Le dernier espoir d'Innistrad
Histoire précédente : L’éveil d’Emrakul
Suite aux manigances de Nahiri, Emrakul, titan eldrazi, se déchaîne sur Innistrad. Pendant ce temps, Liliana s’est cloîtrée dans une tour du manoir Vess, pour étudier les pouvoirs, mais aussi les pernicieux effets du Voile de Chaîne. Depuis sa dispute avec Jace, elle s’est résolue à ne compter que sur elle-même pour affronter ses démons.
Le Voile de Chaîne était frangé de brins métalliques. Liliana Vess discernait vaguement son propre reflet dans les ampoules de verre spectral où ces fils plongeaient, dans la dentelle métallique de l’orbe fléau des envoûteuses posé sur le rebord de la fenêtre ainsi que dans les tubes conducteurs qui sortaient de la croisée pour grimper vers le toit. Les runes scarifiées sur son visage étaient à peine visibles au travers du Voile, tant le ciel était obscurci par les nuages de l’orage. Un éclair zébra le ciel.
Il lui restait encore deux démons à tuer, mais elle devait d’abord s’assurer de survivre à la confrontation. Le Voile de Chaîne était une arme puissante, certes, mais potentiellement mortelle pour son détenteur. Si son entreprise était couronnée de succès, elle pourrait cependant l’utiliser en toute sécurité, autrement dit sans requérir l’aide de ce stupide mage de l’esprit qui persistait à chasser les mystères dans la campagne. De plus, elle pourrait aussi débarrasser une fois pour toutes le Multivers de ses créanciers.
« Sommes-nous prêts ? » demanda-t-elle.
Même si les autres résidents de la tour n’arrivaient pas, en intelligence, à la cheville de Beleren-le-benêt, comme elle le surnommait dorénavant par-devers elle, il faudrait cependant bien qu’ils fassent l’affaire. Dierk, le geistmage, se marmonnait la procédure alors qu’il fixait sur l’orbe une série d’embouts et resserrait les pinces qui la maintenaient. Gared, son assistant, se tenait à la fenêtre, son gros œil unique surveillant à la fois l’équipement et l’orage qui grondait au dehors, la main posée sur un énorme levier.
« Les collecteurs sont prêts, madame, annonça le geistmage, et l’orage atteint son paroxysme. Je tiens pourtant, encore une fois, à vous rappeler que nous allons infuser dans l’objet une quantité considérable d’énergie spectrale… »
« Inutile de revenir là-dessus ! » l’interrompit Liliana.
« … issue de la foudre. »
« Fort bien. »
« Et vous le porterez sur vous. »
« Je le sais. »
« Sur votre visage. »
La nécromancienne leva les yeux au ciel. « Le flux d’énergie geist agira ainsi, par le truchement de l’orbe, comme une antenne spectrale, détournant du sujet la réaction de l’artefact, sublimant le courant inverse en simples parasites atmosphériques, contrebalançant tous ses effets secondaires et permettant donc l’utilisation sans danger de l’objet. »
Dierk jeta un coup d’œil à Gared et tapota ses lèvres du bout de ses doigts gantés. « En théorie, tout au moins », concéda-t-il.
« Écoutez, Dierk, dit Liliana. Mon amie vous a recommandé à moi parce qu’elle vous croyait expert en habitement spectral. Se trompait-elle ? »
« Bien sûr que non, madame ! » s’indigna Dierk.
« Alors ? »
« Alors, commençons, répondit-il en ajustant ses lunettes de protection. Une dernière chose : ce sera douloureux. »
« La souffrance est transitoire », rétorqua la Planeswalker, s’installant sur son siège. Les filaments pendaient de différents points du Voile de Chaîne. « De plus, nous n’apprendrons rien en réalisant l’expérience sur Gared. »
L’assistant sourit, son œil hypertrophié clignant comme celui d’un reptile. Dierk lui adressa un signe de tête, et il abaissa brusquement le gros levier.
L’orbe se mit à bourdonner, et les aiguilles à osciller dans leurs cadrans. Liliana sentit les maillons du Voile lui toucher l’ovale du visage.
« Le système est activé, annonça Dierk. Il suffit à présent d’attendre un écl… »
La foudre s’abattit.
Involontairement, Liliana serra les dents sous l’assaut du flux électrique. Des lassos d’énergie grésillante jaillirent des câbles reliés aux collecteurs du toit, et les esprits des morts leur emboîtèrent immédiatement le pas. Les geists hurlèrent dans les tubes, emplissant l’orbe et le verre armé de leurs cris électrospectraux. Le matériel vomit des gerbes d’étincelles, mais les circuits tinrent bon.
Une rafale d’énergie stridente traversa le Voile. Liliana le sentit se soulever légèrement de ses joues, ses maillons soudain libérés de la gravité.
Elle regarda ses assistants. Dierk avait cessé d’ajuster pinces et interrupteurs ; il était dos au mur, le visage protégé de ses bras. Gared tendit un doigt jusqu’à effleurer une volute crépitant d’énergie et le retira vivement. La nécromancienne voyait se refléter sur les machines les runes gravées dans sa chair, la représentation occulte de son pacte avec les démons formant un halo lumineux autour d’elle.
C’était dans cet état qu’elle se sentait atteindre le sublime : lorsqu’elle allait manipuler cette puissance qui aurait terrifié quiconque.
Elle agrippa les bras du fauteuil et invoqua le pouvoir du Voile.
Le contrecoup fut absolu et immédiat : les âmes qui résidaient par milliers dans le Voile l’emplirent non seulement de leur énergie, mais aussi de leur souffrance, et la douleur intolérable était pourtant indissociable de la magie ainsi concédée. Le circuit de geists n’avait donc rien absorbé.
Des béchers éclatèrent et les collecteurs explosèrent.
« J’arrête tout ! » s’écria Dierk, prêt à saisir le levier.
« Non ! » répliqua Liliana, cinglante. Le mage retira sa main.
La pièce trembla. Liliana s’agrippa de plus belle à son siège, essayant de stabiliser la pièce, de retenir le cri qui menaçait d’exploser de sa gorge, de penser à autre chose qu’à la douleur. La souffrance est transitoire.
Enfin, quand elle ne parvint plus à se contenir, elle hurla. Des fusibles sautèrent, et la tour fut plongée dans l’obscurité. Le hululement spectral se dissipa et, bientôt, la nécromancienne n’entendit plus que sa propre respiration saccadée.
Gared fit craquer une allumette pour allumer une lanterne. Le laboratoire avait des allures de champ de bataille, toute l’installation en miettes. La pluie martelait le rebord de la fenêtre.
Liliana dégrafa le Voile et le retira. Du sang coulait de ses scarifications.
« Madame, je vous avais prévenue du danger », risqua enfin Dierk.
La nécromancienne le foudroya du regard, imaginant que la peau du geistmage se délitait et que c’était réduit à l’état de squelette qu’il lui répondait cette platitude : « Je suis navré. » Elle se contenta néanmoins de lui désigner la porte. « Vous pouvez disposer. Rendez l’orbe à son propriétaire », décréta-t-elle. Un roulement de tonnerre ponctua son commandement.
Dierk rangea rapidement l’orbe usagée ainsi que divers autres objets dans un sac et s’éclipsa sans demander son reste. L’écho de ses pas finit par s’éteindre dans l’escalier en colimaçon. Gared poussa doucement du pied une pile de verre brisé, mais n’imita pas le mage.
Liliana rangea le Voile de Chaîne dans une poche de sa jupe. La prétendue fine fleur d’Innistrad ne lui avait été d’aucun secours, les registres et les grimoires de remèdes spectraux ne lui avaient rien appris non plus et même le plus éminent expert ès geist recruté par Olivia n’avait su dompter le Voile.
Épongeant d’un mouchoir le sang qui perlait des runes sur sa peau, Liliana regarda par la fenêtre l’orage s’abattre sur la campagne de Stensie. Dans l’obscurité, au loin, Thraben brillait comme un fanal.
Elle détestait devoir dépendre d’autrui.
Mais ce n’était pas tant qu’elle avait besoin de Beleren-le-benêt, car, ce qu’il lui fallait, en réalité, c’était simplement quelqu’un qui soit son obligé et qui accepte donc de s’interposer entre elle et deux impudents seigneurs démons.
Si seulement il avait pu lui être redevable !
Un cri d’homme retentit soudain dans l’escalier, suivi d’un grognement et d’un brusque fracas.
Liliana jeta son mouchoir taché de sang et descendit précipitamment les marches.
Elle les entendit et les sentit avant même de les voir : leurs grognements et leurs gémissements affamés, la puanteur de leur fourrure et des relents de sang.
Des loups-garous ! La salle du trône de Liliana en était complètement envahie.
En revanche, ils semblaient tous, non pas exactement malades, mais contrefaits, comme si quelque force mutagène et surnaturelle avait déformé leur chair et leur squelette. Ainsi, leurs extrémités s’articulaient étrangement, se courbant et ondulant en crissant comme du goémon.
Pourtant, ils n’en demeuraient pas moins des loups-garous, donc dotés de griffes acérées. Dierk était étendu à terre, la poitrine défoncée, le contenu de son sac comme de sa cage thoracique éparpillé autour de lui. Il avait le teint cireux, le visage figé dans une expression de surprise, et il rendit son dernier souffle comme un ballon de baudruche qui se dégonfle.
Les loups-garous se tournèrent vers Liliana en flairant. L’un d’eux feula, les yeux plantés là où sa langue aurait dû se trouver.
Une série de sorts létaux, chacun conçu spécifiquement pour l’un des lycanthropes devant elle, voilà ce dont elle avait besoin : une puissance suffisante pour se débarrasser de certains et se frayer un passage jusqu’à la porte extérieure du manoir.
« Gared ! cria-t-elle par-dessus son épaule. Prends ton manteau. »
Dans sa poche, le Voile de Chaîne resta inerte.
Plusieurs heures après, l’orage s’était calmé, mais la campagne de Stensie ressemblait désormais à une ménagerie de l’horreur. Liliana remarqua que chaque être qu’elle et ses compagnons croisaient présentait une malformation quelconque. Ainsi, les vampires en maraude avaient des membres surnuméraires ou bien manquants. Des voyageurs à l’anatomie incongrue vaticinaient en parlant de pierre et de mer, et en marchant en crabe.
Enfin, Liliana, Gared ainsi que Dierk, le pas hésitant, arrivèrent devant une porte monumentale.
Devant eux se dressait la forteresse de Lurenbraum, citadelle construite en saillie d’une falaise abrupte. Plus haut, l’architecture utilitariste s’adoucissait et s’effilait en des étages aux fenêtres sculptées, chacune éclairée d’un chandelier flottant. Depuis la plupart d’entre elles, des vampires revêtus de leur rutilante armure ancestrale les observaient.
Liliana fit signe à Gared d’actionner le heurtoir.
Ébaubi, celui-ci contempla la porte dans toute sa hauteur. « Vous connaissez réellement la maîtresse des lieux ? » s’inquiéta-t-il.
Dierk, pour sa part, émit une sorte de borborygme. La nuque brisée, sa tête lui reposait sur l’épaule au-delà de ce qui était physiologiquement possible et des vertèbres bosselaient sa gorge, mais, au moins, ses jambes l’avaient-elles conduit jusque-là, et ses bras étaient parvenus à porter l’orbe fléau des envoûteuses. Le long manteau de Gared ceignait le ventre du mort-vivant, afin de retenir ce qui restait de ses entrailles. Liliana leva légèrement la main, et il redressa les épaules ; sa tête, cependant, pendouillait toujours de côté. Par ailleurs, sa langue desséchée ne tenait plus entièrement dans sa bouche, raison des ignobles gargouillis qu’il produisait. Liliana prit un air fataliste.
« Je m’arrange toujours pour m’accointer avec les puissants, expliqua la nécromancienne. Et elle aussi. »
Gared frappa à la porte et recula.
Bientôt, l’huis s’entrebâilla et une femme imposante apparut, vêtue d’une robe richement ornée. Elle tenait un bâton de prêtresse qui irradiait de chaleur.
« Elle ne reçoit pour l’heure aucun visiteur humain », déclara-t-elle, découvrant ses crocs. Ses iris étaient des abîmes insondables, où des feux semblaient pourtant se consumer.
« Je viens lui remettre un objet qui lui appartient », répondit Liliana.
La vampire marqua une pause, inspectant Dierk et l’orbe, visiblement endommagé. « Laissez-le-moi, puis quittez ce lieu avant que je n’invoque de quoi vous chasser ! »
Gared fit mine de regimber, mais Liliana lui posa la main sur l’épaule pour le contenir. Au pied d’une citadelle peuplée de vampires, mieux valait en effet, pour parvenir à ses fins, pateliner qu’en découdre. « Je préfère parler à Olivia de vive voix. Faites-lui savoir que Liliana Vess souhaite s’entretenir avec elle, je vous prie. »
« Je vous le répète, elle ne reçoit présentement pas de mortels. »
« Des mortels ! s’esclaffa la Planeswalker. Vous et votre petit cœur exsangue, si vous saviez ! »
La prêtresse vampire brandit son bâton, l’emblème dentelé qui en parait l’extrémité faisant ondoyer l’air sous sa chaleur.
« Oh, Liliana, ma chère ! » Olivia Voldaren se montra soudain dans l’encadrement de la porte, congédiant la prêtresse d’un rauquement péremptoire. Celle-ci s’écarta et inclina respectueusement la tête, mais continua d’observer Liliana.
La matriarche arborait une magnifique armure de plates noire et, comme à son habitude, ses pieds ne touchaient pas le sol. « Es-tu venue fêter la bonne nouvelle ? demanda-t-elle. Mais entrez donc ! »
« Je te rapporte ton orbe, annonça Liliana, ainsi que ton geistmage. J’espérais aussi que tu saurais peut-être où se trouve un individu de ma connaissance. » Elle lança un sourire doucereux à la prêtresse en passant devant d’elle. « Que célébrons-nous exactement ? »
Olivia lui prit le bras, lévitant à son côté et l’entraînant dans la citadelle. « Mais c’est notre longue attente qui s’achève, bien sûr ! Tu ne sais pas la nouvelle ? »
Ils pénétrèrent dans une vaste galerie où d’élégants vampires se tenaient, certains en lévitation, dans chaque escalier, sur chaque palier. Des centaines d’yeux scrutèrent Liliana et ses serviteurs tandis qu’Olivia leur faisait traverser les salles inférieures de la forteresse. Tous les membres de la lignée Voldaren semblaient rassemblés, la mine belliqueuse.
Liliana fit un signe discret de la main, et le cadavre de Dierk le geistmage se traîna jusqu’à un vénérable siège doré, s’y assit, puis s’y tassa, l’orbe sur les genoux. Ce faisant, le manteau noué autour de son ventre émit un gargouillis, retenant autant que possible ce qu’il contenait.
Olivia se pencha avec des airs de conspirateur, pressant le bras de la Planeswalker. « C’est l’archange ! Pouf ! exulta-t-elle. Une grosse tache sur les dalles de la Cathédrale de Thraben. Oh, c’est tout simplement délectable ! »
« Avacyn est morte ? » Elle eut une pensée fugace pour Jace : la dernière fois qu’ils s’étaient parlé, il se trouvait justement sur la piste d’Avacyn.
Olivia fit un large geste du bras. « Réjouissons-nous, créatures de la nuit, car le monde nous appartient de nouveau ! J’avais été fort contrariée quand on l’avait libérée de sa souricière. »
Liliana haussa très légèrement les sourcils.
« Par bonheur, Sorin a compris son erreur, et abattu sa créature. Tout se termine vraiment pour le mieux, n’est-il pas ? » Olivia éclata de rire, tout en précédant Liliana de galerie en galerie, si tant est que Gared disparut bientôt dans le labyrinthe.
La nécromancienne, en revanche, ne lâchait pas les talons de la vampire et, comprenant à présent l’attitude hostile des congénères de celle-ci, formula ses conclusions : « Et à présent, tu lèves une armée. »
« Eh bien, ma chère, il se trouve que celui ou celle qui a ouvert le Helgruft… »
Liliana maintint un masque de politesse.
« … n’a pas libéré que l’archange, poursuivit Olivia. Et je ne parle pas seulement de tes amis démons : il en a aussi soustrait autre chose. Un rafraîchissement ? » Elle apostropha l’un de ses sujets qui se trouvait sur leur chemin : « Toi, apporte à boire à notre invitée ! »
Le vampire tendit sèchement un verre de vin à Liliana — pas du sang ! —, puis s’éloigna, accompagné des cliquetis de son armure.
Bien sûr, c’était Liliana elle-même qui avait fait s’ouvrir le Helgruft et déferler tout son contenu sur Innistrad, elle qui avait tué le démon Griselbrand, sans se préoccuper des conséquences, ni en informer ses estimés voisins les vampires.
« Et à présent que la voilà libre, elle est de méchante humeur, reprit Olivia. Mais comment le lui reprocher ? Comme je le disais, cette histoire m’avait d’abord fâchée, mais aujourd’hui, je souhaiterais vraiment savoir qui les a tous libérés, ne serait-ce que pour lui témoigner ma gratitude ! »
Liliana ignorait qui d’autre avait pu s’échapper du Helgruft, et pourquoi cette évasion avait tant d’importance aux yeux de la vampire, mais elle se douta que l’affaire était en rapport avec les chambardements qu’elle avait constatés partout sur Innistrad : les caricatures de loups-garous dans son propre manoir, la campagne grouillant de vampires difformes et de conte-destins rendu fous.
Or, justement, c’était tout à fait le genre de choses qui fascinait Beleren-le-benêt. Liliana, quant à elle, ne désirait que se débarrasser de quelques démons, mais se pouvait-il que tout soit lié, en fin de compte ?
Les deux femmes parvinrent à un grand salon aux tapis moelleux. Un grand vampire aux cheveux blancs, portant une longue veste, leur tournait le dos, regardant la nuit au travers des portes-fenêtres.
Liliana sentit des griffes se planter dans son bras. « Nous savons que c’est toi, lui susurra Olivia à l’oreille, toi qui les as libérés. N’est-ce pas, Sorin ? » ajouta-t-elle à voix haute.
Sorin Markov se retourna vers elles, la rage à fleur de peau.
« Toi ! » tonna-t-il.
« Regarde qui est venue nous rendre visite ! clama Olivia en reprenant son ton le plus courtois. Sorin, je crois que tu connais Liliana Vess ? »
« C’est toi la responsable ! gronda le vampire. C’est toi qui as libéré la lithomancienne et nous as infligé cette calamité ! »
Liliana retira son bras à Olivia et se donna une contenance. Elle marcha jusqu’à Sorin et prit son temps pour le toiser. Finalement, elle émit un rire facétieux, en époussetant impudemment, d’une chiquenaude, une poussière du revers de sa veste. « J’avais mes propres affaires à régler, répliqua-t-elle. Est-ce ma faute si ton placard débordait de squelettes ? »
« Tu n’en avais aucun droit », répliqua Sorin, chaque mot crissant comme une lame sur une pierre à faux.
« Sorin, nous avons d’autres chats à fouetter, protesta Olivia, lévitant autour d’eux. Mais loin de moi l’idée d’interrompre vos retrouvailles. »
Le maître du Helgruft approcha son visage de celui de la nécromancienne. « Tout cela est de ta faute ! » La lithomancienne est libre, et nous devons l’affronter, à présent. »
« Et n’as-tu pas justement l’armée pour ce faire ? répondit-elle avec un sourire narquois. À moins que… Laisse-moi deviner… Cet ost n’est qu’une force défensive, peut-être ? N’aurais-tu pas indisposé Nahiri, par hasard ? »
Sorin réagit en montrant ses crocs. « Je t’avais prévenue quand tu es arrivée ici, dans ta jeunesse : Innistrad m’appartient. Si tu t’ingères dans mes affaires, c’est la mort pour toi ! »
Liliana le regarda droit dans les yeux, tout en effleurant des doigts les maillons du Voile de Chaîne, qu’elle portait à sa taille. Les runes scarifiées sur sa peau se mirent à luire, et sa chevelure à gonfler comme sous l’effet d’une brise. « Sorin, Innistrad est sans doute ton domaine, murmura-t-elle en lui tapotant le bras, mais la mort est le mien ! »
Le vampire gronda, écartant vivement son bras, mais pressant le front contre celui de Liliana. Ses yeux se détournèrent un instant vers la carotide de celle-ci.
« Allons, mes amis !… lança Olivia avec un rire faussement réprobateur mais en s’interposant. Malgré le plaisir que je ressentirais à vous voir vous entr’égorger dans mon salon, Sorin, je crois que le moment est venu. Retrouve-moi dehors. Nahiri nous attend. » Elle indiqua du menton les portes-fenêtres, et la scène sur laquelle elles donnaient.
Liliana resta interloquée par ce qu’elle vit alors : les cumulonimbus de l’orage avaient cédé la place à de déconcertantes nuées qui bouillonnaient au-dessus de la côte de Néphalie et d’où de longues vrilles de brume surgissaient dans toutes les directions. Ainsi, ce n’étaient pas seulement quelques loups-garous et vampires qui étaient affectés : la nécromancienne ignorait ce qui se tramait, mais c’était visiblement tout Innistrad que le phénomène compromettait.
Olivia dégaina son épée. « Liliana, ma chère, je crains que tu n’aies épuisé mes ressources en matière d’experts ès geists et en bibelots spectraux, mais peut-être souhaiteras-tu te joindre à nous ? Après tout, c’est toi qui as désenchaîné Nahiri ; elle voudra peut-être t’en rendre grâce en personne. »
Liliana continuait d’observer les nuages, y percevant une magie extraordinairement puissante et très ancienne, chargée d’assez de haine pour broyer tout un monde. « C’est elle la responsable de tout ceci ? »
« Oui, voici le coup bas d’une magicienne pleine de bassesse, maugréa Sorin, et aveugle comme la justice. »
« Alors c’est donc toi qui, en réalité, est à l’origine de ce désastre, lui jeta Liliana. Tu lui as causé tort ! »
« Et nous allons recommencer », décréta Olivia avec un sourire féroce.
Encadrées par les fenêtres de la forteresse, les vastes nébulosités dérivaient lentement depuis leur point d’origine, quittant la côte de Néphalie pour fondre sur la Gavonie et Thraben, brillamment éclairée. Aux yeux de Liliana, le ciel paraissait meurtri, comme ces loups-garous qu’elle avait affrontés. C’était comme si tout le plan, le monde de Sorin dans son intégralité, avait été volontairement corrompu, défiguré d’un horizon à l’autre, uniquement parce qu’il était cher entre tous au cœur du seigneur vampire. Qui que soit cette Nahiri, la nécromancienne devait l’admettre : elle ne se contentait pas de demi-mesures.
« Ne t’inquiètes-tu pas le moins du monde des effets de sa vengeance sur Innistrad ? s’enquit-elle. Après tout, Jace est… » Elle s’interrompit pour se reprendre : « Il y a des milliers d’innocents qui sont concernés. »
« Ce monde est voué à la destruction, soupira Markov. Elle s’en est assurée, et ton mage périra à Thraben avec tous les autres. »
« Ce que Sorin veut dire, ajouta plaisamment Olivia, c’est que tenir Nahiri en échec éliminera sûrement le fléau qu’elle a lancé sur notre plan. Notre mission est digne d’une geste héroïque ! »
Liliana jeta un coup d’œil au dehors, puis fixa de nouveau Olivia, cette fois avec une cruelle tendresse : « Oh, quelle naïveté, ma petite ! »
Sorin fit à son tour glisser son épée hors de son fourreau, lentement, comme machinalement. « Partons, Olivia ! » Il tourna les talons, et sortit du salon et de la citadelle sans ajouter un mot.
Olivia le suivit en lévitant, et la cohorte des soldats Voldaren lui emboîtèrent le pas, le tintamarre de leurs armures résonnant dans les couloirs.
Liliana les suivit et, lorsqu’elle vit Gared, lui dit : « Récupère ton manteau ! »
Son serviteur regarda tristement son vêtement et entreprit d’en dépouiller le cadavre de Dierk.
Au dehors, dans la nuit, le vent hurlait à présent, et d’immenses vortex trouaient le ciel. Une fantasmagorique lueur rosâtre éclairait la panse distendue des nuages.
Liliana écarta tant bien que mal les cheveux plaqués sur son visage et porta son regard vers les lointaines collines de Gavonie, où de vastes opacités se réunissaient. C’est ce que Jace essaie d’empêcher, se dit-elle.
Sorin jeta un rapide coup d’œil par-dessus son épaule, tandis que les vampires s’assemblaient. Il leva son épée. « Allons, Olivia ! cria-t-il par-dessus le vacarme du vent. Le moment est venu de remplir ta part du marché. »
La matriarche vampire eut un grand sourire avant de s’élever dans les airs. L’armée vampire dévala la colline, épées, piques et insignes processionnaux rougeoyants fièrement brandis, s’enfonçant dans la brume pour livrer combat à Nahiri.
Or elle s’ébranlait non pas pour vaincre les horreurs que la lithomancienne avait déchaînées sur ce monde, pas plus que pour aider ce fou de Jace.
Ce monde était donc destiné à périr, abandonné de ses protecteurs. L’heure était donc venue de prendre congé : « Adieu, manoir Vess ! »
Le firmament s’emplit soudain d’un grondement abyssal qui fit trembler la nécromancienne jusque dans ses os. Au loin, à l’horizon, Thraben scintillait comme une étoile tombée du ciel. « Adieu, Jace ! »
Elle se surprit pourtant à descendre elle aussi la colline, en prenant néanmoins un autre chemin que les vampires. Elle se retrouva ainsi sur la route, dépassa un galgengraf, où reposaient des criminels purgeant dans leur tombe une sentence effective de perpétuité. Elle étendit sa conscience autour d’elle. Des cadavres sortirent lentement de la terre meuble. Elle continua de marcher ; les morts la suivirent.
Elle longea un autre cimetière, puis un troisième. Elle aborda ensuite un caveau isolé, un diregraf maudit enclos de fer, un mausolée dédié à des cathares révérés… À chaque fois, elle y invoquait les défunts et, à chaque fois, ceux-ci lui obéissaient, sortant de leur sépulture pour s’engager en titubant à sa suite.
Tout en continuant de progresser vers Thraben, elle posa la main sur le Voile, à sa taille. Elle entendait presque la myriade de mânes ricaner, psalmodier depuis leur prison, et ce malgré le vacarme de pas trébuchants et traînants que produisaient les zombies dans son sillage.
Il était un fait que Sorin et Olivia n’avaient aucune intention de résoudre la crise déclenchée par Nahiri, et la seule personne sur qui elle puisse compter pour intervenir, malgré son exaspérante cervelle d’oiseau, avait laissé sa curiosité l’entraîner vers une mort à peu près certaine.
Non qu’elle eût réellement besoin de lui, mais il lui fallait quelqu’un qui ait besoin d’elle.
« Gared ! » cria-t-elle pour couvrir le bruit du vent.
Elle leva les bras vers le ciel ; les runes gravées sur sa peau la brûlèrent.
« On dirait bien que je suis… »
Une autre douzaine de zombies émergèrent du sol, animés par sa nécromancie.
« … l’ultime espoir… »
Les cadavres ne paraissaient pas difformes, du moins pas plus que sous l’effet de leurs années passées sous terre. Ainsi donc, les morts-vivants semblaient résister aux effets de la corruption ! Liliana sourit.
« … de ce monde. »
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