L’Âge de la Promesse
Histoire précédente : L’Âge de la Gloire
Ainsi, voilà que les trois divinités des ténèbres reparurent, et, quand elles terrassèrent les dieux bienveillants, alors advint l’Âge de la Promesse, et, tel que l’annonçait la prophétie, en prélude au retour du Dieu-Pharaon, le grand dieu-sauterelle ravagea le bouclier protecteur de l’Hekma.
Depuis les marches du temple de la Force, bras croisés, lèvres crispées, Hapatra regardait le flot d’ichor purpurin remonter le Luxa et en contaminer les eaux. Autour d’elle, ses homologues contemplaient avec la même appréhension le lit asséché et empourpré du fleuve.
À sa droite se tenait Khufu, avec sa carrure imposante et ses tempes grisonnantes. En de plus heureuses circonstances, elle l’eût volontiers taquiné sur son âge — pensez, un vieillard de trente-cinq ans ! —, mais, eu égard aux circonstances, elle se contenta de hocher la tête et d’exprimer son désarroi : « Comment se fait-il que nous ignorions toujours les intentions de ces nouveaux dieux ? Que fabrique donc Iput ? »
« Je suis certain qu’elle tardera pas », répondit Khufu pour la rassurer, sa conviction lui empreignant la voix d’un tintement cuivré.
Hapatra caressa nerveusement le serpent enroulé autour de son auriculaire. Peu auparavant, un messager leur avait rapporté que trois dieux inconnus étaient apparus et que l’un d’eux avait engagé le combat avec Rhonas. Bien qu’elle eût préféré seconder ce dernier pour accueillir la nouvelle triade, elle s’était pourtant rangée à la volonté des autres vizirs, qui avaient jugé préférable de demeurer dans leurs temples respectifs.
Elle pinça les lèvres, inquiète de n’avoir aucune nouvelle de ses pairs. « Nous devrions nous trouver auprès de Rhonas pour l’Âge de la Gloire », persista-t-elle.
Khufu croisa les bras et la raisonna : « Rappelle-toi, l’Âge de la Gloire permettra aux dieux et aux mortels de prouver qu’ils méritent d’accéder au glorieux Au-delà. »
Hapatra acquiesça d’un grognement, mais lui demanda d’élaborer : « Entends-tu par là que ces nouvelles divinités éprouveront d’abord leurs semblables avant de s’intéresser à nous et aux futurs adeptes ? »
En guise de réponse, Khufu haussa les épaules.
La jeune femme s’agita nerveusement en passant son aspic d’une main à l’autre, le cœur fébrile ; si la victoire de Rhonas ne faisait aucun doute à ses yeux, rester dans l’expectative n’en demeurait pas moins un supplice. « Les prophéties n’ont jamais clairement stipulé où nous devions nous trouver pour cet événement, reprit-elle. Comment savoir à quel moment il nous faudra mener les novices aux nouveaux dieux ? Et pourquoi l’eau du fleuve s’est-elle changée en sang ? » Elle fronça les sourcils, agacée par tant de mystères.
Son confrère leva les mains en signe d’ignorance, puis tenta de l’apaiser : « Le Dieu-Pharaon lèvera le voile sur toutes ces questions. »
Pourvu qu’Il se montre plus prodigue en clémence qu’en paroles ! pria Hapatra, avant de laisser son regard errer de nouveau jusqu’au Luxa. On n’entendait plus le chant des oiseaux sur ses rives, ni d’ailleurs la joyeuse effervescence qui animait d’ordinaire les rues de la cité. Ce profond silence la mettait mal à l’aise, et le reflux des eaux — ou plutôt de l’ichor — n’était guère plus rassurant, car il dévoilait une véritable hécatombe de poissons morts-vivants, masses informes imbibées de sang qui frétillaient et se trémoussaient vainement dans la boue écarlate. La Malédiction d’errance se moquait bien qu’ils fussent incapables de nager dans cette fange.
Tous ces phénomènes étaient par trop étranges, voire sacrilèges, et les prophéties aussi vagues que leurs manifestations se révélaient déconcertantes. Des incertitudes nouvelles s’insinuèrent furtivement dans son esprit sans qu’elle osât se les formuler.
Soudain, sa gorge se serra, et une violente douleur lui explosa dans la poitrine. Pliée en deux, elle pressa le poing contre son cœur en gémissant. Lorsqu’elle releva les yeux pour chercher la source de ce lancinement, elle s’aperçut que les autres vizirs souffraient de la même affliction. Se ressaisissant, elle s’efforça de passer outre la douleur : n’était-elle pas Hapatra, maîtresse des poisons, et n’avait-elle pas passé la majeure partie de son existence à apprivoiser son corps afin de résister aux tortures les plus cruelles ? Elle inspira puis expira lentement pour se concentrer, et laisser panique et souffrance physique glisser sur elle. Si la douleur s’estompa effectivement, un sentiment d’effroi perdura cependant.
On hurlait dans certains quartiers de la cité. Hapatra regarda par-delà toits et temples pour en trouver l’origine : bien qu’elle semblât provenir du Portail, la clameur lui parut s’amplifier, comme si sa source filait dans le ciel, au-dessus de Naktamon. Au loin, Kefnet s’élança dans les airs, immédiatement suivi par un personnage sombre et inquiétant, qu’elle ne parvint pas à identifier.
Elle perçut alors un autre son insolite, venu d’en haut, comme une stridulation mêlée au grattement de milliers de petites pattes égratignant le bouclier de l’Hekma. Levant les yeux, elle découvrit avec horreur un nuage de sauterelles juste au-dessus de la cité. L’Âge de la Révélation n’avait-il donc pas éradiqué tous les monstres ? N’était-ce pas la raison pour laquelle le démon avait survolé la ville, chassé du paradis à l’instar des bêtes sauvages qui rôdaient à l’extérieur du bouclier ? En ce cas, pourquoi restait-il des horreurs à l’intérieur ?
Son serpent se laissa glisser de son doigt pour disparaître par une fissure dans le mur du temple. Ignorant sa désertion, Hapatra reporta son attention sur Kefnet et comprit soudain que son poursuivant ne pouvait être que l’un des nouveaux dieux.
La créature, véritable titan insectoïde, semblait vouloir escalader la tour la plus proche, s’agriffant au fût d’un obélisque pour hisser son corps massif vers le pyramidion. À mi-chemin, elle sembla se souvenir qu’elle possédait des élytres, les ouvrit et se propulsa d’un bond jusqu’au sommet du monolithe. Ses immenses ailes d’orthoptère émettaient un vrombissement constant et d’une rare violence, comme si l’air lui-même protestait contre la continuelle volée qu’elles lui infligeaient.
Alarmée, Hapatra se tourna vers Khufu et s’écria : « Kefnet a besoin de nous ! »
Le vizir hocha la tête en signe de dénégation, les traits encore tordus sous l’effet de la mystérieuse douleur. « Non, tout ceci fait partie de l’Âge de la Gloire : les dieux seront mis à l’épreuve tout comme nous. »
« Et qu’en est-il de cette douleur soudaine, fait-elle aussi partie du test ? » récrimina-t-elle. Le voyant opiner du chef, elle retroussa les lèvres, agacée, puis se retira de l’autre côté du portique. Contrairement à son confrère, tous ces événements la laissaient dubitative.
Au même moment, un bruit de pas léger se fit entendre dans l’escalier : Iput, la plus jeune mais aussi la plus rapide des vizirs du temple de Rhonas, gravissait les marches à toute allure, le visage strié de larmes. Hapatra s’agenouilla pour la réceptionner dans ses bras. « Iput, qu’as-tu vu ? la pressa-t-elle. Que veulent donc ces nouveaux dieux ? »
« Rhonas est mort ! » haleta la jeune femme, à bout de souffle.
Le visage d’Hapatra se décomposa, puis elle secoua la tête, incrédule : « Impossible, c’est un dieu, et les dieux sont invincibles ! »
La jeune fille tremblait, accablée de chagrin. « Le dieu-scorpion l’a tué ! certifia-t-elle. Il va anéantir tout notre panthéon ! »
De leurs cinq dieux, Rhonas était le plus redoutable : les bêtes sauvages fuyaient en sa présence, et les forces obscures tremblaient rien qu’en sentant son ombre peser sur elles. Il était invulnérable ; pourtant, la douleur qui enserrait le cœur d’Hapatra suggérait le contraire.
« On met notre foi à l’épreuve ! vociférait Khufu dans son dos. Iput ment ! Rhonas, puissant parmi les puissants, se ralliera au Dieu-Pharaon !… »
« Vas-tu te taire pour une fois ! » tempêta Hapatra.
Au diable la doctrine ! Le Dieu-Pharaon avait trahi sa parole, et cette perfidie empoisonnait le cœur de la jeune femme comme un venin inconnu, sapant des convictions qu’elle avait cru inébranlables. Cependant, l’heure n’était pas aux éplorements : son seul but désormais était de protéger le reste de son panthéon afin qu’aucun de ses concitoyens ne connût la douleur qu’elle avait ressentie à la mort de son dieu.
Quand, levant de nouveau les yeux, elle avisa les nuées d’insectes agglutinées sous la voûte, elle porta aussitôt le regard vers le dieu-sauterelle, toujours perché sur sa flèche, au loin, juste à temps pour le voir écarter les bras et projeter vers le ciel une magie profane. Le vrombissement des criquets sembla emplir le dôme à mesure que ceux-ci s’y amassaient. D’abord éparse, la masse grouillante ne cessait en effet de croître, alimentée par le sortilège du dieu-sauterelle, et le bourdonnement d’ailes s’amplifia à proportion.
La vizir étrécit les yeux pour discerner ce qu’ils manigançaient : ils semblaient s’escalader les uns les autres pour atteindre l’énergie chatoyante de l’Hekma. Soudain, des rayons de soleil transpercèrent leur nuage, révélant une brèche dans la barrière iridescente. Hapatra ouvrit la bouche, épouvantée. Les locustes étaient en train de ronger l’Hekma !
Elle se tourna vers ses pairs et déclama : « “À l’Âge de la Promesse, le monde se transformera en un triomphal paradis. De l’Hekma vous n’aurez plus besoin pour repousser désert et morts en maraude, car les eaux du Luxa s’écouleront librement par les terres désolées.” C’est bien cela ?! » Lorsque les vizirs acquiescèrent, elle pointa le doigt vers le dieu-sauterelle et se dressa de toute sa taille. « Ne comprenez-vous pas ? Le Luxa s’écoulera librement dans le désert parce qu’il n’y aura plus d’Hekma ! »
Ses pairs tournèrent vers le ciel un regard terrifié. Aux premières loges depuis les hauteurs de leur temple, ils regardèrent ainsi les criquets grignoter inlassablement la magie qui les protégeait du monde extérieur. Même Khufu ne parvint pas à arracher les yeux de l’effroyable catastrophe qui se déroulait sous leurs yeux. « Est-ce le fait du dieu-sauterelle ? » balbutia-t-il.
Les criquets continuaient d’affluer, à tel point que leur nuée éclipsa bientôt la lumière des deux astres, plongeant Naktamon dans une sinistre nuit d’encre. Hapatra cligna les yeux le temps de s’adapter à l’obscurité. Quelques rayons de soleil filtraient de temps à autre à travers la masse vibrionnante, mouchetant de lumière les façades du temple de la Force.
Estimant qu’il était grand temps de se mettre à couvert, la jeune femme aboya : « Cessez de bayer aux corneilles ! Tous aux abris ! » Absorbés par leur chagrin, les dignitaires se relevèrent à contrecœur, agités de sanglots éperdus. Hapatra fit volte-face pour les fustiger : « Rhonas refuserait de vous voir assis à vous lamenter ! Préparez-vous au combat, vizirs ! »
Tous hochèrent piteusement la tête avant de se réfugier dans le temple pour prendre les armes.
Soudain, un mince rayon de lumière perça le nuage de locustes, suivi par des faisceaux entiers, d’abord un, puis une dizaine, et, brusquement, un quart de l’Hekma disparut ! Hapatra lâcha un juron.
Alors, la cité sombra dans le chaos.
Elle vit Kefnet s’élever dans le ciel et lancer un sort pour réparer l’Hekma, mais en vain, car des centaines de milliers de criquets le prirent d’assaut pour l’empêcher de poursuivre son enchantement. Hapatra pesta contre la vue limitée qu’elle avait du reste de la cité.
L’Hekma détruit, une vague de momies errantes déferla aussitôt sur Naktamon. La vizir tourna les talons et se précipita à l’intérieur du temple de Rhonas. Gagnés par la panique, les adeptes tentaient de se réconforter dans les bras les uns des autres, et, tandis que certains vizirs s’armaient, un autre libéra les bêtes du sanctuaire pour les lâcher sur les trépassés du désert qui envahissaient les rues. Au cœur du temple de la Force se trouvait une vaste palestre appelée la Réserve, qui abritait toute une ménagerie farouche et une végétation inhospitalière, afin d’offrir aux adeptes un milieu hostile où renforcer leur ténacité et perfectionner leurs techniques de survie. Hapatra se fraya un chemin à travers l’enceinte extérieure de la Réserve pour gagner le cercle intérieur, siège des plus grands périls. Ayant consacré toute sa vie à ce temple, elle en connaissait les moindres recoins et traverses, et savait que les appartements des vizirs n’étaient plus très loin.
Elle s’efforça de ne pas laisser transparaître le trouble qui l’étreignait. Tout ce qu’elle avait jamais désiré, c’était une place au côté de Rhonas dans l’Au-delà. D’ailleurs, où allaient donc les dieux après leur mort ?
Ses appartements privés étaient enveloppés d’un cocon de plantes vénéneuses, barrière végétale qu’elle franchit sans encombres, quoiqu’au prix de quelques picotements sur la peau, avant de gagner en hâte l’armoire où elle rangeait ses armes : une lance, un cimeterre et une kyrielle de poisons.
Le souvenir d’une récente leçon avec ses élèves lui revint en mémoire.
Elle se trouvait au milieu d’un groupe d’adeptes, vigoureux, habiles et prêts à disputer l’Épreuve de Force. Maîtresse des poisons, Hapatra adorait partager son savoir, aussi haussa-t-elle fièrement le menton pour poser à ses étudiants une question aussi triviale : « Comment les morts-vivants font-ils pour se déplacer dans les terres brûlées du désert ? » Elle patienta une seconde, puis leur offrit la réponse d’un air hilare : « En gardant leur sang-froid ! »
Voyant son assistance lever les yeux au ciel, elle sourit de plus belle, fière de sa facétie.
La vizir sourit à ce souvenir en tirant une fiole de sa réserve. Elle connaissait parfaitement la vraie réponse à cette question : saisies par la Malédiction d’errance, les momies s’animaient grâce à des impulsions qui remontaient la moelle épinière, puis les nerfs, jusqu’aux muscles, aussi paralyser leur système nerveux revenait-il à les neutraliser. Elle enduisit de toxine le fil de son cimeterre. « Une momie à bout de nerfs est une momie à terre », commenta-t-elle en ponctuant son bon mot d’un sifflotement.
Lorsqu’une créature massive s’approcha en feulant de l’entrée de sa demeure, Hapatra eut un sourire mutin. Elle attrapa un châle épais pour se protéger la peau des sauterelles, puis accueillit son visiteur : « Tuyaaaa, mon trésor ! » Un sifflement lui répondit derrière le rideau végétal. Fixant le cimeterre dans son dos, elle écarta les lianes et adressa quelques mots affectueux à l’énorme basilic qui l’attendait.
Aussi haute que deux hommes, Tuya était si longue qu’Hapatra n’avait jamais pris la peine de la mesurer. Témoin du lien magique qui les unissait, la femelle basilic poussa affectueusement du nez les mains de sa maîtresse, et cette dernière la gratifia en retour d’un baiser sur le nez.
« Le monde que nous connaissons vient de s’effondrer, ma belle », murmura-t-elle. Le serpent enfouit le museau dans le creux de son cou pour la consoler, mais la vizir des poisons ravalait déjà sa peine et, résolue, s’adressa à Tuya : « Les larmes devront attendre, ma douce. Le plus urgent est de sauver la cité. »
Hapatra parcourut en sens inverse les multiples enceintes concentriques de la Réserve sur le dos du serpent géant, cramponnée à ses écailles. Les adeptes avaient disparu, laissant cette enclave sauvage étrangement dépeuplée. La vizir tendit la main pour tisser un sort de sommation : Venez à moi ! appela-t-elle mentalement. Accompagnez-moi pour venger votre maître, car il n’est plus.
Les animaux des lices dressèrent l’oreille, puis lui emboîtèrent progressivement le pas, d’abord un, puis plusieurs, jusqu’à ce qu’un immense troupeau d’antilopes, d’hippopotames, de rhinocéros et d’éléphants s’élançât dans le sillage du basilic. Hapatra traversa la jungle de la Réserve à toute allure, le visage fouetté par les lianes et les feuilles, puis tira de côté sur les écailles du serpent pour l’orienter vers le grand escalier, fermant les yeux lorsqu’elle déboucha à l’extérieur, éblouie par la brutale lumière du jour et les oreilles assaillies par une tempête de hurlements et de fracassements.
De même que les damnés qui avaient abandonné leur désert pour s’aventurer dans la cité, accompagnés par des créatures innommables, les sauterelles, leur tâche accomplie, se jetaient à présent sur tous ceux qui avaient le malheur de croiser leur chemin. Naktamon, naguère chatoyante oasis d’albâtre, était ravagée par un double fléau.
Malgré son châle protecteur, Hapatra sentait les criquets rebondir sur sa peau. Elle arrêta sa monture, stoppant du même coup le troupeau qui la suivait depuis le temple. Dans le ciel, Kefnet tentait désespérément de reconstruire l’Hekma tandis qu’au loin, le dieu-sauterelle, toujours juché au sommet de son obélisque, lui envoyait ses vagues de criquets, qui occultaient partiellement le soleil.
Impuissante à aider directement son dieu, Hapatra s’empressa cependant de lancer une autre injonction : Attaquez les faux dieux ! Mort aux envahisseurs !
Les bêtes rugirent, furieuses et féroces, et Tuya se cabra en découvrant ses crochets. La vizir dégaina son cimeterre et éperonna sa monture pour donner la charge. Toute la cavalcade déferla dans les rues de Naktamon en fauchant le plus de morts-vivants et de sauterelles possible. Hapatra se pencha de côté pour taillader des momies de son cimeterre empoisonné : à chaque estafilade, la cible se figeait, se recroquevillait, puis s’écroulait, agitée de soubresauts.
Dommage que Rhonas ne puisse me voir en cet instant ! songea-t-elle avec un sourire amer.
Tandis que Tuya plantait ses crochets dans les damnés, sa maîtresse sauta à terre. « Empêche les autres morts-vivants de pénétrer dans la cité ! » lui intima-t-elle. Le basilic darda la langue en signe d’affection, puis ondula vers les faubourgs de Naktamon.
Levant les yeux vers le ciel, Hapatra repéra Kefnet, toujours aux prises avec les insectes, et courut vers lui. Si le châle empêchait effectivement les sauterelles de la mordre ou de la griffer, elle s’aperçut très vite qu’il ne lui était en revanche d’aucune utilité contre les momies ; or celles-ci la cernaient. Sans en avoir cure, elle se rua tête baissée dans la cohue de morts-vivants. Elle invoqua machinalement Rhonas, mais se fustigea aussitôt pour sa distraction, et poursuivit sa pénible progression à travers la meute de damnés, maniant son cimeterre avec une grâce aussi experte que létale. Sachant que la toxine paralyserait ses ennemis, elle se jeta sur la première ligne de trépassés qu’elle rencontra pour leur infliger un maximum de taillades. Son poison serait d’ailleurs tout aussi efficace sur les vivants : ainsi, même s’il lui était impossible de contrer la Malédiction d’errance, elle pouvait néanmoins s’arranger pour empêcher les ressuscités de se relever.
Tandis qu’elle taillait et coupait, laissant sur son passage une moisson de cadavres tétanisés, Hapatra se perdit dans ses pensées. Dans le tournoiement de sa lame et des locustes qui lui brouillaient la vue tout en l’assourdissant de leur vrombissement, elle se sentit vieille. Elle avait déjà vécu trente ans — l’expérience d’au moins deux vies —, et Rhonas s’était toujours trouvé à ses côtés, depuis le début. Lui, si bon, si juste, comment pouvait-il l’abandonner de la sorte ?
Non, les dieux n’y pouvaient rien ; la faute revenait à celui qui brillait par son absence, ce Dieu-Pharaon qui se faisait désirer : c’était lui, le coupable ! Hapatra poussa un cri de rage et décapita le zombie devant elle.
Tout à coup, un éclat doré attira son attention. Encerclés par un groupe de momies racornies, deux enfants se battaient dos à dos à l’aide de lances probablement volées, en s’encourageant crânement l’un l’autre. Leurs coups malhabiles trahissaient cependant leur profonde terreur.
Le cœur serré, la vizir s’élança vers eux et terrassa sans peine les assaillants, assistée des deux garçons qui leur donnèrent des coups de lance en hurlant. Leurs ennemis terrassés par le poison, elle interrogea les jeunes guerriers : « Où sont vos gardiens ? »
« Ils ne veulent pas s’arrêter », répondit l’aîné.
Hapatra sourcilla, confuse, puis entra dans la maison la plus proche en ouvrant la porte d’un coup de pied. Plusieurs consacrés s’affairaient à préparer le déjeuner dans la cuisine ; partout, les mets s’amoncelaient dans des jattes et faisaient le régal des criquets. L’odeur sui generis des insectes mêlée aux relents de nourriture avariée empesait l’air. Bien qu’à court de récipients, l’un des consacrés continuait malgré tout à servir sa préparation, cuillère après cuillère, en la laissant choir sur le dallage, tandis qu’une nuée de criquets s’empressaient d’avaler cette manne sans que les serviteurs ne leur prêtassent la moindre attention. Manifestement, ces derniers étaient incapables d’interrompre leurs habitudes machinales malgré le chaos.
La vizir recula et quitta promptement les lieux, avant de s’agenouiller auprès des enfants en tirant de sa poche une fiole de poison : « Donnez-moi vos lances », ordonna-t-elle. Ils s’exécutèrent, et elle déboucha le flacon pour en enduire leurs lames de ses doigts. « Trouvez des adultes et restez avec eux. Tâchez de labourer un maximum de momies de vos armes. »
Un hurlement retentit soudain ; elle se releva aussitôt, dégaina son cimeterre et courut en direction du cri. Les sauterelles s’en prenaient à un homme étendu tandis que, debout près de lui, une femme s’efforçait de les chasser en tapant des mains, le clappement de ses paumes noyé sous le bourdonnement incessant de leurs ailes. Hapatra s’aperçut alors qu’elle se trouvait à côté d’une fontaine, sur sa placette préférée. Le bassin, qui tirait son eau directement du fleuve, était à présent maculé de sang. Elle en eut un pincement au cœur.
Soudain, Tuya déboucha dans cette cour en percutant brutalement les murs de son corps massif et squameux, le museau couvert de sang et de viscères d’insectes. Sans perdre de temps, Hapatra bondit sur son dos et la talonna ; Kefnet s’était posé au sommet d’une tour voisine, les ailes pendantes, visiblement épuisé.
Hapatra pressa sa monture, et toutes deux se faufilèrent sans encombres à travers la cité ravagée. La résistance s’était toutefois organisée, et des bandes de citoyens se battaient à présent dans les rues, certains étant même parvenus à s’adjoindre le concours de leurs consacrés. La vizir croisa également çà et là quelques bêtes de la Réserve, qui démembraient, mordaient, griffaient les momies intruses. Avisant le basilic, certaines abandonnèrent leurs proies pour courir aux côtés du serpent géant.
« Hapatra ! »
L’intéressée freina le reptile, cherchant du regard qui l’avait interpellée. Samut, l’hérétique, se tenait devant elle.
« Si tu es venue me narguer en me disant que tu nous avais prévenus, sache que je ne veux rien entendre », décréta-t-elle.
La dissidente secoua la tête pour la détromper, puis porta le regard sur sa gauche, et le champion Djeru apparut. « Il faut trouver Oketra et la protéger », annonça-t-elle.
« Nous… Nous avons vu Rhonas périr », balbutia Djeru en hochant la tête, encore sous le choc. « Nous ne pouvons pas laisser les autres dieux subir le même sort. »
Hapatra soupira, puis ravala sa fierté pour leur dire : « Montez ! » Les anciens adeptes bondirent lestement sur le dos de Tuya, qu’Hapatra éperonna de nouveau. En chemin, elle leur livra ses réflexions : « J’ai toujours cru qu’à l’Âge de la Promesse, l’Hekma tomberait pour nous révéler un paradis. »
« Ce n’est que l’un des mensonges du Dieu-Pharaon », lui expliqua Samut pleine de rancœur. Derrière elle, Djeru se contenta de hocher la tête en silence.
La vizir caressa distraitement les écailles de son basilic d’un air songeur, puis s’insurgea : « J’ai consacré ma vie au service de Rhonas et je refuse de croire qu’il nous ait sciemment menti ! »
« Il n’en est rien, en effet : une force qui les dépasse a manipulé nos dieux. »
Hapatra acquiesça en considérant les propos de Samut, puis le regard qu’elle jeta par-dessus son épaule croisa celui de la jeune femme. « Peut-on vaincre cette force ? »
Samut hocha la tête pour manifester son ignorance : « Je l’ignore et je ne tiens pas à l’apprendre. »
« Pour quelqu’un qui prétend tout savoir, tu as une vision bien étriquée des choses », ironisa Hapatra.
Djeru intervint pour empêcher la discussion de s’envenimer : « Le plus important est de garder en vie nos compatriotes et nos dieux. Laissons donc tous les intrus s’entr’égorger ! »
Comme à point nommé, deux de ces derniers surgirent brusquement devant eux : Gideon, le guerrier musclé qu’Oketra avait pris sous son aile, et une femme au teint pâle, vêtue d’une robe violine.
« Ne t’arrête pas pour eux », lança Djeru, méprisant.
Hapatra regarda en arrière pour apercevoir une dernière fois les étrangers. Qui étaient-ils donc, ces indésirables, et d’où venaient-ils, eux qui ignoraient tout de des us et coutumes de Naktamon, alors même qu’il n’existait pas d’autre cité ? L’avant-veille, les autres vizirs l’avaient pourtant informée que les dieux les accueillaient en invités. Elle sourit avec mépris. Que les intrus s’occupent donc du Dieu-Pharaon ! Si lui aussi vient d’un autre monde, alors qu’ils règlent leurs affaires entre eux !
Une bourrasque souffla un nouveau nuage de sauterelles au-dessus du basilic. Hapatra attira ses deux passagers contre elle pour les mettre à couvert sous son châle, puis regarda de nouveau devant elle. Kefnet et Oketra se dressaient au bout de l’avenue : l’un volait sur place, tandis que l’autre, campée sur ses pieds, était presque aussi immobile qu’une statue, à l’exception d’une oreille agitée d’un tic nerveux. Au service de Rhonas, Hapatra n’avait jamais réellement révéré la déesse féline. Toutefois, en cet instant, sa présence lui procura au contraire un immense soulagement, et elle accueillit avec gratitude cette chaleur réconfortante qu’elle connaissait si bien et qu’elle n’avait pas ressentie depuis la mort de son dieu.
Remarquant que les deux divinités fixaient un point derrière elle, Hapatra arrêta son basilic et se retourna pour voir ce qui attirait ainsi leur attention, mais un entassement de colonnes brisées et de décombres ainsi que des essaims de criquets lui bloquaient la vue. Résolue à ne pas se disperser, elle se tourna vers les dieux, les implorant : « Kefnet, Oketra ! L’Hekma est tombé ! Nous allons vous escorter en lieu sûr », déclara-t-elle, vaguement conscience que, l’aurait-elle prononcé la veille, son intimation eût semblé tout à fait dérisoire.
Les deux divinités l’ignorèrent, le regard toujours perdu vers l’horizon. L’arc à la main, Oketra avait encoché une flèche de lumière blanche.
« Oketra, je t’en prie ! » l’adjura la vizir, et sa voix se brisa lorsqu’elle songea à tout ce qu’elle avait déjà perdu, à tout ce qui lui restait à perdre. « Oketra ! Nous vous protégerons ! » La mort de Rhonas lui avait déjà laissé au cœur une plaie béante ; elle ne supporterait pas qu’elle s’élargît encore.
Quand la déesse de la Solidarité posa sur elle ses doux yeux clairs et flamboyants, Hapatra se laissa bercer par le calme familier qui irradiait d’elle. La divinité la dévisagea, puis esquissa un triste sourire ; le vacarme des habitants qui, terrifiés, fuyaient à toutes jambes s’estompa aux oreilles de la vizir tandis que l’immortelle sondait son âme.
« Il ne t’appartient pas de veiller sur nous, fille de Rhonas, répondit cette dernière avant de hocher imperceptiblement la tête. C’est au contraire à nous qu’il incombe de vous protéger. »
Le cœur d’Hapatra se serra. « Oketra, non ! » cria-t-elle.
Malgré cette protestation, la déesse porta de nouveau le regard vers l’horizon, en levant son arc. De son côté, Kefnet prit de la hauteur, et, à cet instant, la jeune femme aperçut enfin ce qui les obnubilait : une véritable vision de cauchemar.
Le monstrueux colosse dominait par sa taille toutes les abominations qu’Hapatra eût jamais observées par-delà l’Hekma, dans les contrées sauvages du désert : plus grand encore que les dieux, il aurait même écrasé Rhonas par sa stature. Son corps humanoïde était surmonté, non pas d’une tête de scorpion, mais du corps tout entier de l’arthropode, comme perché sur ses épaules et qui le faisait paraître titanesque, d’autant qu’une immense queue articulée se balançait en rythme derrière lui, l’aiguillon luisant d’ichor. Même les nuages de criquets, pourtant omniprésents, s’écartaient de sa route. Hapatra percevait en outre une stridulation perçante, dont elle n’aurait su dire si elle provenait des chélicères du monstre ou de sa queue.
Quand Kefnet se tourna vers sa sœur, la vizir fut sidérée de voir les traits du dieu visiblement marqués par l’effroi.
« Domine ta peur, mon frère ! l’exhorta Oketra avec une fermeté qui exalta Hapatra. Affronte ce monstre et engage tes talents sur le sentier de la guerre ! »
Le dieu de la Connaissance releva la tête puis, d’une contraction des épaules, monta en flèche jusqu’au côté du scorpion.
La déesse sagittaire, quant à elle, tendit de nouveau son arc vers l’ennemi. « Arrière, déicide, fléau de la vie éternelle, et tu auras la vie sauve aujourd’hui ! » lui déclara-t-elle d’une voix argentine qui se réverbéra sur toute la place. À la manière dont elle appuya le dernier mot, on devinait toutefois sans peine qu’elle comptait bien venger tôt ou tard la mort de son frère. Elle banda son arme, la flèche blanche à présent incandescente. Le scorpion tourna vers eux son faciès effrayant pour les toiser, mais s’il leur offrit une réponse, la vizir ne la discerna pas sous ses continuelles stridulations.
Lorsqu’il s’approcha, elle perçut l’aura de sa présence. Le cœur empli d’effroi, elle reconnut sa véritable nature et en eut le souffle coupé : sa divinité, quoique maléfique, à l’opposé de ses homologues, ne faisait aucun doute. Les trois immortels se jaugeaient, immobiles, telles les figures de ces frises sacrées qu’Hapatra connaissait si bien.
Puis ils passèrent à l’attaque. Kefnet fondit sur le dieu-scorpion, puis virevolta autour de lui en l’enveloppant d’une multitude de sorts, camouflant ses assauts sous une série d’illusions composées d’oiseaux gigantesques et de dragons crocodiliens, autant de distractions qui lui permirent de frapper par surprise tout en évitant à chaque fois in extremis le funeste aiguillon. Oketra lui décocha une succession rapide de flèches, mais le dieu-scorpion opposa à celle-ci son épaisse carapace, et l’énergie liliale de la déesse se dissipa contre ce bouclier chitineux tandis que le titan dardait sans répit son aculeus vers Kefnet.
Ce dernier renonça très vite à toute forme de mystification, car son adversaire semblait ne jamais lui concéder le moindre avantage : il ne commettait aucun faux pas et calculait parfaitement ses attaques. Par ailleurs, nombre de récits rapportaient aussi qu’Oketra terrassait aisément de ses traits guivres des sables et autres démons gigantesques, aussi Hapatra fut-elle sidérée par la puissance que devait posséder le dieu-scorpion pour encaisser sans broncher de pareils coups. Elle exhorta donc Tuya à se tapir dans l’ombre et se mit à prier et à encourager ses dieux pour les soutenir dans leur lutte.
Quand Kefnet prit de l’altitude pour se mettre hors de portée de l’intrus, celui-ci reporta aussitôt son attention sur Oketra et se précipita vers elle à une vitesse prodigieuse, la forçant à reculer si précipitamment que le sol en trembla. Le dieu ibiocéphale fut alors contraint de descendre en piqué pour capter l’attention de l’ennemi en le harcelant.
Pour redoutable que fût ce dernier, ses deux adversaires bataillaient avec une grâce qu’Hapatra trouvait presque poétique : ils se mouvaient en un ballet harmonieux, synchronisant leurs attaques et ripostes afin d’exposer les vulnérabilités de leur opposant, et, bien que celui-ci ne fléchît en rien, la vizir savait qu’elle voyait à l’œuvre deux maîtres du combat, dont la valse coordonnée était le fruit de plusieurs millénaires d’expérience.
Le dieu-scorpion multipliait les attaques, mais sans jamais toucher sa cible, aussi changea-t-il rapidement l’angle de ses coups. Son aiguillon dût faire mouche à cet instant et érafler l’une des ailes de Kefnet, car ce dernier se mit à vaciller dans les airs avec des battements d’ailes erratiques. Profitant immédiatement de cette faiblesse, le monstre le harcela de son dard, chaque coup manquant de justesse la tête ou le torse du dieu ibiocéphale qui, à bout de forces, les esquivait avec l’énergie du désespoir.
Immobile en bordure de l’avenue, Oketra visait l’ennemi de son arc, sans toutefois lâcher son trait : elle ne voulait pas courir le risque de toucher son frère qui, dans sa lutte éperdue, s’était interposé entre le dieu-scorpion et elle. Lorsque le dieu de la Connaissance chancela de nouveau, son assaillant se jeta sur lui, et les ailes de Kefnet flanchèrent. Cependant, la charge du déicide s’interrompit net quand la flèche chatoyante d’Oketra lui fit éclater le crâne. Les stridulations se turent soudain, et le dieu-scorpion s’écroula, décapité. Son corps massif pulvérisa les gravats jonchant la rue, avec une onde de choc telle qu’elle souleva brièvement la vizir, son basilic et ses deux passagers. Sous les yeux d’Hapatra, le cadavre de l’intrus se désagrégea aussitôt en un monticule de poussière, déserté par la force obscure qui l’animait.
Kefnet redressa ses ailes, puis se releva, apparemment indemne, et adressa un sourire malicieux à sa sœur, qui partageait visiblement sa satisfaction. À cheval sur le grand serpent, les trois humains exultaient, louant le courage de l’une et la maestria de l’autre. Mes dieux sont prodigieux ! pensa Hapatra, émerveillée. Samut et Djeru s’étreignirent, puis lui donnèrent une tape amicale dans le dos. La vizir refusa cependant de partager leurs larmes de joie : elle laisserait libre cours à ses émotions plus tard, quand elle serait seule.
Pourtant, tandis qu’elle réfléchissait à la manière dont elle porterait le deuil de Rhonas, le monticule de poussière qui subsistait du dieu-scorpion trépida, puis les particules s’élevèrent et, très vite, le monstre que les dieux venaient à peine d’occire reprit forme et se dressa, parfaitement indemne, comme si la bataille qui avait ébranlé l’avenue quelques instants plus tôt n’avait jamais eu lieu. Quand Kefnet se tourna, il se retrouva nez à nez avec son adversaire ressuscité, et les horribles stridulations furent le dernier son qu’il entendit avant que l’aiguillon ne lui piquât le front. Bien que la blessure ne fût que superficielle, Kefnet, le magnifique et ingénieux dieu de la Connaissance, y succomba avant d’avoir touché le sol.
Les trois humains poussèrent un hurlement, le cœur déchiré par la perte d’une seconde de leurs divinités. Oketra feula, furibonde, en assaillant futilement le meurtrier d’une série de flèches, et cria à ses fidèles : « Mortels, réfugiez-vous dans les mausolées ! »
La vizir resta un instant perplexe : quels mausolées ? Il ne restait rien ! Ignorant l’ordre de la déesse, elle hurla à Samut et Djeru derrière elle : « Descendez de là ! » Les deux adeptes obtempérèrent, et Hapatra talonna résolument Tuya, qui alla encercler l’arthropode en crachant son venin et clappant des mâchoires. Sa cavalière serra les cuisses, puis la fit brusquement virer pour charger l’ennemi.
Néanmoins, le sang de Kefnet s’était répandu sur les pavés de la cour et fit déraper le serpent quand celui-ci essaya de se jeter sur le dieu-scorpion. Cramponnée aux écailles de son basilic, la vizir l’exhorta silencieusement à poursuivre son assaut. La mort de Kefnet lui taraudait encore le cœur, mais elle refoula sa douleur dans les tréfonds de son âme : cet intrus devait périr, et elle comptait bien lui porter le coup fatal !
Soudain, Oketra bondit entre le basilic et le dieu-scorpion, et la poitrine d’Hapatra explosa de douleur. Levant les yeux, elle poussa un cri d’horreur : là, juste au-dessus d’elle, la déesse s’était empalée sur l’aiguillon du monstre. Hapatra mugit et entendit une voix inconnue faire écho à son cri de déchirement : Gideon se tenait de l’autre côté de la cour, le visage pétrifié en un masque de souffrance.
Le dieu-scorpion enjamba le basilic et sa maîtresse tétanisés, puis scruta le ciel, l’air de guetter quelque chose, avant de poursuivre son chemin à travers les rues de Naktamon sans prêter attention au groupe de mortels.
L’avenue était déserte, et deux des divinités d’Hapatra gisaient, mortes, devant elle. Alors, pour la première fois de la journée, elle éclata en sanglots, pleurant la mort de son dieu, la décimation de son panthéon, versant des larmes pour tous ces enfants forcés de se battre, pour tous ces hommes dévorés par les locustes et pour ce serpent qu’elle aimait tant et qu’elle sentait trembler de peur sous sa main. Toute retenue balayée par le chagrin, elle se réfugia dans les bras d’un champion et d’une hérétique qui, accablés eux aussi par ces pertes incommensurables, l’étreignirent en joignant leurs pleurs aux siens. D’autres survivants sortirent de leur cachette et des ruelles adjacentes pour venir, atterrés, contempler la dépouille de leurs dieux.
Anéantie, Hapatra tenta de reprendre son souffle et remarqua que Gideon se tenait immobile devant Oketra.
Se ressaisissant, elle hocha la tête à l’intention de Samut et Djeru, qui la relâchèrent pour lui permettre de rejoindre le guerrier. Elle le toisa longuement, les joues noircies par le khôl coulé de ses yeux, les lèvres tremblantes, partagée entre tristesse et colère. « Le responsable de ce cataclysme est un intrus comme toi, n’est-ce pas ? » lui demanda-t-elle froidement.
Gideon déglutit lentement, puis acquiesça.
Hapatra le foudroya du regard, avant de poursuivre d’une voix chargée de venin : « Alors, c’est à vous de le tuer. Faites-le et ne remettez plus jamais les pieds dans ma cité ! »
Sur ce, elle lui tourna le dos pour aller retrouver Samut et Djeru, pataugeant malgré elle dans le sang divin, et les fixa tous deux d’un air résolu avant de déclarer : « Il faut retrouver Bontu et Hazoret, et les protéger à tout prix. Nous n’avons plus qu’elles, désormais. »
L’Âge de la Destruction Histoires archivées
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