Le sable ondulait paresseusement sur les dunes, le Luxa traversait placidement Naktamon, les familles vivaient et travaillaient dans une paix heureuse, quand l’air se troubla soudain et qu’un dragon surgit brusquement dans le ciel, venu d’un monde lointain.

Il ne lui restait que quelques jours — quelques jours à peine avant que ne lui manquât la magie nécessaire à l’exécution de son plan. Il n’avait que tout juste le temps de prendre les mesures nécessaires pour recouvrer sa divinité.

Les projets du dragon s’étalaient sur des millénaires, et sa perception embrassait les siècles, tortueux dédale de prémisses, de contingences, de prévisibilités et de conjectures. D’ordinaire, il ne misait que sûr de gagner, mais, cette fois, pour donner corps à ses désirs, il devrait se montrer plus radical, voire brutal, dans ses choix.

Or la voie de la violence interdit toute marche arrière ou bifurcation ; une fois lancé, il faut aller jusqu’au bout. Les décisions du dragon se devaient donc de refléter cette démarche et de ne tolérer ni le doute, ni l’hésitation, ni la tergiversation ; rien que la férocité.

Avisant la bête ailée qui volait en sur-place à l’extérieur du bouclier protecteur de l’Hekma, les huit dieux d’Amonkhet montèrent au sommet de leurs plus hauts monuments pour se préparer au combat. Ils étaient déterminés à ne pas échouer, cette fois. Nul monstre ne devait les défaire, car Naktamon était tout ce qui restait d’Amonkhet.

Oketra tendit son arc vers le ciel, l’or étincelant sous l’éclat des soleils jumeaux, et décocha une flèche qui traversa aisément l’Hekma avant de toucher le dragon au flanc. Contre toute attente, ce dernier éclata de rire, puis s’approcha du dôme chatoyant pour en éprouver la solidité d’un petit coup de griffe. Oketra décocha une seconde flèche en ciblant cette fois-ci directement l’œil de l’assiégeant. Celui-ci jeta un bref regard au projectile qui fusait vers lui ; la flèche vola en éclats, pulvérisée, avant même de l’atteindre.

Muets de consternation, les dieux se désespérèrent. Le dragon était-il si puissant qu’il pouvait défier la loi naturelle ? Hazoret exigea que les plus jeunes comme les plus vieux de ses sujets se réfugiassent dans les mausolées, et les serviteurs se chargèrent de transmettre la consigne. Saisissant sa lance, elle exhorta les autres dieux à attaquer. Le temps qu’ils perdaient, tous, à protéger les mortels amusa le dragon. Ils étaient bien plus attachés à leur monde que lui-même ne l’avait jamais été aux domaines qu’il s’était créés.

Kefnet, gardien de l’Hekma, luttait pour préserver l’intégrité de la barrière magique. D’un mouvement du menton, le dragon lui fendit l’esprit. Son corps et ses ailes soudain inertes, le dieu ibiocéphale s’écrasa à terre en une masse avachie. Le cœur des mortels de Naktamon se révulsa aussitôt de douleur, et la panique gagna même ceux qui n’avaient pas assisté à cette chute. Les autres dieux poussèrent un mugissement, accablés tant par le sort de leur frère que par l’intolérable détresse que suscitait cette disparition parmi leurs fidèles.

Le dragon sourit, puis tendit une serre. Un mince rayon de lumière perça alors la barrière bleutée. Brandissant leurs armes, les dieux lancèrent à l’intrus une clameur de défi : jamais une vulgaire bête ne meurtrirait un immortel sans s’en voir châtiée !

L’Hekma vacilla, son voile ondoyant comme l’eau d’une rivière, et le trou d’épingle s’élargit jusqu’à offrir un entrebâillement suffisant pour le dragon, qui s’y engouffra. Pour se protéger contre les attaques des autres dieux, il se sépara imperceptiblement de la réalité. Dès lors, son image demeura dans le ciel, mais son corps restait à l’abri de leurs traits.

Les dieux d’Amonkhet eurent beau rugir et rager, pas une seule fois leurs armes ne firent mouche. La puissance de l’intrus était au moins égale à la leur. Le dragon se posa alors au sommet de la plus haute tour, ferma les yeux et entreprit de tisser un sortilège. L’heure des choix féroces avait sonné.

Les dieux sentirent le mana affluer autour du dragon en un enchevêtrement pervers. Ils tentèrent désespérément de recourir à leurs propres sorts pour se protéger et se défendre, mais leur riposte se révéla trop lente.

Le dragon rouvrit les yeux, et tous les mortels en âge de marcher s’évaporèrent dans le ciel. Une vive lumière blanche engloutit Naktamon ; les sept dieux tombèrent à genoux, pliés de douleur, tandis que d’innombrables âmes se voyaient brusquement dissoutes.

La lumière reflua, faisant place à un sinistre silence, aussitôt brisé par les hurlements lointains de milliers d’orphelins.

Les dieux poussèrent un cri de terreur, tourmentés par les prières inarticulées des nourrissons, assaillis par le flot intarissable de leurs vagissements, par les vagues chaotiques de leur peur et de leur confusion, par les visions fragmentées de leurs mères et de leurs pères se désintégrant, particule par particule. Cette soudaine hécatombe accabla les dieux, étourdis par le choc, comme s’ils avaient perdu une partie d’eux-mêmes.

Cependant, deux déesses choisirent de réagir. Hazoret releva ainsi Oketra en lui adressant un regard résolu, puis toutes deux prirent la fuite tandis que le grand dragon s’emparait de leurs frères et de leur sœur. S’en apercevant, celui-ci leur emboîta le pas sans se presser et sans prononcer un mot.

Oketra courut avec sa sœur jusqu’à leur mausolée le plus sacré. Lorsqu’elles s’y engouffrèrent, tête baissée, passant devant plusieurs rangées de défunts envoûtés, les pleurs stridents des orphelins parvinrent physiquement à leurs oreilles. Oketra scella la porte derrière elles, condamnant le portail de pierre d’une lumière dorée, et Hazoret s’appliqua à rassembler délicatement le plus d’enfants possible. La déesse féline l’y aida en les guidant et en les apaisant de sa présence.

Le rire du dragon résonna soudain dans le sanctuaire. En entendant le dragon au dehors, occupé à éprouver la solidité de la barrière, la déesse cynocéphale se tourna vers sa sœur. À percevoir, à travers la pierre, les battements cardiaques des jeunes survivants ainsi que la présence de milliers de momies enchantées, l’intrus jubila d’avoir échafaudé plan si parfait. Lentement, il dénoua le sceau magique de la déesse, prenant son temps à savourer le désespoir qui sourdait du dedans.

Abritant les bébés dans une petite alcôve, les deux déesses se campèrent côte à côte devant l’entrée du mausolée sacré. Hazoret prépara sa lance. Oketra dégaina son arc.

« Jamais les enfants de Naktamon ne périront de la main d’une bête ! » proclama Hazoret.

« Les enfants de Naktamon mourront à la pointe de ta lance », riposta le dragon pour la narguer.

Puis il enfonça la porte du mausolée. Oketra et Hazoret s’élancèrent à l’assaut. D’un simple mouvement de griffe, le dragon projeta une onde de magie. Celle-ci oblitéra l’esprit des deux divinités, qui s’effondrèrent aussitôt.

Satisfait, le dragon poursuivit son œuvre.


L’étape suivante de son projet requérait la mise en place d’une autarcie, avec une population conditionnée à œuvrer pour lui en son absence. Plusieurs possibilités se présentaient à lui, chacune offrant autant d’issues, mais le temps venait à manquer ; l’assujettissement des dieux lui avait déjà coûté une journée, aussi le dragon opta-t-il pour la voie de la rapidité, pavée de choix brutaux.

Il commença par regagner la surface pour capturer trois des huit dieux, qu’il remisa comme des outils ; leur heure viendrait bien assez tôt. Il employa ses dernières réserves d’énergie à corrompre et manipuler les lignes ley qui parcouraient les autres dieux, les contraignant à oublier leur origine, rattachant leur existence à la sienne, avant de les forcer à gommer tout le reste.

Il ouvrit ensuite les tombeaux creusés sous la cité et guida les corps enchantés des morts jusqu’à la lumière du jour : il fallait bien des gardiens pour s’occuper de tous ces orphelins.

Puis il puisa dans l’historiographie du plan. Il découvrit ainsi l’existence d’une pratique cultuelle et sélective : une série d’épreuves qui, à chaque révolution du second soleil, distinguaient un champion méritoire et propitiateur, voué alors au sacrifice. Or cette croyance possédait le mérite d’être respectée aussi bien des mortels que des dieux et se prêtait parfaitement à ses desseins. Le dragon s’en réjouit, car ce rituel qui n’intervenait jusque-là qu’à plusieurs décennies d’intervalle allait dorénavant lui fournir une manne constante de champions. Il envoûta par ailleurs le second soleil afin que celui-ci fît halte jusqu’à son départ, pour ensuite marquer, comme un cadran, le délai restant jusqu’au jour où il déciderait de revenir. Ce serait là la clé de ses machinations sur ce monde.

Poursuivant ses préparatifs, le dragon se bâtit un trône dans l’enceinte de la cité. Il érigea aussi, par-delà la barrière, un monument à son effigie, hommage à ses splendides cornes, qu’il enchanta de manière à lui conférer la même orientation sous tous les angles et qui, à l’horizon, encadrerait le plus petit des deux astres, au moment de son choix. Le dragon était fier de son œuvre, car la vanité ne représente-t-elle pas la survie même pour qui perd rapidement et inéluctablement son omnipotence ?

Enfin, il promit de revenir, prenant grand plaisir à rédiger ses propres prophéties, puis implanta cet engagement dans l’esprit des dieux et les croyances des simples mortels. Après tout, ces derniers raffolaient des promesses, qu’ils jugeaient immuables comme des montagnes, quand, en réalité, elles étaient aussi fluctuantes que les marées.

Lorsque le dragon s’en alla, le petit soleil reprit son lent cheminement à travers le ciel.

Laissant les années s’égrener, le dragon surveilla de loin le déroulement de ses manœuvres, porta ses intrigues sur d’autres mondes, tout en encourageant lentement le second astre vers sa destination.

Jusqu’à cet instant précis, en ce lieu particulier, sur ce plan-là, quand, sa trajectoire achevée, l’astre asservi vint se nicher entre les deux immenses cornes, comme le grand manipulateur l’avait prédit — comme il l’avait promis, enfin. L’heure était venue pour le dragon de retourner sur Amonkhet, cueillir le fruit de ses efforts.

Art by Christine Choi
Illustration par Christine Choi

Or donc, le soleil atteignit son zénith entre les cornes du Dieu-Pharaon, et les Âges tant annoncés débutèrent ; et certains des derniers habitants d’Amonkhet tombèrent à genoux, accablés de bonheur ; d’autres, au contraire, prirent peur de ce qui allait survenir dans leur monde, les nourrissons geignant d’effroi ; et les dieux célébrèrent solennellement ce moment, car tout se déroulait comme la prophétie l’avait auguré.


Djeru courait aussi vite que ses jambes le lui permettaient, les yeux rivés à l’horizon, sur le second soleil, barré en son milieu par la corne gauche. La cité se retrouvait plongée dans un interminable crépuscule, une atmosphère étrange qui ne faisait qu’accentuer l’enfièvrement et l’allégresse des habitants de Naktamon.

Samut courait au côté du jeune homme, qu’elle tenait fermement par l’épaule. Quittant l’arène, ils se heurtèrent à la cohue de leurs concitoyens, qui, tous, se ruaient vers les rives du Luxa. Jamais Djeru n’avait vu pareil désordre : chacun semblait avoir oublié ses obligations envers sa moisson, faisant fi de toute discipline et bienséance à la faveur de cette transition d’une ère vers une autre.

Il restait si peu d’adeptes ! Durant les derniers mois avant la fin du cycle du second soleil, ils s’étaient en effet présentés, de plus en plus nombreux, pour devancer leur participation aux Épreuves et prouver leur valeur. On avait donc modifié le calendrier, et les moissons avaient doublé de taille. La cité s’en trouvait quasiment dépeuplée, le reste de ses habitants — les consacrés et les enfants trop jeunes pour concourir — affluant vers les berges du fleuve.

Djeru et Samut se frayèrent ainsi difficilement un passage à travers cette foule juvénile, se cognant à des hanches, trébuchant sur des pieds. Tous couraient bras levés vers le ciel, le visage strié de larmes ferventes ou désespérées. Ils avançaient si vite, malgré leurs petits pieds, que les consacrés ne parvenaient pas à les suivre, la plupart s’étant d’ailleurs résignés à s’écarter pour laisser passer la ruée.

Une ombre passa sur eux : les jambes d’Hazoret. La déesse les enjamba précautionneusement pour se diriger elle aussi vers le Luxa. Une nuée d’enfants et d’adolescents inaptes aux Épreuves tirèrent sur ses sandales et sautillèrent pour attraper sa lance — « Prends ma vie ! Je t’en prie, Bienfaitrice ! Laisse-moi mourir avant sa venue, que je puisse suivre ! » —, mais la déesse ignora leurs supplications, les yeux braqués sur le Luxa, en direction du Portail.

L’arrivée du Dieu-Pharaon était imminente. Son grand retour aurait certainement lieu au portail vers l’Au-delà, l’immense mur de pierre qui se dressait là où le Luxa rencontrait le bleu scintillant de l’Hekma. Jusque-là, il ne s’ouvrait que pour les rares privilégiés qui réussissaient l’Épreuve de zèle, mais, sous peu, avec la venue du Dieu-Pharaon, la promesse qu’il avait faite s’accomplirait.

La promesse des Âges.

Djeru sentit un regain d’espoir. Son destin était de franchir le Portail en tout dernier, Hazoret en personne devant lui décerner la palme de sa gloire — mais Samut avait tout gâché, et Gideon, le traître, s’était interposé.

Pourtant, Samut se tenait là, à son côté, une main serrée sur son bras, lui faisant bouclier de son corps. Si, dans son cœur, il se sentait rasséréné par cette présence familière, son esprit, en revanche, restait abasourdi par sa trahison. Elle m’a privé de mon destin au nom de ses doutes égoïstes, rumina-t-il.

Mais peut-être le Dieu-Pharaon leur accorderait-il à tous deux, malgré tout, une place à ses côtés ? Peut-être Djeru pourrait-il plaider leur cause et prouver leur valeur tout en confrontant Samut face à ses égarements ?

L’adepte murmura une prière d’espoir, modeste adjuration étouffée aussitôt par les exclamations de la foule qui l’entourait, dans ce crépuscule étrange.

« Les Âges ont commencé ! »

« Où est-il ? »

« Délivre-nous, Dieu-Pharaon ! Montre-nous ta grâce ! »

« Aïe ! » s’écria Samut quand un naga la bouscula pour gagner le fleuve, puis, bouillonnant de colère, elle ajouta à mi-voix : « Il nous a gavés de suffisance pendant des années, et c’est dans la liesse que nous l’accueillons ! Tout n’est que mensonges et chaos ! »

Djeru ne releva pas cette énième hérésie, car un son qui enflait, au loin, avait capté son attention : un bruit de fond, un grincement continu, obscur et ancien, causé par une source dépourvue de forme. Les khenras qui couraient près d’eux se bouchèrent les oreilles en gémissant, les nagas sursautèrent comme si la terre tremblait sous leur corps reptilien et tous portèrent instinctivement leur regard vers le bout du fleuve.

Samut resserra son étreinte sur le bras de Djeru. « Le Portail », énonça-t-elle simplement.

Les deux jeunes gens pressèrent le pas et s’approchèrent encore de la foule amassée sur les berges du Luxa. Tout ce monde gémissait dans un mélange de crainte et de joie infinie. Ici, un minotaure sanglotait ; là, des jumeaux khenra étaient tombés à genoux dans une posture d’adoration ; ailleurs, une poignée d’enfants tentaient de traverser le fleuve à gué pour rejoindre le Portail. Sans avoir encore jamais vu pareille exaltation, Djeru fut, un instant, saisi de frayeur. Cependant, face à ce tumulte d’émotions communicatives, il fut très vite emporté par le délire de ses concitoyens. Certes, il aurait déjà dû se trouver dans l’Au-delà, mais la trahison de Samut lui avait offert le privilège insigne d’assister au retour du Dieu-Pharaon. Peut-être les choses allaient-elles finir par s’arranger ?

Soudain, aussi brusquement qu’il était survenu, le bruit cessa.

Djeru tendit le cou pour discerner ce qui se passait. Ses sandales s’enfonçaient dans la vase de la berge, et une eau chaude vint lui lécher les pieds tandis que des enfants innombrables se pressaient contre lui en se haussant sur la pointe des pieds pour mieux voir.

« Djeru, tu dois me faire une promesse », murmura Samut à son oreille. Il n’avait aucune envie de l’écouter, mais ne voulait pas non plus la rembarrer. « Quoiqu’il advienne, nous protégerons nos dieux et nous veillerons l’un sur l’autre », poursuivit la jeune femme.

Bien qu’il n’eût aucune idée de ce qu’elle insinuait, Djeru acquiesça en silence.

Tout à coup, la foule entière poussa un cri de stupeur. Au loin, les rayons du second soleil franchirent tout à fait la corne de gauche : l’astre était enfin entièrement entre les deux, déroulant un tapis de lumière éclatante sur Naktamon. Une vague d’acclamations éclata sur les berges quand le soleil atteignit sa destination finale, exactement au centre des hautes spires.

Au même instant, sans avertissement aucun, le portail vers l’Au-delà s’entrouvrit, ses vantaux de grès écartant les eaux du fleuve. Aucun être vivant n’avait jamais vu ce qu’il dissimulait. Seuls les morts le franchissaient, et il ne s’ouvrait qu’une fois par jour pour permettre le passage d’une barque funéraire. Malgré la distance qui les en séparait, Samut et Djeru sentirent un vent brûlant filtrer par l’interstice.

Le jeune homme perçut alors l’approche d’une divinité dans son dos et vit Hazoret entrer dans l’eau en enjambant précautionneusement les fidèles. « Il arrive ! » s’exclama-t-elle. Djeru se laissa gagner par sa joie rayonnante, l’exaltation de la déesse venant renforcer sa propre ardeur.

Un petit, près d’eux, fondit en larmes tandis que d’autres jouaient des coudes pour se rapprocher de la berge. Quelques avemains volèrent jusqu’au Portail pour tenter d’en écarter les battants, et d’autres gamins plongèrent dans le fleuve pour nager vers l’ouverture ; aucun, pourtant, ne semblait l’atteindre.

L’interstice ne laissait encore rien entrevoir ; seul un mince rai de lumière trahissait que le Portail fût réellement ouvert.

Samut agrippa l’épaule de Djeru, hocha la tête et s’inquiéta : « Nous ne devrions pas rester ici. Nous devrions… »

Le sifflement du vent provenant du Portail s’amplifia et, d’un seul mouvement fluide, les portes s’écartèrent encore. Samut lâcha l’épaule de son ami tandis qu’ils regardaient tous deux, pétrifiés, les vantaux se déplier. Tous les présents se turent, transportés.

Le violent courant d’air s’échauffa encore, les criblant de sable et de gravillons, et ils se protégèrent les yeux de leurs mains. Enfin, le Portail s’ouvrit complètement, et un hoquet parcourut l’immense foule.

Ne leur avait-on pas promis le paradis ?

Art by Raymond Swanland
Illustration par Raymond Swanland

Pourtant, par-delà le Portail, il n’y avait qu’un désert infini.

Djeru en resta interloqué. On leur avait promis de vastes prairies verdoyantes, des sources abondantes et un océan gorgé de richesses ! Et à la place, rien : le désert, des bêtes sauvages, des guivres, des crocodiles et les hérétiques damnés, toutes les horreurs que l’on savait déjà trouver au-delà de l’Hekma, dans ce néant incommensurable, éternel, absolu et implacable.

Cette vision échappait totalement à l’entendement de Djeru. Autour de lui, la foule manifestait la même confusion : tandis que certains jubilaient ou rendaient grâce, d’autres tournaient vers leurs compagnons un regard interrogateur : était-ce donc cela, le paradis ?

L’affolement, pourtant, l’emporta, en se propageant comme une déferlante, dans un grondement qui alla crescendo.

Un corps massif tomba bruyamment dans l’eau et, sous leurs yeux, Hazoret s’avança dans le courant d’un pas énergique. Elle se mit à trembler, les oreilles rabattues en arrière bien qu’elle eût les bras écartés en signe de bienvenue.

Djeru se fraya un chemin tout devant, puis s’engagea dans le sillage d’Hazoret pour tenter de mieux voir. Par-delà le Portail, il distinguait seulement un bâtiment, qui ne pouvait être que la Nécropole, lieu légendaire où reposaient les valeureux en attendant le retour du Dieu-Pharaon.

Le jeune homme se tourna vers Samut, mais celle-ci concentrait toute son attention sur la déesse.

« Hazoret ! » appela-t-elle. L’intéressée baissa vivement la tête pour poser les yeux sur la jeune femme. « Est-ce là le paradis ? » interrogea celle-ci.

La Bienfaitrice resta muette. Djeru observa la respiration tourmentée qui, malgré son visage impassible, lui agitait la poitrine.

« Je t’en prie, Hazoret, dissipe mes doutes et dis-moi qu’il s’agit bien du paradis », reprit la jeune femme.

La déesse releva très légèrement la tête, mais garda obstinément le silence.

Le ton commençait à monter dans la foule, inquiète de n’apercevoir toujours aucun signe du Dieu-Pharaon. S’agissait-il d’une nouvelle épreuve ? L’absence de paradis avait-elle une signification ? Peut-être celui-ci n’apparaîtrait-il réellement qu’après l’arrivée du Dieu-Pharaon ? Peut-être les terres au-delà du Portail n’étaient-elles pas les étendues stériles qu’elles semblaient ? Peut-être était-ce cela, le paradis !

Le brouhaha retomba soudain lorsqu’une gigantesque silhouette sombre franchit le Portail à tire-d’aile avant de passer devant eux, sur les berges du fleuve. La foule rentra instinctivement le cou, puis leva le regard pour tenter de mieux voir cette ombre furtive. Une clameur s’en éleva, appelant le Dieu-Pharaon.

Djeru, pourtant, savait que l’arrivant n’était ni dieu ni pharaon. Il le suivit des yeux, le regarda se poser vaniteusement sur un obélisque pour toiser le peuple à ses pieds, puis il entendit, derrière lui, Samut dégainer ses khépeshs et souffler un mot qui, dans sa bouche, ressemblait à un juron craché avec colère et dégoût : « Un démon ! »

L’adepte sentit aussitôt un frisson lui parcourir l’échine. Les démons étaient rares sur Amonkhet. Ainsi, Djeru ne les avait rencontrés que dans des documents qu’il avait étudiés ainsi que sous la forme de lointaines ombres fugaces, entraperçues en dehors de l’Hekma. De toute manière, de telles créatures n’avaient pas leur place au Paradis. Djeru connaissait en revanche les légendes qui entouraient ce démon-là : celles de l’ultime épreuve, de la mort dernière et infamante avant le retour du Dieu-Pharaon.

Se dressant de toute sa hauteur au sommet de l’obélisque, le monstre étala ses ailes pour se chauffer aux rayons du second soleil. Djeru discernait un corps crocodilien affublé d’un sourire de dément, une myriade d’écailles aboutissant à une queue charnue, et des ailes effilées encadrant un sourire encore plus acéré.

Art by Jaime Jones
Illustration par Jaime Jones

Le démon scrutait les habitants assemblés devant lui. Ses lèvres se tordirent en un rictus méprisant, puis il déploya de nouveau ses ailes pour s’élancer dans le ciel, décrivant nonchalamment quelques cercles au-dessus du fleuve et de la foule avant de se poster en vol stationnaire devant le Portail. Là, suspendu dans les airs, il tendit le bras droit et en lacéra la chair d’une serre de l’autre main. Un ruissellement de sang accrocha la lumière du soleil. Sans manifester le moindre émoi, le démon marmonna une incantation, dans un grondement sourd et corrosif qui se réverbéra sur l’eau. Reconnaissant la magie du sang, Djeru recula pour sortir du fleuve, fuyant l’ichor démonial qui y dégoulinait.

Art by Slawomir Maniak
Illustration par Slawomir Maniak

À chaque goutte, le fleuve ralentissait, puis ses eaux s’immobilisèrent tout à fait, comme en témoignaient des roseaux coupés, portés par le courant, qui s’arrêtèrent brusquement. Ensuite, tandis que le sang s’écoulait, se répandait et teintait peu à peu le bleu viride de l’onde, les brillantes mouchetures carmin qu’il formait se mirent à lentement remonter le fleuve.

Près de l’eau retentirent des hurlements stridents, qui s’amplifièrent quand un grand nombre de ceux qui pataugeaient tournèrent les talons, épouvantés, pour regagner la berge. Sous les yeux de Djeru, le fleuve désormais stagnant vira à l’incarnat, et le jeune homme sentit une étrange énergie s’en dégager en ondes presque palpables.

Le démon avait changé l’eau du fleuve en sang !

Art by Cliff Childs
Illustration par Cliff Childs

L’ichor continua de se propager dans l’eau, étouffant les roseaux et asphyxiant tout ce qui y nageait. Des poissons remontèrent ainsi peu à peu à la surface, la gueule béante et les yeux écarquillés. En amont, des dizaines d’hippopotames tentèrent de s’extirper de ce bourbier de sang et de limon, pour finalement s’y noyer. Un énorme crocodile creva la surface en crachant bruyamment un épais liquide écarlate. Il roula sur la berge en clappant des mâchoires, écrasant un peu plus les cadavres de poissons et d’anguilles dans la vase pourpre, sous son corps agonisant. Toute la faune du fleuve voulait désespérément s’en échapper, mais ne faisait que précipiter sa mort en se tortillant frénétiquement dans la fondrière.

Samut attrapa Djeru par le bras, lui adressa un regard sinistre et l’interpella : « Crois-tu toujours qu’une divinité bienveillante agirait de la sorte ? »

Envahi par le doute, Djeru hocha la tête en signe de dénégation. Lorsqu’il ouvrit la bouche pour répondre, une voix abyssale résonna dans l’air comme un roulement de tonnerre, fielleuse et effroyable. Par réflexe, l’adepte se plaqua les mains sur les oreilles pour l’étouffer, mais en vain.

« Liliana ! » gronda le monstre.

Samut se récria : « Mais comment le démon peut-il connaître l’un des intrus ? » demanda-t-elle à Djeru. Ce dernier ne put que hocher la tête pour manifester son ignorance.

Levant les yeux vers le hideux visiteur, Djeru sentit son sang se glacer. Le démon souriait, ses dents acérées et ses yeux insondables comme l’allégorie de la puissance implacable. Sa voix tonna de nouveau en se réverbérant sur le fleuve sanguinolent : « Je sais que tu es là, Liliana Vess, tu ne saurais m’échapper. »


Profil du plan : Amonkhet