L'homme ouvrit les yeux.

Il était allongé sur le dos,. Il voyait le ciel bleu s'assombrissant au travers d'une canopée d'un vert délicat. Des tiges de bambous bruissaient dans une douce brise chaude. Malgré ses nombreuses contusions et son effroyable céphalée, il sentait le tapis de feuilles mortes amortir la dureté du sol. Sous les bambous, le calme régnait. Une légère odeur de sel embaumait l'air, et il entendait le roulement des vagues au loin.

Soudain, il entendit une branche se briser sur sa gauche. Surpris, il tourna la tête, cherchant la source du bruit, puis se figea sur place.

Art by Jonathan Kuo
Illustration par Jonathan Kuo

C'était une créature semblable à un lézard, mais couverte de plumes brillantes jaunes et bleues. Dressée sur ses pattes arrières et serrant un œuf dans ses griffes démesurées, la créature posa brièvement son regard orange sur l'homme étendu au sol. Elle émit un petit gazouillis avant de reprendre son chemin, fouettant quelques feuilles sur son passage. Elle avait disparu aussi rapidement qu’elle était venue.

L'homme pris quelques instants pour réfléchir à cette rencontre. Il ignorait ce qu'était cette chose lézard, mais sa situation actuelle lui faisait l’effet d’un curieux déjà vu.

Il leva la tête pour mieux s'observer. Il portait une cape bleue, un pantalon et un plastron en cuir ajusté.

Rien ne lui parut familier.

Il s'assit et gémit sous la douleur d’un tel effort. Il se releva tant bien que mal et se mit à suivre les traces du lézard.

Le bosquet de bambou laissa place à une palmeraie clairsemée, où le sol riche du sous-bois forestier était peu à peu remplacé par une étendue de sable à mesure que l'espacement entre les arbres grandissait. L'homme entendait de plus en plus distinctement le bruit des vagues et il se hâta dans cette direction.

Il déboucha sur une plage s'étendant à perte de vue. Le sable sous ses bottes était aussi fin que de la farine. L'air lourd et moite lui donnait l'impression d'être trempé bien qu'il n'eût pas mis un pied dans l'eau. Plusieurs rochers formaient une arche naturelle entre la plage et la mer ; la jungle luxuriante quant à elle créait un mur épais au bord du sable.

L'homme leva les yeux. Au loin, le soleil commençait à décliner ; au-dessus de lui, il entendait les cris perçants des des oiseaux marins.

Il scruta la plage d'un bout à l'autre.

« Il y a quelqu’un ? »

Une petite vague lui lêcha les bottes.

« Il y a quelqu'un ?! » répéta-t-il avec une pointe d’appréhension dans la voix.

À mesure qu'il éliminait les explications logiques de sa liste mentale, l'homme versait dans la panique.

Il ne savait pas comment il était arrivé là, il ne connaissait pas son propre nom, il n'avait aucun idée d'où se trouvait cette jungle, ni de pourquoi il était sur une plage et encore moins de ce qu'était cette chose-lézard. Pourquoi était-il couvert d'ecchymoses ? Et pourquoi sa tête le faisait-elle tant souffrir ? Comment allait-il se sortir de ce mauvais pas ?

Une image d'un lieu inconnu se forma dans son esprit : de la couleur, de la lumière, et une idée d'ailleurs. L'homme sentit un frisson lui parcourir l'échine, puis une puissante vague d'énergie rafraîchissante. Il sentit son corps essayer de se disloquer, particule par particule, chacune vacillant avant de disparaître. Son être physique se retrouvait entre deux mondes. C'était une sensation plaisante, familière... réconfortante. Ce n'était pas la première fois qu'il faisait une chose pareille. Son corps se dissolvait et se brisait. Cette sensation qui aurait dû être épouvantable lui semblait pourtant tout à fait naturelle. Il se concentra sur ce sentiment, espérant ardemment que chaque parcelle de son corps qui disparaissait lui permettrait de recouvrer son esprit, mais il fut violemment tiré vers l'arrière par une force d'une puissance inouïe et ne put finir de franchir la porte métaphysique dans laquelle il s'était engouffré. Après une longue chute, il retomba sur la plage qu'il avait tant espéré quitter, et s'effondra au sol sous le choc.

Art by Chase Stone
Illustration par Chase Stone

Un triangle brillant à l'intérieur d'un cercle apparut dans l'air au-dessus de lui ; l'homme avait le souffle coupé.

L'agréable fraîcheur s'estompa. Son corps était à nouveau entier, ses mains trempées de sueur et ses genoux enfoncés dans le sable.

Il respirait avec peine, la panique et la rage montant d'un cran à chaque inspiration. Son cœur battait si fort qu'il cogna contre une contusion de sa cage thoracique.

L'homme serra le poing de douleur, respira profondément et hurla le juron le plus fleuri auquel il put penser, un seul et unique mot, l’exutoire de tout son mal-être et sa frustration.

Lorsqu'il se tut, il n'entendit que le rythme des vagues venant terminer leur course sur le rivage.

La nuit s'installait peu à peu.

Observant son état physique, il conclut que ses contusions et ses muscles endoloris nécessitaient qu'il se repose, boire et manger pouvaient attendre jusqu'au lendemain.

Il resta assis sur le sable pendant un certain temps, s'efforçant de se rappeler comment il était arrivé là, mais son seul souvenir était le balancement des bambous lorsqu'il avait ouvert les yeux pour la première fois.

Incapable de se remémorer comment il était arrivé, il tenta de retrouver son nom.

Il se souvenait de beaucoup de noms, comme Lazlo ou Sam, mais il ne pensait pas qu'ils furent le sien.

Il décida alors qu'il trouverait bien d'autres manières de déterminer comment il était arrivé en ce lieu.

Il n'y avait pas âme qui vive dans les environs. Il ôta donc son lourd plastron de cuir, sa cape et ses gants. Il retira aussi sa chemise et son pantalon, les plia soigneusement et les plaça devant lui sur le sable. Il soupira d'aise en sentant la douce brise du vent lui caresser la peau. Il baissa les yeux vers ses affaires, mais s'arrêta sur sa main droite dégantée qu'il voyait pour la première fois.

Une cicatrice parfaitement rectiligne lui parcourait l'avant-bras ; si rectiligne qu'elle ne pouvait qu'être l'œuvre d'une action délibérée, comme celle d'un chirurgien.

L'homme examina son corps plus attentivement. Il portait les stigmates d'une bataille récente, mais il sentait d'autres cicatrices rectilignes dans son dos. Étaient-elles aussi anciennes que celle sur son bras ? Qui avait bien pu lui faire cela ?

L'homme remit un gant pour masquer sa cicatrice et se promit d'y réfléchir à nouveau plus tard. Il regarda alors les vêtements qui se trouvaient devant lui.

Il tenta d'imaginer quel genre d'homme pouvait bien les porter.

Une chose était sûre, ils étaient faits pour un climat bien plus froid. Les matériaux étaient lourds, adaptés à la pluie (il se souvenait de la pluie !) et au froid mordant. La cape était de trop. Elle n’était pas tapageuse, mais les motifs qu’elle arborait manquaient totalement de raffinement. Le tricot de corps était taché de sueur, il avait donc dû marcher dans la chaleur pendant un certain temps. Les bottes étaient sans doute lce qu'il y avait de plus curieux. Quelques grains de sable étaient restés coincés dans la semelle intérieure, mais ils n'avaient pas la finesse de ceux de la plage. Ils étaient plus grossiers, plus rugueux et d'un jaune plus éclatant.

L'homme fronça les sourcils. Il n'y avait rien d'autre. Ni couteau, ni nourriture, ni corde ni objets personnels. Qui qu’il ait pu être, il ne s’était pas encombré d’une arme.

Était-il bête au point de voyager si dangereusement ? Il ne lui semblait pourtant pas, mais tout portait à croire le contraire. Ses armes lui avaient peut-être été retirées ? Peu probable... Il n'y avait personne dans les environs.

Le symbole sur la cape attira son attention.

Il était... familier.

Pourquoi était-il si familier ?

La lune brillait déjà fort haut dans le ciel et l'homme allait avoir besoin de sommeil. Il décida donc de reporter à plus tard ses réflexions sur le symbole.

Il marcha d'un pas lourd vers un rondin de bois flotté et s'allongea sur le sable. Il ne put s'empêcher de repenser au lézard croisé plus tôt. Mangeait-il des hommes en plus des œufs ? Un raisonnement sans trop de fondement : s’il mangeait aussi les humains, pourquoi ne l’avait-il pas attaqué plus tôt ? Il pouvait cependant y avoir d’autres créatures de son espèce à l’appétit plus développé.

L'homme se sentit incroyablement vulnérable.

Il se recouvrit de sa cape et s'efforça de garder les yeux fermés, espérant à tout prix dormir toute la nuit d'une seule traite sans être repéré par ce qui pouvait bien vivre sur cette île.

Pendant qu'il glissait dans le sommeil, un frisson lui parcourut l'échine et il replia les jambes en position fœtale. Profondément endormi, il ne pouvait savoir que l’agitation dont il faisait preuve dans son sommeil était inutile car il était entièrement invisible.


L’homme se réveilla au matin suivant, ne sachant toujours pas qui il était, et décida donc de se concentrer sur la satisfaction de ses besoins physiques.

Il commença par se familiariser avec son nouveau foyer.

Art by Titus Lunter
Illustration par Titus Lunter
Art by Titus Lunter
Illustration par Titus Lunter
Art by Titus Lunter
Illustration par Titus Lunter

Ayant examiné la taille de l’île, une journée de marche de circonférence, il choisit de s’établir dans un coin protégé des vents et ombragé par un affleurement rocheux. Il construisit un abri au point de rencontre des arbres et de la plage. C’est en hissant des tiges récupérées et en attachant des poteaux avec de l'écorce qu’il comprit qu'il n'avait probablement pas été du genre à faire beaucoup d'exercice avant de perdre la mémoire. Ses muscles inutilisés étaient frêles, ce qui poussa à nouveau l'homme à se demander comment il avait bien pu penser survivre ici sans arme ni outil. Son travail le musclait, malgré les ampoules et les coups de soleil, et il finit par construire une plate-forme couverte sur laquelle dormir.

Pour la nourriture, il lui fallait redécouvrir tous ses goûts, mais l'homme était ravi de l’expérience. Il se fabriqua un simple couteau à l'aide d'une pierre tranchante et se mit en quête de ses premières découvertes. Il aimait les huîtres, il aimait ce fruit orange dont il ignorait le nom, il aimait aussi le long fruit vert et les petites baies rouges, mais il détestait les racines violettes. Elles lui provoquaient des démangeaisons sur la langue, un phénomène qu'il attribua à une allergie nouvellement découverte. Quel plaisir !

Ce qu'il lui fallait impérativement apprendre, c'était à faire du feu.

Le soleil déclinait rapidement et quelques nuages commençaient à boucher l’horizon.

Une deuxième ampoule se forma à l’intérieur de sa paume droite. Il poussa un grognement, fatigué de faire tourner aussi rapidement que possible un bâton entre ses mains lasses. Il était résolu à ignorer la douleur, le pus et la goutte de pluie qui venait de tomber sur sa nuque. Il compta le fracas des vagues derrière lui — six par minute — et reproduisit le rythme dans sa tête afin d'y aligner le frottement du bâton. Ses mains brûlaient sous l'effort et ses sourcils révélaient une intense concentration.

Un mince filet de fumée s'éleva du point de contact entre le bâton et le bois flotté, et l'homme rit, essayant autant que faire se peut de conserver la flamme.

Soudain, le bâton se cassa en deux.

La fine volute de fumée disparut.

Ses yeux s’écarquillèrent sous le choc et l’homme laissa échapper un râle de déception qui se mua rapidement en grognement de frustration.

« Île maudite ! »

L’homme se rassit sur le sable, les coudes sur les genoux, et contempla le bâton brisé qui reposait sur le rondin, un misérable tas de brindilles et de feuilles sèches de chaque côté.

L'homme gémit et se laissa tomber à plat dos sur le sable.

Un albatros volait lentement en cercle au-dessus de sa tête.

L'homme laissa échapper un second gémissement.

« Pourquoi faut-il que je sache ce qu'est un albatros ? » demanda-t-il à voix haute.

L'oiseau ne lui répondit pas.

L'homme se redressa et baissa le regard sur le tas de brindilles.

Il était peut-être capable de forcer le feu à se manifester.

Il épousseta le sable de son pantalon et sentit la morsure d'un coup de soleil en se penchant, le regard toujours fixé sur le tas.

Il se concentra et sentit un nouveau filet de pluie s'abattre sur son dos nu alors que la froideur du ciel nuageux s'emparait de ses os.

L'homme avait besoin d'un feu. Il avait plus besoin d'un feu que de toute autre chose au monde.

Les poils de sa nuque se dressèrent quand un frisson lui parcourut l'échine.

Un mince filet de fumée semblait à nouveau s'élever du rondin.

Il bondit sur ses pieds et recula. De la fumée ?!

Une petite partie de lui s'inquiétait de la véracité d'un tel événement, mais il était bien trop enthousiaste pour s'en préoccuper. Surpris, l'homme riait et s'écriait : « J'ai réussi ! »

La fumée commença à s'élever. L'homme tomba à genoux et approcha des brindilles de la flamme, sans parvenir à s'arrêter de rire. Il était si heureux qu'il aurait pu en pleurer.

L’homme se releva tant bien que mal et posa sur le feu branches, feuilles et morceaux de bois flotté. Il se moquait éperdument d'utiliser tout le bois, il avait besoin du feu.

La flamme était à présent un petit feu de camp agréable. Un large sourire vint s'afficher sur le visage de l'homme. Il laissa échapper un petit rire et croisa ses mains derrière sa tête. Il recula pour admirer son travail.

Le feu était la plus belle chose qu'il ait jamais vue. Il se doutait bien qu'il avait dû voir des choses bien plus belles, mais comme il ne pouvait se les rappeler, elles étaient incomparables à la beauté qu'il avait sous les yeux. C’était plus beau que n’importe quel tableau, et plus précieux que n’importe quel bijou.

Le gargouillement provenant de son estomac arrêta l'homme sur sa lancée.

Ah oui ! Manger ! Il fallait qu'il mange quelque chose !

Il avait trouvé un poisson rejeté sur la plage un peu plus tôt. Il était vieux, hideux, avec des écailles plates en forme de diamant et un regard vide.

L'homme empala le poisson sur un bâton et le tint au-dessus des flammes.

Il s'assit, près à le retourner dès que le côté serait cuit.

Le poisson se contentait de le fixer.

Ses écailles ne brûlaient pas. Le poisson ne grésillait pas, ne carbonisait pas. Il était au milieu des flammes, mais il ne montrait aucun signe de cuisson.

L'homme était troublé.

Il tendit une main vers le feu et se rendit compte que celui-ci n'émettait aucune chaleur.

Sa confusion se mua en effroi et il plaça sa main dans les flammes.

Le feu était aussi froid que le poisson mort.

L’homme posa sa main sur sa poitrine et s'éloigna du feu à toute vitesse, apeuré.

« Comment ?! Non ! Non, non, non et non ! »

La flamme bleue vacilla, puis disparu immédiatement. Bleue ?!

Mais il avait vu la fumée ! Il avait vu le feu consumer le petit bois ! Cependant, il n'avait jamais ressenti sa chaleur.

Son effroi se changea en véritable panique.

Il s'adossa à un palmier et fixa le poisson planté sur le bâton avec horreur, analysant rapidement la situation et parvenant à la seule conclusion raisonnable.

Il était piégé, avait perdu la mémoire, n’avait ni nourriture, ni abri, ni talent... et en plus de tout cela, il commençait à perdre le sens des réalités.

L'homme dut en conclure qu'il avait perdu la raison.


Il s'était écoulé un certain temps depuis l'incident du poisson et il avait fini par accepter que les choses étaient bien plus simples maintenant qu'il avait perdu l'esprit.

Si celui-ci était en effet bien déconnecté de la réalité, alors il n'avait pas besoin de savoir comment il en était arrivé là et qui il était auparavant. Sa santé mentale était futile si la seule vérité qu'il pouvait expérimenter était sa réalité actuelle.

Quelle libération il avait ressenti lorsqu'il en était arrivé à cette conclusion !

L'homme s'était donc mis à faire des choses qu'une personne pensant être prisonnière sur une île ferait.

Il prit plaisir à fabriquer de nouveaux outils. Un panier fabriqué à partir de bâtons, un piège rudimentaire, et même un couteau affûté pour ouvrir des huîtres. L'homme voulait fabriquer un nouvel outil par jour et était fier de chacune de ses réalisations. C'était presque amusant de disposer d'autant de temps pour fabriquer de nouvelles solutions à ses problèmes.

Au fil de son exploration et son apprentissage, il finit par s'habituer aux visions qui lui apparaissaient.

Certaines étaient plus précises que d'autres. Généralement, il s'agissait d’humanoïdes à la voix et au visage distincts.

Une femme à la peauet à la chevelure blanches flottait derrière lui et notait ses moindres faits et gestes dans un journal. Un bailli au regard sévère portant une cape bleue et une armure d'argent. Un léonin borgne.

Dans ses moments de solitude, il voyait parfois une femme vêtue de violet à la périphérie de son champ de vision. Il était soudain pris d'angoisse dès qu'elle passait près de lui.

L'homme savait qu'il ne s'agissait là que d'hallucinations, que rien de tout ceci n'était réel.

<i>Elles n'ont aucun pouvoir sur moi. Non ?</i>

Il ignorait les visions qui allaient et venaient, mais celles-ci refusaient parfois d'être traitées de la sorte.

« Tu t'es vraiment mis dans de beaux draps cette fois, pas vrai ? »

La vision apparaissait dès que l'homme peinait à mener à bien une tâche.

L'hallucination avait de larges épaules, une peau olivâtre brillante de sueur sous son armure éclatante. Elle observait par-dessus son épaule l'homme qui tentait de sculpter un hameçon de pêche.

« Tu n'es pas vraiment fait pour ça. Laisse-moi faire. » La voix était rauque, mais amicale.

L’homme pouvait y déceler une pointe de condescendance.

Cela l'énervait.

« Je peux le faire moi-même. »

L'hallucination soupira. « Nous savons tous les deux que tu n'es pas fait pour ça. Laisse-moi m'en occuper et va philosopher à l'autre bout de la plage. »

« J'ai dit que je pouvais le faire seul. » L'homme laissa transparaître son irritation.

« Non. Je prends les décisions et je les exécute. Toi, tu restes à l'écart. C'est comme ça que ça marche. »

L'homme lança l'hameçon au visage de l'hallucination. Celui-ci passa au travers d'un des yeux et atterrit dans le sable.


Les hallucinations se faisaient de plus en plus fréquentes à mesure que son ennui grandissait.

« Règlements et procédures, section 12, paragraphe 4. »

Il laissa échapper un cri de surprise. Une femme aux cheveux sombres tenant une canne le fixait du regard à quelques pas de lui sur la plage. Elle portait une robe blanche brodée d'un emblème du soleil sur le devant. Une cape sombre flottait derrière elle et effleurait le sable. Son regard résolu ne dénotait qu'une seule chose : elle était en mission.

Elle tapota le pommeau en signe d'impatience.

« J'ai dit, règlements et procédures, section 12, paragraphe 4. Les représentants de guilde officiels peuvent se voir accorder le passage d’un lieu de résidence ou d’activité contrôlé par une guilde à un autre à l’aide d’un mandat officiel. Êtes-vous ou non d'accord sur le fait qu’il s'agit-là de la loi actuellement en vigueur ? »

Elle le suivit de piège en piège, regardant par-dessus son épaule à chaque fois qu'il en réarmait un, et lui lança un regard noir alors qu'il ramenait au camp les lézards capturés qu'il comptait faire cuire.

Il les enterra avec des braises, des feuilles de palmiers et des tubercules afin qu'ils cuisent pendant le restant de l'après-midi. L'hallucination finit par disparaître, et l'homme en fut grandement soulagé.

Il s'assit pendant un moment, écoutant les oiseaux marins au-dessus de sa tête, et décida de chasser son ennui en élaborant un feu de joie sur la plage.

Il passa la matinée à jeter dans le feu un rondin après l'autre, espérant que la fumée s'élèverait suffisamment haut pour attirer l'attention d'un navire. Cela ne s'était pas encore produit jusqu'à présent, mais c'était un nouveau jour.

Son optimisme diminuait.

Il posa son chapeau en feuilles de palmier tressées sur le sable. La chaleur du feu et du soleil à son zénith était étouffante. Il s'éloigna du brasier et entra dans la mer.

L'eau était chaude, mais elle n'en était pas moins agréable par une telle chaleur. Elle raviva son coup de soleil. L'homme pouvait apercevoir des petits poissons qui nageaient en tous sens sous la surface.

Il sentait la force de traction de la marée contre ses jambes et le goût du sel au bord de ses lèvres.

L'odeur de la fumée se mêlait à celle du varech dans le feu de joie sur la plage.

Tout cela semblait si... réel.

Bien plus réel que son état mental n'aurait dû le laisser paraître.

L'homme étudia sa perception de la réalité.

Il y avait une autre explication. À l’étrange disparition et réapparition de son corps, et au feu qui n'en était pas un.

Et si mes hallucinations étaient des signes de magie ?

Il connaissait l’existence de la magie. Il savait aussi que certaines personnes pouvaient manipuler le feu, faire apparaître de la lumière ou faire pousser des arbres là où rien ne poussait. Il ne savait simplement pas leurs noms. Il ne connaissait pas leurs visages.

Il avait oublié tant de choses à son propos... se pouvait-il qu'il ait oublié une part si importante de ce qui faisait de lui ce qu'il était ?

L'homme passa une main mouillée dans ses cheveux. Il s'aventura plus avant dans l'eau, laissant les vagues brosser ses joues barbues.

Cette pensée lui semblait... correcte. « Je peux manipuler la magie. » Cette réflexion lui était venue aussi naturellement que « Je suis un homme » ou « Je n'aime pas les crocodiles », et elle lui semblait tout aussi véridique.

Il ferma les yeux et se concentra pour retrouver cette chose,ce frisson dans la nuque et cette ondulation d'énergie. Il fouilla au plus profond de son esprit et s'efforça de créer quelque chose.

L'homme ouvrit les yeux et découvrit une vision le représentant, debout sur l'eau en face de lui.

L'image n'arborait aucune expression, mais elle lui ressemblait comme deux gouttes d'eau. Elle se tenait à la surface de l’eau, incroyablement calme dans cette situation impossible.

L'homme resta bouche bée.

L'illusion semblait faite de chair et d'os, et d'une précision étonnante. L’homme s'amusa de constater que bien qu’il ne se souvienne pas de son nom, les moindres détails de son corps lui étaient connus : muscles saillants, barbe de trois jours, coups de soleil sur ses épaules nues. Il voyait même des cicatrices, ses propres cicatrices. Le rappel d'une vie trépidante.

L'homme tendit la main pour toucher la jambe de l'illusion. Ses doigts passèrent au travers.

Incroyable !

Il se redressa. Il avait de l'eau jusqu'à la taille et les mains sur les hanches.

Il arbora un large sourire.

Il se concentra, sentit ce frisson familier dans la nuque et l'illusion disparut.

Son sourire se mua en cri de joie.

L'homme courut en direction du rivage, projetant du sable sur son passage.

« Ce n'étaient que des manifestations de mes souvenirs ! Pas des hallucinations. Je crée des illusions ! Je suis un mage ! »

Il tendit la main et s'efforça de créer un cheval de trait illusoire. L'animal se matérialisa dans une douce brume bleue et galopa autour de lui. Il tendit la main pour le toucher et elle passa à travers sa robe grise tachetée. L'illusion le dépassa, sauta par-dessus le feu et galopa sur la totalité de la plage, une traînée de nuage sur le blanc du sable.

L'homme rit de l’absurdité d’une telle situation. Il rit de sa propre capacité, de sa bêtise, mais surtout, du fait qu'en ce moment-même, les autres habitants de la plage pensaient que sa création était réelle : les mouettes s'envolaient à l'approche du cheval et les insectes s'en approchaient pour tenter de se poser sur son dos. Bien qu'elle ne laissât aucune trace sur le sable, sa création semblait aussi réelle que n'importe quel feu, lance ou filet qu'il avait eu. Il faisait preuve d'une imagination débordante impossible à contenir, il pouvait repousser les limites de son esprit à l'envi. L'homme n'avait que faire d'un nom ou d'un passé, car à ce moment-là, il savait exactement qui il était.

Il dissipa le cheval et créa un éléphant, qui laissa bientôt sa place à un monstre marin. Il le dissipa aussi et changea le jour en nuit, éclairant la plage d'une infinité d’étoiles élégantes.

Son grand éclat de rire se changea peu à peu en sanglot.

Après quelques instants de joie sous ce ciel constellé de galaxies illusoires, son cœur se fit lourd.

Il se tenait sous une nuit sans limite, un vide parfait percé de petits éclats de lumière.

L'homme se sentait incroyablement seul.

Il fit disparaître la nuit et les étoiles et retrouva une plage tout aussi vide.


Le lendemain, il se rendit compte qu'il ne savait pas à quoi ressemblait le son de la voix d'un autre être humain.


Il ne quitta pas sa plate-forme le jour suivant.


L'homme retourna au bosquet de bambous.

Il portait les vêtements qu'il avait sur lui en arrivant, et s'allongea à l'endroit même où il s'était éveillé.

Il contempla le ciel azuré au-dessus de lui.

Il s'efforça de partir, mais rien ne se produisit.

Il ferma les yeux et tenta de se remémorer à quoi pouvaient bien ressembler des amis ou un foyer, mais rien ne lui vint à l'esprit.

« Laissez-moi partir », implora-t-il à haute voix.

Le vent fit bruire les bambous et l’homme gémit, tenant son visage à deux mains.

Il n'était peut-être pas fou. Peut-être était-il mort et il s'agissait-là d'un au-delà terrifiant. Il n'avait peut-être jamais existé et était condamné à supporter tout cela pour l'éternité.

Bien qu'il ne puisse pas partir, il souhaitait au moins avoir quelqu'un à qui parler.

« Tu as une mine affreuse », s’exclama une voix au-dessus de lui.

L'homme retira ses mains. L'illusion d'une femme se tenait devant lui. Elle avait des cheveux noirs de jais, des yeux las et une expression dédaigneuse. Ses bras gantés de satin violet étaient croisés sur sa poitrine.

« Les muscles sont agréables à regarder, mais tu es affreux avec cette barbe. » Ses lèvres arborèrent un rictus de mépris.

L'homme secoua la tête, des larmes s'amoncelant aux coins des yeux.

« Je ne sais pas qui tu es. »

« Évidemment, mon garçon. »

Elle le toisait. « Tu ne savais pas qui j'étais à l'époque, et tu ne le sais pas plus maintenant. Il est difficile d'instaurer la moindre confiance entre nous puisque nous ne nous accordons aucun crédit. »

L'homme décida de passer outre le fait que l'illusion était irréelle. Il avait désespérément besoin de parler à quelqu'un.

« Qui étais-je avant de venir ici ? »

« Tu n’étais pas celui que tu pensais être, c'est certain. Personne ne t'a percé à jour, sauf moi. Tu n'as jamais été un chef, un fin limier ou un érudit. Tu n'étais qu'un petit enfant terrifié qui faisait semblant. »

L'homme avala la boule qu'il avait dans la gorge.

« Tu peux tromper le reste du monde grâce à ta magie et tes illusions, mais cela n'a jamais marché avec moi. »

L'homme voulait éclater en sanglots. Il souhaitait rentrer au camp et dormir. Ou se laisser mourir de faim pour que tout ceci s'arrête.

« Je ne sais pas qui tu es », finit-il par admettre d'une voix cassée.

La femme s'agenouilla et le regarda droit dans les yeux, un sourire froid et carnassier sur le bout des lèvres.

« Je suis ce qui t'est arrivé de mieux dans ta vie. »

L'homme fit un geste de la main pour la faire partir, et l'image de la femme disparut dans une brume bleue. Elle n'était plus là.

Son cœur battait la chamade et son front portait les traces d'un profond désespoir.

Celui-ci se changea bientôt en rage.

Il se releva, serra les poings et frappa une tige de bambou. La violence du choc ensanglanta sa main, mais il n'en avait cure. Il faisait les cent pas et tentait de calmer son pouls.

« Fini les illusions involontaires ! », affirma-t-il d’un ton résolu. Dans son esprit, cette déclaration revêtait un aspect magique. Cela n’arriverait plus.

C’était lui qui contrôlait son esprit. Lui qui maîtrisait ses talents.

L'homme laissa son esprit vagabonder et il en vint à se demander si celle qu'il avait vu était la manifestation d'un fragment de lui-même, ou le souvenir partiel d'une personne proche.

Il s'agissait peut-être d'une amante, ou d'une amie.

Il s’interrogea alors sur sa capacité à se faire des amis.

Comment quelqu'un qui avait pour proche cette personne pouvait mériter d'avoir des amis ?

Une pensée lui traversa alors l'esprit.

« Peu importe qui j'étais... car j'ai la possibilité de savoir qui je suis maintenant. »

Prononcer cette affirmation lui donna une nouvelle réalité.

« Peu importe qui j'étais, car je deviendrai qui je souhaite devenir. »

Il y croyait plus qu'à toute autre chose au monde.

L'homme comprit alors ce qu'il avait à faire.

Il allait se prouver à lui-même qu'il méritait de vivre.


Il se mit au travail.

Au bout de cinq jours de dur labeur, il se sentit éreinté mais accompli.


Il s'assit devant le feu et mangea les fruits qu'il avait ramassés, un petit radeau solide à ses côtés sous le ciel étoilé.

Il se pencha vers ses provisions et passa sa liste mentale en revue une fois de plus : l'équivalent de deux semaines d'eau douce (et un alambic solaire à utiliser une fois la réserve épuisée), son filet, sa lance et ce qu'il restait de sa cape pour se protéger du soleil. Deux paniers de fruits, son chapeau, son couteau et du matériel supplémentaire pour les voiles, des bambous et des cordes de réparation. L'homme savait qu'il naviguerait peut-être vers un destin tragique au matin, mais il désespérait de savoir ce qui se trouvait de l'autre côté de la mer. Il devait bien y avoir quelqu'un là-bas.

Il était aussi enthousiaste que terrifié. Il quittait le seul endroit qu'il ait connu pour découvrir ce qui se trouvait de l'autre côté de l'eau, et cette idée faisait naître en lui une étrange allégresse. Il lui restait tant à découvrir.

L'homme sourit. Il s'assit en face du feu et ouvrit une huître à l'aide d'une pierre affûtée. Il leva la coquille en l'honneur de l'île autour de lui.

« À la tienne, île maudite. »


Son premier jour en mer se passa sans encombre. L’île maudite avait disparu de l'horizon et l'azur infini s'étendait à perte de vue devant lui.

L'homme était confiant. S'il avait survécu aussi longtemps sur une île déserte, il pourrait survivre à un voyage en mer.

Il dormit paisiblement cette première nuit.

La deuxième aussi.

Mais le troisième jour, la mer devint grise et agitée.

Dans l'après-midi du quatrième jour, les vagues s'élevaient au-dessus du mât.

De grosses gouttes de pluie s'abattaient sur sa peau et le ciel affichait la même fureur que l'océan.

Des murs d'eau projetaient son radeau dans tous les sens, envoyant de l'eau froide dans ses yeux et lui faisant perdre l'équilibre. L'homme s'agrippa aux bords de son radeau et ferma les yeux, regrettant de commander à l'esprit et non pas aux océans.

Des éclairs zébraient le ciel au-dessus de lui, immédiatement suivis par le rugissement du tonnerre.

L'homme était terrifié. Il accrocha une longueur de corde autour de sa taille et attacha l'autre bout à son radeau.

Celui-ci fut soulevé par la crête d'une vague, et à l'horizon, l'homme découvrit une île anguleuse, sauvage et rocailleuse.

Peut-être était-elle habitée ?

L'homme tira sur le côté de la voile pour tenter de prendre le vent, et son embarcation eut à peine le temps de descendre le long de la vague dans creux qu'une autre surgit au-dessus de sa tête.

L'homme leva les yeux, vit la vague et prit une profonde inspiration avant qu’elle ne s'abatte sur le radeau.


Il se réveilla accroché au bois de son embarcation détruite. Il faisait nuit et la mer était calme.

L'autre île était visible au loin. C'était une bande de terre stérile et rocheuse, dont les sommets blancs scintillaient.

De la neige ? Il s’était montré optimiste. Il observa de plus près et émit un grognement. Des oiseaux.

Il évalua sa situation : son radeau était en pièces, mais par chance, le panier contenant ses maigres possessions étaient toujours attaché au morceau auquel il s'accrochait.

Les excréments blancs luisaient à la lumière de la lune sur l'île rocailleuse. C'était presque beau. Presque.

Fourbu et abattu, l'homme battit des pieds pour atteindre son nouveau foyer.


Il se traîna hors de l'eau et s'effondra sur un rocher au-dessus du niveau de la marée. Malgré le tapage incessant des oiseaux marins et des oiseaux-lézards volants, l'homme dormit une journée entière.


Il se trouvait dans un état de demi-conscience. Il n'avait pas l'énergie der se lever pour explorer l'île, mais il pouvait voir très clairement que cet environnement était absolument invivable.

Tout ce qu'il entendait, tout ce qu'il sentait, c'était les oiseaux de mer.

Il comprit alors qu'il aurait dû rester sur l’île maudite et couler des jours heureux grâce aux huîtres, à son filet de pêche et son imagination débridée.

Cependant, une petite partie de lui savait que d'une quelconque manière, il pouvait simplement... partir.

L'homme décida de retenter l'expérience qu'il avait faite le première jour.

Qui sait, maintenant elle marcherait peut-être.

L'homme s'allongea près des rochers et ferma les yeux. Il devait trouver en lui ce qui lui donnait cette impression de pouvoir réaliser une chose impossible.

Il prit une profonde inspiration, laissa disparaître la perception du bruit des vagues et de la brûlure du soleil, et dans son esprit, il imagina un puits.

Ses parois étaient en ardoise grise et lisse, mais tandis qu'il promenait sa main le long du rebord, il eut la certitude que celui-ci n'avait jamais été rempli d'eau. Il avait contenu un nombre infini d'objets, de lieux, de senteurs, de saveurs, de personnes, d'amis et d'amants. Une vie entière de souvenirs. Et ils s'étaient tous envolés.

Il enjamba la margelle et s'enfonça plus profondément dans son esprit. Sa descente était lente et contrôlée, une chute gracieuse au cœur de lui-même. La profondeur du puits n’avait pas changé, il le savait, mais seule la partie supérieure était bordée des fragments de sa mémoire. C'était une jungle humide et luxuriante, un sable farineux et des oiseaux familiers. Au-dessous, les parois étaient couvertes de bambou, du scintillement d'écailles de poisson au soleil, et d'un cheval de trait à la robe grise parfaitement illusoire. Ces fiers souvenirs étaient le symbole de l'apprentissage et de l'accomplissement.

L'homme sourit. C'était fort peu, mais c'était ce qu'il était.

Il continua sa chute.

Tout ce qui lui était familier disparut, et il sentit qu'il approchait d'une sorte de connaissance bien différente. Il se promit un jour d'étudier les différents types de mémoire, car ici les murs étaient texturés : du velours par ici, du cuir par là, et à un autre endroit, des épines d’une extrême dureté. Alors qu'il passait la main d'une surface à l'autre, il ressentit une grande variété de connaissances accumulées dans sa vie précédente, un savoir qu'il n'avait pas le souvenir d'avoir appris, mais qu'il était reconnaissant d'avoir conservé. Il y découvrit un langage, l'arithmétique, la méthode pour lacer ses bottes et celle pour faire une tasse de café (oh, les atrocités dont il serait capable pour avoir l'occasion de déguster un bon café chaud). L'homme gloussa. Il y avait une mine d'informations incrustées dans les murs, et il restait pourtant tant de place pour en ajouter de nouvelles.

Il tomba encore plus profondément et l'ardoise du puits laissa place à un épais brouillard.

Tout ce qui s'était trouvé ici avait à présent disparu.

Mais il restait quelque chose.

Là, suspendue comme un bijou d'argent, une lumière était incrustée dans le puits de son esprit.

L'homme pensa que cette pièce l'aiderait à s'enfuir.

Cette partie qui faisait de lui ce qu’il était.

Il ne savait pas de quoi il s'agissait, mais il l'avait sentie une fois, et il savait que c'était sa dernière chance.

Il leva la tête vers le ciel et remonta, laissant derrière lui les textures de son savoir, la mémoire de l’île maudite, sortit du puits et reprit place dans son corps.

Il ouvrit les yeux et tenta d'ignorer les oiseaux qui criaient et battaient des ailes sur les rochers.

L'homme prit une profonde inspiration et puisa dans cette brillance qu'il avait découverte au plus profond de son esprit.

Il sentit son corps vaciller et tenta de surmonter la panique qui s'empara de lui lorsque ses membres commencèrent à n’être visibles que par intermittence. Des fragments de son être disparaissaient puis réapparaissaient dans une délicate brume bleue. Une fois de plus, il se sentit brutalement tiré vers l'arrière et son corps retomba lourdement sur les rochers de sa nouvelle île. Le symbole familier composé d'un cercle et d'un triangle apparut au-dessus de sa tête, et l'homme eut le souffle coupé quand son être retrouva toute sa matière.

Il avait échoué.

Il regarda autour de lui. Il ne voyait que des vagues, des rochers couverts d'excréments, des oiseaux et un soleil brûlant.

La conclusion qu'il en tira était limpide : il ne survivrait plus très longtemps.

« Je peux trouver un moyen, prononça-t-il malgré ses lèvres gercées et sa bouche sèche. Je trouverai un moyen de sortir d'ici. »

L'homme s'allongea à nouveau sur les rochers, ferma les yeux et descendit une fois de plus dans son esprit à la recherche d'une réponse.


Il fut éveillé par un cri au loin.

« Halte ! Un homme à terre ! »

« Doit-on envoyer Malcolm ? »

« Non. Préparez le canot. Je veux aller jeter un œil moi-même d'abord. »

« Descendez la chaloupe ! »

Un bateau à voiles se trouvait à proximité de l'affleurement rocheux maculé par les oiseaux. Ses voiles semblaient tressées de kilomètres de cordage. Leurs couleurs criardes assaillaient sa vue d'une teinte qu'il n'avait encore jamais rencontrée depuis son éveil sur l’île maudite. Une statue de pierre était directement attachée à la proue du navire, et sur ses flancs se trouvait en caractères élégants l'épigraphe suivante : Le Belligérant.

Il ferma les yeux.

La fatigue s'empara de lui, et quelques minutes plus tard, il entendit le bruit des rames qui battaient l'eau.

Une voix féminine et rauque se fit entendre par-dessus le tumulte des vagues.

« Je te dirais bien de ne pas partir, mais ce serait bien inutile. C'est comme se transplaner dans une fenêtre, non ? »

L'homme était trop fatigué pour se tourner vers la voix. Elle était proche désormais. Elle devait avoir ramé jusque là.

« Mon navire a besoin d'une nouvelle figure de proue, Beleren ! Dis-moi pour qui tu travailles et je m'arrangerai pour t'offrir une mort sans souffrance ! »

<i>Beleren ? Est-ce là mon nom ?</i> Il songea à cette possibilité dans son demi-sommeil.

Les éclaboussures de pas dans l'eau, le croassement des mouettes, un râle et le bruit sourd d'une ancre jeté sans cérémonie. La femme devait avoir sauté du canot pour mener sa propre enquête.

Il l’entendit étouffer un cri de surprise au-dessus de lui.

<i>Ai-je l'air si mal en point ?</i> L'homme se posa la question, puis concéda mentalement : <i>je me sens vraiment mal, je dois bien en avoir l’air.</i>

L'homme tentait de garder les yeux ouverts, malgré une profonde envie de dormir.

Il plongea son regard dans celui d'une femme qui ne pouvait être, d'après lui, que la capitaine du navire.

Elle était incroyable.

Art by Chris Rahn
Illustration par Chris Rahn

Elle était grande et élancée, avait la peau d'un vert émeraude brillant et des cheveux tentaculaires qui dansaient bizarrement sous l'effet du vent. Sans comprendre comment, il sut qu'elle était une gorgone, mais ne ressentit aucune terreur en plongeant son regard dans le sien.

Elle écarquilla les yeux, une expression de choc figée sur le visage.

L'homme réalisa que cette femme savait exactement qui il était. Cela le remplit autant de joie que de terreur.

« Bon sang Jace, qu’est-ce qui t’est arrivé ? »


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Profil du Planeswalker : Jace Beleren
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