Dernier repos
Autres contributions par Monique Jones.
Kaya était assise le dos au mur, les jambes étendues sur un siège, les yeux rivés sur la porte : dans ce genre d’endroits, elle ne tenait d’évidence pas à paraître surveiller l’entrée. Elle avait donc le regard fixé sur son thé, mais jetait un bref coup d’œil en direction du seuil à chaque gorgée.
Sa boisson était d’ailleurs excellente : ambrée, froide et sirupeuse à souhait, autrement dit pas le type de breuvages que l’on pouvait habituellement espérer dans un établissement comme celui-ci : l’endroit s’appelait le Nid de guêpes, et c’était en effet le lieu parfait pour rencontrer des individus peu recommandables. L’homme qu’elle devait y retrouver était respectable, de la noblesse même ; autrement dit, des deux, c’était sans doute elle la moins fréquentable. Mais sait-on jamais ?
D’autres personnage interlopes comme elle entraient et sortaient de la taverne au rythme des notes discordantes d’une mandoline mal accordée, et personne ne songeait à se mêler des affaires des autres en posant leurs yeux sur eux trop longtemps. Taverne, auberge, gargote, popine : sur une douzaine de mondes, ces endroits étaient tous semblables.
Kaya avait lancé une pièce au tavernier pour payer les boissons qu’elle ne commanderait pas, et une autre pour qu’il la laisse tranquille. Son employeur potentiel n’avait que quelques minutes de retard, mais Kaya se trouvait déjà là depuis plus d’une heure, afin d’avoir une idée plus précise des lieux. Elle se demandait si elle n’allait pas se fendre de quelques sous de plus pour acheter le silence du joueur de mandoline, quand son contact entra. Il portait une broche ornée d’un iris, signe de reconnaissance que l’on avait indiqué à la jeune femme, mais elle reconnut son contact avant même de voir le bijou, tant l’homme, malgré ses vêtements râpés, avait l’attitude martiale d’un soldat. Elle soupira intérieurement.
Kaya, de son côté, avait décrit sa veste, d’un style très particulier. Comme il faisait chaud dans l’auberge, elle l’avait néanmoins dégrafée de haut en bas, et, de sa mise, l’on voyait surtout le chemisier ample qu’elle portait par-dessous, mais l’homme à la broche se dirigea droit vers elle, sans autres formalités qu’un regard échangé. Quelle discrétion !
Le soldat s’arrêta à la table de la jeune femme, qui se contenta de l’inviter à s’asseoir d’un geste de la main, mais il se pencha par-dessus la table et demanda : « Vous êtes la chasseuse ? »
« On ne peut rien vous cacher, répondit Kaya. Je crois deviner que vous n’êtes pas vous-même mon client… »
« Sa Seigneurie va vous recevoir séance tenante, répondit l’homme en indiquant l’escalier, avant d’ajouter : à l’étage. »
Très bien. Sa Seigneurie ne souhaitait probablement pas risquer d’être aperçue dans un tel bouge et était sans doute lui-même entré par la porte de service.
Kaya, souriante, se leva dans un mouvement fluide.
« Je vous suis. »
L’homme fronça les sourcils, mais n’en prit pas moins la direction de l’escalier. Tandis qu’ils montaient les marches et traversaient un petit couloir, la Planeswalker reboutonna sa veste. L’homme toqua à la porte d’une chambre, qui ressemblait à toutes les autres du palier, puis l’ouvrit et fit signe à la jeune femme d’entrer.
La pièce était minuscule ; un petit bureau avait remplacé le lit. Assis à l’écritoire, se trouvait celui qu’elle était venue voir : Emilio Revari, fils cadet d’une famille noble de moyenne influence. Derrière lui, deux serviteurs en livrée attendaient au garde-à-vous, probablement les pauvres diables qui avaient dû transporter ce meuble à l’étage.
Revari avait les cheveux pommadés et portait des vêtements luxueux. Il avait la posture d’un jeune homme fier et arrogant, mais les rides de son visage et la peau flasque de ses bajoues indiquaient qu’il avait plutôt la quarantaine que la trentaine. Paré du sourire fade et sybaritique propre à l’aristocratie, il avait des yeux noirs et furtifs, qui, seuls, trahissaient sa nervosité.
« Asseyez-vous, je vous en prie », indiqua-t-il en désignant une chaise à côté du bureau, d’une main recouverte de bagues. L’une était une chevalière gravée de son blason, et les autres brillaient de pierres précieuses.
L’homme à la broche ferma la porte et, sans s’éloigner de celle-ci, prit une posture de garde du corps.
Kaya s’assit, dos à la porte, ce qui n’était pas sa position préférée. Elle s’adossa à la chaise.
« Don Revari », salua-t-elle en inclinant respectueusement le chef.
« Lui-même, en effet, mais comment dois-je vous, appeler, mademoiselle… ? »
« Kaya fera l’affaire. »
En réalité, elle avait elle-même du sang bleu, mais sa famille ne perdait pas son temps en simagrées. En outre, depuis qu’elle avait quitté son plan natal, elle n’avait jamais eu de bonnes raisons pour mentionner ses origines. Elle savait qui elle était, peut importait l’opinion des autres.
« Ainsi donc, dit-elle avant qu’il n’ait le temps de reprendre la parole, qu’est-ce qui vous fait penser que je puisse vous aider ? »
Certains employeurs potentiels ne comprenaient pas la nature de son travail : ils lui proposaient des vols, de l’espionnage voire des assassinats. Elle n’hésitait pas, alors, à prendre congé, non plus qu’à entrer d’emblée dans le vif du sujet pour savoir au plus vite si elle devait s’éclipser.
Revari, mal à l’aise, s’agita sur son siège.
« Il y a quelque temps, expliqua-t-il, à la mort de ma très chère mère, j’ai hérité de ses biens, ici en ville. Mon frère le duc lui y avait offert un hôtel particulier afin qu’elle finisse ses jours en paix et au calme. Or, à présent, il m’appartient. J’ai attendu la fin du deuil, puis envoyé des ouvriers rénover les lieux afin de m’y installer. »
Castel Revari se trouvait à Paliano. Frère cadet du duc, Emilio était libre d’y loger, mais ce manoir, situé dans les faubourgs et d’une taille à pouvoir accueillir plusieurs décuries ou bien deux familles et leurs maisonnées respectives, seyait bien mieux, de par les commodités qu’il offrait, à un hédoniste et sa petite cour.
« J’ai ouï dire que vos travaux de rénovation prenaient plus de temps que prévu », remarqua Kaya.
Elle restait en effet toujours à l’affût d’informations, et les rumeurs qui circulaient en ville ne manquaient pas d’avancer de possibles raisons à ce retard : Don Revari était à court de fonds ; il changeait sans cesse d’avis sur la décoration — ou plutôt sa maîtresse ; la maison était hantée, elle subissait une malédiction. Une diseuse de bonne aventure lui avait ainsi révélé que la maison était maudite, mais en réalité, et cætera, et cætera. Étant donné qu’il cherchait à l’embaucher, Kaya avait une petite idée du motif le plus plausible.
« Considérablement plus de temps, oui, répondit Revari. Au début, ce n’étaient que de légers contretemps : des outils qui disparaissent, des travaux sabotés. J’ai mis ces incidents sur le compte de la fainéantise et de la superstition campagnardes, mais les choses ont empiré, et je n’en doute plus à présent : le lieu est hanté. Les ouvriers refusent d’y travailler, même en pleine journée, parce qu’ils ont peur du fantôme, et, en ville, on commence à jaser. »
Un spectre lui en voulait, et il s’inquiétait de sa réputation !
« Et ce n’est qu’un fantôme… anonyme ?… » interrogea Kaya.
Revari s’agitait.
« … Qui a pris possession des lieux après le décès de votre mère ? »
Il se redressa.
« L’identité de l’esprit ne vous concerne pas. L’important, c’est qu’il y a un revenant chez moi, et j’entends l’en déloger. J’ai cru comprendre que c’était votre fonction. »
Pauvre petit seigneur malappris ! La mère de Kaya ne l’aurait jamais laissée parler à quiconque de la sorte, quel que soit son rang.
« C’est en effet mon métier, répondit-elle, mais je ne suis pas dératiseuse, Don Revari, et les fantômes ne sont pas de la vermine. Il est donc important que je connaisse les faits pour savoir ce dont votre spectre est capable. »
Il acquiesça ; son visage était cramoisi.
« J’ai certaines raisons de croire que ma mère… refuse de vider les lieux. »
« Fort bien, fit Kaya. Savez-vous pourquoi ? »
« Elle s’est accrochée à cette maison pendant des décennies, accusa l’aristocrate, alors qu’elle aurait pu m’en faire donation bien avant son décès, charge à moi de prendre soin d’elle. Mais non, elle refusait de s’en séparer ! Alors j’ai attendu, patiemment. À présent qu’elle n’est plus et que mon deuil s’est achevé, le manoir m’appartient. Je le veux ! »
Kaya opina d’un lent mouvement de la tête.
« Je me range à votre cause, Don Revari, annonça-t-elle : j’accepte la mission. »
« À la bonne heure ! », lança-t-il, sardonique.
Kaya préféra ne pas s’en formaliser. Sans doute sa Seigneurie n’était-elle pas habituée à ce que l’on pût imaginer lui refuser quoi que ce soit. De fait, la jeune femme l’avait d’emblée trouvé odieux, mais elle n’hésiterait certainement pas, en revanche, à soulager ce faquin d’une bourse bien pesée pour, en définitive, débarrasser le monde d’une âme éperdue.
« Avez-vous apporté les plans ? »
L’un des serviteurs s’avança, chargé d’un cylindre en bois, mais Revari leva la main pour l’arrêter.
« Tout à fait, dit-il. Voici les plans d’origine et ceux des rénovations, mais je ne puis m’empêcher de me demander pour quelle raison il vous les faut. L’on pourrait penser que vos procédés se prêtent davantage à un cambriolage qu’à la chasse aux fantômes. »
Kaya éclata de rire.
« Me traiteriez-vous de voleuse ? »
« Eh bien… Ce que je veux dire, c’est… Non, vraiment, à quoi peuvent-ils vous servir ? »
Kaya se pencha vers son vis-à-vis.
« C’est très simple : si vous ne vous fiez pas à moi, alors ne me donnez pas les clefs de votre demeure, lui suggéra-t-elle. Les clients ne manquent pas, après tout, et je ne doute pas que vous trouviez aisément quelqu’un d’autre qui possède mes talents très particuliers. À défaut, vous pourrez toujours continuer de cohabiter avec le fantôme de votre mère. »
« Mais ne vous vexez pas ! se récria le nobliau. Ce n’était que curiosité de ma part. »
« Alors tout va bien ! » rétorqua la Planeswalker. Elle saisit le cylindre que lui tendait le serviteur et le coinça sous son bras. « L’esprit apparaît-il surtout dans certaines parties précises du manoir, par exemple la chambre de feue votre mère, ou la pièce où elle s’est éteinte ? »
« Ma mère a été vue partout dans la maison », répondit Revari. Il marqua un temps d’arrêt, comme pour réfléchir, puis ajouta : « Mais à ce que l’on m’a dit… Surtout dans l’aile est. Au premier étage, autrement dit pas dans ses appartements. Peut-être à l’endroit où elle est morte, dirais-je. »
« Et avez-vous vu cette apparition de vos yeux ? »
« Non, depuis que l’on m’a rapporté de façon crédible ce phénomène de hantise, je n’ai plus mis les pieds dans la maison, et ce pour des raisons évidentes. »
« Évidentes ? »
« Ne suis-je pas l’intrus ? rétorqua-t-il. Si cette vieille mégère s’accroche ainsi à son bien, ne serai-je pas le premier visé ? »
« C’est possible, admit Kaya. Y a-t-il autre chose ? »
« Non, pas que je sache. Vous vous en chargerez ce soir ? »
« Demain soir, corrigea Kaya, tapotant le cylindre contenant les plans. Il me faut du temps pour me préparer. »
« Fort bien, répondit Revari. Informez-m’en dès que vous aurez terminé, quelle que soit l’heure : je dormirai mieux en sachant que ma mère a enfin trouvé le repos. »
« Comme il vous plaira, dit Kaya. Il ne nous reste plus qu’à discuter du paiement : je demande la moitié de mes émoluments à l’acceptation du contrat, comme je l’ai précisé dans ma missive. »
« Ah oui, effectivement », dit-il avec un mépris évident.
Il sortit une bourse de sous le bureau. Kaya l’accepta sans vérifier son contenu. Après tout, le nobliau n’était pas réellement en position de prétendre la gruger.
« J’avais tort, ajouta-t-il. À ce tarif, vous n’êtes pas une voleuse ; vous êtes une extorqueuse. »
« Une exorciste, votre Seigneurie, rectifia la jeune femme avec un large sourire. On m’appelle exorciste. »
Elle prit l’argent et les plans du manoir, se leva, se fendit d’une révérence affectée et quitta la pièce.
Le soir suivant, Kaya se réveilla avec la lumière du soleil couchant filtrant au travers de ses rideaux. Elle avait passé la nuit dans sa chambrette, à l’auberge, étudié les plans en buvant du thé froid, puis dormi toute la journée. Chasser les fantômes en plein jour n’avait aucun sens : certains, en effet, ne sortaient pas ou ne pouvaient pas se manifester au soleil, et ceux qui y parvenait manquaient trop de substance pour qu’on pût les combattre.
Elle alluma une bougie, bailla et s’aspergea le visage dans une bassine, avec l’eau d’un broc. Fredonnant une vieille balade, elle déroula les plans du manoir et les étudia une dernière fois, défaisant les tresses qu’elle s’était faites avant d’aller se coucher.
Les plans n’avaient rien révélé d’inhabituel : c’était un manoir de style typiquement haut-troscan, avec quelques extensions anvares ajoutées au fil du temps, rien que du très banal pour une bâtisse de son époque, située dans l’un des fiefs les moins influents et les moins en vogue de Paliano. C’étaient au contraire les rénovations qui présentaient une difficulté, car, si Revari lui avait fourni les plans d’origine et ceux sur lesquels travaillaient les ouvriers, elle ignorait en revanche dans quel état d’avancement se trouvaient actuellement les travaux.
Elle enfila sa veste, vérifia que ses deux dagues à rouelles étaient bien huilées et les glissa dans les fourreaux qu’elle portait aux avant-bras. La bougie s’était pratiquement consumée. Elle la moucha, versa la cire sur un plateau, y modela deux petites boules et rangea celles-ci dans une poche de son vêtement.
Elle se regarda dans le miroir ; elle y vit une chasseuse de fantômes reposée et parée. Peut-être un peu sûre d’elle… Oui, peut-être.
Elle sortit de sa chambre et descendit l’escalier jusqu’à la salle commune de l’auberge — bien plus agréable que le Nid de guêpes. L’aubergiste, matrone corpulente et borgne, la héla.
« Un message pour vous, dit-elle, lui passant une enveloppe vierge de toute écriture. Remise en main propre. »
Kaya haussa un sourcil : la liste ce ceux qui savaient où elle se trouvait était réduite. Elle ouvrit l’enveloppe et déplia la feuille de papier. Ce n’était pas à proprement parler une lettre ; en fait, il n’y avait qu’un symbole : celui de la Rose Noire.
Son pouls s’accéléra. Ainsi, le moment était arrivé : sa mission tant attendue, celle à laquelle elle se préparait depuis un an ! Elle savait d’où viendraient ses prochains honoraires — à condition qu’elle remplisse son office.
Elle remercia l’aubergiste en lui glissant une pièce de cuivre et sortit dans la rue d’un pas allègre.
Elle arriva au manoir à l’instant où le crépuscule cédait à la nuit. L’un des pages de Revari lui déverrouilla les portes du manoir, puis s’enfuit à toutes jambes. Les doubles vantaux en acajou s’ouvrirent en grinçant. Elle les claqua lourdement derrière elle, puis sortit les boules de cire de sa poche et se les introduisit dans les oreilles : prudence est mère de sûreté.
Kaya fit un geste, et un trio de feux follets jaillit de ses doigts. Ce n’étaient en réalité que des flammeroles, mais elles voletaient autour de la jeune femme comme si elles étaient vivantes, faisant danser les ombres du hall d’entrée.
Kaya traversa la pièce et pénétra dans le salon de réception, ses pas feutrés à peine perceptibles. Un lustre imposant pendait du haut plafond ; elle décida de ne pas passer dessous. L’un des deux escaliers monumentaux et demi-tournants qui partaient de cette pièce était de style contemporain ; l’autre, démantibulé, n’avait pas encore été remplacé. L’endroit sentait la poussière et le renfermé. Elle enjamba un méli-mélo d’outils, d’assiettes brisées et de portraits lacérés. Ainsi donc, Madame Mère était du genre colérique.
« Holà ? appela-t-elle. Le fantôme ? »
Sa voix résonna dans les couloirs vides avant d’être absorbée par les épais tapis ; seul le silence lui répondit.
Bien.
Prudemment, ses feux follets flottant derrière elle, elle grimpa l’escalier une marche après l’autre ; toutes protestèrent en grinçant. Elle s’arrêta sur le palier de l’étage noble. À sa droite, se déployait l’aile ouest du manoir, avec ses appartements d’apparat, les quartiers des caméristes et autres aménagements indispensables au grands de ce monde. À sa gauche, s’étendait la fameuse aile est, pendant de la première, si ce n’est qu’elle recélait une série de chambres pour les hôtes, de salons et de bibliothèques.
Sans hésiter, elle tourna à gauche et se mit à compter ses pas. Quoi que le fantôme protégeât dans cette aile, s’y rendre directement constituait la meilleure méthode pour le débusquer.
Le palier se terminait par un long couloir bordé de pièces sur un côté et aboutissait à une grande porte à double battant. D’après les plans, de l’autre côté du corridor, derrière la cloison, se trouvait un étroit passage de service. Les travaux n’avaient pas encore débuté dans cette partie de la maison, et le tapis était propre, à l’exception d’un service à thé cassé, qui avait probablement échappé à un majordome terrifié. Kaya contourna la vaisselle brisée.
« Je sais que vous êtes là ! »
Cette fois, une brise glacée traversa le couloir, accompagnée d’un gémissement qui semblait venir de toutes parts.
« Oh, que j’ai peur ! persifla Kaya. Vous allez aussi faire trembler les fenêtres ? Ou peut-être me lancer quelques assiettes ? »
La plupart des esprits haïssaient les vivants, et presque tous abhorraient les moqueries.
Une forme spectrale apparut à l’autre bout du couloir, comme si une tenture s’était brusquement ouverte. Elle avait l’apparence d’une femme âgée, mais luisante et translucide, ses traits déformés par la mort et le courroux. Ses bras frêles se terminaient par des griffes acérées, et son châle pendouillait derrière elle comme une basque. Son visage d’inoffensive douairière était fendu par une gueule pleine de dents effilées. Elle flottait non pas près de la porte à double battant située au bout du corridor, mais devant l’une des pièces latérales. Kaya en prit note.
« Vous voilà donc ! » s’exclama la jeune femme.
Le fantôme lui lança un cri strident qui la frappa avec une force quasiment matérielle. Les portes tremblèrent et, quelque part dans la maison, du verre se brisa. Kaya accusa le coup — mais sans plus, grâce à la cire qui lui obstruait les oreilles.
Elle dégaina ses dagues et étendit leurs lames au-delà du monde physique, vers le royaume des morts. Elles se mirent à briller d’une lumière d’un blanc violacé, et refroidirent dans ses mains.
« Non, dit-elle. Fini de rire. Hors d’ici et n’y revenez pas ! »
Le fantôme poussa un nouveau rugissement et se précipita sur elle.
Allons bon ! Cette tactique fonctionnait rarement, mais Kaya estimait de son devoir que d’accorder à ses cibles une chance de se défendre.
Le couloir n’était cependant pas assez large pour esquiver les griffes de l’apparition. La Planeswalker se remémora les plans tout en comptant ses pas. À gauche : bibliothèque ; mauvaise idée : trop d’objets qu’une aspirante poltergeist risquait d’utiliser contre elle. Donc, à droite : passage de service ; plutôt étroit.
Elle attendit que la duchesse douairière fût presque à portée, puis bondit sur la droite.
Cette manœuvre n’était jamais plaisante.
Elle commença par sa main, qui tenait déjà la dague. La lueur fantomatique et le froid sépulcral remontèrent le long de son bras, presque jusqu’à l’épaule. Son poignet — accompagné de la dague — passa dans le royaume des morts et traversa la cloison. Quand le mur engloutit sa clavicule, elle avait déjà l’avant-bras dans le passage de service. Elle le rapatria dans le monde physique afin d’y rester ancrée.
La lumière spectrale, aveuglante et glacée, enveloppa son corps et sa tête. Elle tira sur son autre bras et son autre jambe pour les faire passer dans la paroi et se reconstitua dans l’univers des vivants, percutant de l’épaule l’autre mur de l’étroit dégagement. Ce mouvement enchaîné lui prit peut-être le temps d’une pulsation cardiaque, même si, en réalité, son cœur ne battait pas lorsqu’elle passait ainsi dans l’autre dimension. C’est pourquoi elle n’osait jamais y demeurer très longtemps.
Elle pivota et replongea dans la paroi vers le corridor. Le fantôme, surpris, venait juste de passer à l’endroit où elle était précédemment, son châle flottant à l’arrière.
Elle attisa l’une de ses dagues, dont elle se servit pour clouer le châle au mur.
Le spectre s’arrêta alors brusquement en criant et se retourna vers elle, la fixant de ses yeux blancs de poisson mort.
« Bonsoir », dit Kaya.
L’apparition l’attaqua, mais la jeune femme bloqua l’assaut de son autre perce-maille, qu’elle planta dans la paume de l’une des mains flétries. La créature écarquilla les yeux.
C’était l’heure de l’intermède burlesque d’une chasse : lorsque le fantôme comprend que sa victime a du répondant.
La harpie se contorsionna pour s’écarter d’elle, grognant et hurlant, et finit par déchirer le châle pour se libérer. Une fumée scintillante émana du tissu et de la main du spectre — du sang de fantôme, en quelque sorte —, puis l’apparition traversa le plafond du corridor en tournoyant.
Or Kaya savait certes émuler nombre de stratagèmes fantomals, mais pas celui-là. Elle tourna donc les talons et courut jusqu’à la porte devant laquelle le spectre était apparu.
C’est alors que la furie jaillit du plancher devant elle. Kaya se jeta sur la gauche, au travers du mur, dans ce qui ressemblait, sur les plans, à une chambre. Il était prévu de la restaurer, mais rien de radical…
Mais la pièce n’avait pas de plancher ! C’était un simple trou avec quelques poutres en saillie des murs. Avant de tomber dans le vide, Kaya remarqua un escalier en spirale à moitié monté, qui, lui non plus, ne figurait pas sur les plans.
Encore un secret ! Pourquoi la noblesse affectionnait-elle tant les cachotteries ?
Kaya lâcha l’une de ses dagues— elle n’avait pas le temps de la rengainer — et se retourna sur elle-même, attrapant l’une des poutres de sa main libre. L’arme atterrit à l’étage en dessous.
Tandis que ses feux follets la rejoignaient, elle dressa le bilan de la situation : ses pieds pendaient à peut-être moins de deux mètres d’un sol inégal ; sa main la faisait souffrir d’avoir dû supporter tout son poids dans sa chute. Devant elle, se trouvait une sorte d’espace tampon entre les deux étages, haut d’une quarantaine de centimètres. Elle rengaina celle de ses dagues qu’elle tenait toujours. Se laisserait-elle tomber qu’elle ne se tordrait sans doute pas la cheville, mais rien n’était certain — et, quand bien même, elle se retrouverait alors de nouveau au rez-de-chaussée.
Au-dessus d’elle, le fantôme jaillit du mur en beuglant, puis sembla hésiter, son châle pendant tout près de Kaya. Celle-ci se balança une fois, deux fois… Toujours avoir un plan, certes…
… Mais ne jamais en dépendre totalement. Elle lâcha alors la poutre, entra en contact avec le royaume glacé des morts et referma ses mains devenues spectrales sur le châle qui l’était tout autant.
Surprise, l’apparition tempêta et tenta de s’échapper tandis que la jeune femme la tirait vers le sol. Puis, dans un brusque sursaut d’indignation, elle s’envola en vociférant vers le second étage, traversant ce qui aurait dû être une chambre. Kaya ne souhaitait pas maintenir le contact trop longtemps, car le fantôme aurait pu l’entraîner en des lieux où elle eût été impuissante, en plein ciel, par exemple. Elle jugea la vitesse du spectre, estima la distance jusqu’au sol et lâcha la pièce de tissu.
Elle traversa une cloison de la chambre, se replia sur elle-même et effectua un roulé-boulé sur le plancher de la pièce d’à côté. Le public était enclin à sous-estimer la quantité d’acrobaties nécessaire à la chasse aux fantômes.
Elle se releva aussitôt et dégaina sa dague. Elle ne savait plus où elle en était dans le décompte de ses pas, mais, sauf erreur, elle se trouvait dans la pièce à côté de laquelle le fantôme était apparu.
Celle-ci avait apparemment servi de petit salon, mais était dévastée : le plancher était recouvert de mobilier éventré, de verre brisé et de tessons de porcelaine, ainsi que, dans un coin, de débris de…
La mégère surgit du mur à l’instant où Kaya mettait bout à bout les indices qu’elle avait rassemblés.
Le fantôme vu dans l’aile est, mais pas dans les appartements maternels ; un espace entre deux étages ; et, à présent, une étrange petite pile de ferraille dans un coin d’une pièce, par ailleurs tout à fait ordinaire, mais à laquelle le spectre était visiblement très attaché…
Kaya se mit en position de combat, sa dague devant elle, étincelante de lumière spectrale. L’esprit s’écarta cette fois en geignant, désormais conscient que la Planeswalker pouvait lui nuire.
« Attendez ! » l’apostropha Kaya en s’avançant vers le coin de la pièce.
La plupart des esprits étaient trop tourmentés par la rage ou le chagrin pour entendre raison, mais peut-être que celui-ci…
La vieillarde s’égosilla de nouveau, et des fragments de verre et de porcelaine s’agitèrent sur le plancher.
Kaya plongea derrière une lourde étagère renversée à terre, juste à temps pour éviter une pluie de projectiles meurtriers. Les éclats percutèrent violemment les rayonnages, et la jeune femme en sentit quelques-uns s’accrocher dans ses cheveux. La virago allait probablement suivre…
Kaya bondit en direction du coin de la pièce, remarquant un portrait déchiré, des bijoux ainsi que des lames de parquet profondément entaillées.
« Je vous ai dit de ne pas bouger ! s’écria-t-elle en levant la main. J’ai compris ! »
Cette fois, le fantôme s’immobilisa.
Sans le quitter des yeux, Kaya poussa les détritus sur le côté, planta sa dague entre deux planches et s’en servit comme d’un levier. Elle souleva une latte, puis une autre.
Là, dans l’espace entre les deux étages, reposait le cadavre décharné d’une vieillarde. L’apparition gémit et, cette fois, plus de chagrin que de colère. La jeune femme regarda le cadavre, puis le fantôme ; la ressemblance était frappante.
Kaya examina le tas de rogatons qu’elle avait écarté : des bijoux masculins, dont des bagues et des boutons de manchette, ainsi qu’une chemise d’homme, déchirée, mais aussi un portrait, lui aussi en lambeaux, d’un aristocrate. Et parmi les bijoux…
Une chevalière. Une bague dont le chaton lui était familier.
« Espèce de !… »
Kaya attendait dans l’entrée de la résidence — modeste mais sans revenant — de Don Revari, résistant à l’envie de taper du pied. Elle se passa les doigts dans les cheveux, y récupérant des fragments de porcelaine en espérant que ce seraient les derniers, et les mit dans ses poches. En tout état de cause, mieux valait ses cheveux que son crâne !
Il était presque minuit, mais on l’avait fait entrer et, Revari fit son apparition, non pas en veste d’intérieur comme elle aurait pu s’y attendre en raison de l’heure tardive, mais poudré, pommadé et vêtu comme s’il se rendait à l’opéra.
« C’est fait ? » demanda-t-il, une lueur mesquine dans les yeux.
« Après ce soir, Don Revari, votre mère reposera enfin en paix. »
« Conduisez-moi là-bas. Je veux voir la maison ! »
« Ne parlions-nous pas de confiance, hier ? » se récria la jeune femme faussement indignée.
« Vous m’avez certes rendu un grand service, répondit Revari, mais vous ne sauriez me tenir rigueur de souhaiter inspecter votre ouvrage avant de vous rétribuer. »
« Bien, fit Kaya, mais apportez l’argent, car je n’ai pas l’intention de revenir ici. »
« Comme il vous plaira », concéda le nobliau sur un ton glacé.
Le manoir n’était pas bien loin, mais Revari préféra utiliser une voiture, avec un cocher et un garde du corps à l’avant, Kaya occupant l’intérieur avec lui. Le hobereau lui posa une série de questions sur son occupation, par simple curiosité et avec la conviction partagée par tant de ses pairs que tout les regardait s’ils le décidaient.
« Est-ce qu’il reste… une dépouille ? Quand vous les tuez, veux-je dire. »
« Chaque fantôme a ses particularités, répondit Kaya, comme elle l’avait maintes fois fait. Dans le cas présent, effectivement, il y a des restes matériels. »
« Ah, répondit Revari. Je souhaite les voir. Faudra-t-il les enterrer ? »
« Tout dépend de que vous prescrit votre religion. Je ne pratique pas ce type d’exorcismes. »
L’exercice de son métier passait pour blasphématoire aux yeux de certains, une perturbation de l’ordre naturel du cycle de la vie, mais, pour d’autres, au contraire, c’étaient les fantômes eux-mêmes qui, justement, troublaient cet ordre, et Kaya se contentait de rétablir celui-ci. On l’avait ainsi encensée ici et bannie ailleurs, pour les mêmes pratiques. Quelle que soit la destination finale des morts, elle était elle-même convaincue qu’ils n’en prenaient pas le chemin en passant leur temps à harceler les vivants.
Revari acquiesça, visiblement satisfait. Ses convictions religieuses profondes, elle le soupçonnait, se limitaient en l’occurrence à ne délier sa bourse pour de secondes funérailles qu’à moins d’y être contraint et forcé.
Ils arrivèrent bientôt au manoir. Le garde du corps, le cocher et le paiement de Kaya restèrent au carrosse, et Revari suivit la Planeswalker jusqu’à la porte. Il avait apporté une lanterne, aussi la jeune femme ne se donna-t-elle pas la peine invoquer des feux follets.
Dans le vestibule, rien n’avait changé. Revari considéra les décombres.
« Il faudra un mois rien que pour nettoyer tout cela avant de reprendre les travaux, maugréa-t-il. Et encore, si j’arrive à convaincre les ouvriers de franchir le seuil ! »
Il se tourna vers Kaya.
« Seriez-vous prête à euh… répondre auprès d’eux de votre travail ? Leur dire qu’il n’y a plus de danger ? »
« Je pourrais m’en laisser persuader », admit la jeune femme, ce qui fit à nouveau grommeler son client.
Ils montèrent l’escalier. Revari agitait sa lanterne autour de lui comme un chasseur inexpérimenté, nerveux lors de sa première nuit en forêt. Il s’arrêta sur le palier.
« Je suppose que vous voudrez examiner l’aile est, suggéra Kaya. Votre renseignement s’est révélé très utile : c’est là que je l’ai trouvée. »
« Ah, répondit Revari. Oui, bien sûr. Et vous êtes certaine que tout danger est écarté ? »
« Vous êtes aussi en sécurité ici que chez vous, votre Seigneurie. »
L’aristocrate acquiesça et pénétra d’un pas hésitant dans l’aile est, faisant vaciller sa lanterne, et sursautait au moindre courant d’air ou craquement du plancher, Kaya marchant à ses côtés.
« Nous y sommes », annonça enfin celle-ci en indiquant une porte fermée, celle de la pièce où elle avait découvert le cadavre de duchesse.
« Ici ? » dit Revari.
« C’est ici que cela s’est passé. »
La respiration du noble s’accéléra.
« Entrez la première », lui enjoignit-il.
Kaya sourit, l’air rassurant, ouvrit la porte et franchit le seuil. Revari jeta un coup d’œil prudent dans la pièce, puis avança lentement. Il tenait sa lanterne bien haut, ce qui déformait les ombres du mobilier brisé.
Sans un bruit, la jeune femme referma la porte derrière eux.
« Bon, souffla-t-il, la gorge sèche, jetant des regards nerveux autour de lui. Où est ce… ? »
Son regard se posa sur le coin de la chambre où Kaya avait arraché le plancher, puis il se retourna vivement vers elle.
« Qu’est-ce que tout ceci ? se récria-t-il. Qu’est-ce que cela signifie ? »
« Je sais ce que vous avez fait », expliqua la Planeswalker d’un ton calme et mesuré.
Le visage de Revari était cramoisi de rage, les veines de ses tempes gonflées.
« Quoi que vous vouliez m’extorquer… »
« Je ne veux rien, matricide ! » répliqua Kaya en indiquant quelque chose derrière lui. « C’est d’elle dont vous devriez vous soucier ! »
C’est alors que la douairière apparut, triste et intemporelle, derrière son fils indigne. Revari se retourna tandis que Kaya se couvrait les oreilles.
« Non ! s’écria-t-il. Non, mère, je vous en prie !… »
Le fantôme poussa un hurlement, et Revari tomba à genoux en se tenant la tête dans les mains. La lanterne roula au sol. Kaya la ramassa et l’éteignit ; la pièce n’était plus éclairée que par la froide lumière de l’au-delà.
Revari se tourna vers elle, toujours prostré, les yeux écarquillés.
« Aidez-moi ! supplia-t-il. Je vous paierai.… Je vous paierai le double ! »
« Votre propre mère ! gronda Kaya. Allez donc pourrir en enfer ! »
Le spectre de la douairière s’avança lentement vers lui, avec un sens de la théâtralité que Kaya, fine comédienne, apprécia. Revari recula en rampant, appuyé sur ses coudes, jusqu’à heurter la porte fermée.
« Espèce de scélérate ! récrimina-t-il. Je vous ai payée pour cela : débarrassez-m’en ! Faites votre office ! »
« Je vais devoir revenir sur mes engagements, et à juste cause », répliqua-t-elle. Elle ne lui avait pas menti, enfin pas tout à fait, mais elle n’avait pas non plus accompli la mission qu’il lui avait confiée. « Je dirai à vos sous-fifres qu’ils peuvent garder l’autre moitié. »
Il beugla et se jeta sur elle, mais elle dématérialisa ses jambes. Il les traversa et s’étala derrière elle dans un cri étranglé.
« Je vous en supplie !… »
Puis le fantôme hurleur de sa mère fondit sur lui avec ses crocs effilés et ses griffes acérées. Kaya traversa la porte dans un éclair de lumière blanc violacé, laissant la mère et le fils régler leur linge sale en famille. Elle défroissa sa veste et repartit vers l’escalier.
Derrière elle, Emilio Revari se mit à crier, continuant de s’époumoner tandis qu’elle descendait les marches, traversait le vestibule, passait les portes massives et sortait dans la nuit.