Histoire précédente : Liliana Vess – La méchanceté des corbeaux


« Chandra, incante avec nous je te prie », intima l'abbé Serenok. Sa lourde manche battit l'air comme il l'exhortait d'un geste.

Chandra et les moines du feu se tenaient en équilibre sur des banquises rocheuses flottant sur le champ de lave, à des kilomètres du monastère de la Forteresse de Keral. L'air était cuisant et la chaleur troublait la vue. La silhouette menaçante d'un immense volcan crachant de la fumée se dressait au loin. Chandra se demanda si elle avait vraiment sa place ici. C'était l'endroit où elle s'était affirmée en tant que pyromancienne, mais la situation exigeait également qu'elle participât aux exercices incantatoires.

Elle posa une main sur sa nuque, embarrassée. « Je ne suis pas très douée », dit-elle.

« Cette épreuve te conviendra donc tout à fait », déclara Serenok, un petit sourire venant faire plisser ses paupières. Grand instructeur de la Forteresse de Keral, l'abbé Serenok conseillait les acolytes pour tout ce qui avait trait à la magie du feu. À l'instar de Mère Luti, la matriarche du monastère, Serenok avait poussé Chandra à développer ses dons innés de pyromancienne, afin de mieux manipuler ses talents et de mieux se comprendre elle-même.

Montagne | Illustration par Sam Burley

« Tes dons me rappellent la femme qui a inspiré la fondation de cette Forteresse », déclara-t-il.

« Je n'ai rien à voir avec elle, Serenok », dit Chandra.

« Mais tu pourras y aspirer un jour. »

Il faisait allusion à Jaya Ballard, une pyromancienne de renom. Mais, aux yeux de Chandra, elle confinait au mythe et n'était qu'une présence diffuse dans la Forteresse. Ses révélations sur la pyromancie, gravées sur les murs, étaient sur les lèvres de chaque moine, et ses lunettes anti-chaleur reposaient dans le monastère, sur un piédestal. Certains de ses sorts étaient devenus des exercices rituels que les acolytes du feu pratiquaient, comme aujourd'hui, au beau milieu d'un champ de lave. Chandra savait que les cours lui avaient été utiles. Mais elle aurait pu se passer de cette comparaison.

« Nous pouvons tous aspirer à ressembler davantage à Jaya, dit Serenok à l'attention des autres. Commençons. »

Il se mit à chanter. Il avait la voix claire, mais son souffle était court et peu puissant. Chandra discerna les effets de l'âge que trahissaient ses mouvements laborieux : l'abbé devait lutter afin de se redresser pour lever la tête et psalmodier.

Les autres initiés pyromanciens unirent leurs voix et l'air fut bientôt envahi de sons. Des consonnes brutales vinrent ponctuer des voyelles graves et traînantes. Ils effectuaient également les mêmes gestes dans un ensemble parfait, leurs pieds glissant à la surface des blocs de pierre flottants, les bras ondulant telle l'atmosphère surchauffée qui les entourait. Au fil de leur incantation, des langues de feu fusèrent de la lave, formant un cercle incandescent qui se referma sur eux.

La danse des pyromanciens était magnifique et Chandra se laissa entraîner elle aussi. Les bras serrés contre elle, elle faisait basculer sa tête en arrière et tournoyait sur elle-même, déployant soudain ses bras pour projeter des gerbes de feu. Tandis qu'elle dansait, elle regardait les émanations du champ de lave monter dans le ciel regathan, au même rythme que la psalmodie des moines. Elle se demanda si cela était ce qu'aurait ressenti Jaya. Avait-elle introduit ce chant particulier sur Regatha ? Mère Luti connaissait l'existence des Planeswalkers et avait révélé à Chandra que Jaya en était une. Quelles paroles issues de plans lointains aurait-elle proférées pour invoquer le feu ? La jeune fille prit une grande inspiration et laissa échapper un son qui exprimait ce qu'elle ressentait, une modulation aiguë qui augmentait en intensité à chacune de ses révolutions.

« Chandra, dit Serenok. Le sort échouera, si tu ne participes pas. »

Chandra s'arrêta et regarda autour d'elle. Les autres moines avaient cessé de danser. Ils la fixaient. L'incantation s'était apaisée en même temps que le cercle de feu.

« Je pensais pourtant m'impliquer », dit-elle. Des flammèches dansaient encore dans ses cheveux, mais elle les étouffa bien vite d'un geste de la main.

« Il faut que tu apprennes à canaliser cette passion dans tes leçons, déclara Serenok. Pour parvenir à créer le feu le plus puissant, nous devons agir tous ensemble. Tu dois te consacrer entièrement au sort. »

Abbé de la Forteresse de Keral | Illustration par Deruchenko Alexander

« J'essaie », fit-elle.

« Applique-toi davantage, fit Serenok d'un ton las. Je suis en train de vivre mes derniers jours ici-bas. Montre donc à un vieux moine ce qu'il désire voir. »

« Ne dites pas des choses pareilles. »

Serenok battit des mains. « Reprenons. Chandra, souviens-toi de ce que tu as appris. Les cours ne sont pas faits pour te restreindre. Ils ont pour but de t'aider à grandir. »

L'abbé mit ses mains sur ses hanches et pencha la tête en arrière. Chandra vit une petite goutte de sueur perler et rouler sur sa joue. Était-il en train de lancer un sort ?

Un craquement sinistre retentit sous l'étendue volcanique. Le sol se souleva violemment, et Chandra et les moines titubèrent sur leurs blocs de pierre.

« Que se passe-t-il ? » demanda un acolyte, agitant la tête de tous côtés.

« Un tremblement de terre ? » s'interrogea un autre.

Un monticule de roche en fusion jaillit de la plaine de lave, leur coupant le chemin de retour au monastère. Quelque chose était en train de se dégager de la lave. C'était vivant... et énorme.

« Vite, exhorta Serenok. Reprenons notre incantation. »

« Est-ce bien le moment de faire des vocalises ? » demanda Chandra.

« Érigez les défenses comme je vous l'ai enseigné. Vite ! » dit l'abbé, reprenant son incantation. Les moines se joignirent aussitôt à lui. Le cercle de flammes se referma à nouveau sur eux et commença à prendre de l'ampleur.

Une créature gigantesque fit brutalement irruption du fleuve de lave. Une tête écailleuse, pourvue d'innombrables crocs et ceinte de tentacules rocailleux se dressa de toute sa hauteur, suivie d'un long cou massif hérissé de pointes innombrables. Cette créature faisait la taille d'une guivre, mais il ne faisait aucun doute qu'elle jouissait des adaptations nécessaires pour se mouvoir dans la roche volcanique en fusion.

Monstruosité braisegueule | Illustration par James Paick

« Une monstruosité braisegueule ! » s'écria un moine.

« Ne cessez pas de psalmodier ! » vociféra Serenok.

La monstruosité hurla sa colère aux cieux, crachant du feu et des gaz sulfureux. Elle pivota afin d'observer les moines, tentacules frémissants. Sa gueule était assez grande pour tous les engloutir d'une bouchée, mais Chandra se dit qu'elle tirerait certainement plaisir à les broyer quand même sous ses crocs.

Les moines incantèrent et dansèrent, et le mur de feu s'éleva autour d'eux, les isolant ainsi de la monstruosité braisegueule.

Tandis que les flammes montaient, Chandra embrassa les moines du feu du regard et tenta d'accompagner leur cadence et leurs sonorités. Du nerf, Nalaàr, s'encouragea-t-elle. Ce psaume est gravé partout dans la Forteresse.. Tu peux y arriver. Elle observa Serenok et essaya d'imiter ses gestes.

Le mur de flammes s'éleva encore, mais il ne faisait que crépiter et ne montait pas encore assez haut. La jeune fille savait que c'était sa faute, car elle récitait trop vite les paroles et mélangeait les sonorités. Quant à sa chorégraphie, elle était plus qu'approximative. La monstruosité allait pouvoir passer la tête et happer les moines...

Elle vit la tête du monstre franchir le mur naissant de flammes. Ses vrilles buccales se raidirent, et il rugit.

Chandra abandonna l'incantation. Elle se retourna pour faire face à la créature. Ses mains et sa chevelure s'embrasèrent violemment. Puis elle lança deux projectiles enflammés sur l'abdomen de la monstruosité, mais ses écailles ignifugées en furent à peine roussies.

La monstruosité braisegueule attaqua, abattant sa tête par-delà le mur de flammes droit sur un acolyte. Ce dernier l'esquiva, bondissant sur un autre bloc rocheux à l'instant où le monstre pilonnait celui qu'il venait de quitter. La barrière de flammes lui brunit légèrement les écailles mais, une fois de plus, sa faible chaleur ne le ralentit même pas.

Chandra serra les dents et se prépara, en équilibre sur la pointe des pieds. Au moment où la tête de la monstruosité braisegueule fut suffisamment basse, la jeune pyromancienne se jeta sur son flanc, s'agrippa aux piquants qui lui recouvraient le corps et se hissa difficilement sur son dos.

Aussitôt, le monstre rua et poussa un cri perçant. Ses vrilles fouettèrent l'air pour tenter d'attraper Chandra. Elle se saisit de deux tentacules, cala ses pieds dans deux aspérités du dos de la créature et se stabilisa sur son épine dorsale.

« Je la tiens ! » s'écria la jeune pyromancienne.

La monstruosité braisegueule s'agita, se débattit et, subitement, s'inversa complètement. Chandra était maintenant suspendue à ses vrilles, les jambes ballant dans le vide.

« Visez la tête ! » dit un acolyte, conjurant un sort de feu.

« Non ! Ne visez pas la tête ! » hurla Chandra, pendue à la tête du monstre.

Elle tint bon, ballottée en tous sens. Elle se positionna pour prendre appui sur ses pieds et poussa puissamment sur ses jambes, se projetant par-dessus la tête de la monstruosité. La créature regimbait et tentait de la happer, mais Chandra fit chauffer ses mains à blanc et ses doigts pénétrèrent le robuste épiderme. Elle se cramponna.

Chandra se demanda dans quelle aventure elle s'était embarquée. Cette sensation ne lui était pas inconnue. Au niveau du crâne, les tentacules de la créature étaient plus denses. Ils s'agitaient violemment dans sa direction. Certaines ne percutaient que ses pièces d'armure, mais d'autres lui lacéraient la peau. Ses mains chauffées à blanc, fichées dans la cuirasse du monstre, la firent grimacer de frustration et elle comprit qu'elle ne pourrait maintenir bien longtemps une telle chaleur. Il lui en fallait pourtant davantage, plus qu'elle n'aurait pu en produire à elle seule.

« J'ai une mauvaise idée, hurla-t-elle à ses compagnons. J'ai changé d'avis. Quand je vous le dirai, visez-moi ! »

Chandra synchronisa son geste avec la manœuvre suivante de la monstruosité braisegueule. Elle relâcha son étreinte et courut autant qu'elle glissa en direction de son ventre, repoussant ses tentacules déchaînés à l'aide d'un formidable arc de feu. Une fois sur son abdomen, là où le monstre émergeait du champ de lave, elle le saisit à deux mains et se retourna pour le regarder droit dans l'œil. Ahanant, elle frappa la cuirasse de sa main incandescente.

D'un geste réflexe, la tête de la créature fondit sur elle, et la pyromancienne bondit.

Elle éluda la mâchoire débordant de crocs, et la monstruosité braisegueule mordit férocement dans les écailles striées de son propre abdomen : pour l'instant, ses mâchoires étaient coincées.

Chandra atterrit sur un morceau de banquise rocheuse, se tourna vers les moines et leur fit signe. « Maintenant ! hurla-t-elle. Feu ! Droit sur moi ! »

Les moines interrogèrent Serenok du regard. Cela ne faisait pas partie de ce qu'il leur avait enseigné.

L'espace lancinant d'un instant, l'abbé fixa Chandra du regard. Il réfléchissait.

Le monstre grondait et se tordait dans tous les sens, ses crocs plantés dans sa puissante cuirasse.

« Maintenant ! supplia Chandra. Allez-y ! »

Serenok se tourna vers les acolytes et hocha la tête.

Les moines crièrent, déchaînant une douzaine de sorts de feu distincts sur Chandra.

Brasier dévastateur | Illustration par Aleksi Briclot

Chandra n'avait qu'un instant avant que les comètes et les sphères de flammes ne s'abattent sur elle. Elle minuta soigneusement sa manœuvre et fit volte-face tout en réorientant les sorts de feu avec ses mains. D'un seul geste, elle concentra les torons de flammes pour en faire un éclair aveuglant de chaleur ardente. Elle le laissa l'envelopper, sentant la caresse crépitante de la fournaise sur sa peau, puis le projeta droit sur la tête de la monstruosité braisegueule.

La lance de feu pénétra la cuirasse crânienne du monstre et s'enfonça profondément dans les délicats tissus qu'elle protégeait.

La créature poussa un grand cri suraigu et, d'une violente secousse, délogea enfin ses mâchoires de ses écailles.

Elle redressa la tête, dilata ses vrilles en rugissant et replongea dans la plaine de lave.

Des vagues agitèrent quelques instants l'étendue de lave. Tous se turent, voulant s'assurer que la chose n'allait pas contre-attaquer.

Chandra posa ses mains sur ses genoux tandis qu'elle reprenait son souffle. « Navrée d'avoir fait échouer l'incantation », dit-elle. Sa crinière de flammes reprit l'apparence d'une chevelure normale. Une de ses mèches restait hérissée sur son crâne, rebelle.

« Et voilà, » fit Serenok, un sourire maculé de suie aux lèvres. Il mit sa main devant sa bouche et toussa, mais cela ne dissipa pas sa bonne humeur. « À ce jour, je n'ai vu qu'une seule personne réussir à faire ce que tu viens d'accomplir. Tu es prête. Tu es l'élue. »


« Lève-toi, Chandra. »

Chandra était de retour au monastère, allongée dans son lit. Un sentiment angoissant lui fit penser que ce devait être ce moment de la journée que les gens appelaient le matin.

Et, pour ne vraiment rien arranger, c'était la voix de Mère Luti qu'elle percevait de l'autre côté de sa porte.

« Chandra, réitéra Luti. Debout. Il est midi. »

« Qu'en savez-vous ? murmura Chandra sans bouger. Le poids de mes paupières me dit qu'il est encore l'heure de dormir. »

« C'est à propos de Serenok. »

Chandra se redressa enfin sur son lit. « Écoutez, dit-elle en soupirant pour chasser le sommeil. S'il désire me parler des exercices incantatoires, dites-lui que demain serait peut-être plus approprié... »

« Chandra. Serenok est mort. »


Organisées dans la clairière rocailleuse située juste devant les marches qui menaient à la Forteresse de Keral, les funérailles de l'abbé furent brèves. Ces degrés de pierre étaient ceux que Chandra avait gravis lorsqu'elle était devenue une Planeswalker. Nombreux étaient ceux parmi les moines du feu réunis en ce lieu qui avaient été présents quand on l'avait accueillie. Elle n'était alors qu'une jeune pyromancienne complètement perdue.

Mont Keralia | Illustration par Franz Vohwinkel

« Nous étions tous les acolytes de Serenok, disait Mère Luti. Ceux parmi nous qui le connaissaient ont tiré enseignement de sa vie consacrée aux flammes et à la passion, ainsi que de son dévouement en tant qu'abbé de cette Forteresse. »

Chandra pleurait, à la fois ahurie et en proie à un chagrin précoce. Elle savait que la douleur ne s'était pas encore entièrement abattue sur d'elle. Mais elle la sentait venir.

« Le corps de Serenok l'a déserté cette nuit, pendant son sommeil, poursuivit Luti. Et avec sa mort, car il est resté professeur jusqu'au bout, il nous a prodigué un dernier enseignement. Il nous a montré que le temps qui nous était imparti nous contraignait à choisir une voie et à la suivre avec ferveur. Nous devons trouver le feu qui est en nous, le laisser grandir et lui consacrer nos existences. Et nous devons aussi nous assurer de voir ce feu dans le cœur d'autrui. » Elle joignit les mains. « Au revoir, Serenok. »

Les moines baissèrent la tête, les capuchons de leurs robes cérémonielles dissimulant leurs visages.

La cérémonie achevée, Chandra ne regagna pas le monastère avec les autres. Elle s'éloigna de la Forteresse et s'enfonça dans les montagnes. Elle entendit Luti l'appeler, mais elle ne se retourna pas.


Une nuit torride succéda à l'implacable journée regathanne. Des tempêtes de fumées tourbillonnaient dans le ciel telles les émotions grondantes qui faisaient rage en Chandra. Il faisait à présent assez sombre pour qu'elle ne puisse plus distinguer la silhouette du formidable volcan dressé vers le ciel, mais elle pouvait discerner les minces filets de lave qui serpentaient sur ses versants. De cette distance, ils n'avaient pas du tout l'air de ruisseler ; elle imaginait les filaments luisants dégouliner ou, quand elle changeait d'angle, se les figurait remonter la pente et s'insinuer dans ses entrailles. Elle s'installa à l'abri d'une excroissance rocheuse, sous un nid de phalènes cendrées. Elle les observa tournoyer et filer dans l'obscurité, chacune portée sur de minuscules ailes ignées.

Les attentes que nourrissait Serenok à son égard l'avaient toujours irritée. Mais aurait-il été si pénible d'apprendre les incantations et de s'entraîner avec les autres ? Aurait-il été si incongru de se montrer à la hauteur de ce qu'il percevait en elle ? Elle pleura, sans penser aux enseignements de Serenok, mais à sa gentillesse et ses encouragements. Elle sentait un grand vide en elle, un profond puits à la margelle de douleur. Elle s'était attendue à se voir submergée par l'émotion suite à la mort de son précepteur, à des sentiments plus tangibles sur lesquels elle aurait pu s'appuyer, quelque chose qu'elle aurait pu défier. Mais il était impossible de défier une telle sensation de vide. Il ne s'agissait pas d'un sentiment qu'elle pouvait combattre. Elle ne pouvait que se mouvoir dans la vacuité.

Au bout d'un moment, l'envie de retrouver son lit l'emporta sur son désir de solitude. Elle retourna au monastère par des défilés montagneux aux parois colossales, projetant devant elle de violents sorts de feu dans les ténèbres. Les phalènes virevoltèrent sur son passage.


Ses pas ne la ramenèrent au monastère qu'au petit matin.

Mère Luti était assise sur les marches de la Forteresse de Keral, un vêtement plié posé sur ses genoux. C'était la robe cérémonielle de Serenok, la cape de l'abbé, tissée de filaments ignés.

« Pourquoi donc m'accueillez-vous avec ça sur vos genoux ? demanda Chandra. Elle avait les muscles las et son cœur battait la chamade, tel un orage déchaîné dans le vide. Elle n'avait jamais vu cette cape ailleurs que sur les épaules de Serenok. Un éclair traversa son regard. « Vous voulez me faire encore plus mal, c'est ça ? »

« Écoute-moi, Chandra », commença Luti.

« Non, j'ai compris, répondit la jeune fille, approchant de la mère supérieure. Serenok n'est plus, mais les cours doivent continuer ! Il faut qu'on se retrouve tous dans la grande salle avant que sa cape ait même le temps de refroidir, non ? Parce que nous devons combler ce vide. C'est ça que vous êtes venue me dire, n'est-ce pas ? Que des heures ont passé, qu'il faut reprendre nos vie et désigner un nouvel abbé ? »

« Non, Chandra, répondit Luti, baissant les yeux sur la cape de Serenok. Je suis ici pour te dire que nous avons déjà fait notre choix. »


« Je ne peux pas, déclara Chandra pour ce qui lui parut être la centième fois. Je n'ai rien d'une religieuse. Et je n'ai certainement pas l'âme d'une abbesse. »

Elle prit place à une longue table en granit installée au cœur du monastère, entourée de moines chevronnés engoncés dans des robes aux couleurs de feu. La cape de Serenok reposait devant elle, toujours pliée.

« Comme ne cessait de le répéter Serenok, tu es l'une des pyromanciennes les plus talentueuses à jamais avoir honoré la Forteresse de Keral de sa présence, dit Luti, mains jointes et la mine affable. Il considérait que tu étais franche, créative et pleine de ressources. Tes paroles et ta magie sont toujours venues de ton cœur, tout comme... »

Chandra tressaillit.

« ...tout comme Jaya. Nous pourrions tous apprendre de ton exemple. »

C'était très agréable à entendre mais, en vérité, ils n'écoutaient pas ce qu'elle leur disait. Son regard se voila. « Je ne pourrai jamais prendre la place de Serenok ! Je n'ai rien d'une tutrice. Je suis à peine une élève. Je suis navrée, mais je dois refuser. »

Quelques moines échangèrent des regards.

Acolyte de la fournaise | Illustration par Joseph Meehan

« Chandra, se voir proposer le titre d'abbesse est un grand honneur, déclara l'un d'entre eux, dont la barbe atteignait presque le plateau de la table. Te la voir confier t'en rend responsable. Il te faut accepter. »

« Non mais dites donc ! » s'énerva subitement la jeune pyromancienne, abattant ses poings sur la table de chaque côté de la cape pliée de Serenok. Des flammes crépitèrent brièvement dans sa chevelure. « Laissez-moi vous dire une bonne chose : vouloir m'imposer ce que j'ai à faire n'est pas la meilleure façon de me persuader. »

Mère Luti plissa les lèvres. « Serenok était conscient que ses jours étaient comptés, Chandra. Il te testait. Il avait perçu quelque chose en toi. »

« Je ne suis pas la personne que Serenok s'imaginait, dit Chandra. Croyez-moi, je vous en prie. Je suis incapable de diriger ce monastère. Je ne sais rien des incantations. Et mes chorégraphies sont risibles. Pour faire ce que vous pratiquez ici, je suis loin d'être un exemple. »

« Cette épreuve te conviendra donc tout à fait, comme aimait à le dire Serenok », rétorqua la religieuse.

Ces paroles l'ébranlèrent violemment. Elle se cala contre le dossier de son siège et ses épaules s'affaissèrent. Elle se frotta les yeux avec ses poings, sans savoir si c'était pour refouler ses larmes ou pour fuir ce qui était en train de se dérouler autour d'elle.

Puis, elle rouvrit les yeux et scruta les visages des moines du feu. Ce lieu, ces gens qui lui avaient tant appris, voulaient qu'elle devienne leur tutrice. Si elle restait, elle pourrait leur montrer l'importance que cela avait revêtu pour elle de les voir l'accueillir, il y avait si longtemps, quand elle était arrivée, orpheline effrayée venue d'un autre monde.

« Vous pensez vraiment que j'en serais capable ? » demanda-t-elle.

Tous les moines hochèrent la tête.

Mère Luti se leva et écarta les mains. « Chandra Nalaàr, acceptes-tu d'endosser la cape de Serenok et d'être notre Jaya ? Nous guideras-tu selon les principes de la pyromancie Keralienne ? Nous enseigneras-tu les préceptes du feu ? »

Chandra se leva à son tour, entourée de ses pairs. Tout comme les couvertures en désordre de son lit, quelque chose dans cette salle lui inspirait confiance. Peut-être pourrait-elle s'engager sur cette voie. Jaya n'était restée que peu de temps à Regatha, mais peut-être allait-elle devenir une Jaya qui ne ferait pas que passer. Si elle devenait une abbesse capable de manipuler la puissance du feu, ce serait peut-être amusant, et aussi un moyen de commencer à combler le vide douloureux qui lui meurtrissait le cœur.

Tandis qu'elle tentait de trouver ses mots, deux hommes vêtus d'atours de toute évidence étrangers à Regatha firent brutalement irruption dans la salle.


L'un d'entre eux, barbu, avait le torse puissant et était protégé d'une armure robuste. L'autre, glabre, était plus menu et engoncé dans une pèlerine à capuchon bleue recouverte de runes.

Jace, télépathe libéré | Illustration par Jaime Jones

Tous tournèrent la tête vers les deux individus. Ces derniers posèrent immédiatement les yeux sur Chandra, et elle les reconnut.

« Que... Que se passe-t-il ? » bredouilla-t-elle.

« Il est plaisant de te voir, Chandra, dit Gideon Jura. Nous avons besoin de ton aide. »

« C'est au sujet de Zendikar», enchaîna la voix de Jace Beleren dans sa tête.

Chandra fit sortir les deux Planeswalkers par les marches de la Forteresse, en direction des versants du Mont Keralia. Ces deux hommes, souvenirs d'autres plans et d'autres époques de son existence, faisaient leur apparition en ces lieux, alors même qu'elle se sentait désormais liée aux résidents de la Forteresse de Keral. Elle tenta de faire assez de place dans son esprit pour appréhender cette juxtaposition.

« Alors, Gideon, fit-elle. Tu viens ici pour faire respecter la loi ? Tu cours après qui, aujourd'hui ? »

« Les Eldrazi. »

« Et toi, ajouta Jace. Nous sommes en mission, et une pyromancienne ne serait pas de trop. »

« Vous choisissez vraiment très mal votre moment. »

« Si nous tombons mal, j'en suis désolé, reprit Gideon. Et si ta présence est nécessaire ici, soit. Mais nous avons besoin de toi, Chandra. Zendikar a besoin de toi. »

La poitrine lui chauffa. « Zendikar a dit ça ? Vraiment ? » Chandra fit les cent pas, incertaine de savoir quoi faire de l'agitation qui l'animait subitement. « C'est vraiment très gentil à vous deux d'avoir pensé à moi. Mais comment diable vous deux vous vous . . . ? »

Gideon inclina la tête en direction de Jace. « Nous nous sommes rencontrés il y a peu, sur Ravnica. »

« Alors comme ça, tu voyages de monde en monde à la recherche de personnes à déraciner, c'est bien ça ? »

Gideon ouvrit la bouche et la referma aussitôt. Pendant cet instant de silence, Chandra crut percevoir les échos des innombrables tortures qu'il avait subies.

Gideon, Champion de la justice | Illustration par David Rapoza

Chandra le plaignit un peu d'avoir à affronter son entêtement. « Gideon, tu sais ce que j'ai vécu ici. Tu devrais être le premier à être conscient des sacrifices que j'ai fait pour ce monde. »

Les feux lointains du volcan dardèrent leurs reflets sur l'armure de Gideon. « Ce monde n'est pas le seul à exiger des sacrifices. »

Chandra souleva ses lunettes et se massa les tempes. La seule chose qui lui vint à l'esprit fut : Jaya les aurait accompagnés, elle.. Elle n'aurait pas hésité à s'embarquer aussitôt pour une nouvelle aventure, à plonger au beau milieu d'une crise où elle pourrait déchaîner sa magie de feu et tout ravager sur son passage. Malgré elle, son cœur s'emballa devant cette tentation. Et, à la pensée qu'elle pourrait venir en aide à des gens qui souffraient...

« Rappelle-toi, ajouta Jace. Tu as une part de responsabilité dans l'état actuel de Zendikar. Nous avons une dette à régler, toi et moi. Que cela te plaise ou non, c'est de notre responsabilité. »

Le regard de Chandra s'embrasa littéralement. Elle reprit lentement la parole, avec autant de calme qu'elle pouvait en rassembler derrière ses dents serrées : « S'il vous plaît. Est-ce que tout le monde pourrait. Cesser de me parler. De responsabilités ? »

Gideon serra les poings. « Chandra », dit-il en posant sa main sur sa poitrine. Pour lui, ce simple geste avait valeur de supplique sans détour. C'était l'expression d'un besoin inattendu.

Jaya les accompagnerait, elle. Jaya les suivrait, elle.

« Partez », fit-elle.

Gideon regarda Jace, puis se tourna de nouveau vers elle. Il voulut s'approcher, tendre la main et lui toucher le bras, mais elle le fusilla du regard et un cercle de feu s'éleva autour d'elle, la protégeant de ses flammes.

Chandra, flamme rugissante | Illustration par Eric Deschamps

« C' est ici que l'on a le plus besoin de moi, déclara-t-elle avant de croiser les bras. Ma place est ici. J'ai fait une promesse. » Et, au fond d'elle, c'était la vérité.

« Gideon, intervint Jace. Je crois que nous en avons fini ici. »

Gideon regarda longuement Chandra dans les yeux, puis il hocha la tête et déclara : « Si tu changes d'avis, rejoins-nous à Porte des Mers. » Il regarda tout juste les bottes de Jace. « Allons-nous en. »

Lorsqu'ils se transplanèrent, l'air se troubla et brouilla brièvement la vue de Chandra. Une fois qu'ils furent partis, elle porta son regard sur l'escalier de pierre qui donnait dans la Forteresse de Keral. Elle y vit Mère Luti, debout sur le seuil, la cape de Serenok dans les mains.

Chandra lui adressa un signe de tête et gravit les marches pour la rejoindre.


L'origine de Chandra : La logique du feu

Profil du Planeswalker : Chandra Nalaàr

Profil du Planeswalker : Jace Beleren

Profil du Planeswalker : Gideon Jura