Histoire précédente : Promesses anciennes, promesses nouvelles

Lorsque nous l’avions quittée, Liliana Vess recevait un visiteur importun : le Planeswalker Jace Beleren. Le mage de l’esprit était à la recherche de Sorin Markov et l’avait pressée de l’accompagner au manoir de ce dernier. Face à son refus, il y était parti seul. Ce qu’il y avait trouvé l’avait  conduit sur la côte de la Néphalie.

Entre-temps, Liliana est préoccupée par ses propres problèmes…


La pluie martelait les vitres. Un éclair illumina les murs de pierre nue et deux cadavres aux pas traînants. L’instant d’après, un coup de tonnerre éclata.

Ainsi l’orage approche. Bien. Elle avait besoin de la foudre, et le temps reflétait son humeur. Assise sur un siège de pierre à haut dossier, elle ruminait.

Comment en suis-je arrivée là ?

Tous les chemins menant à sa libération semblaient sans issue, encore des impasses dont elle devait se dépêtrer. Tout cela à cause des pactes démoniaques qu’elle avait signés pour rester éternellement jeune et belle, immortelle, au prix, pourtant, d’une âme dont elle n’avait de toute façon que faire.

Sa respiration ne produisait plus de vapeur, même lors de nuits aussi froides que celle-ci.

Les démons sont cependant des maîtres intraitables, et elle s’était ainsi rapidement efforcée, tant de révoquer les pactes conclus, que de détruire ceux qui les lui avaient imposés : car si elle convoitait l’immortalité, elle n’en tenait pas moins à la liberté. D’où le Voile de Chaîne.

Marais | Illustration par Jonas De Ro

Il lui murmurait à l’oreille en ce moment même, depuis la poche secrète où elle le rangeait. Grâce à lui, elle avait déjà tué deux seigneurs démons. Elle avait ainsi assujetti des armées de morts-vivants en nombre inouï, assiégé et conquis Thraben, la plus grande ville d’Innistrad, rien que pour mettre la main sur l’un d’eux.

Le Voile, pourtant…

Elle ne pouvait plus se résoudre à le porter sur le visage, sentir ses maillons soyeux sur sa peau. Son contact l’insupportait. Lorsqu’elle avait essayé de s’en défaire, la douleur s’était pourtant révélée intolérable.

Et l’utiliser était pire encore.

« Liliana », prononça une voix. Une voix familière. Familière, vraiment ?

Elle se leva.

« Je suis occupée, annonça-t-elle à la ronde. Si tu es revenu pour me tourmenter, ne perdons pas de temps ! »

Quelque chose lui picota les tempes, comme des doigts tentant de forcer une porte.

« Te tourmenter ? Je ne m’étais pas aperçu que tu le prenais si mal. »

Un éclair illumina le grand volatile noir perché sur le rebord de la fenêtre. Lorsque le tonnerre cessa de résonner, une autre voix lui parla, presque dans son oreille.

« Je n’ai rien dit », fit l’Homme-corbeau.

Liliana se retourna. Il était tout près d’elle, avec ses cheveux blancs, ses yeux mordorés et ses robes noir et or d’un autre temps et d’un d’autre lieu. Il était… Elle n’en était pas très sûre en fait, ce qu’elle tolérait d’ailleurs uniquement parce qu’elle n’avait pas le choix. Dans sa jeunesse, il lui était apparu, l’avait narguée, lui avait inculqué son savoir. C’est lui qui l’avait mise sur la voie l’ayant conduite jusqu’ici et qui apparaissait encore de temps à autre pour s’assurer qu’elle n’en déviait pas.

Il pouvait bien brûler dans l’enfer le plus proche.

Illustration par Chris Rahn

« Je ne suis pas d’humeur pour tes petits jeux », protesta Liliana.

« Fort bien », répondit la première voix. Elle était vraiment différente, empreinte de défiance. « Alors, ne tergiversons pas ! »

Les lèvres spectrales de l’Homme-corbeau n’avaient pas remué, et il n’affichait pas non plus son air habituel, suffisant et narquois. Il semblait au contraire inquiet.

Par les enfers !

Liliana fouilla la pièce du regard. Elle serra le poing, y concentrant une magie mortifère qu’elle pourrait déchaîner à l’instant, si besoin était.

« Allons-y ! Commençons par qui tu es et ce que tu fais chez moi. »

Un éclair zébra de nouveau le ciel, illuminant cette fois une silhouette enveloppée d’une cape à capuche. Liliana frémit.

« Tu sais qui je suis, répondit la voix, sans pourtant émaner de l’endroit où se trouvait l’intrus. En revanche, tu ignores ce que je sais. »

Encore ce picotement ! Un peu comme…

« Tu ferais mieux d’agir, dit l’Homme-corbeau. Je ne serai pas en mesure de protéger de lui ton esprit encore bien longtemps. »

En un instant, la peur se transforma en fureur.

« Jace ? Tu es complètement fou ! J’aurais pu te tuer ! »

« Tu as déjà bien failli », répondit la voix.

Jace. Elle n’était devenue son amie que pour se jouer de lui et le manipuler, afin qu’il s’associe à une coterie de forbans interplanaires, avant d’en causer la fin. Entre-temps, peu à peu, elle s’était pourtant réellement attachée à lui, et le trahir lui avait coûté une grande part du peu d’humanité qu’il lui restait, une part qu’elle n’avait cependant pas hésité à sacrifier, d’autant qu’à défaut, ils auraient péri tous les deux. Or Liliana n’avait cure de mourir, même en héros. Néanmoins, elle comprenait sa rancœur.

Cependant, jamais auparavant, pendant toute leur improbable association, il ne l’avait menacée.

Elle le voyait clairement à présent, juste devant elle. Elle ordonna à ses serviteurs zombies de s’emparer de lui, mais des entraves de lumière s’enroulèrent autour de leurs bras et jambes pour les jeter à terre. Elle appela mentalement du renfort pour le maîtriser, mais ses ordres restèrent sans réponse.

« Ils ne viendront pas, annonça Jace. Ils ont été retenus. »

Liliana n’avait jamais vu le mage perdre un combat pour peu qu’il ait eu le temps de s’y préparer.

« Hors de chez moi ! » tempêta-t-elle.

« Mais pourquoi ? Je te fais peur ? »

Ses yeux pétillaient sous sa capuche.

« J’espère bien que cette démonstration t’effraye, déclara l’Homme-corbeau. Cela ne lui ressemble pas. »

« En effet, répondit Liliana, se tournant vers Jace. Cela ne te ressemble pas. En fait, je ne suis pas du tout convaincue que ce soit vraiment toi. »

Sur ses tempes, la sensation devint un martèlement, accompagné d’un murmure. Elle résista à la compulsion qui lui intimait de prêter l’oreille, car ç’aurait été inviter le mage dans sa tête. Mais c’est qu’il l’attaquait vraiment !

Il suffit ! Elle le flagella d’un coup de fouet magique, destiné à le faire hurler de douleur mais sans le tuer.

En réalité, l’éclair de lumière violette passa au travers de Jace, et son image explosa comme une bulle de savon.

« D’abord, tu essaies de me cacher tes manigances, dit-il, cette fois depuis un coin de la pièce. Et à présent, tu tentes de me réduire au silence. Pourtant, tu ne pourras pas éternellement dissimuler tes machinations. »

« J’ignore de quoi tu parles, rétorqua Liliana, et je te crois sincère même dans tes divagations, mais tu as largement dépassé les bornes. »

Elle se tourna vers Jace, mais, quand celui-ci reprit la parole, il se trouvait à présent derrière elle. Elle l’avait déjà vu utiliser ses illusions et sa magie pour se fondre dans l’ombre tel un fantôme, afin de tromper ses adversaires, mais jamais elle ne s’était trouvée elle-même en butte à ce stratagème, dont elle comprenait aujourd’hui à ses dépens toute la redoutable efficacité.

« Le cimetière marin ! gronda-t-il. Les anges ! J’ai vu ce qu’ils sont en train d’ériger là-bas. Et tu y participes, avoue-le ! »

La pression contre ses tempes devint insupportable.

« Liliana, intervint l’Homme-corbeau, j’ai bien trop investi en toi pour… »

« Assez ! cria la nécromancienne. Il existe de nombreux cimetières marins sur Innistrad, je t’ai prévenu pour les anges et tu sais parfaitement que je ne leur viendrais jamais en aide, même pour tout l’or d’Orzhova ! »

« Pas pour de l’or, concéda-t-il, mais peut-être pour le Voile de Chaîne, pour ce problème que j’ai refusé de t’aider à résoudre. Tu as voulu m’empêcher d’aller voir ce qui s’était passé au manoir Markov, comme de retrouver Sorin. Pourquoi donc ? Tu crains que je ne lui révèle ce que tu manigances ? »

« Je n’ai voulu que t’éviter la mort. Et je ne sais rien d’autre au sujet du manoir Markov dont je ne t’aie déjà rendu compte. »

« Ne me mens pas ! », s’exclama Jace. Il semblait perdre le fil de ses pensées. « Tu sais pertinemment que cela ne sert à rien. Tu… tu canalises tout le mana de ce monde vers cette sorte de lune, rien que pour te débarrasser du Voile de Chaîne ? Je me trompe ? »

La voix de Jace semblait à présent envahir toute la pièce et, à chaque fois que Liliana cillait, la silhouette encapuchonnée de celui-ci s’était déplacée. La nécromancienne en aperçut ainsi deux, puis trois. Or cette pantomime l’aurait agacée même si elle avait été coupable de ce dont il l’accusait ; injustement attaquée, elle la trouvait insoutenable.

« Il y a peu, tu réclamais mon aide, Jace, rappela-t-elle, et, aujourd’hui, tu oses me lancer des accusations au visage ? »

« Tu ne saurais me soustraire tes secrets, répliqua-t-il sur un ton plus menaçant. Ce n’est qu’une question de temps avant que je te perce à jour. »

« Je ne discerne vraiment pas ce que tu as pu lui trouver, fit l’Homme-corbeau, son visage tout proche. Pour lui, tu n’es qu’une énigme à résoudre, et il ne représente rien pour toi, absolument rien. Ou t’aurais-je méjugée ? »

« Quoi que ce soit dont tu m’accuses, déclara la nécromancienne s’adressant au mage, viens me le dire en face ! Ne crois pas les apparences ! »

« Comment pourrais-tu savoir ce que je crois ? rétorqua Jace. Et pourquoi devrais-je te faire confiance ? Après tout, tu m’as toujours menti, tu as constamment voulu me nuire. »

Sa tête la lançait.

« Il ronge tes défenses, souffla l’Homme-corbeau. Reprends l’initiative ! »

L’une des images de Jace tourna brusquement la tête vers le compagnon de Liliana, les yeux écarquillés.

« Mais qui… ? »

Donc, tu le vois !

Elle n’avait pas encore analysé les tenants et les aboutissants de cette révélation que déjà une autre s’imposait à elle. Liliana sourit.

Et moi aussi, je te vois.

Elle lança alors un éclair magique sur le vrai Jace, qui se plia en deux sous l’effet de la douleur. Les deux simulacres s’évaporèrent.

« Maintenant que… » commença-t-elle, mais la pression sur ses tempes reprit. Quel idiot !

Elle lui lança une autre rafale d’énergie nécromantique. Jace hurla, s’écroula au sol, puis releva la tête, les yeux enflammés, le visage crispé de douleur et de rage.

Indignation de Liliana | Illustration par Daarken

« Dis-moi ce que je veux savoir ! exigea-t-il en se relevant. Dis-moi tout sur le cimetière marin ! »

« Ses questions visent à faire remonter les réponses qu’il cherche à l’avant-plan de tes pensées», expliqua l’Homme-corbeau avec un sourire narquois. « Bref, une tactique élémentaire pour un télépathe. »

Cet arrogant personnage avait raison. Alors que Jace tentait de forcer le passage dans sa tête, la vue de Liliana se brouilla.

« Arrête ! s’écria-t-elle. Même si je savais quoi que ce soit sur ce cimetière marin dont tu parles, tu n’ignores pas que tes subterfuges n’ont aucun effet sur moi. »

Elle lui lança alors un nouvel éclair de torture, puis un autre, mais il n’en poursuivit pas moins son travail de sape. Il tomba, se releva, tomba encore sous l’assaut, jusqu’à ce qu’enfin, il ne parvienne plus qu’à se remettre à genoux. Liliana le frappa derechef.

« Avoue ! », grogna-t-il.

La peau de Liliana avait commencé à s’embraser, ses scarifications démoniaques s’illuminant d’une incandescence violacée. Et le Voile… Oh, le Voile voulait tellement l’aider ! Celui-ci absorba un filet d’énergie nécromantique et le renvoya à Liliana en quintuplant sa puissance. Celle-ci lutta pour en atténuer l’effet, de crainte que Jace n’en meure sur le coup.

« Arrête-toi ! s’insurgea-t-elle. Je ne saurais maîtriser… »

Jace hurlait à présent. Ses yeux brillaient davantage encore, et ses assauts sur l’esprit de la nécromancienne s’intensifiaient en même temps que sa douleur grandissait.

« Dis-moi tout ! »

Puis elle subit le contrecoup : elle se tordit de douleur tandis que le Voile de Chaîne réclamait son dû. Du sang perla de ses cicatrices. Elle serra les dents, mais elle avait vécu pire, justement quand elle avait reçu ses scarifications, par exemple. Nul doute qu’elle survivrait ; pour Jace, en revanche, rien n’était moins certain.

« Il a presque ouvert une brèche, l’admonesta l’Homme-corbeau. Tue-le ! »

« Ne me dicte pas mes actes ! s’écria Liliana, tant à ses deux interlocuteurs qu’au Voile de Chaîne, à la lune, à l’univers tout entier et jusqu’à la mort elle-même. Arrête, Jace ! »

« Tu devras me tuer », riposta Beleren d’une voix sifflante, des larmes coulant de ses yeux brûlants, qui n’avaient plus rien d’humain. La vue de la nécromancienne s’obscurcit soudain.

« Vas-y ! l’exhorta l’Homme-corbeau.

« Jace, ne m’oblige pas à te faire du mal ! »

Ses mots se réverbérèrent dans la salle de pierre. Sa tête cessa de la lancer et, pendant quelques instants, il n’y eut plus d’autres bruits que le roulement du tonnerre et le martèlement de la pluie. Dépité, l’Homme-corbeau s’éclipsa dans un froissement de plumes.

La lueur dans les yeux de Jace s’estompa, et il la regarda, exténué et en sueur. Il avait soudain l’air vulnérable et surtout très jeune.

« Du mal ? répéta Jace d’une voix rauque. Tu veux dire davantage que tu ne m’en as déjà… »

« Je ne te dois aucune explication, le coupa Liliana. Tu ne saurais en dire autant. »

Au moins, sa répartie lui confirmait-elle qu’elle avait affaire au véritable Jace. Car qui d’autre aurait pu critiquer sa rhétorique au lieu de s’en tenir à la situation présente ?

« Que m’as-tu fait ? interrogea-t-il, toujours à court de souffle. J’ai l’impression d’être mort. »

« C’est un peu l’idée », le taquina-t-elle.

Il sourit presque, puis écarquilla les yeux en se relevant péniblement.

« Mais tu saignes ! » s’exclama-t-il.

« Effectivement. »

Il se montrait réellement inquiet, alors que, quelques instants auparavant, il avait tenté de lui ouvrir l’esprit comme une huître.

« Nous devrions… »

« Non, objecta-t-elle. Tu vas m’expliquer ce qu’il en est. »

Des zombies entrèrent dans la pièce. Ce n’étaient pas ses spécimens les plus frais, mais les rebuts qu’elle utilisait pour monter la garde. Jace ne les avait probablement pas remarqués à son arrivée. Elle les posta entre Jace et elle, mais ne leur ordonna pas d’attaquer, du moins pas encore.

« Tu n’en sais vraiment rien ? »

 

Les zombies saisirent le mage par les bras et les jambes, mais il s’abstint de se débattre.

« Jace, explique-toi ! Sur-le-champ ! » tempêta Liliana.

« Je me suis rendu au manoir Markov, expliqua-t-il. Il a été éventré. Des pierres défiant la gravité, des vampires enchâssés dans les murs, ce genre de joyeusetés, vois-tu ? J’y ai cependant trouvé un livre fascinant. Elle avait étudié… »

« Qui cela, “elle” ? »

La foudre éclaira soudain la pièce, et Liliana vit le livre accroché à la ceinture du mage. Il avait une reliure insolite. Elle était curieuse de le consulter — à moins qu’il ne soit responsable de la folie de Jace et de son attaque.

Journal de Tamiyo | Illustration par Chase Stone

« La lunaréenne ! Elle a… Tu sais qui sont les lunaréens ? C’est un journal fascinant. Elle a étudié la lune ainsi que ses effets : les marées, les loups-garous, les anges. Tout est lié ! Ces singuliers monolithes, dans la campagne, tu n’y as pas touché, j’espère ? Surtout, abstiens-t’en ! Ils pointent tous dans la même direction… Il y avait… Je veux dire… Ils indiquent tous… quelque chose. Comment t’expliquer ? Ce n’est pas un point cardinal, mais un lieu. »

« Où cela ? »

Un roulement de tonnerre retentit.

« Un parallaxe ! s’exclama le mage de l’esprit, regardant par la fenêtre comme si l’orage lui avait répondu. C’est le mot, merci. »

« Quel lieu ? »

« La Néphil… Néph… Néphalie, bégaya-t-il. Un cimetière marin, sur la côte. Oui, je sais bien qu’ils sont tous sur la côte, je ne suis pas idiot… Puisqu’ils sont marins. J’ai été attiré vers cet endroit, et c’est là que je l’ai vue. »

« Vu qui, vu quoi ? »

« La lune ! » répliqua-t-il.

Liliana jeta un coup d’œil par la fenêtre et haussa un sourcil. Si l’astre de la nuit était dissimulé par les nuées orageuses, ce que la nécromancienne pensait, en revanche, était très clair.

« Pas celle-là, soupira Jace. L’autre lune. Elle est invisible… Mais j’ai vu… Ah, aucune importance ! Il y avait des anges qui tournoyaient dans le ciel, et des zombies aussi. Enfin, seuls les anges volaient, évidemment. Les morts-vivants, quant à eux, construisaient une énorme structure de pierre, et les anges virevoltaient au-dessus. J’ai donc pensé… Sachant que tu avais essayé de me dissuader d’aller au manoir Markov et que je te sais assez inquiète pour le Voile pour tenter une folie… »

Il la fixa, le regard soudain clair, puis reprit :

« Le Voile est peuplé de fantômes, d’âmes, et tu veux t’en débarrasser tout en t’appropriant leur pouvoir. Et s’il y a une chose qu’on sait exploiter ici, ce sont bien les fantômes… »

La gorge de Liliana se serra ; un instant, elle crut qu’il était parvenu à lire ses pensées. Mais Jace tourna alors brusquement la tête de côté, vers un coin de la pièce où ne se tenait qu’un zombie silencieux.

« Tais-toi ! Je sais que ce sont des geists ! Peu importe ! »

« Mais qui… ? »

« Cela n’a aucune d’importance, te dis-je ! la coupa-t-il. Ces monolithes redirigent une quantité colossale de mana, et celle-ci se concentre dans un cromlech situé au-dessus du cimetière marin, que les zombies sont en train d’ériger. Les anges deviennent fous, et comme ils te répugnent et que tu pourrais avoir besoin d’énormément de mana pour te débarrasser du Voile de Chaîne ou le modifier à ton avantage… La conclusion s’impose d’elle-même, n’est-ce pas ? »

« Non, répondit-elle. Ton histoire n’a aucun sens, mon pauvre Jace, ton esprit bat la campagne. »

À dire vrai, il était en réalité plutôt coutumier que Jace s’égare dans la résolution d’un mystère particulièrement passionnant. Quoi qu’il advienne, cependant, jamais la maîtrise ni de lui-même, ni de ses pouvoirs et guère moins de la situation ne lui échappaient. La seule fois où elle l’avait vu perdre le contrôle, il avait ensuite lui-même enfermé son esprit dans les confins de son crâne, où il était resté muré six mois et dont il n’était sorti qu’après le choc causé par le décès d’un ami.

Jace était un très puissant télépathe et, s’il devenait fou, Liliana n’y résisterait pas, et elle ne serait pas la seule.

« Ne te risque pas à des expériences sur le Voile, reprit-il. Jamais ! Toutes ces voix, toutes ces âmes… Qui sait ce que tu pourrais involontairement provoquer ? »

« Je… », balbutia la jeune femme.

« Jure-moi que tu ne te livreras pas à des expériences sur le Voile ! »

Le Voile de Chaîne | Illustration par Volkan Baga

Liliana s’agenouilla près de lui et tenta d’attirer son attention. Elle ne voulait pas le toucher, car elle avait peur de lui, mais elle lui souleva le menton et le força à la regarder. Il tressaillit et cligna des yeux.

« Jace, dit-elle doucement. Que t’est-il arrivé là-bas ? »

« Rien, répondit-il. Tout. Il ne m’est rien arrivé. Tout était déjà en l’état. »

Il voulut tourner la tête, mais elle le retint pour le forcer à la regarder. Elle scruta ses yeux, qui n’étaient pas tout à fait ceux qu’elle connaissait.

« Ce n’est vraiment pas toi, la responsable ? » demanda-t-il.

« Non. »

« Oh, les dieux soient loués », soupira-t-il.

Il s’écroula soudain, et les zombies le lâchèrent. Liliana posa doucement la tête de Jace dans son giron, caressant ses cheveux, tout en réfléchissant.

Elle devait le garder chez elle. Il fallait qu’elle le conduise à un médecin, ou peut-être un geistmage, quelqu’un — n’importe qui — capable de débrouiller ce qui était arrivé à son esprit. Il ne serait pas en sûreté tant que cela ne serait pas fait, et elle non plus.

« Tu as besoin de repos, dit-elle, d’un peu de temps pour réfléchir, et aussi d’un bain, si je puis me permettre. »

Il s’efforça de s’asseoir après avoir repoussé sa main et posé la sienne au sol. Elle plaqua sa paume par-dessus pour lui donner un point d’appui.

« Le temps nous fait défaut, dit Jace. Si ce n’est pas toi… »

« Partir ainsi, tête baissée, sur la foi d’une simple intuition, cela ne te ressemble pas », coupa Liliana.

L’obliger à se concentrer. L’empêcher de s’en aller.

« J’ai des relations, des ressources qui te font défaut. Si ce cimetière marin est lié au sort des anges, nous le découvrirons. »

« “Une bergère qui ne secourt pas son troupeau” », cita Jace.

Il faisait allusion à Avacyn. Elle s’était retournée contre ses protégés et menait une campagne de violence et de cruauté qui choquait tout le monde — excepté Liliana.

« C’est une citation de ton livre ? » demanda-t-elle.

Jace la fixa ; son regard était de nouveau attentif. Il dégagea sa main de celle de la nécromancienne et la posa sur le livre qu’il portait à la ceinture.

« Tu ne le liras pas. »

« Je n’ai pas songé à… commença-t-elle, avant d’opter pour la franchise : Entendu, je ne le lirai pas. »

« Il faut que je me rende à Thraben », annonça le mage.

« Comment ? »

« Thraben, répéta-t-il C’est bien là que se dresse la cathédrale, n’est-ce pas ? C’est donc là que je trouverai Avacyn. »

« Tu ne peux pas tout simplement rendre visite à Avacyn et exiger d’elle des explications, objecta Liliana. Surtout pas en ce moment. Elle te tuerait. »

Et je ne suis pas certaine qu’elle aurait tort, vu tes délires. Ce sinistre calcul lui pinça cependant le cœur, ce qui l’en consola néanmoins quelque peu.

« Thraben, confirma-t-il. T’y es-tu déjà rendue ? »

« Oui. »

Elle y était effectivement allée : accompagnée d’une armée de zombies, elle avait mis la ville à sac. Elle ne souhaitait donc guère y retourner.

« Est-ce que tu… ? »

« Non, répondit-elle. Je ne t’y escorterai pas. Jace, sois raisonnable ! Reste ici ! Nous allons faire des recherches et nous découvrirons ce qui se trame. »

« “Nous” ? » répéta Jace.

Il se releva, encore chancelant, tandis qu’un éclair zébrait de nouveau le ciel, suivi d’un coup de tonnerre. Liliana le laissa faire.

« Toi et moi ne fonctionnons pas en duo, dit-il. Tu t’appliques uniquement à me garder ici. »

Elle se leva d’un mouvement fluide et le regarda droit dans les yeux.

« C’est vrai, acquiesça-t-elle. Je cherche à te retenir ici parce que tu as besoin d’aide et que j’entends t’en procurer. »

« Tu acceptes de m’aider, à condition néanmoins que je reste avec toi, que cette générosité ne te coûte pas trop. Ai-je bien résumé la situation ? »

La patience de Liliana était proche d’atteindre ses limites. Une énergie nécromantique violette et blanche, à l’odeur âcre, crépita dans sa paume.

« Pour l’heure, tonna-t-elle, ce qui m’arrangerait serait de te foudroyer pour prévenir les calamités que tu risques de déclencher en souffletant la face d’une archange démente de tes accusations inconsidérées. »

Jace s’approcha d’elle, la saisit par le poignet, ce dont elle n’avait pas souvenance qu’il l’ait jamais fait, et orienta la paume brillante de la nécromancienne vers sa poitrine.

« Allez, frappe-moi ! » ordonna-t-il d’une voix éraillée et hagarde.

Et pourquoi pas ? Après tout, n’avait-elle pas déjà fait pire pour neutraliser par avance un danger, trancher une incertitude ? D’ailleurs, si Jace avait été à sa place, elle était certaine qu’il y aurait au moins songé.

« Enfant, avais-tu un animal de compagnie ? demanda-t-elle finalement. Une souris, par exemple ? »

Son pouvoir nécromantique crépitait toujours au creux de sa paume.

« Je… je ne me souviens pas de mon enfance, ou très peu, en tout cas. » Il regarda la main de Liliana avec l’air d’un gamin perplexe. « Pourquoi cela ? »

« Réponds à ma question, intima-t-elle. Tu as bien dû prendre soin d’un animal une fois dans ta vie ? »

« C’est vrai, il y avait une chienne. À Ovitzia. Je lui donnais parfois des restes à manger et je la caressais quand je venais près d’elle. »

« Que lui est-il arrivé ? »

« Un jour, je suis passé, et elle était… » Il s’interrompit, avala sa salive et cilla. Pourquoi me demandes-tu cela ? »

« Qu’as-tu ressenti ? »

« De la tristesse, sans doute. À dire vrai, je suis resté un temps inconsolable. Mais je m’en suis remis, comme tu peux le constater. »

« Et pourquoi cela ? »

« Parce que… J’avais toujours su que cela se terminerait ainsi. Je n’y songeais pas, mais je le savais. Je… Lili, pourquoi cette question ? »

« Parce que c’est ce que je ressentirai quand tu mourras, jeune sot ! Je serai attristée, pendant un temps, puis je m’en remettrai, parce que j’aurai toujours su que cela se terminerait ainsi. Alors ne compte pas trop sur ma bienveillance : un jour ou l’autre, elle te fera défaut et il sera alors trop tard. »

Il lui lâcha le poignet et recula.

« Je vais probablement mourir à Thraben, annonça Jace. Je t’en demande pardon d’avance. Mais quelqu’un doit bien y savoir ce qui se passe. »

Jace tourna les talons et s’éloigna.

Liliana le regarda partir, puis jeta un coup d’œil par la fenêtre dégoulinante de pluie et aperçut sa silhouette encapuchonnée disparaître dans les ombres qui cernaient son manoir.

« Maîtresse ! » appela une voix sifflante depuis l’escalier. C’était Gared. Avec son dos voûté et ses yeux dissymétriques, il faisait penser à un homoncule.

En coulisse | Illustration par David Gaillet

Liliana se tourna vers lui, s’efforçant de cacher sa surprise.

« Depuis combien de temps nous observes-tu ? »

« Oh, un bon moment, crailla le bossu en tapotant du doigt son globe oculaire droit turgescent. C’est à quoi que je passe mon temps. »

« Alors il aurait pu lire ton esprit ? »

« Oh, non, Maîtresse, car, de l’esprit, je n’en ai mie. C’est quoi que dit le Maître, en tout cas. »

Il se mis a glousser comme un dément.

« Bien, dit Liliana. Il est l’heure ? »

« Le Maître vous mande de le rejoindre au donjon, annonça Gared en dodelinant de la tête. Nous en sommes au plus fort de l’orage. Il requiert l’objet. »

Liliana eut un reniflement de mépris. Le bossu boitilla vers l’escalier.

« Cet objet a un nom, tu le sais », le rabroua la nécromancienne.

« Maître Dierk est un homme de science, objecta Gared. Il aime mieux “se détacher de l’aspect poétique de la situation”, qu’il dit. Qu’est-ce que cela chaîne, hein ? Qu’est-ce que cela voile ? Vous ? Eux ? »

« Tu vas te taire ! », houspilla Liliana, en lui emboîtant toutefois le pas.

« Si fait, Maîtresse, répondit Gared sans guère plus de déférence. C’est aussi à quoi que je passe mon temps. »

Liliana le suivit jusqu’à l’escalier du donjon. Elle sortit le Voile de Chaîne de sa poche et jeta un dernier coup d’œil par la fenêtre, songeant à Jace et se demandant si elle devait s’inquiéter pour lui ou de lui.

Sur une branche, son ombre découpée sur le ciel d’orage, un corbeau croassa. Puis il y eut un éclair, un coup de tonnerre, et l’oiseau disparut. Liliana monta l’escalier et s’enfonça dans les ténèbres.


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