrés de plus en plus nombreux se rassemblaient autour de cette dernière pour l’oindre d’une huile parfumée avant de l’emmailloter dans de fines bandelettes et la préparer au voyage, où qu’il conduisît, qui attendait les divinités défuntes. Aucun d’eux ne chercha à s’interposer quand elle ramassa l’une des immenses flèches de la déesse féline, qui, entre ses mains, ressemblait davantage à une lance. Si l’arme n’était plus directement infusée de la divine lumière d’Oketra, la jeune femme y percevait malgré tout une énergie vibrante, comme l’écho de sa présence rayonnante.
Elle, Kawit, fière et redoutable guerrière, fidèle d’Oketra, vengerait sa déesse avant l’aube !
Entendant un martèlement de pas s’approcher dans son dos, elle se retourna et découvrit un Éternel minotaure qui la chargeait à toute allure en brandissant une hache de guerre. Elle n’eut que le temps de se camper sur ses jambes pour pointer vers lui son arme d’emprunt.
Lorsque le minotaure s’empala sur la pointe de la flèche, elle sentit un brusque afflux d’énergie dans la hampe, puis son assaillant se désintégra dans un éclair de lumière blanche, sa cuirasse de lazotèpe pulvérisée par le pouvoir rémanent d’Oketra. Elle resta un instant pantelante, enflammée par une fureur grandissante, qui ne s’apaiserait que lorsque tous les Éternels auraient subi le même sort.
C’est alors qu’elle le vit.
Les cornes attirèrent immédiatement son regard, leur longue forme incurvée si intimement familière de par leur représentation omniprésente dans la cité. L’identité de leur propriétaire ne faisait ainsi aucun doute : c’était le Dieu-Pharaon en personne.
Il était titanesque — plus imposant encore que les dieux —, un étrange œuf doré flottait entre ses cornes torses… Et c’était un dragon ! En le voyant, Kawit sentit son esprit vaciller, se demandant brièvement s’il ne s’agissait pas d’un intrus, d’une entité maléfique qui se serait emparée du souverain-dieu, d’un imposteur responsable des fléaux qui avaient ravagé sa cité et changé les eaux du Luxa en sang, d’un tyran coupable de la mort de sa chère et magnifique déesse.
Sa rage lui conféra une telle lucidité que la réponse s’imposa violemment à son esprit, indiscutable, implacable : Ce dragon n’est pas un imposteur, mais bien celui que nous prenions pour notre Dieu-Pharaon, celui-là même que nous avons servi en vain toute notre vie. À cette révélation, elle sentit son estomac se soulever, et son front lui brûler comme sous l’effet d’une poussée de fièvre.
Dans un rugissement de défi en direction du ciel crépusculaire, elle pointa son arme vers le Dieu-Pharaon… Non ! Il ne mérite pas ce titre !, s’insurgea-t-elle, avant de se reprendre. … Vers le dragon. « Je vais te tuer, usurpateur ! » vociféra-t-elle avant de se précipiter vers lui. Son invective attira l’attention d’une phalange d’Éternels à proximité, qui s’élancèrent en courant, par reptation ou à tire-d’aile pour l’intercepter.
Oketra, protège-moi ! Donne-moi la force ! En réalité, Kawit ignorait qui elle invoquait, mais n’en demeurait pas moins certaine que sa déesse l’exaucerait.
Celle-ci dut répondre à ses prières, car une onde d’énergie chatoyante forma un bouclier autour d’elle, manifestation tangible de la puissance et de l’amour d’Oketra. Les Éternels s’écrasèrent contre la barrière protectrice, incapables de toucher Kawit tandis qu’elle poursuivait sa course vers le dragon.
Oketra, guide ma lance ! pria-t-elle avant de lancer son javelot. La haste fendit l’air avec une telle vélocité et une telle précision que l’adepte eut la certitude qu’on l’avait de nouveau aidée. Le trait s’illumina en effet comme si Oketra elle-même l’avait décoché de son arc, fusant vers le cou du dragon, qui ne semblait pas l’avoir vue.
De tous côtés, les Éternels continuaient de tambouriner contre son champ de force, mais sans effet : l’amour d’Oketra la protégeait. Grâce à elle, justice serait rendue sur-le-champ.
À la toute dernière seconde, le dragon s’avisa du projectile, et celui-ci s’immobilisa dans les airs, sa trajectoire brusquement interrompue, avant de tomber, dérisoire, en se brisant sur les pavés.
Le tyran contempla un moment les morceaux, puis s’adressa à la jeune femme d’une voix qui tonna comme l’orage : « Dans un autre monde, mon enfant, à une autre époque… » Il marqua une pause pour lui accorder un bref regard, avant d’achever : « Tu aurais pu m’être utile. » Ses yeux n’exprimaient ni haine ni fureur, mais plutôt un amusement empreint de froideur. Sur ce, il tourna les talons et s’éloigna, oubliant jusqu’à son existence.
Cette nonchalance se révéla plus dévastatrice que tous les déluges de colère dont il aurait pu accabler Kawit, qui s’effondra alors sous le poids de ce mépris, abasourdie par le détachement total avec lequel il avait ravagé son âme. Elle eût mille fois préféré qu’il lui arrachât la vie dans un accès de rage.
Incapable d’un pas de plus, elle s’agenouilla, hébétée, tandis que son bouclier vacillait puis s’évanouissait tout à fait. Le cercle des Éternels se referma alors sur Kawit, sans qu’elle trouvât la force de hurler.
Quand Amenakhté perçut un bruit de pas léger, et non la sonorité métallique de pieds ferrés de lazotèpe, il jugea qu’il pouvait sans crainte signaler sa présence. Le temps pressait : dans quelques minutes, il serait incapable de prononcer un mot.
« À l’aide… », gémit-il dans un gargouillis de sang qui le rendait à peine intelligible. Épuisé, agonisant, il caressa l’idée de se laisser mourir, puis se ressaisit rapidement en pensant à l’enfant étendu sous lui, ce petit garçon courageux et intelligent qui, même en cet instant, prenait garde de rester coi pour ne pas attirer l’attention d’autres égorgeurs.
Le sang ruisselant de sa bouche, il se rendit compte qu’il était assoiffé et qu’un verre d’eau le revigorerait. Je vais m’en sortir, j’ai juste besoin d’un peu d’eau, pensa-t-il.
« À l’aide ! », répéta-t-il d’une voix plus forte et distincte, mais ce simple appel l’épuisa davantage que tous les efforts qu’il avait dû fournir ce jour-là, bien qu’il eût déjà dépensé la force d’une vie entière rien qu’au cours de la dernière heure.
Il sentit alors qu’on le retournait sur le dos, puis il entendit une exclamation de stupeur. Lorsqu’il regarda son sauveur, sa vision brouillée lui permit seulement de distinguer que c’était une humaine et qu’elle n’appartenait pas à l’armée d’Éternels qui avait envahi Naktamon en massacrant ses habitants.
« Je t’en prie, articula-t-il en crachant un nouveau flot de sang. S’il te plaît, sauve cet enfant ! »
Il avait pris la fuite, comme tout le monde : les nuées de sauterelles, la destruction de l’Hekma, la mort de leurs dieux, c’était plus qu’il n’en pouvait supporter. En moins d’une journée, leur monde, tout ce qu’ils pensaient en savoir, leur avait été arraché.
Ils s’étaient donc sauvés, mais pour se heurter aussitôt à l’horrible réalité des Âges, aux conséquences réelles du retour de la divinité suprême : les Éternels étaient parmi eux, aussi nombreux que les locustes, aussi sanguinaires que le dieu-scorpion et aussi impitoyables que le Dieu-Pharaon l’était certainement. De leurs lames et de leurs sortilèges, ils avaient exterminé la population.
Malgré sa carrure imposante et ses épaules d’athlète, Amenakhté, dépourvu de tout courage, faisait malheureusement un piètre guerrier. Voyant les Éternels égorger aussi bien les fuyards que les résistants, il avait ainsi senti la peur le gagner, quand, soudain, il avait repéré l’enfant en pleurs au milieu de la rue.
Il avait tout à fait conscience qu’il ne s’agissait pas de son fils, car il avait déjà aperçu celui-ci, une fois, des années auparavant. S’il était d’usage que d’ignorer ce genre de rencontres fortuites, voire de ne jamais reconnaître sa progéniture, en voyant les larges épaules du bambin et l’épaisse tignasse ébène si semblable à la sienne, il avait néanmoins immédiatement compris que cet enfant était le sien. Il avait aussitôt senti son cœur se gonfler de fierté, bien que, malheureusement, il lui fût impossible de partager sa joie avec quiconque, même avec la mère de l’enfant, qu’il croisait du reste rarement.
Celui qu’il avait découvert en larmes au milieu de la rue n’avait ni d’épais cheveux noirs, ni les épaules carrées. Pourtant, Amenakhté avait senti un élan le porter vers le petit, tout comme vers son propre fils. C’est alors que les Éternels avaient surgi de part et d’autre de la rue en faisant tournoyer leurs lames étincelantes, dans le tintamarre de leurs pieds métallisés.
Amenakhté s’était précipité pour saisir l’enfant dans ses bras et l’emporter loin des guerriers maudits, mais, encerclé, il avait tout juste eu le temps de le couvrir de son corps pour le préserver des lames ennemies. Je suis ton bouclier, mon garçon.
Il avait enduré chaque estoc et chaque taille sans broncher, car n’avait-il pas les épaules larges, n’était-il pas robuste ? À chaque morsure de l’acier, il avait pensé au petit qu’il protégeait, n’ayant pour seul espoir que de lui assurer la vie sauve.
Au bout d’un moment, d’une éternité peut-être, le déchaînement de violence avait cessé, et le vacarme s’était éloigné. Il n’avait pas encore osé bouger, de peur d’attirer de nouveau les Éternels, puis s’était très vite rendu compte qu’il aurait de toute manière été incapable du moindre mouvement. L’enfant était resté silencieux, immobile et, même à présent, Amenakhté le sentait parfaitement quiet. Courageux petit bonhomme, que tu es malin ! Ne t’inquiète pas, je te protège.
La femme était là, il pouvait lui confier le garçonnet et mourir en paix. Elle s’agenouilla sans un mot pour lui prendre la main dans les siennes, si chaudes, si douces, presque aussi réconfortantes que le verre d’eau qu’il désirait tant. Il leva les yeux vers son visage et, malgré le flou qui lui assombrissait la vue, il devina qu’elle était d’une grande beauté.
« Tu… Tu promets de le sauver ? » Curieusement, les mots sortaient plus facilement à présent, aussi fluides que le liquide incarnat qui lui coulait d’entre les lèvres. Quand la femme acquiesça, il distingua des larmes sur ses joues. Non, ne pleure pas pour moi. Occupe-toi simplement du petit, voulut-il lui dire, mais sa bouche refusait de lui obéir.
L’inconnue se pencha pour lui murmurer à l’oreille : « Le garçon, il est… » Un silence, puis : « C’est promis, balbutia-t-elle entre deux sanglots. Je… Je vais le sauver. » Comme ses mains, sa voix avait le velouté du miel et, tandis que la vision d’Amenakhté s’obscurcissait, il essaya de savourer sa beauté, comme un ultime rayon de soleil avant de s’abandonner à la nuit, immense, obscure et éternelle.
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Profil du Planeswalker : Nicol Bolas
Profil du plan : Amonkhet