Les krauls sont une race d’insectoïdes affiliés aux Golgari de Ravnica, qui ne leur ont prêté serment d’allégeance que très récemment, après des siècles passés en marge des guildes, à la périphérie de la Citerraine. En dépit de leur loyauté envers les Golgari, ils ne sont pas traités sur un pied d’égalité par la haute hiérarchie de la guilde, aussi Mazirek, nécroprêtre et chef des krauls, refuse-t-il de rester inactif tandis que son peuple subit la constante inconsidération du maître de guilde Jarad et de sa clique.


Le hall de la guilde de Golgari était une cathédrale souterraine voussurée, située au cœur d’un immense labyrinthe circulaire : Korozda, le dédale de la Déliquescence. Composé de haies fongiques ainsi que de ruines envahies par la végétation et incrustées de mousses, celui-ci se dressait de toute sa hauteur, silhouette menaçante dans la sombreur de la Citerraine. En son centre s’élevait la cathédrale elle-même, Svogthos. Les habitants du Monde supérieur évoquaient souvent à mi-voix la beauté passée de l’édifice : jadis, l’argent et l’obsidienne de ses voûtes cintrées et de ses tours altières brillaient de mille éclats, mais l’outrage des siècles le laissait désormais baigné de froidure et d’humidité suintante ainsi que d’une odeur de renfermé, aux relents glaiseux. Pour les habitants du Monde inférieur, en revanche, sa beauté demeurait intacte.

Sobeslav, assistant du maître de guilde Jarad vod Savo, y était confortablement assis sur un tas de coussins. Son bureau prolongeait celui de son supérieur, que l’on trouvait plutôt à errer au dehors, dans le labyrinthe, pour échapper au regard du public. Les liches n’étaient guère connues pour leur sociabilité.

Sobeslav le comprenait d’ailleurs tout à fait et préférait ainsi d’ordinaire laisser son maître en paix pour ce qui touchait aux questions d’État. L’elfe s’appliquait justement à trier une pile de lettres entassées sur un écritoire éclairé par des champignons luminescents. De ses yeux aux paupières tombantes, fatigués, un peu trop écartés, il parcourait en diagonale les dernières dépêches du Monde supérieur, marmottant de désapprobation face à la gabegie qui régnait dans les quartiers mieux éclairés de la cité : les émeutes de Gruul, la brusque interruption du dialogue entre les guildes d’Orzhov et d’Azorius… Mieux valait donc que les Golgari restassent sous terre, d’autant que de fâcheux événements ne pouvaient que se préparer, depuis que le Pacte des Guildes marchait, parlait — et se volatilisait.

Sa lecture terminée, l’elfe jeta les communiqués sur le tas de compost, au fond de la pièce : ils seraient plus utiles aux vers.

Une lettre au bas de la pile attira son attention. Rédigée sur un papier de bonne facture, qui exhalait une délicate odeur de mousse, elle était scellée d’un cachet noir luisant, accompagné d’un ruban auquel on avait attaché un champignon.

Curieux.

Sobeslav mit le champignon de côté, puis ouvrit le message avec précaution. Malgré une encre des plus raffinées, la missive n’était qu’un gribouillis de ratures et de pattes de mouche, que Sobeslav mit un certain temps à déchiffrer. Il s’agissait d’une invitation, adressée à Jarad de la part du kraul Mazirek.

L’elfe partit d’un rire dédaigneux, puis froissa la lettre avant de la jeter dans la fosse à compost, dans l’autre coin de la pièce. La boule de papier s’y logea avec un léger bruit de succion.

Sobeslav gloussa. Quel toupet ! À l’exception des krauls eux-mêmes, personne ne se souciait vraiment d’eux, et cela n’avait rien d’étonnant. Ils n’avaient en effet rejoint la guilde de Golgari que très récemment, après n’avoir été, pendant des siècles, qu’une tripotée de brutes insectoïdes sans affiliation. Ils vivaient en marge de la société et venaient tout juste de prêter serment d’allégeance à l’Essaim golgari. Toujours heureux d’accueillir de nouveaux membres, ces derniers avaient accepté leurs services, et les krauls faisaient désormais office d’ouvriers. Les Golgari ne croyaient pas vraiment en une hiérarchie, pourtant même eux savaient que les krauls n’avaient pas d’impact significatif sur le reste de la guilde.

Alors, qu’est-ce qui avait bien pu faire croire à ces krauls que leur maître de guilde allait se laisser convoquer par un nécroprêtre aussi insignifiant et si peu influent ?

Sobeslav considéra brièvement la lettre chiffonnée. L’invitation n’était-elle pas juste assez saugrenue pour mériter une enquête ? De fait, Jarad louerait certainement son initiative si, d’aventure, son assistant venait à découvrir un quelconque scandale, surtout s’il impliquait les krauls.

L’elfe plissa les yeux, puis fit tinter une clochette sur son bureau. Aussitôt, un serviteur passa la tête par la porte pour prendre ses ordres.

« Rassemble quinze membres de la garde », ordonna Sobeslav. Peut-être les krauls allaient-ils enfin comprendre ce qu’était vraiment la puissance des Golgari.


Le champignon joint à la lettre servait à indiquer le lieu du rendez-vous, vieille méthode, néanmoins fort efficace, pour se communiquer un point de rencontre chez les Golgari. Naturellement, les réseaux fongiques couvraient l’ensemble de la guilde, et un simple filament de mycélium pouvait s’étendre sur plusieurs kilomètres sous terre. À l’aide d’un sort rudimentaire, il était néanmoins possible de retrouver un emplacement précis au sein de ce vaste écosystème de moisissures et de mucilage ; presque tous les Golgari savaient reconnaître ce message caché quand on leur offrait un champignon inconnu.

Recourant à cette magie, Sobeslav perçut le chant de la souche d’origine du fongus : elle se trouvait à trois jours de marche. Il ronchonna.

L’on prépara cordes et provisions : cette expédition les emmènerait loin, très loin, dans les profondeurs. Bien que la Citerraine fût quasiment sans limites, les Golgari se gardaient cependant de bâtir leurs villes et domiciles en certains lieux où le Monde inférieur ne tolérait pas leur présence. Or l’endroit choisi par Mazirek se trouvait bien plus loin encore.

Une fois rassemblés, Sobeslav et sa petite troupe de gardes golgari entamèrent leur longue descente dans les entrailles du monde.

Golgari Thug
Étrangleur golgari | Illustration par Johan Bodin

Pour se rendre jusqu’à la souche du champignon, ils durent traverser grottes et failles, franchir un gouffre et sa cataracte, et parcourir des kilomètres de plantations de chancissure à l’abandon. Leur chemin les fit s’aventurer plus loin et plus profondément que n’importe quelle expédition avant eux.

Les glèbes de moisissures cédèrent la place aux égouts, qui se muèrent bientôt en galeries naturelles. Les Golgari avaient beau être puissants et anciens, ils n’étaient néanmoins pas assez fous pour creuser n’importe où.

Tout en remontant la piste du champignon, Sobeslav laissait son esprit vagabonder. De son rejet initial de l’invitation avait germé une appréhension qui ne cessait de croître au fur et à mesure de leur pérégrination, car enfin, Mazirek était tout de même nécroprêtre ! Pour l’elfe, les us et coutumes de ce peuple d’insectes demeuraient un mystère, car déroutants et hermétiques par nature. De surcroît, si les Golgari s’enorgueillissaient de ne jamais refouler marginaux ni opprimés, il ne pouvait toutefois s’empêcher d’éprouver une certaine méfiance à l’égard de cette convocation. Les krauls restaient, après tout, des membres très récents de la guilde : peut-être avaient-ils conservé la barbarie des non-affiliés ?

Allaient-ils donc se formaliser de voir Sobeslav arriver à la place du maître de guilde ? L’elfe hocha la tête, force et fierté s’affermissant dans son cœur pour repousser cette possibilité. Après tout, ils auraient dû s’y attendre : chacun devait faire ses preuves avant d’oser s’adresser au grand seigneur liche Jarad vod Savo.

Ils poursuivirent ainsi leur périple, s’enfonçant toujours plus profondément. Ils durent, par moments, effectuer des descentes en rappel, rentrant parfois le ventre pour se glisser entre les roches. Un après-midi, ils traversèrent une caverne remplie d’immenses cristaux, aussi hauts que les arbres que l’on trouvait à la surface. Sans se laisser décourager par l’air brûlant et irrespirable de cette cavité, ils poursuivirent leur route. Le voyage avait attisé la curiosité de Sobeslav, sentiment qui ne fit que grandir à mesure que l’environnement gagnait en étrangeté. Mais où résidait donc ce nécroprêtre ? Et que diable voulait-il ? Au matin du troisième jour, Sobeslav ordonna à son escorte de s’arrêter. Vérifiant le sort lié au champignon de Mazirek, il hocha la tête d’un air satisfait. Ils se trouvaient dans une grotte chaude et étonnamment grande, où la piste magique semblait précisément conduire.

Il huma l’air et ouvrit ses sens, ses yeux transperçant l’obscurité. Là, à sa droite ! La diaclase n’était guère visible de prime abord. Ce n’était qu’une mince fente dans la paroi, masquée par un voile de filaments luisants qui flottaient vaporeusement devant son entrée, mais Sobeslav le percevait nettement : l’écho ancien et très lointain d’un tintement de magie nécromantique, depuis longtemps étouffé, qui montait du passage. Il tressaillit. Cette résonnance ne pouvait émaner que du nécroprêtre des krauls.

Il appela ses gardes et, d’une brève impulsion magique, créa un longe pour s’arrimer au reste de la troupe. La spéléomancie usait d’une énergie aussi compacte que corrosive ; durable, certes, mais difficile à maîtriser. Or Sobeslav n’avait jamais pris la peine d’apprendre les sorts de décomposition communément maîtrisés par les autres membres de la guilde. Sa magie à lui était entièrement dédiée à la survie.

Il s’engagea le premier dans la faille en éclairant le chemin grâce à un sort spéléomantique dont le scintillement révélait les interstices et caressait les saillies. Son éclat exagérait les contours de l’étau rocheux qui les enserrait et des obstacles dressés devant eux ; prises et protubérances leur apparaissaient plus clairement, aussi l’escouade put-elle continuer sa descente.

Les parois les étreignaient, aussi oppressantes que l’air qui se raréfiait. Sobeslav vida ses poumons au maximum pour se faufiler dans ce passage exigu. Sentant quelqu’un derrière lui tirer sur le filin invisible, Sobeslav traîna le groupe vers la sortie. Ils étaient presque arrivés ; ce n’était pas le moment de se laisser aller à la claustrophobie !

Le bout de l’exigu défilé se dessinait devant Sobeslav comme deux lignes parallèles. Forçant le passage, il déboucha en trébuchant sur un sol plus ferme, suivi par le reste de sa garde. Il patienta un instant, le temps de s’acclimater à l’air sec, flairant le léger musc qui imprégnait les lieux. Une fine couche de moisissures jaunâtres et membraneuses recouvrait la pierre, sous ses pieds.

Sobeslav jeta alors un autre sort d’illumination, plus diffus, permettant d’éclairer l’espace au-dessus et autour d’eux. La magie flotta dans l’air comme des particules de poussière, en projetant une clarté tamisée afin d’épargner leurs pupilles déshabituées de la lumière. Tandis qu’il lançait ce charme, l’elfe sentit un léger mal de tête le gagner. Il fronça les sourcils, étonné et contrarié : certes, il n’avait pas dépensé autant d’énergie magique depuis un certain temps, mais il ne s’était pas cru rouillé à ce point.

Une imposante dalle de pierre sculptée se dressait devant le groupe d’elfes golgari, à l’autre extrémité de la salle. Constellée de quartz scintillant, elle était encadrée de gravures minutieusement ciselées. Dans le Monde supérieur, elle n’eût pas dépareillé dans le manoir d’un oligarque, mais ici, sous la surface, elle évoquait un passé lointain et oublié.

Tout en haut, une unique phrase, profondément incisée dans la roche noire et brillante, bordait le monolithe. Cependant, les elfes n’eurent guère le temps de la lire, car ils furent interrompus par un bourdonnement, amplification d’un faible murmure qu’ils n’avaient pas remarqué en arrivant. Sobeslav força les particules lumineuses à s’élever et, lorsque celles-ci obéirent, des centaines de silhouettes insectoïdes, agglutinées les unes aux autres, apparurent.

Surpris, l’un des gardes eut un brusque mouvement de recul ; les autres demeurèrent pétrifiés. Sobeslav sentit son mal de tête s’accentuer lorsqu’il leva les yeux pour embrasser ce tableau cauchemardesque : les krauls étaient là, collés au plafond, attendant leur arrivée.

Il y eut une brève agitation dans les rangs des innombrables insectes, puis un vrombissement d’ailes, et une forme massive se laissa tomber du plafond, atterrissant sur le sol mucilagineux avec un son humide. Quand elle se releva, deux yeux à facettes dévisageaient Sobeslav avec un profond mépris.

Mazirek fit claquer ses mandibules en se dressant de toute sa hauteur ; même pour un kraul, c’était un véritable colosse. « J’ai invité Jarad vod Savo, et c’est un laquais qu’il m’envoie ! »

L’intéressé grimaça en entendant ce mélange de cliquètements et de consonnes, la lingua franca de Ravnica affreusement mutilée par les pièces buccales de l’insectoïde.

Sobeslav déglutit péniblement, puis rapprocha sa lumière du sol, abandonnant le plafond à l’obscurité pour mieux éclairer le nécroprêtre devant lui. La douleur lui martelait à présent les tempes, aussi plissa-t-il les yeux afin de discerner l’énorme insecte et de concentrer son attention sur lui.

« Je m’appelle Sobeslav et suis l’assistant du maître de guilde Jarad vod Savo. Indisposé, il m’a dépêché en son lieu et place. Quelle affaire souhaitez-vous porter à l’attention de la guilde ? »

Mazirek serra son bâton ; ses jointures s’entrechoquèrent et un frisson d’agacement lui fit vrombir les ailes. Il s’avança vers l’elfe, qui recula maladroitement d’un demi-pas. « Dites-moi, Sobeslav, que pensent les Golgari des krauls ? » s’enquit-il.

Une vague sonore, pareille aux stridulations d’une myriade de cigales, roula du plafond. L’elfe finit par comprendre que les krauls s’esclaffaient. Son mal de tête le taraudait à présent avec la force d’une migraine ; il ravala un gémissement de souffrance avant de répondre : « Les krauls sont… des ouvriers, une main-d’œuvre. Ils cultivent les plantations de chancissure et entretiennent les égouts. Ils n’ont rejoint la guilde que récemment et doivent encore faire leurs preuves. »

« Et c’est tout ? » s’indigna Mazirek.

Sobeslav eut le sentiment qu’on allait lui démontrer que non. Un rire jaillit de la gorge du nécroprêtre, stridula à travers ses vestibules buccaux et retentit dans toute la caverne en déferlant sur les krauls du plafond.

L’elfe se mit à transpirer. Des points lumineux valsaient devant ses yeux et son esprit se révulsa, foudroyé de lancinations. Le bruissement incessant des krauls au-dessus de sa tête lui était insupportable, et leur rire angoissant lui glaçait les sangs.

Tout à coup, il entendit un bruit sourd derrière lui : l’un des elfes golgari venait de s’effondrer, en proie à d’horribles convulsions. Sobeslav lâcha un juron et, furieux, se retourna vers Mazirek et l’apostropha : « Nous appartenons à la même guilde ! Pourtant, nous n’hésiterons pas à riposter si vous persistez à vous en prendre à notre garde ! »

« Oh, cela m’étonnerait beaucoup ! » répliqua le nécroprêtre.

Les yeux révulsés, une autre elfe s’écroula à son tour, un filet d’écume lui dégoulinant de la bouche. Sobeslav ressentit alors une atroce douleur au niveau des côtes.

Mazirek émit un son désapprobateur, du moins ce qui s’en approchait chez un kraul, et s’enquit d’un ton moqueur : « Un problème au foie ? »

Un troisième garde s’affala. Sobeslav grimaça de douleur.

« Que signifie cette agression ? Nous avons répondu à votre appel, nous sommes venus… »

L’elfe tomba à genoux, plié de douleur. Mazirek s’accroupit à sa hauteur, lui effleurant les oreilles de ses mandibules lorsqu’il lui répondit : « Mon peuple souhaite obtenir voix au chapitre, il exige une réformation. Or toute évolution, vous le savez, Sobeslav, nécessite parfois la mort de l’existant. »

Faisant fi de sa souffrance, Sobeslav grogna : « Je ne te laisserai pas me tuer, maudit kraul ! »

Mazirek se pencha davantage et susurra : « Cela fait déjà trois minutes que vous agonisez, vos gardes et vous, votre cerveau putréfié neurone par neurone. »

Sobeslav allait se ruer sur le kraul mais, au même moment, dans une douleur fulgurante, il lui sembla que l’un de ses reins explosait. Un quatrième garde s’écroula. L’elfe comprit à cet instant, avec ses derniers vestiges d’entendement, que Mazirek comptait le garder pour la fin.

Se redressant de toute sa taille, le nécroprêtre ajouta d’un air songeur : « De plus, j’ai besoin d’un sacrifice propitiatoire pour ouvrir la porte. »


Vraska ajouta une cuillerée de sucre dans sa tasse. Elle était debout dans son appartement, face à Mazirek, confortablement assis sur un tas de coussins. La gorgone préparait du thé noir, délice que le nécroprêtre commençait tout juste à apprécier.

« Si l’essaim des krauls existe, c’est uniquement grâce à un chef unique à sa tête. Or je suis né pour ce rôle. » Ses propos étaient entrecoupés de claquements et autres stridulations, ses mandibules de kraul peinant à prononcer la langue véhiculaire de Ravnica. Il n’en souffrirait cependant pas ici, car jamais Vraska ne raillerait ni ne réprimanderait son ami.

La gorgone regarda avec intérêt Mazirek évoquer sa position. « Vous arrive-t-il de vous sentir intimidé par cette responsabilité ? » l’interrogea-t-elle.

Elle n’ajouta pas moins de huit cuillerées de sucre dans la tasse avant de l’offrir à Mazirek, qui l’accepta avec un craquètement de gratitude. Trempant ses mandibules dans le thé, le nécroprêtre les fit jouer latéralement pour siroter le breuvage avec une courtoise discrétion réservée aux étrangers à son espèce, puis il posa la tasse. Il croisa alors ses membres supérieurs d’un air pensif et répondit : « J’ai passé ma vie à apprendre nos usages et à m’entraîner pour devenir nécroprêtre. Quand l’heure est venue et que l’on s’est tourné vers moi, j’étais prêt à diriger mon peuple. Aucun kraul ne possède les talents que sont les miens. »

« On m’a taxée d’égocentrisme pour avoir fait preuve de la même détermination », souligna Vraska avec un sourire entendu.

Mazirek poussa un soupir puis un petit craquètement sonore pour exprimer sa confusion, avant de confier à son amie : « Les krauls n’ont aucun ego ni orgueil. L’amour-propre n’a pas sa place dans l’essaim. » Après un petit cliquètement gêné, le nécroprêtre demanda : « Quel est donc l’intérêt de l’orgueil ? »

Vraska reposa sa tasse sur sa soucoupe pour prendre le temps d’y réfléchir. Elle soupira puis inspira, essayant d’organiser sa pensée, et finit par trouver une réponse : « Toute ma vie, nombreux sont ceux qui ont commis l’erreur de me sous-estimer, aussi bien en ma qualité d’experte qu’au travers du danger que je représente. » La gorgone avait joint les mains devant elle, et sa crinière tentaculaire ondoyait lentement autour de son visage. Elle posa sur Mazirek des yeux ambrés empreints de sincérité. « Si l’on me condamne à l’irrespect, alors il me faut m’aimer moi-même d’un amour-propre dont aucun sot ne saurait me dépouiller. »


Mazirek chérissait le souvenir de cette conversation. Les krauls n’entendaient rien à l’amour-propre, à la fierté ou à l’orgueil ; cependant, lorsqu’il avait appris son utilité, il avait compris. Le nécroprêtre était capable de prodiges, et jamais l’ignorance des Golgari ne pourrait rien y changer. Pour cette leçon qu’elle lui avait dispensée, il vouait une confiance aveugle à Vraska. Il avait fait sa connaissance bien des années auparavant, un jour où il consultait les assassins de l’Ochran. Il avait fourni bénédictions et enchantements à ceux-là qui le demandaient, mais seule Vraska avait pris la peine d’engager la conversation après leur échange. Tous deux s’étaient par la suite retrouvés régulièrement pour discuter théologie et politique, et, au fil des ans, leur amitié s’était révélée particulièrement enrichissante.

Tandis qu’il tuait Sobeslav cytoplasme par cytoplasme, Mazirek éprouva de la fierté. L’elfe s’égosilla pendant une bonne minute quand son pancréas cessa de fonctionner.

Le nécroprêtre leva son bâton vers le plafond, enjoignant le reste des krauls à entonner leur incantation. Il employait le parler des krauls, langage chitinien, série de pépiements et de claquements que des lèvres humanoïdes n’auraient su reproduire. Ses krauls lui répondirent par une mélopée, et Mazirek entama le rituel.

Aux oreilles du profane, leur chant évoquait le ronron d’une immense machine ronflant et vrombissant en rythme. Pour Mazirek, c’était au contraire l’écho d’une puissance millénaire, l’invocation d’une puissance retrouvée, le préambule à un empire prêt à être bâti.

Il l’orchestrait avec ferveur, imprégnant de magie chaque note qu’il entonnait. Le mucilage qui recouvrait le sol s’éveilla, puis s’illumina, nourri par l’essence vitale des récents défunts. À mesure que les autres gardes périssaient dans d’affreuses convulsions, le sort des krauls gagna en intensité. De son côté, Mazirek s’emparait de l’énergie dont vibrait chacune de ces âmes, récoltant leur force pour la canaliser vers son bâton. Le sort était pratiquement accompli.

Sobeslav se tortillait en geignant, trahi par son propre corps qui dépérissait. Il fixait Mazirek de ses yeux hagards, le visage tordu en une grimace qui se voulait suppliante. Déclamant avec une intensité renouvelée, une emphase colorée de superbe, le nécroprêtre prenait en effet soin de ne pas altérer les nocicepteurs de l’elfe, pour lui faire vivre pleinement son martyre.


Le logis de Vraska se distinguait avant tout par sa douillette élégance. La voyageuse en avait fait un véritable cabinet de curiosités, dont les murs étaient recouverts de colifichets raffinés et d’objets des plus insolites. Quoique ce bariolage et cette profusion agressassent violemment les yeux composés de Mazirek, l’effet finissait néanmoins toujours par s’estomper, et, au final, celui-ci se sentait bien en ce lieu. Une immense bannière violine surplombait la cuisine ; un vase en céramique orné, au rebord, d’ondulations noires décorait la bibliothèque ; au-dessus, des dizaines d’oiselets en origami se mêlaient aux rubans qui garnissaient le plafond. Ce boudoir était aussi apaisant que fascinant ; y savourer un thé donnait l’impression de se prélasser dans les réserves d’un musée.

Ce jour-là, Mazirek y faisait les cent pas. Il rageait d’une énième ordonnance du maître de guilde : « Jarad et les elfes se moquent royalement du sort des krauls ! Il a réduit nos rations de nourriture et ignoré toutes nos demandes d’audience. Il préférerait nous voir mourir de faim que de nous accorder un quelconque pouvoir politique dans l’Essaim golgari. Notre allégeance n’a aucune valeur à leurs yeux ! »

Vraska l’observait attentivement et se pencha en s’adressant à lui sur le ton de la confidence : « Mazirek, vous n’êtes pas seul à partager ce sentiment. Krauls ou gorgones, nous sommes tous restés dans l’ombre et le silence depuis bien trop longtemps. »

Mazirek, désabusé, fit claquer ses mandibules et récrimina : « Seule la guerre nous apportera le changement nécessaire, mais mon peuple paierait bien trop cher un conflit. »

« Et s’il y avait moyen d’arriver à nos fins sans effusions de sang ? » suggéra Vraska.

Mazirek la dévisagea sans un mot. La gorgone but une petite gorgée de thé, puis sourit, avant de hausser les épaules de façon énigmatique. « Il existe de nombreux expédients pour initier le changement sans verser de sang. »


Mazirek interrompit son incantation. Percevant le message porté par ses phéromones, les krauls descendirent en hâte du plafond pour s’amasser autour de lui.

Sobeslav était toujours vivant. Privé d’un poumon, il pantelait, incapable de fixer son regard.

Mazirek se pencha et tendit son bâton au-dessus de la tête de l’elfe, des lèvres duquel une courte phrase s’échappa : « Un kraul ne saurait gouverner les Golgari. »

Mazirek inclina la tête de côté en faisant cliqueter ses mandibules. « Vous avez raison, et telle n’est pas mon intention, répondit-il avant d’apposer l’extrémité de son bâton sur la nuque de Sobeslav. En revanche, je sais qui s’en chargera, et vous allez m’aider à lui en offrir les moyens. »

La dernière ponction de puissance, le soupir palpitant du sacrifié. Sobeslav écarquilla les yeux lorsque son tronc cérébral se décomposa brusquement.

L’elfe, qui n’était plus qu’une enveloppe vide, gisait face contre terre, aux pieds du nécroprêtre. Ravi, ce dernier fit vrombir ses ailes, puis aspira la force du corps agonisant dans son bâton. Les krauls autour de lui poussèrent des acclamations et entonnèrent un chant d’exhortation.

Inspirant par ses vestibules, Mazirek se concentra sur la dalle d’obsidienne devant lui. Il agrippa son bâton de ses mains médianes, planta ses membres inférieurs dans le lacis mucilagineux du sol et, plongeant une main invisible sous les fibres de la bourbe et de la moisissure à ses pieds, il tira. Un courant de pouvoir nécromantique suinta alors du sol, jusque dans son corps. Le pouvoir des seize âmes à peine fauchées le glaça tout entier. Sans perdre de temps, il lança silencieusement un autre sort pour transmuer en énergie cinétique le fluide de mort qu’il extirpait du mucilage, et en mâtiner la sinistre moisson qu’il venait de récolter.

Saisissant le bloc magmatique à deux mains, il le poussa violemment sur le côté.

Comme il aurait voulu que le maître de guilde assistât à cette scène, qu’il vît son existence s’achever au moment même où les krauls allaient s’approprier une puissance phénoménale ! Mais l’heure de Jarad viendrait bien assez tôt.

La porte ouverte, le scellé rompu, un brusque courant d’air souffleta le nécroprêtre. De l’autre côté régnait une obscurité absolue. Mazirek sentit immédiatement que le mausolée était ancien, ne serait-ce que par le remugle d’un air confiné pendant des siècles qui s’en dégageait.

Les krauls s’attroupèrent derrière de lui pour y jeter un coup d’œil : le sépulcre était si vaste qu’il leur était impossible d’en percevoir les limites, et des centaines de sarcophages s’y dressaient, tels des soldats en rangs serrés. Le plafond, majestueusement ouvragé, avait été doré à l’or fin et azuré, pour donner l’illusion du firmament. Tout dans ce lieu évoquait une opulence et une puissance insondables et millénaires.

Lorsque le chef des krauls s’y aventura, une onde de magie parcourut le dallage. Sentant qu’il venait de déclencher un sortilège très ancien, il regarda avec délectation tous les sarcophages se desceller jusqu’au dernier. Des mains délicates, drapées de dentelle et ornées de bagues somptueuses, en repoussèrent chaque couvercle, puis, partout dans la crypte, les morts se relevèrent de leur propre chef, ainsi que Vraska le lui avait prédit.

Mazirek fit vrombir ses ailes, exultant d’orgueil.

Une ouvrière accourut auprès de lui, ses phéromones porteuses d’une question : « Comment les appelle-t-on ? » s’enquit-elle dans la langue des krauls.

Mazirek se dressa de toute sa hauteur, avant d’utiliser son bâton pour désigner d’un geste magistral l’armée qui s’élevait devant lui. « Mon enfant, voici Umerilek, mausolée des Temps jadis ! Voici le salut des krauls, et la pierre angulaire du futur Empire golgari. »


Profil du Planeswalker : Vraska