Histoire précédente : Intrusion

Samut a abandonné les Épreuves, sa moisson et son ancienne existence. Elle a passé les derniers jours à fuir, et tente par tous les moyens de survivre assez longtemps pour confronter l’intrus qui a dénaturé son monde. Après avoir découvert que sa cité n’est plus ce qu’elle avait été à peine quelques décennies plus tôt, elle n’a en effet qu’une idée en tête : déciller Djeru, son plus vieil et plus proche ami. Elle échouera cependant à le convaincre et se tournera alors vers la seule divinité susceptible d’épargner la vie du jeune homme.


Samut avait passé trois jours tapie dans l’ombre. Se laisser caresser par les rayons du soleil était en effet un luxe trop dangereux pour une fugitive. Elle avait ainsi couru de cachette en cachette, se blottissant dans les recoins sombres de la cité-État en prenant soin de rester hors de vue des anges et des consacrés.

Son refuge du jour allait être une ancienne salle d’embaumement. Elle se précipita à l’intérieur, renversant dans sa hâte une table encombrée de pots d’onguents desséchés et de vases canopes. Sans s’en préoccuper, elle se retourna pour refermer la lourde porte de pierre, alluma une oupille sans même la sortir de sa torchère et attendit.

Trois jours plus tôt, les vizirs et les consacrés l’avaient capturée. Faisant fi de ses protestations, ils l’avaient bâillonnée, avant de l’entraîner assez loin pour que nul n’entende plus ses blasphèmes. Elle leur avait cependant échappé au prix modique d’une épaule luxée, et leur avait faussé compagnie aussi vite qu’elle le pouvait, en se fondant parmi les ombres de la ville et en se demandant également comment elle avait pu se montrer aussi imprudente. En effet, alors que des milliers de ses concitoyens acceptaient sans sourciller leur abêtissement sous une chape de mensonges, qui était-elle donc pour imaginer pouvoir leur faire entendre raison par ses vociférations en pleine rue ? De cela, il n’était donc à présent plus question ; aujourd’hui, elle ne désirait plus qu’en convaincre un seul.

Un grattement se fit entendre à la porte. Elle ouvrit en grand le battant, et la lumière chargée de poussière la força à plisser les yeux. La silhouette d’une momie gardienne, couverte de bandelettes de la tête aux pieds, s’encadra dans l’embrasure. Samut l’invita à entrer.

Le visiteur passa le seuil d’un pas traînant, puis Samut repoussa la porte, qui se refermera dans un désagréable grincement de pierre à meuler. La momie observa la jeune femme. À la lumière de la torche, ses bandages très ajustés semblaient miroiter.

Samut lui sourit et demanda : « Alors, qu’attends-tu donc pour me prendre dans tes bras ? »

Labyrinth Guardian (Embalmed)
Vigile du labyrinthe (Emblamed) | Illustration par Yeong-Hao Han

Les épaules de la momie s’affaissèrent. « Ce stratagème est sacrilège », grommela-t-elle d’une voix masculine mais familière.

« Il ne t’en a pas moins permis d’arriver jusqu’ici sans nous faire tuer tous les deux », objecta Samut.

« Je peux à peine bouger, protesta le visiteur en faisant rouler ses épaules corsetées. Débarrasse-moi de ces bandelettes ! »

La jeune femme obtempéra et aida la momie à se démailloter. Le faciès agacé de son ami Djeru émergea du tissu, et, après quelques contorsions, celui-ci s’extirpa du reste de son déguisement. Et c’était là le seul visage qu’elle avait envie de voir, celui de l’unique allié qui lui restait en ce monde, son compagnon de moisson, son frère d’armes, son ami.

Elle le prit dans ses bras et lui murmura à l’oreille : « Je suis heureuse de te voir vivant. »

Djeru se dégagea de son embrassade, la maintint à distance et la questionna : « Comment se fait-il que tu sois libre et que tu puisses me faire venir ici ? On m’a rapporté que l’on te tenait sous étroite surveillance après tes actes séditieux. »

Samut scruta son regard à la recherche d’une condamnation. « Pour mon hérésie, tu veux dire ? » insinua-t-elle.

« Pour avoir défié la loi des dieux », précisa-t-il froidement.

« C’est pour cette raison que je t’ai demandé de venir, expliqua-t-elle. Je suis désormais libre, Djeru, et tu pourrais l’être, toi aussi. »

« Libre ? Mais de quoi pourrais-je souhaiter me libérer ? Voudrais-tu me voir bafouer la loi à mon tour ? »

Sa réaction la piqua au vif. Aux yeux de Djeru, son arrestation était preuve flagrante de culpabilité. Était-il prêt à renoncer à leur amitié ? « La loi a été dévoyée, tout comme les dieux, » affirma-t-elle.

Djeru hocha la tête d’incompréhension et s’insurgea : « Et toi, c’est le Dieu-Pharaon lui-même que tu renies ! »

Les mains jointes, Samut exposa son point de vue : « Mais il personnifie le mensonge qui a corrompu notre monde ! Avant lui, avant ses Épreuves, il existait d’autres coutumes plus anciennes. C’est lui qui a poussé notre monde à s’oublier. Il l’a remodelé et a dénaturé nos dieux pour satisfaire ses caprices. »

« Est-ce dans ce but que tu m’as fait venir, pour me conter ces balivernes ? se récria Djeru, les mains tremblantes de colère. Je devrais être en train de m’entraîner, Samut. L’Épreuve de zèle approche. À moins que tu n’aies oublié ce que signifie l’adeptat ? »

« Je n’ai pas oublié quelle importance il a pour toi, assura-t-elle en lui posant, de manière appuyée, une main sur le bras. Mais ni toi ni moi ne pouvons nier la vérité. »

« Que veux-tu dire ? »

« Ne participe pas à la dernière épreuve ! »

« Samut !… »

« Ne te sacrifie pas. Ne va pas au-devant de la mort, gratuitement. »

« Gratuitement ? Tu réduis l’heure de ma gloire à un vulgaire acte grat… », balbutia-t-il en trépignant comme un animal furieux.

Elle avait eu tort, tellement que c’en était douloureux, et tenta de se rattraper : « Je suis navrée. Je te demande pardon. C’est juste que… J’ai vu ce que les vizirs nous dissimulent. J’ai vu à quel point notre société a été adultérée. Une autre charpente s’est substituée à celle sur laquelle repose notre monde. En choisissant la voie supposée de l’honneur, c’est toi-même que tu détruiras ! »

Il tendit vers elle un doigt accusateur. « Mais toi aussi, tu me pousses à ma destruction, simplement d’une autre manière, en rejetant tout ce pour quoi j’ai tant œuvré afin d’arriver où j’en suis. C’est de me déshonorer que tu me demandes, et d’abjurer les dieux. »

Elle était en train de le perdre et ne savait plus quel argument avancer. « Les dieux voudraient-ils que tu meures ? Nakht voudrait-il que tu y perdes la vie ? » demanda Samut en comprenant, à l’instant même où elle prononçait ces paroles, qu’elle aurait absolument dû s’en abstenir.

« Je t’interdis de prononcer son nom ! tempêta Djeru. Nakht est mort sans honneur, tu entends, là-bas, dans les dunes, de par notre vile stupidité, notre impudente curiosité. Désormais, il parcourt les sables et dévore les entrailles de cadavres ratatinés, et je ne galvauderai pas ma vie en commettant la même erreur ! »

Samut avait envie de l’agonir d’injures : Sombre benêt ! Pauvre idiot arrogant qui préfère mourir plutôt que d’admettre avoir été berné par un faux pharaon ! Pourtant, elle parvint à garder son sang-froid, car elle savait que, si elle l’invectivait, elle rejoindrait immédiatement, à ses yeux, les rangs des perturbateurs anonymes qui vitupéraient dans les rues, et qu’elle le perdrait, l’abandonnant à ses convictions suicidaires.

De nouveau, elle tenta de le raisonner, cette fois en faisant vibrer la corde sensible : « Djeru, voyons, Nakht est mort pour nous montrer à quoi ressemble une existence fauchée trop tôt, pour nous faire comprendre l’affreuse futilité de la mort. »

« Non ! rétorqua Djeru. C’est en vain qu’il est mort ! »

Quelque chose se brisa en Samut et elle s’emporta : « TOUT COMME TU T’APPRÊTES À LE FAIRE ! ». Ses paroles résonnèrent comme une sentence contre les murs éclairés à la flamme, répétés decrescendo par l’écho.

Djeru releva le menton, se frappa solennellement la poitrine et martela : « Je meurs pour la vie éternelle. »

Anéantie, Samut inclina la tête. Elle fit lentement quelques pas, en cercle, en se massant la nuque et en tirant sur ses nattes serrées. Tout en elle lui criait combien vouloir le sauver de lui-même était illusoire ; elle ne pouvait évidemment pas décider à sa place et, plus elle tenterait de le convaincre, plus il se braquerait. Il lui fallait s’éloigner et le laisser se déterminer seul.

Néanmoins, il n’était pas dans sa nature que de se dérober. « Ne te rends pas à cette Épreuve ! » le supplia-t-elle.

Il eut un petit rire amer et lui lança : « Vois-tu, j’espérais que, si tu m’avais appelé ici, c’était pour me demander mon aide et non me proposer la tienne. » Il hocha la tête, visiblement déçu. « Je m’étais imaginé que tu cherchais mes conseils pour retrouver le droit chemin, que j’intercède en ta faveur auprès de Temmet, voire que je t’évite de pourrir dans un sarcophage jeté aux oubliettes. »

« Djeru !… »

« Tu penses que je vais me sacrifier pour rien, n’est-ce pas ? Toi qui es peut-être l’adepte la plus douée de notre génération, tu vas pourtant bel et bien barrer tout cela d’une croix, Samut. C’est toi qui choisis de faire de ta vie un fiasco. »

« Ce que tu penses de moi m’importe peu, murmura-t-elle. Ne meurs pas, c’est tout. »

« Les dieux peuvent peut-être t’apprendre à retrouver la foi, insoumise, suggéra Djeru en se dirigeant vers la porte. J’implorerai Hazoret pour toi. »

Il ouvrit le battant d’un geste brusque et, pendant un instant, la lumière extérieure inonda la pièce, puis, dans un nouveau crissement, la salle retrouva sa pénombre et son silence, les ombres dansant au gré de la flamme vacillante de la torche.

Samut resta immobile un long moment, noyée dans une brumaille de déconvenue. Elle se sentait submergée de sentiments contradictoires, se demandant si elle en avait fait assez pour sauver la vie à son ami. Peut-être cette conversation allait-elle suffire, peut-être avait-elle réussi à semer le doute dans le cœur de Djeru, un questionnement qui lui permettrait de résister aux tromperies du Dieu-Pharaon, de renoncer aux Épreuves et de lui savoir gré de l’aimer assez pour prendre son parti, même à son corps défendant. Peut-être lui reviendrait-il dans de meilleures dispositions, de nouveau son ami, les épaules lourdes sous les remords et lui demandant pardon… Cette résolution idyllique lui parut possible — durant trois bonnes secondes.

Non, Djeru était déterminé, il se refuserait sans doute à lui adresser la parole durant les quelques jours qui les séparaient de l’Épreuve finale, et davantage encore à se désavouer. D’ici-là, quoi qu’il en soit, la cité grouillait toujours de momies et de vizirs bien décidés à la voir morte et, si elle osait montrer son nez en public, c’en serait fini d’elle.

Néanmoins, quand elle se répéta les paroles de Djeru, une idée lui titilla l’esprit. « J’implorerai Hazoret pour toi, » avait-il déclaré. Or cet acte de charité lui apparaissait à présent comme une opportunité. Elle ouvrit la porte en grand et se précipita au dehors, loin des ombres, sous la lumière éclatante des deux soleils.

Prepare
Préparation | Illustration par Zack Stella

Samut n’osa freiner sa course qu’après avoir passé le seuil du monument, faisant gondoler un tapis d’apparat sous ses pieds. Elle se retourna pour regarder en arrière, prête à en découdre, mais les momies lancées à sa poursuite s’étaient immobilisées devant l’entrée. Leurs faces vides la fixaient, leurs bandelettes dessinant un vague sourire, mais elles n’avançaient plus : il leur fallait l’autorisation expresse pour pénétrer dans la demeure d’un dieu.

Samut reprit son souffle en rengainant ses armes. Éclairées par des braséros cynomorphes posés sur chacune, les marches d’un large escalier disparaissaient dans l’obscurité. Samut ne pouvait discerner où il montait — sans doute jusqu’aux salles supérieures du bâtiment, au centre de la tête du dieu.

Elle s’agenouilla puis se prosterna, le front contre le sol. « Je te demande audience, ô puissante Hazoret. » Elle n’osa bouger qu’au moment où on lui répondit : « Tu peux entrer, adepte. »

La voix semblait surgir de toutes parts, chargée de mots denses, à la prononciation archaïque. Samut se releva et constata que les momies restaient à l’extérieur, à l’attendre. Elle prit une bougie, l’alluma à l’un des braséros, puis l’installa en équilibre sur sa paume tendue et posa un pied sur la première marche. Que pourrait-elle bien dire à une déesse pour qu’elle épargnât son ami ? Était-elle vraiment prête à cette supplique ?

Elle commença à gravir les degrés, constatant que l’escalier s’étrécissait, les murs qui l’encadraient se rapprochant à chacun de ses pas. Elle discerna des silhouettes debout dans les zones d’ombre, des momies immobiles plantées le long du parcours, le corps couvert de tissu ainsi que des hiéroglyphes d’Hazoret. Elle se demanda s’il s’agissait des victimes du courroux de la maîtresse des lieux, intrigants indignes du paradis à venir.

Elle atteignit une estrade, et tressaillit quand un rideau de feu d’une quinzaine de mètres de haut s’éleva devant elle, encadré par une gigantesque arche dorée. Quelques étincelles jaillissaient de ce voile de flammes et grésillèrent dans les cheveux de Samut. La chaleur semblait lui rôtir le visage. Malgré cela, elle veilla à ne pas renverser son lumignon.

Le rideau de flammes s’entrouvrit, et Samut n’aperçut d’abord que des pieds. Levant les yeux, elle vit Hazoret, le regard baissé vers elle. Un anneau lumineux tournait lentement en ondulant autour du visage de la déesse cynocéphale, tel un halo d’or vivant.

Les lèvres de la divinité remuèrent, mais le son de sa voix surgit de toutes les directions : « Nous parlerons jusqu’à consomption de ta bougie. Désires-tu t’asseoir, adepte ? »

Samut constata alors qu’elle était entourée de sièges, de sofas capitonnés et de divans lourdement ornés. Tous étaient à dimensions humaines et éclairés par des candélabres étincelants. Le naos du temple d’Hazoret était meublé tel un salon confortable, comme prévu pour des réunions de famille.

Samut s’éclaircit la gorge et prit la parole : « Merci, grande Hazoret, mais je ne suis plus adepte. Plus maintenant. »

« Tes paroles contredisent ce qu’affirme ton cœur. Assieds-toi. »

Samut s’empressa d’obéir, tenant toujours sa chandelle.

La déesse s’assit en repliant ses jambes sous elle, en une position confortable qui lui faisait occuper toute la partie centrale de la pièce. « Pourquoi viens-tu à moi en proie au désarroi alors que c’est la joie qui devrait prévaloir ? »

La rapidité avec laquelle la déesse avait sondé son âme troubla la jeune femme. Elle avait bien sûr contemplé des dieux auparavant, mais jamais conversé avec aucun d’eux. « Je viens implorer ton pardon, ô Déesse fervente. L’Épreuve qui approche ne saurait m’apporter la joie, expliqua-t-elle d’une voix tremblante. Mon ami Djeru souhaite y mourir, de ta main. »

« Alors tu devrais t’en réjouir ! répondit Hazoret. Ton ami a le courage de viser le but suprême. Tu devrais faire de même. »

Les mains de Samut se mirent à trembler, et elle resserra les doigts autour de sa bougie, dont la petite flamme vacilla, la cire fondue comme avalée. Où étaient passées l’assurance et les convictions qu’elle avait exprimées en tenant tête à Djeru ? Qu’était-il advenu de sa certitude que les dieux se leurraient, à présent qu’elle avait l’occasion de la jeter au visage de l’un eux ? « Je le sais, les vizirs nous enseignent que nous devons tous mener le combat pour gagner notre place dans l’Au-delà. »

« Leur instruction religieuse est la sagesse même. »

« Et je… Je sais que Djeru ne souhaite pas me voir intervenir dans sa destinée », ajouta Samut en s’apercevant qu’elle s’adressait davantage à sa bougie qu’à la divinité en face d’elle. Si elle s’apprêtait à donner des leçons à la Déesse du zèle, elle allait devoir s’y livrer avec ferveur. « Mais ce qui s’annonce m’est insupportable. Il ignore la vérité sur l’Au-delà et les Épreuves. »

Hazoret inclina la tête avec irritation, des flammes d’outrage brûlant dans ses yeux. « Et toi, cette vérité, la connais-tu, adepte ? Toi, tu la sais ? »

Samut s’inclina, contrite. Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais ne parvint pas à trouver ses mots. Tout à coup, elle comprit à quel point elle était insignifiante et insolente, assise là, sur le divan d’une déesse, invitée en sa demeure et accueillie en ce lieu sacré par bienveillance. En lui accordant une fraction de son temps, la puissante Hazoret n’avait fait preuve que de générosité envers elle, venue impertinemment lui exposer ses griefs puérils. De froides larmes de désarroi lui piquèrent les yeux.

L’estrade trembla, comme si tout le monument s’éveillait d’une sourde vibration. « Pour ce sacrilège, je serais fondée à t’abattre sur-le-champ, tu le sais », rappela Hazoret.

« Oui, » murmura Samut.

« Mais je n’ai jamais accepté d’encager le cœur d’un guerrier et je sens bien que le tien désire ardemment se battre. Alors bats-toi, adepte, et défends cette vérité qui habite ton cœur. »

Éblouie, Samut contempla l’alliance parfaite entre la férocité et la grâce qu’incarnait la déesse. Plus que tout au monde, elle souhaitait qu’Hazoret fût fière d’elle, mais, parallèlement, elle était terrifiée à l’idée de la décevoir.

Toutefois, si elle ne présentait pas sa requête, ce serait Djeru qu’elle trahirait. « J’ignore comment formuler ma supplique », reconnut-elle.

Le sol trembla, et des aiguilles d’or vivant rayonnèrent autour du visage d’Hazoret. « Tes atermoiements sont indignes d’une guerrière. Parle ! »

Samut s’inclina à nouveau, balaya ses larmes et s’exécuta : « Grande Hazoret, Gardienne du Portail, je te conjure d’épargner Djeru. Au moment où il t’offrira sa vie, je t’implore de lui accorder grâce. »

Hazoret se laissa aller en arrière, les points lumineux qu’étaient ses yeux passèrent de Samut au plafond, voire au-delà, jusqu’à un lieu que la jeune femme ne pouvait entrevoir. Après quelques instants, la déesse reposa son regard sur Samut. « Voilà une bien grave et triste affaire ! Est-ce là ce que lui désire ? »

« Je lui en ai parlé, mais il a refusé de m’écouter. »

« Alors, tu n’hésiterais pas à le détourner de sa destinée, quitte, pour ce faire, à contrarier sa volonté ? Souhaites-tu, toi, encager son cœur ? Lui refuserais-tu, à lui, les égards que je t’ai accordés ? »

Samut croulait tout entière sous le poids de la honte. Elle faillit jeter sa bougie et s’enfuir à toutes jambes, mais la vision de Djeru à terre, se vidant de son sang, lui jaillit à l’esprit : elle vit très nettement sa vie s’échapper par deux petites perforations qui lui traversaient le corps, l’une à la tête, l’autre au cœur, son frère d’armes réalisant son rêve de mourir en pure perte ! Cette pensée lui serra le cœur avec autant de force que si une main l’empoignait.

« Un mensonge l’abuse, » protesta-t-elle.

« Cet adepte… Djeru. Est-il pour toi un ami ? »

« Oui. »

« Ainsi, quand bien même tu comprends le credo qui régit sa vie, cette foi qui enflamme son cœur, tu restes persuadée qu’il se fourvoie ? »

« En effet, puissante Hazoret. Mais, si je puis me permettre… » entama Samut avant de déglutir, de rassembler toutes ses forces pour soutenir le regard de la déesse et de lui poser la question fatidique : « … Serait-il possible que tu te trompes, toi aussi ? »

Hazoret ne répondit pas, mais Samut sentit soudain l’estrade s’ébranler sous ses pieds, et les moellons des murs se mettre à geindre. Un lointain bruit de pas traînants lui parvint du bas des escaliers : l’inéluctable arrivée des momies répondant à un appel muet.

Hazoret se pencha vers elle et, tout à coup, la déesse lui parut dix fois plus imposante, jusqu’à emplir tout son champ de vision. Rien n’existait plus que son visage de chacal fait d’or ondoyant, crépitant de chaleur et bien trop proche.

Samut s’enfonça dans le coussin sur lequel elle était assise, mais, même alors, tandis qu’elle était l’objet même de la féroce colère d’Hazoret, elle se sentit consumée d’un extraordinaire sentiment d’amour, celui qu’elle vouait à la déesse, car, si proche d’elle physiquement, la jeune femme perçut l’indulgence de celle-ci à l’avoir invitée chez elle, dans l’hospitalité de son temple aux allures de logis convivial, entre les murs protecteurs de sa demeure sublime. Là, se trouvait le cœur même d’Hazoret, celui de la déesse qu’elle avait peut-être naguère été, et auquel Samut en appellerait : « Accorte Hazoret, murmura-t-elle, te souvient-il du nom que nous te donnions ? Les habitants de ce monde t’appellent désormais Gardienne du Portail et Issue des Épreuves, mais aussi Mère du Zèle et Nourrice des cœurs. Nous sommes tes enfants, ta famille. Tu n’as pas toujours été divinité cruelle, postée aux portes de la mort avec ta lance et ton brasier ; tu fus au contraire déesse miséricordieuse et inspiratrice, dont le cœur vaillant encourageait à l’accomplissement des plus grands exploits. »

Une vague de lumière passa sur le large visage doré d’Hazoret et, l’espace d’un court instant, il sembla à Samut que celle-ci venait très imperceptiblement de reculer.

« Tu es fervente, c’est indéniable, poursuivit la jeune femme, mais je crains que cette ferveur même, qui faisait ta grandeur, n’ait été travestie en cruauté, et toi, transformée de glorificatrice de la vie en instrument de mort. Reste-t-il seulement en toi une once de ce que tu fus, une simple bribe d’un souvenir d’avant l’avènement du Dieu-Pharaon ? »

Le visage d’Hazoret demeurait impassible au-dessus d’elle, embrasé d’un feu majestueux. Des larmes s’écoulèrent brièvement sur les joues de Samut avant de s’évaporer. Il ne lui restait qu’à se soumettre au jugement de la divinité.

C’est alors qu'Hazoret prit enfin la parole, et ses mots roulèrent comme des coups de tonnerre : « Que les ammouts t’arrachent le cœur et le dévorent ! »

La déesse se releva de toute sa hauteur, drapée d’indifférence, abandonnant Samut à son sort. Son visage était froid et détaché, toute trace d’aménité disparue. Samut baissa les yeux pour sangloter sur sa bougie à présent éteinte, réduite à l’état de petite flaque de cire au creux de sa main.

Tandis que les momies pénétraient dans le saint des saints, la divinité s’adressa une dernière fois à la jeune femme, et ses paroles lui brisèrent le cœur, non pas à cause de la sentence qu’elles annonçaient, mais parce qu’elles chassaient irrévocablement Samut de ce lieu : « Consacrés, emparez-vous de cette dissidente ! »

Time to Reflect
Heure de réflexion | Illustration par Daarken

Le sarcophage était si étroit que Samut sentait son propre souffle lui baigner le visage, aucune de ses parois ne lui laissant davantage que quelques centimètres d’espace vital. Les bras passés à travers les bandelettes, elle avait les mains coincées à distance de son corps et exposées à la sécheresse de l’air extérieur. Cela faisait déjà des heures qu’on l’avait faite entrer de force dans ce caisson et, tandis que le premier soleil montait dans le ciel, la température à l’intérieur s’élevait de concert.

La simple gêne du début de son confinement avait depuis longtemps cédé la place à la soif, et, lorsque le désespoir avait éclipsé cette dernière, elle avait perdu toute notion du temps. D’abord, elle avait tenté de s’échapper. Elle avait usé d’un sort de rapidité pour tenter de défoncer les parois en les pilonnant de ses coudes, mais n’avait gagné, pour sa peine, que muscles meurtris et os contus. Elle se tortilla, se débattit, mais sa prison semblait pourvue d’un enchantement qui scellait irrémédiablement ce qu’elle enfermait.

Elle refusa néanmoins de céder aux sanglots, avant tout pour ne pas perdre sa détermination, mais aussi parce qu’elle ne pouvait se permettre de gaspiller la moindre goutte d’eau et surtout parce qu’elle se trouvait précisément à l’endroit qu’il fallait.

Elle s’aperçut rapidement qu’elle n’était pas seule : des deux côtés d’elle se trouvaient des sarcophages semblables au sien, contenant chacun un dissident comme elle. Si la nature de l’hérésie de chacun différait, tous se faisaient fort, en revanche, d’informer les nouveaux-venus de ce qui les attendait.

« Il n’y pas de monstres dans l’Épreuve de zèle, lança quelqu’un à la gauche de la jeune femme. Ceux que les adeptes affrontent dans l’Épreuve finale sont les dissidents eux-mêmes. »

« Tout ce qu’on nous dit n’est que mensonge », déclara Samut en hochant la tête d’irritation, ses tempes frappant de chaque côté de sa prison.

« Les adeptes combattent les dissidents et les hérétiques pour prouver leur foi. Bientôt, quand ce sera notre tour, on viendra nous chercher. »

« Je pense que nous serons les derniers, ajouta-t-on à la droite de Samut. Le second soleil mettra encore des heures à atteindre son zénith. »

D’un peu plus loin lui parvint : « Puisse-t-il nous revenir bientôt ! »

De chaque côté de Samut jaillit alors un « Mais tais-toi ! » exaspéré.

« Le Dieu-Pharaon n’est pas de notre monde, expliqua Samut, les autres se taisant pour la laisser parler. J’ai vu les anciens temples. Nos divinités sont de vrais dieux, mais pas lui. » Autour d’elle, on restait coi, et la voix de la jeune femme prit alors un ton plus grave pour poursuivre : « Si nous voulons sauver notre monde quand il reviendra, il me faut secourir un adepte. »

« Lequel ? » demanda-t-on à sa gauche.

« Il est fort, et sûr de ses convictions, répondit-elle. Si quelqu’un peut convaincre une divinité qu’on lui a menti, c’est bien lui. Si je parviens à le persuader, il sera capable de tout, et nous pourrons alors mener une existence libre du joug de l’intrus. »

Samut n’ignorait pas que Djeru la haïrait pour ce qu’elle s’apprêtait à faire et qu’il la combattrait, et fulminerait, et tenterait sans doute de la tuer pour l’empêcher de lui gâcher sa mort. Il le fallait, pourtant, car elle ne pouvait livrer ce combat sans lui.

La journée étouffante laissa la place à une nuit glacée, Samut frissonnant dès qu’elle se laissait aller contre les cloisons de sa prison. Toute perspective de sommeil n’était qu’illusoire, et elle souffrait de crampes à force de se forcer à l’immobilité pour éviter de toucher le sarcophage gelé. Elle se réconfortait en songeant qu’on allait venir la chercher dans la matinée pour l’emmener dans l’arène. Alors, elle pourrait enfin convaincre Djeru, ils auraient tous deux la vie sauve et affronteraient l’intrus responsable de la ruine de leur monde.

Des voix la tirèrent de son demi-sommeil.

« Nissa a essayé de la suivre, ce qui nous a amenées ici… »

« Seraient-ce… des mains ? »

« Elles n’étaient pas là, la première fois. Il y a du monde à l’intérieur. Un instant… »

Samut ressentit une vague de chaleur et, soudain, de la lumière passa par une fente dans le sarcophage. Celui-ci s’ouvrit, et les deux parties qui le constituaient tombèrent au sol. Elle cligna des yeux, tentant de recouvrer la vue. Face à elle se tenaient deux étrangers : une jeune femme rousse flanquée d’un homme grand et râblé.

By Force
Par la force | Illustration par Magali Villeneuve

Il ne s’agissait pas de ceux qui devaient l’emmener jusqu’à l’Épreuve finale. Ce n’est pas possible ! pensa-t-elle. Personne n’aurait dû venir la sauver.

Elle tenta de s’élancer pour s’enfuir, mais ne parvint qu’à boitiller sur des jambes percluses et épuisées, avant d’être colletée par celui qui l’avait sortie de cette cage. Celui-ci se présenta sous le nom de Gideon et lui expliqua qu’ils l’avaient vue tenter d’échapper à ses poursuivants, quelques jours auparavant et qu’ils étaient venus la secourir.

Samut sentit monter en elle l’envie de rire de tant d’arrogance, mais se contenta de lui demander pourquoi, parmi tous les habitants de ce monde, c’était d’elle qu’ils cherchaient.

La femme qui l’accompagnait se présenta à son tour et dit s’appeler Chandra, avant de demander à Samut ce qu’elle avait voulu dire quelques jours plus tôt, quand elle avait tenté de dénoncer les mensonges des Âges.

Sans s’étendre sur la méthode incompréhensible qu’ils avaient utilisée pour la retrouver, Samut raconta à ces étrangers ce qu’elle avait appris. Elle leur parla ainsi des tombes vides, de ceux qui avaient succombé à l’Épreuve de zèle et que l’on emmenait dans un endroit inconnu, de toutes ces générations perdues… À la fin, elle vit les deux inconnus échanger un regard, acquiescer de la tête et décider de faire appel à des renforts. Au bout d’un moment, trois autres étrangers les rejoignirent. Ils firent ensemble le point des informations dont chacun disposait et tentèrent d’estimer le temps qu’il leur restait avant le retour du Dieu-Pharaon.

Samut fit de son mieux pour retenir les noms des derniers-venus : Nissa, Liliana et Jace. Elle se joignit à eux pour aider à extirper les autres dissidents de leur sarcophage, tandis que les étrangers portaient la situation à la connaissance de tous.

Jace s’appliqua à lui en retracer l’historique : « Le Dieu-Pharaon est un dragon venu d’un autre monde, et je pense qu’il s’est réfugié ici affaibli, faute de quoi il se serait créé un antre de toutes pièces. »

Nissa raconta ce qu’elle avait découvert sur les murs de Naktamon : « Il y avait huit dieux, et il n’en reste que cinq. Je ne sais pas au juste ce qui est arrivé aux trois autres, mais les survivants ont tous été subvertis pour servir les visées de Nicol Bolas. »

« Les adeptes s’entretuent durant l’Épreuve d’ambition, déclara sombrement Gideon. Les Épreuves sont conçues précisément pour produire des cadavres à la pelle. Ceux qui meurent au cours de l’Épreuve de zèle sont emportés dans un endroit distinct, et je n’ai pas encore compris pourquoi. »

Liliana prit une profonde inspiration avant de lâcher : « Mon troisième démon est ici. »

À ces mots, toute conversation cessa. Samut ne comprenait nullement l’incidence de cette dernière remarque, mais tous les autres étrangers gardaient le silence, visiblement furieux.

« Et tu n’as pas jugé bon de nous en informer ? » s’insurgea Chandra.

Nissa plissa des yeux pleins de reproches, et questionna : « Avais-tu seulement l’intention de nous aider pour Nicol Bolas ou bien n’était-ce là que ta seule motivation ? »

Gideon apostropha l’homme en bleu, détournant ainsi l’attention du groupe vers celui-ci : « Et toi, Jace, tu le savais ? »

L’intéressé se tortilla, apparemment gêné, et finit par répondre : « Disons qu’il s’agit d’une motivation supplémentaire pour notre mission ici. En effet, plus vite Liliana s’affranchira de son contrat, plus vite elle pourra donner toute la mesure de ses capacités au combat… »

Nissa hocha la tête de dépit. « Cela va à l’encontre de ce qui nous amène ici, Jace. »

Chandra surenchérit : « Il est désespérant de voir quelqu’un d’aussi intelligent se servir d’un autre organe que son cerveau pour réfléchir, pauvre idiot… »

« Liliana, comptes-tu vraiment nous voir abandonner l’objectif premier de notre mission ici pour régler tes problèmes à ta place ? » demanda Gideon, le regard braqué sur la femme en violet.

Celle-ci releva le menton et, d’un geste machinal, posa la main sur sa poche droite. « Effectivement, car vous ne pouvez pas vaincre Bolas sans moi ! »

« Taisez-vous tous ! » s’écria Samut. Les autres se tournèrent vers elle, furibonds. Elle poursuivit alors d’une voix plus douce, en soutenant néanmoins le regard de chacun : « Qu’une chose soit bien claire : nous n’avons pas de temps à perdre en chamailleries, tout juste celui de nous rendre à l’Épreuve de zèle et de sauver la seule personne qui puisse m’aider à convaincre tout Naktamon de se rallier contre le Dieu-Pharaon. Or, en attendant son retour, nous ignorons de quoi il est capable. Vous allez donc tous m’aider à sauver mon ami, car aucun d’entre vous n’a la moindre ébauche de plan par ailleurs ! Est-ce clair ? »

Les cinq autres acquiescèrent d’un signe du menton.

« Parfait. »

Gideon fit alors un pas en avant pour déclarer : « Je jure de t’aider à sauver ton ami. »

Comme ils est prompt à donner sa foi ! se dit Samut, mais n’en accepta pas moins cette promesse d’un signe de tête, puis s’immobilisa. Elle les avait sentis avant de les voir : les dieux, leur panthéon tout entier !

Ils formaient une colonne et approchaient, Hazoret en tête. Les quatre autres étaient sans doute venus assister au spectacle, mais ne se séparaient certainement plus non plus, dans l’éventualité où le Dieu-Pharaon reviendrait inopinément.

Samut se sentit soudain forcée à l’immobilité et au mutisme, victime d’un sort que subissaient d’ailleurs aussi les autres mortels présents.

« Dissidents, votre heure a sonné, déclara Hazoret d’une voix aussi dure que l’acier. Venez affronter les derniers adeptes pour l’Épreuve finale ! »

Une brume s’abattit alors sur le groupe, et tout s’obscurcit.


Hazoret the Fervent (Invocation)
Hazoret la Fervente (Invocation) | Illustration par Joseph Meehan

Les dissidents revinrent à eux pour constater que tous portaient autour du cou un cartouche de contrainte. Ils étaient debout, paralysés, au centre d’une vaste arène. Sous la chaleur des deux soleils, leur nuque exsudait une sueur luisante.

Samut, Chandra, Jace, Gideon, Nissa et Liliana avaient été disposés en cercle, tournés vers l’extérieur. À l’autre bout de l’arène se dressait une large tribune, sur laquelle se tenait Hazoret, déesse du Zèle, flanquée de part et d’autre des quatre autres dieux d’Amonkhet.

Il était difficile pour les dissidents de les regarder en face, car croiser leur regard divin les emplissait de honte. Seule Samut soutenait leur regard. Pourtant, la rage qui brûlait en elle n’était pas destinée aux divinités, mais à celui qui les avait dépravées. Les dieux de Samut étaient bons, bienfaisants. Ce qu’on leur avait fait subir constituait un irrémissible sacrilège ; quelle que fût l’identité de l’intrus, il paierait pour son crime.

Les tribunes qui ceinturaient l’arène étaient peuplées de consacrés silencieux et immobiles. Le calme déférent de ces anciens adeptes emplit Samut d’une crainte éblouie, leur présence lui rappelant le sort singulier qui attendait les participants à l’Épreuve finale.

Sous l’estrade des dieux s’alignaient quatre adeptes, bouillants d’impatience et animés d’un désir éperdu de victoire.

Alors que les autres dissidents restaient pétrifiés par la magie des cartouches, Jace parvint à lancer une attaque psychique contre le sien. L’objet le maintenait physiquement dans un état de paralysie et de mutisme, mais il demeurait libre de le combattre par l’esprit.

Jace, je pense avoir trouvé une solution.

La voix de Nissa s’épanouit dans sa tête comme une efflorescence liliale. Il jeta un coup d’œil sur sa gauche pour apercevoir l’elfe qui remuait légèrement une main malgré l’emprise du cartouche. Comment fais-tu ? lui demanda-t-il, par télépathie.

Elle lui répondit par la même voie : Nos carcans fonctionnent comme les lignes ley ; la source de mana est différente, mais le principe reste identique.

Elle n’eut pas le temps de rompre totalement le charme, car, de l’autre côté de l’arène, Hazoret levait sa lance et prenait la parole, sa voix sonnant comme un tocsin : « Adeptes, face à vous sont rassemblés des hérétiques, des âmes déchues qui ont renié le Dieu-Pharaon ainsi que vos coutumes. Votre objectif, dans cette ultime Épreuve, est de les tuer jusqu’au dernier. »

Samut observa chacun des adeptes devant elle, cherchant Djeru. Était-il déjà parti ? Arrivait-elle trop tard ?

Non. Il était là, au bout du rang, campé sur ses pieds, déterminé, en une position visiblement apprise de longue date, un khépesh à la main. Il paraissait satisfait et fier, avec, aux lèvres, le sourire convaincu des dévots.

En son for intérieur, Samut remercia les dieux : il était toujours vivant, et elle allait tout faire pour qu’il le restât.

Gideon le repéra au même instant qu’elle, et son estomac se noua d’angoisse : allait-il devoir tuer Djeru, tout comme celui-ci avait eu la cruauté de noyer son frère d’armes ?

De son côté, Djeru aperçut Samut et sentit son sang s’échauffer, car rien ne l’empêcherait d’affronter sa meilleure amie en cette dernière journée qu’il passait dans son enveloppe charnelle pour ainsi accomplir sa destinée.

Hazoret abaissa sa lance. « Les Âges sont presque là. Que débute l’Épreuve finale ! » proclama-t-elle en levant la main, et sa marque d’amok apparut au-dessus de leurs têtes.

Même si, par ses lectures, Samut avait étudié les effets des pouvoirs magiques de la déesse, les voir à l’œuvre se révélait bien différent : elle ressentait un besoin impérieux de se battre, de satisfaire l’élue du Dieu-Pharaon pour briguer sa faveur.

La magie d’Hazoret invoquait un feu fervent et providentiel, qui enflammait les esprits des combattants et démultipliait leur force musculaire. Tous étaient envoûtés, victimes du même sort, qui leur dictait de mutiler, écharper, massacrer ; d’oublier toute logique et de se laisser inonder par la ferveur d’Hazoret. Toute pensée rationnelle avait disparu, seul demeurait le besoin de combattre.

Les cartouches de contrainte disparurent de leur sternum et, à nouveau maîtres de leurs corps, ils chargèrent droit devant eux. Samut s’élança vers Djeru aux côtés des autres dissidents déchaînés. Le sortilège dont son esprit et son corps étaient la proie la contraignait à se battre et tuer, mais son cœur lui rappelait son but : tout mettre en œuvre pour garder Djeru en vie.

Jace fut le premier à tenter d’utiliser la magie. Instinctivement, il leva la main, bien décidé à broyer l’esprit de l’adepte qui se précipitait vers lui, mais, quand aucune lumière ne jaillit et quand le mana refusa d’obéir à son invocation, il ne put qu’écarquiller les yeux. Sans ralentir, son attaquant se pencha en avant, le souleva et le projeta à terre, sur le dos, lui coupant le souffle.

Chandra bondit avec grâce par-dessus Jace. Elle s’accommodait sans peine de la magie d’Hazoret et, même si aucune flamme ne jaillissait de ses poings, elle frappait et griffait de toutes ses forces son assaillant, en riant sauvagement. Elle se sentait extraordinairement libre et, à chaque fois que son adversaire tentait de l’agripper ou lui lançait des coups de pied, elle esquivait et parait aisément. Toutefois, son entraînement n’était pas à la hauteur de sa combativité, aussi l’adepte parvint-il à lui décocher un coup de poing dans les reins, suivi d’un autre qui l’atteignit à la joue. Lâchant un grognement furieux, elle répliqua en le plaquant au sol.

Immédiatement, Liliana, le visage déformé de la hargne insufflée par Hazoret, imita Chandra pour neutraliser le second adepte par la même prise, les deux femmes s’employant à se battre sans leurs pouvoirs.

Nissa était la seule qui paraissait s’en tirer raisonnablement, même sans sa magie. En effet, même si elle avait encaissé quelques coups, elle n’en était pas moins parvenue à soulever Jace à bout de bras, pour le projeter contre son adversaire, le troisième adepte. La marque d’Hazoret se mit à luire d’un rouge éclatant sur son crâne quand elle lança un cri de guerre joragan en direction de Jace et de son attaquant.

Gideon subissait autant l’influence de la magie coercitive que les autres. Haletant et râlant à chaque foulée, il courait vers l’autre bout de l’arène pour rejoindre Djeru.

Toutefois, Samut se montra plus rapide que lui et atteignit la première leur cible. Son regard croisa celui de son ami et, malgré l’enchantement qui envoûtait tous les présents, elle perçut son étonnement.

Instinctivement, Djeru fendit l’air de son khépesh, que Samut n’eut aucun mal à esquiver puis, en l’espace d’une seconde, elle pivota pour se retrouver dos à dos avec son compagnon. Celui-ci comprit immédiatement, sans échanger le moindre mot : elle allait le protéger et ils disputeraient ce combat ensemble.

Toujours ensorcelé et enragé, Gideon croisa le regard des deux amis, ne les lâcha plus des yeux et leur lança des coups de poing à la fois inexercés et disproportionnés.

Tout en serrant fermement son arme, Djeru entama son invocation : « Hazoret, Gardienne du portail vers l’Au-delà et favorite du Dieu-Pharaon !… » Il déclamait sans s’arrêter de bouger, dans un style pugilistique admirablement maîtrisé, en parfaite harmonie avec la chorégraphie martiale de Samut.

À entendre l’adjuration de Djeru, Hazoret posa les yeux sur lui et Samut. La voix de l’adepte était puissante et mesurée, épousait le rythme du combat et ne s’interrompait que pour une goulée d’air ou un ahanement d’effort : « … Admire le zèle de tes enfants, puissante Hazoret !… » criait-il.

De son khépesh, il donna un coup ascendant, infligeant une estafilade à l’avant-bras de Gideon. Du coin de l’œil, celui-ci lorgna la coupure comme si jamais il n’avait vu son propre sang.

« … Mon ultime prière dans cette enveloppe charnelle n’est pas pour moi-même, mais pour celle qui, plus que quiconque, est digne de ta compassion !… »

Du tibia, Samut frappa Gideon de plein fouet au visage, puis profita de son élan pour, du même geste, le faire basculer et s’abattre comme une masse.

Djeru poursuivait, haletant à la fois sous le coup de la colère et de l’effort : « … Je t’en conjure, pardonne à Samut, mon amie la plus chère ! Elle possède des qualités qui me font défaut, et ses talents attestent de sa valeur !… »

Les deux amis échangèrent un bref regard : — Tu le penses vraiment, Djeru ? — Oui, bien sûr, Samut. C’étaient deux corps animés d’un même mouvement, affrontant les autres dissidents en parfait synchronisme, khépesh pour l’un, coups de pied et de genou pour l’autre…

« … Pardonne-lui ses errances ! Absous-la de ses doutes !… » implorait Djeru, le souffle haché.

D’un revers de main, Gideon essuya de son menton du sang rouge et tiède, avant de s’exclamer : « Tu jettes ta vie aux orties ! Pourquoi t’acharner à mourir ?! » Djeru ignora la question et envoya un coup de coude dans le nez de la Sentinelle, puis le frappa du poing aux lombes, avant de lui entailler une pommette.

« … Admire la dévotion de Samut envers les anciennes coutumes ! s’écria Djeru en ponctuant sa prière d’un nouveau coup de son khépesh. Vois comme elle a étudié notre passé et défendu la grandeur de notre civilisation !… »

Les pieds de Samut brisaient des os, et des caresses de ses poings fleurissaient des ecchymoses. Alors qu’il s’apprêtait à transpercer Djeru de sa lance, elle frappa un autre dissident.

« … Je t’en supplie, accorde à Samut une mort glorieuse !… »

Les deux adeptes exécutaient un pas de deux rythmé de férocité, l’un coupant, taillant, l’autre démettant une épaule, aplatissant un nez...

Les larmes de ferveur que versait Djeru coulaient le long des sillons que la colère creusait sur son visage. « … Je ne saurais passer l’éternité qui m’attend à savoir qu’elle a cessé d’exister. Elle ne doit pas connaître le même sort que Nakht… »

Le sort lancé par Hazoret commençait à faiblir, le temps parut ralentir. Le voile de sang qui lui obscurcissait la vue s’effaçant, Samut recouvra ses autres sens et s’arrêta. Djeru était vivant ! Mais comment faire pour qu’il le reste ?

Celui-ci conclut son obsécration en posant la pointe de son khépesh au sol, en signe sans appel de reddition : « … Écoute ma prière, Hazoret ! »

« Je l’entends, Djeru », confirma l’intéressée.

La fureur sacrée se dissipa en même temps que la prière de Djeru s’achevait. La déesse dominait de toute sa hauteur la partie de l’arène où elle se trouvait.

« Djeru, Samut, approchez. »

Autour d’eux s’étalaient des éclaboussures de sang et les cadavres de trois adeptes, le premier la nuque brisée, le second la gorge tranchée et le troisième décapité, le corps jeté dans les gradins. Les étrangers qui s’étaient dits Sentinelles restaient, quant à eux, tous vivants. Battant des paupières et hébétés, ils comprenaient peu à peu que leurs pouvoirs étaient revenus.

Profitant de ce bref instant de silence, Djeru prit la main de son amie et lui dit : « J’ai choisi cette mort, Samut. »

« J’ai au contraire besoin de ton aide pour vaincre le plus dangereux des intrus, lui répondit la jeune femme. Je n’y parviendrai pas sans toi, et tu dois y engager ton âme. »

« Je te reverrai au paradis, mon amie. »

Alors Samut ferma les yeux, admettant sa défaite.

Djeru se retourna en direction d’Hazoret et s’approcha d’elle. Tandis qu’il traversait le sable et la poussière, l’arène parut s’allonger, et s’allonger encore, comme si le temps était suspendu. Toute l’existence de Djeru l’avait mené jusqu’à cette ultime foulée, à ce moment précis où il n’avait plus qu’à mettre un pied devant l’autre pour recevoir sa récompense.

Samut, cependant, ne pouvait rester les bras ballants sans rien faire, pas après tout ce qu’elle avait tenté pour le convaincre de rester en vie.

Veuille t’approcher également, Samut, fille de notre passé. Dans l’esprit de la jeune femme, la voix d’Hazoret était comme une réconfortante flambée. Elle suivit Djeru et, très vite, se retrouva face à la déesse, au côté de son ami.

Baissant les yeux, Hazoret contempla les deux adeptes et s’adressa à Djeru en premier : « Tu n’as pas tué les derniers dissidents. »

Djeru déglutit avant de se justifier : « La mort de dissidents n’a pas lieu d’être pour l’Épreuve finale, car ils ignorent nos coutumes. »

Hazoret eut un petit signe de tête approbateur et lui demanda : « Viens-tu réclamer ta place parmi les éternels, Djeru ? »

Des larmes roulèrent sur les joues du jeune homme. Une mort glorieuse représentait ce qu’il avait toujours visé, son seul et unique désir, aussi acquiesça-t-il. Il voulait se voir adjuger sa juste place, que sa mort eût un sens.

Le cœur de Samut se serra quand elle comprit ce qu’il lui restait à faire. Toutefois, Djeru ne lui pardonnerait jamais ; cela, elle le savait aussi.

Hazoret s’adressa alors à elle : « On ne prouve sa valeur que par une foi sincère, Samut. Acceptes-tu de recevoir mon bienfait ? »

La jeune femme refusa d’un hochement de tête, sans la moindre hésitation. « Le pire des intrus est à nos portes, répondit-elle d’une voix brisée, sans quitter la déesse du regard. J’ai une tâche à accomplir. »

Hazoret laissa échapper un bref soupir déçu. Les yeux écarquillés de surprise et de déconvenue, Djeru ne trouvait pas la force de prononcer le moindre mot. Il déglutit à nouveau, et posa la main sur l’épaule de son amie pour un tacite adieu.

C’était plus que Samut n’en pouvait supporter. Après une courte inspiration, elle lâcha : « Je suis navrée, mon ami. J’espère que tu me pardonneras un jour. »

Ses excuses anticipées ne suscitèrent qu’une moue d’incompréhension de la part de Djeru.

« Approche, Djeru », ordonna la déesse.

Le jeune homme avança et, par déférence, ferma les yeux, puis il s’agenouilla et tendit les bras.

Alors Hazoret leva sa lance et Samut banda sa volonté, s’interdisant de faiblir : il devait vivre, c’était la seule et unique issue possible. Il n’était plus question de reculer. Elle refusait de laisser un autre de ses amis succomber gratuitement. Tandis que la lance d’Hazoret continuait de s’élever, elle se campa sur ses pieds, muscles bandés, tout en armant un sort de vitesse et en visualisant son attaque. À l’instant où la déesse entamait son geste fatal, Samut bondit.

Gideon’s Intervention
Intervention de Gideon | Illustration par Daarken

Tout se déroula en un éclair : Samut s’était élancée pour pousser Djeru sur le côté, le jetant à terre, afin de lui éviter le coup de lance, quand le bruit tonitruant d’un choc métallique résonna à l’endroit même où elle s’était trouvée, accompagné d’une gerbe d’étincelles dorées. Au moment où elle s’abattait au sol, elle comprit que c’était Gideon qui était intervenu. Celui-ci faisait rempart contre la lance d’Hazoret, un ondoiement vermeil formant une barrière qui empêchait aussi l’arme mortelle de l’atteindre lui-même.

Et il tient parole ! se dit Samut en esquissant un sourire, qui s’évanouit mort-né quand elle lut dans les yeux de son ami, coincé sous elle, tant d’incrédulité outragée. Samut n’avait qu’une envie : regarder ailleurs, mais cela lui était impossible, car elle ne pouvait se cacher sa trahison, clairement inscrite sur le visage de son meilleur ami. Djeru se débattit farouchement pour se dégager.

« Comment as-tu osé ?! »

« Je sais que ce n’est pas ce que tu voulais, Djeru, mais... »

« Comment AS-TU OSÉ ! »

Il la repoussa, puis lui lança un coup de poing, qu’elle esquiva cependant avec la même facilité que s’il se fût agi d’une plume portée par la brise. Les larmes montèrent aux yeux de Djeru tandis que les dieux restés dans les tribunes soudain s’agitaient.

Au-dessus de l’assemblée, le second soleil avait commencé à passer entre les cornes, à l’horizon, annonçant ainsi la fin tant attendue de sa course.

Djeru, pourtant, n’en avait cure. Il s’obstinait à vouloir se battre contre Samut, qui s’y refusait, et ses râles de colère se muaient peu à peu en sanglots.

Les divinités commencèrent à se diriger vers la sortie de l’arène, les yeux fixés vers le ciel. Seule Hazoret resta en arrière. Prise au dépourvu par les événements, elle tenait sa lance d’une main indécise.

Gideon posa sur elle un regard distrait et la découvrit bouche bée, yeux écarquillés, apeurée. Décontenancé, il baissa le regard, avant de se tourner vers Djeru pour plaider la cause de Samut : « Tu sais, elle allait te tu… » entama-t-il.

« JE SAIS CE QU’ELLE ALLAIT FAIRE ! » cracha l’adepte, le visage crispé de colère. Il poussa Samut sur le côté et bondit vers l’étranger. Le bouclier de Gideon s’illuminait sous chacun des coups du jeune homme, qu’il regardait faire sans réagir, le visage marqué d’une incompréhension attristée, le laissant tambouriner tout son soûl.

« J’allais enfin saisir ma chance et tu m’en as PRIVÉ ! TU M’EN AS DÉPOSSÉDÉ, MAUDIT TRAÎTRE ! »

Incrédule, Gideon se contenta de hocher la tête, à l’abri derrière son halo mordoré. Samut constata que cette armure invisible ne faisait qu’attiser la fureur de Djeru. Elle voyait à quel point il avait envie d’abattre cette barrière, de la broyer, de la percer, puis de fracasser la poitrine par-dessous pour l’éviscérer et enfin de tartiner le blindage du contenu des intestins. Samut ne ressentait aucun regret, seulement de la pitié. Elle avait deviné avant d’agir qu’il sortirait de ses gonds. Elle savait qu’elle-même et cet étranger avaient détruit l’existence de son meilleur ami.

Cherchant à faire cesser la futile attaque de Djeru, Gideon leva les mains, ne le toucha pas, mais, au contraire, recula. « Pourquoi tiens-tu tant à mourir ?! » lui redemanda-t-il.

« Parce que je veux exister ! » hoqueta l’adepte, puis il tomba à genoux et pleura.

L’air sembla se figer. Le seul bruit, dans l’arène, était celui des sanglots désespérés d’un guerrier vaincu. Les autres intrus le regardaient sans s’approcher, consternés. Samut sentit son cœur se briser. Était advenu ce que Djeru redoutait le plus ; après la fin atroce de Nakht, comment pouvait-il en être autrement ?

Les pleurs de Djeru étaient comme renvoyés en écho par les centaines de consacrés installés sur les gradins. Le monde avait cessé d’exister ; seul demeurait son échec. Les dieux restés derrière Hazoret s’en étaient allés pour se rendre jusqu’au Luxa : les Âges avaient presque débuté.

Les mains de Samut se posèrent sur les épaules de Djeru, toujours inconsolable. Elle se pencha vers lui et, dans un filet de voix, lui murmura : « Il nous reste tant à accomplir et tant de gens à aider. C’est précisément à cela que devait servir ton entraînement, pas à ce que tu entendais faire. »

Incapable de s’arrêter de pleurer, il ne parvint pas à articuler de réponse.

Samut poursuivit sur le même ton : « Nous sommes appelés à vieillir ensemble, Djeru, et, un jour, dans un avenir lointain sans doute, notre peuple vivra une existence longue et bien remplie, après quoi seulement nous pourrons entrer ensemble dans l’Au-delà. Je suis désolée que tu n’aies pas obtenu ce que tu désirais, mais je suis ravie que tu sois là », conclut-elle en déposant un baiser reconnaissant sur son front.

Rien, cependant, ne semblait pouvoir le rasséréner, aussi Samut le prit-elle par les épaules et quémanda : « Je t’en prie, Djeru, tu dois te lever, maintenant. »

Il resta prostré encore quelques instants, mais finit par s’exécuter, puis lança un coup d’œil farouche à Gideon, qui baissa les yeux.

Tu es intervenue, déclara une voix chaude dans l’esprit de Samut. Celle-ci leva les yeux pour croiser le regard doré d’Hazoret et acquiesça.

Qu’as-tu à dire pour ta défense ?

Je crois en toi, Bienfaitrice, énonça la jeune femme. J’ai foi, moi, en ce que tu es, non pas en ce que tu es forcée de faire. Je crois aussi que tu sauras protéger tes enfants quand nous aurons le plus besoin de toi.

Hazoret demeurait immobile, comme hésitante. Ses oreilles s’agitèrent en reflétant la lumière des deux soleils.

« Les Âges ont débuté, Hazoret », finit par articuler Samut.

Un bourdonnement criard, semblable au son d’un antique cor de chasse, se répercuta alors dans toute la ville et contre les gradins de l’arène. Samut, les Sentinelles, Hazoret ainsi que Djeru, toujours éploré, levèrent le regard tandis qu’une ombre les recouvrait comme un nuage qui passe.

Cet obscurcissement causé par le second soleil fit lentement progresser une lisière de ténèbres à travers le stade. Tous restaient figés et observaient cette ligne qui, presque paresseusement, finit par s’étendre d’un bout à l’autre de l’arène.

Leurs yeux s’adaptant à la luminosité réduite, ils s’aperçurent qu’ils baignaient à présent dans une morne pénombre.

« Les Âges ont débuté ! » annonça Hazoret en enjambant Samut, Djeru et Gideon, le regard fixé sur la clarté nimbant de part et d’autre la structure à l’horizon.

« Debout, Djeru. Il faut partir ! » insista Samut en forçant son ami à se relever.

Ce dernier essuya son visage noyé de larmes et déclara : « Il reste encore une chance. Si les Âges sont sur nous, le Dieu-Pharaon pourra encore nous délivrer. »

Samut hocha la tête de dépit et garda le silence. Le froid accompagnant l’ombre du second soleil la fit frissonner.

De l’extérieur de l’arène leur parvint la clameur d’une foule qui criait et pleurait de joie en se ruant vers les berges du Luxa, en direction du portail vers l’Au-delà. Selon la première prophétie du Corpus des Âges, la porte s’ouvrirait quand le second soleil se serait entièrement couché entre les cornes, réalisant ainsi la promesse du Dieu-Pharaon.

« Djeru, nous devons nous dépêcher et sauver autant de nos compatriotes que possible dans les heures qui viennent. »

Jamais encore le second astre ne s’était couché. À présent, en revanche, l’ombre qu’il projetait sur la cité tout entière la plongeait non seulement dans le crépuscule, mais aussi dans le froid.

Jamais non plus Djeru n’avait ressenti pareille froidure. « Samut, il faut nous rendre au fleuve : c’est là que débutent les Âges, avec l’ouverture du portail vers l’Au-delà. Le Dieu-Pharaon arrive et il sera sans pitié ! » Sur ces mots, Djeru se précipita vers la sortie de l’arène, pour rejoindre, à l’extérieur, la cohue des citoyens exaltés.

Liliana, Jace, Chandra et Nissa s’élancèrent eux aussi vers l’issue la plus proche. Seul Gideon s’attarda. Il regardait son avant-bras en observant un filet de son sang lui couler le long du pouce. Il savait confusément qu’il ferait mieux de courir et de rattraper les autres, mais restait pétrifié, le regard fixé sur l’entaille que Djeru lui avait faite. Dans le clair-obscur du soleil unique, son sang paraissait noir et épais ; pourtant, il ruisselait.

Dans sa poitrine, son cœur battait fébrilement. S’adressant directement à son esprit, Hazoret lui avait murmuré quelques mots quand il s’était dressé entre elle et Djeru. Or ces paroles lui revenaient sans cesse, en boucle toujours plus rapide par-dessus les pulsations affolées de son cœur : Je ne suis ni le premier ni le dernier immortel que tu croises. Maudit est celui qui oublie son passé et, sache-le, je vois ta mort, Kytheon Iora, car tu n’es pas un dieu.

Gideon frissonna au souvenir de ces paroles et regardait toujours le sang qui coulait le long de son bras goutter sur le sol dallé. Il tourna les yeux vers le soleil qui passait, au loin, derrière les cornes de l’immense monument. Alors, celui qui s’était cru invulnérable se sentit envahi d’un amer et insondable effroi.


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