Histoire précédente : La bataille de Thraben

Innistrad est menacé de destruction : Emrakul s’est réveillée, et le titan eldrazi a entraîné dans son sillage une marée de monstres et de mutants qui menace d’engloutir toute vie. Les Sentinelles se sont quant à elles rassemblées à Thraben, et l’arrivée opportune de Liliana et de ses hordes de zombies leur a accordé un répit pour leur permettre d’échafauder un plan de bataille.

Néanmoins, leur intervention suffira-t-elle pour vaincre Emrakul ?


Liliana

Quel plaisir elle ressentait à voir ainsi ces prétendues Sentinelles aux abois : le sentiment d’impuissance mal contenu de Gideon, l’inquiétude de Nissa, l’impatience de Chandra et l’indécision de Jace ! Pourtant le mage de l’esprit se trouvait dans une situation qui lui était très familière : pieds et poings liés par des contraintes qu’il s’était lui-même arbitrairement imposées et à se demander pourquoi les décisions cruciales étaient toujours aussi difficiles à prendre. Tu ne changeras donc jamais ! Liliana ignorait si cette constatation l’amusait ou la répugnait. Parfois les deux.

Dark Salvation
Obscur salut | Illustration par Cynthia Sheppard

Une lunaréenne arriva dans les airs au-dessus de la place, essoufflée, les yeux fous. Le regard fixé sur l’incontournable spectacle qu’offrait Emrakul, elle ne remarqua même pas le grand cercle de zombies qui protégeaient les Sentinelles des suppôts du titan eldrazi. Elle se posa près de Jace, s’adressa à lui avec un débit rapide, mais à voix trop basse pour que Liliana l’entendît, puis elle s’interrompit comme au beau milieu d’une phrase, ce qui aurait eu de quoi déconcerter la nécromancienne si celle-ci n’avait pas déjà passé beaucoup de temps en compagnie d’un télépathe. Ce doit être la lunaréenne dont Jace m’a parlé. Ce dernier et Tamiyo poursuivirent leur dialogue mental, s’approchant l’un de l’autre. Liliana fronça les sourcils. Encore l’un de des bons à rien de mages de l’esprit ! Je m’en serais bien passé !

Elle aurait en effet voulu disposer de quelques instants en tête à tête avec Jace, pour faire le point. Ses zombies leur avaient certes accordé un sursis, mais il fallait qu’ils s’en aillent, loin de Thraben, loin d’Innistrad, loin d’Emrakul.

À l’évocation du titan, les yeux de Liliana se portèrent vers l’immense silhouette immobile, qui, des portes de la ville, dominait Thraben. Pourquoi n’avance-t-elle pas ? L’air était lourd, presque irrespirable, chargé de l’odeur des… Non, ce n’étaient pas les morts — leurs effluves ne gênaient pas Liliana —, mais elle percevait des relents de déliquescence qu’elle trouvait troublants.

Soudain, il se fit un changement dans l’air, comme ce parfum et cette lourdeur qui, un jour de printemps, précèdent l’orage et, à cet instant précis, Emrakul se déploya. Ses nuées se mirent à bourgeonner : ses longs et fins tentacules se déroulèrent, se multiplièrent. De centaines, ils devinrent des milliers, puis des dizaines de milliers. Une sphère d’énergie invisible jaillit du titan, ondulant et frappant chaque Planeswalker.

Nausée et vertige l’assaillirent. Liliana n’avait connu cette écœurante conjonction d’accablement et d’étourdissement qu’en de rares occasions au cours de sa vie : quand les paupières de son frère Josu s’étaient rouvertes sur deux orbes noirs sans vie ; quand elle avait soutenu pour la première fois le regard maléfique de Nicol Bolas, qui se gaussait d’elle en lui promettant la rédemption ; quand le pouvoir du Voile de Chaîne avait couru pour la première fois dans ses veines, déchirant sa peau comme une coquille desséchée pour permettre à son propre sang de couler.

Or aucun de ses événements n’avait provoqué en elle un malaise aussi intense que celui suscité par Emrakul. Liliana Vess avait consacré toute sa vie à éviter la mort et, pour la première fois dans sa longue existence, elle se demanda si ses efforts n’avaient pas été vains. À l’ombre de l’éclosion d’Emrakul, le trépas semblait en effet n’être qu’un mensonge de plus de la vie, l’un de ces faux espoirs occultant quelque peu l’horreur qui attend, au final, tous les vivants.

Emrakul. Emraakull. Emraaa…

Elle hocha la tête avec force pour tenter de s’éclaircir les idées. Elle avait vécu trop longtemps, surmonté trop d’épreuves, pour succomber aujourd’hui. Il faut absolument fuir ce plan ! Ce… Ce serait folie que de rester. Ce n’étaient pas ses propres pensées, mais l’Homme-corbeau qui chuchotait dans sa tête. Il paraissait effrayé, ce dont Liliana tira un certain plaisir. Tiens, tu sais donc ressentir la peur ! Ses zombies gémirent à l’unisson : « Réceptacle de la destruction. Racine du mal. Fuis ! » Liliana tressaillit. Elle était accoutumée à ce que le Voile de Chaîne lui susurrât ces propos insensés, mentionnant réceptacles et racines, mais certainement pas à ce qu’il lui intimât de fuir ! Elle ignorait ce dont Emrakul était capable, mais le Voile ne souhaitait visiblement pas qu’elle l’apprenne.

La pression atmosphérique s’alourdit, lui procurant une migraine si lancinante et si soudaine que ses yeux s’embuèrent. À l’exception de Jace, qui avait lancé un sort pour se défendre, tous les autres Planeswalkers s’écroulèrent. La nécromancienne baissa la tête, la douleur se faisant de plus en plus intense. Emrakul l’assaillait de l’extérieur, le Voile de Chaîne de l’intérieur et le maudit Homme-corbeau d’où qu’il puisse bien se trouver. Pourtant, elle ne capitulerait pas ! Ce sont mes zombies à moi, mon Voile de Chaîne, ma tête ! Tout cela m’appartient !

Elle fixa Emrakul, et sa peur céda la place à une rage bouillonnante. Comment oses-tu… ?!

Il y eut une nouvelle explosion d’énergie en provenance du titan, une véritable tempête comparée à l’averse printanière à laquelle on aurait pu comparer le premier assaut. Liliana tomba à genoux et hurla de rage. Ses zombies n’articulaient plus qu’un seul mot :

« Em-ra-kuuuull. »


Jace

Tour de mauve ombrée à travers pluie de verre. Traînées de feu lourdes de ténèbres. Emrakul caquète par boucle métallique glacée…

Une voix interrompit son délire, familière bien qu’il l’entendît pour la première fois. Cette affaire tourne mal, mais je ne succomberai pas ; je prévaudrai. Jace respira lentement et régulièrement. Ses pensées retrouvèrent leur cohérence. Il tenta de se rappeler les propos insensés qui avaient dominé son esprit quelques secondes plus tôt, mais ils s’étaient déjà évaporés, comme la rosée sous le soleil du matin. Il se trouvait au sommet d’un grand escalier hélicoïdal, aux marches de marbre blanc décorées d’une moulure bleue, et brillamment éclairé bien qu’aucune source lumineuse évidente ne fût visible, et il n’en voyait pas le bout.

Au-dessus de lui se dressait une grande tour de pierre aux lignes élancées. Au niveau du sol, le bâtiment ressemblait à son sanctuaire de Ravnica. Il y vit une grande table de pierre recouverte de piles de livres, de cartes et de plusieurs appareils, qui émettaient des cliquetis de rouages, ainsi que des rayonnages de bibliothèque à perte de vue. Il en ressentit un pincement au cœur. Pourtant, l’endroit ne se contentait pas d’une simple similarité avec ses appartements de Ravnica ; c’étaient les siens, même si, sur son plan, ils n’étaient pas traversés d’un magistral escalier en spirale !

De surcroît, sur Ravnica, il n’y avait pas non plus de force monstrueuse sur le point de détruire sa demeure…

Plusieurs centaines de mètres au-dessus de lui, d’énormes blocs de pierre se détachaient en effet de la tour ou en étaient arrachés et projetés au loin. Le toit avait déjà disparu, révélant un ciel d’encre envahi par de sinistres nuées violacées. Tandis qu’il observait la scène, Jace se rendit compte qu’il ne s’agissait pas d'un nuage ; c’était autre chose — une créature. Celle-ci prenait la forme d’un gigantesque cumulus mauve d’où jaillissaient des centaines de tentacules, qui se tortillaient et se tendaient vers la tour, accompagnés d’éclairs et de roulements de tonnerre assourdissants. La créature avait un nom…

Emrakul. Ce nom lui parut étrange dans sa bouche, un mot qu’il n’aurait pas dû connaître, qu’il ne pouvait pas savoir. Ou peut-être était-ce l’intention sous-jacente à ce nom… Jace se reprit, contrarié de constater avec quelle facilité il perdait le fil de ses pensées. Concentre-toi ! Emrakul. Une chose. Un Eldrazi. Le dernier Eldrazi. L’esprit de Jace luttait pour appréhender la nature de l’entité. Sa tête le lançait, c’était une douleur sourde qui s’intensifiait à chaque fois qu’il songeait au titan. Alors n’y pense pas ! Où suis-je ? Quel est cet endroit ?

D’autres souvenirs lui revinrent. Ce n’était pas dans une tour qu’il avait perdu connaissance, mais à Thraben, assiégée par les hordes innombrables des séides d’Emrakul. Tous s’étaient retrouvés là : Gideon, Tamiyo, Nissa, Chandra, Liliana. Cette dernière avait surgi inopinément, à la tête d’une armée de zombies et les avait sauvés des sectateurs et créatures rendus fous par Emrakul. Liliana était revenue ! Elle…

Au dehors, le tonnerre éclata, et le sol trembla sous ses pieds. La douleur dans sa tête lui devint insupportable. Un éclair illumina les tentacules d’Emrakul, qui continuaient de démanteler la structure ; la tour était haute et imposante, mais le titan la démolissait pierre par pierre.

Une lumière blanche et diffuse se mit à pulser plus bas dans l’escalier, à l’appeler. D’ordinaire, Jace se méfiait des lueurs mystérieuses apparaissant dans des lieux inconnus de lui et menant à des endroits qu’il connaissait encore moins. D’ordinaire pourtant, il ne subissait pas non plus l’attaque de titans eldrazi tout-puissants. Cette lumière blanche lui paraissait de plus en plus fascinante.

À l’extérieur se produisit une violente explosion de lumière, avec des éclats violacés suivis par un assourdissant roulement de tonnerre. Frappée par la foudre, la tour trembla toute entière. Jace s’effondra au sol, le crâne transpercé par la douleur. Qu’est-ce qui m’arrive ? Puis une autre voix, la sienne, mais détachée de lui, lui beugla un ordre : Va-t’en ! Sur-le-champ ! Descends l’escalier !

Jace leva une dernière fois les yeux vers le sommet de la tour, derrière lequel se profilait la gueule pourpre et béante d’Emrakul, ses interminables tentacules s’enroulant toujours plus nombreux autour des créneaux. Il se releva et tituba jusqu’à l’escalier. Il décida que la voix — ma voix — avait raison : il était temps de partir. Il s’enfonça dans les sous-sols de la bâtisse.


Liliana

Le sang de Liliana était en feu, et son esprit en lambeaux. Seule sa rage l’empêchait de basculer dans la folie. Ce sont mes zombies. Ils m’appartiennent ! Tu ne les auras pas ! Sans même en avoir conscience, elle puisa dans l’énergie du Voile de Chaîne pour contrer Emrakul. Elle perçut l’influence pernicieuse de l’Eldrazi, si puissante qu’elle affectait même les trépassés. Pourtant, cette puissance n’était rien comparée aux pouvoirs nécromantiques de Liliana, décuplés par le Voile de Chaîne. Elle sentit ses zombies revenir vers elle.

La puissance qui circulait dans ses veines avait quelque chose de grisant. Jusque-là, chaque utilisation du Voile s’était accompagnée de douleurs et de déchirures de sa peau, mais, cette fois-ci, sa rage semblait la protéger des pires effets de l’artefact. Peut-être est-ce là le secret du Voile de Chaîne : ne le désirais-je pas assez ?

Rise from the Grave
Reviviscence | Illustration par Kieran Yanner

Elle entendait toujours les voix de ses zombies et, dans son esprit, celles émanant du Voile. « Réceptacle de la destruction. Racine du mal. » Pourtant, ce n’étaient pas les seules : l’Homme-corbeau y ajoutait son abrutissante antienne : Il nous faut partir. Ce serait folie que de rester. Je pensais que tu voulais vaincre la mort. L’entité à laquelle tu es confrontée ici est plus ancienne que le temps lui-même, et plus puissante que toi, quand bien même tu commanderais cent Voiles de Chaîne ! Il faut fuir ! L’Homme-corbeau avait voulu s’exprimer d’un ton impérieux, mais jamais il n’avait au contraire paru si plaintif, si vulnérable.

Liliana jeta un coup d’œil vers les autres Planeswalkers : Chandra, Tamiyo et Gideon gisaient à terre, inconscients. Elle déploya brièvement son pouvoir dans leur direction, mais ils ne réagirent pas à son contact nécromantique : ils étaient donc encore en vie. Nissa, quant à elle, était comme clouée sur place, hurlant une litanie de paroles insensées. Deux énergies, l’une verte et l’autre violette, crépitaient autour d’elle, comme deux vagues contraires percutant le même écueil. Jace était le seul à tenir encore debout et paraître conscient, mais il ne s’avisa même pas de sa présence. Un scintillant halo bleuté l’enveloppait, une sorte de pénombre qui assiégeait également les cinq autres Planeswalkers. Tous sauf elle. Serait-ce ce qui vous maintient en vie ?

Ce clair-obscur scintillant ne s’étendait pas jusqu’à elle, mais elle n’avait, du reste, nul besoin de son aide. Liliana avait connu une puissance insigne, alliée à la sagesse et la cruauté nées de deux cents longues années de vie, mais elle savait que rien de cela n’aurait suffi à la protéger contre l’assaut mental d’Emrakul : sans le pouvoir du Voile de Chaîne, elle eût été perdue.

Or ce pouvoir, elle le détenait désormais sans partage, et l’exerçait volontiers. Elle éclata d’un rire exalté : elle touchait davantage à la quasi-omnipotence qu’elle ne l’avait fait depuis la Restauration. Je peux tout accomplir ! Cependant, les voix du Voile continuaient de lui susurrer à l’esprit : Réceptacle. Réceptacle de la destruction. Il faut fuir la Destructrice de mondes. La Créatrice de mondes. Réceptacle ! La voix de l’Homme-corbeau s’étouffait de panique. Écoute le Voile, espèce d’idiote ! Fuis ! Ses zombies insistaient : « Racine du mal. Réceptacle de la destruction. Réceptacle ! »

Le rire de Liliana, empli de rage et de puissance, s’enfla encore. « JE. NE SUIS PAS. UN RÉCEPTACLE ! »

Les voix du Voile et de l’Homme-corbeau se turent aussitôt. Elle sentit leur fureur d’impuissance tandis qu’elles fulminaient. Seule importe ma volonté et mes desseins. Rien ne saurait me faire obstacle. Elle puisa au Voile davantage de puissance qu’elle n’avait jamais osé en manipuler.

Je ne serai pas votre esclave ; c’est vous qui, au contraire, m’appartenez !

Elle rassembla les énergies du Voile, les ajouta à son propre pouvoir et à son expérience. Enivrée par tant de puissance, elle ne décelait plus l’assaut mental d’Emrakul.

Elle tourna donc toute son attention vers le titanesque Eldrazi. Comme si celui-ci discernait son pouvoir redoublé, il vira lentement dans la direction de Liliana. Il semble que tous te redoutent, Emrakul, lui lança-t-elle dans un gloussement de délectation, grisée par son pouvoir. Nul ne me croit capable de te vaincre, alors voyons s’ils ont tort ou raison !


Jace

Tandis que Jace poursuivait sa descente dans les entrailles de la tour, il regardait de temps à autre au-dessus de lui, mais les ombres dissimulaient tout ce qui se trouvait à plus de quelques mètres. J’imagine qu’il n’y a pas d’autre issue. Se faire guider ainsi dans les profondeurs d’une tour inconnue aurait dû l’alarmer, surtout dans le vacarme d’une tour qui s’effondre et du tonnerre qu’il entendait toujours, mais il restait calme. J’y suis d’évidence plus en sûreté qu’au dehors.

Le mur près de lui se mit à scintiller, puis la pierre se changea en verre, ou, du moins, en une sorte de matière transparente. La paroi toute entière, des marches au plafond, s’était ainsi transformée en une surface cristalline. Il vit alors une scène, comme les dioramas que les enfants fabriquaient à l’école, si ce n’est que celui-ci bougeait.

Le personnage central était Gideon, qui affrontait une sorte d’entité céleste largement plus grande et massive que lui — car il s’agissait bien d’un être céleste, puisqu’il se constituait d’un ciel nocturne pailleté d’étoiles. De sexe visiblement masculin, celui-ci arborait deux grandes cornes noires surmontant un visage inhumain. Il brandissait un immense fouet au manche orné d’un crâne tout à fait humain quant à lui. Gideon, pour sa part, restait pareil à lui-même — mâchoire carrée, sural déployé, armure rutilante —, mais son regard n’était pas celui que Jace lui connaissait : ce Gideon-là paraissait inquiet, presque incertain. Ce visage était distordu de rage, mais aussi de peur. Intéressant.

Gideon était entouré des autres Sentinelles : Chandra, la tête et les mains auréolées de flammes, Nissa et même un Jace. Mais ne suis-je pas de plus haute taille ? Le personnage céleste étendit les bras, son fouet à son côté. Il s’exprima d’une voix caverneuse, qui sembla faire gronder le sol : « Et quel est ton plus ardent désir, Kytheon Iora ? Que souhaites-tu vraiment ? »

« Non ! s’écria Gideon, le visage crispé de douleur et de forfanterie. Il n’est rien que tu puisses m’offrir, Érébos, rien ! Tout ce qui vient de toi n’est que poison. »

L’être — Érébos — leva son fouet. « Qui te parle de t’offrir quoi que ce soit, mortel ? Dis-moi quel est véritablement ton plus cher désir, ou je tuerai tes amis, l’un après l’autre. »

Les épaules du guerrier se courbèrent, son sural se rétracta dans son fourreau. Il leva les yeux vers l’entité étoilée, le visage empreint de colère et désespoir mêlés. « Mon plus cher désir… commença-t-il avant de prendre une grande inspiration et poursuivre : Je souhaite par-dessus tout protéger autrui, sauver… »

« Mensonges ! » Érébos fit claquer son fouet, et le Jace situé près de Gideon se désagrégea sous le coup ainsi asséné. Je n’apprécie vraiment pas de me voir mourir ! Gideon se jeta sur l’entité en hurlant, son sural cinglant l’air, mais Érébos ne broncha pas. Il leva la main, mais non pas pour se protéger, et le Planeswalker se retrouva projeté violemment en arrière.

« Tu ne saurais me vaincre, mortel ! Tu n’y es jamais parvenu et n’y parviendras jamais. Dis-moi la vérité et je laisserai vivre le reste de tes amis ! »

Le tonnerre gronda au dehors — Emrakul, c’est Emrakul ! — et la réponse de Gideon échappa à Jace. Quoi qu’elle fût, Érébos ne s’en satisfit visiblement pas : le fouet frappa de nouveau, et Nissa fut réduite en cendres. Gideon tressaillit, mais, cette fois, n’attaqua pas. Chandra, interdite, restait figée, le regard vide, les mains inertes, mais continuant de brûler. Impossible que cette scène soit réelle ! Est-ce ce que vit Gideon dans sa tête ?

La voix de ce dernier grésillait de rage quand il s’exclama : « J’entends te vaincre, t’abattre afin que tu ne puisses… »

« Non ! Pourquoi persister ainsi à te mentir ? » À l’inverse de celui du guerrier, le ton d’Érébos était paisible comme un cimetière. Un autre clappement de fouet, et Chandra disparut à son tour. « Dois-tu perdre tous tes proches pour accepter la vérité, mortel ? Tout cet entêtement, et pour quelle raison ? Tu es résolu à souffrir plus que les autres. » Le fouet d’Érébos semblait animé d’une vie propre. « Que veux-tu réellement ? »

Gideon leva la tête vers le ciel et hurla : « Je veux… » ; mais la lucarne dans le mur s’obscurcit, sans le laisser achever sa phrase.

Jace resta interdit, consterné par la scène à laquelle il venait d’assister. Qui est Érébos ? Qu’est-ce qui tourmente ainsi Gideon ? Jace n’avait pas un instant imaginé que son ami traversât pareille épreuve. Et mon manque de perspicacité vis-à-vis de Gideon n’a d’égal que mon incapacité à comprendre ce qui se passe ici. S’agit-il de rêves ? Suis-je dans la tête de Gideon ? L’Emrakul en train de démantibuler la tour au-dessus de lui semblait bien réelle, pourtant.

Les ténèbres semblèrent se resserrer sur le mage. Il faut que je continue d’avancer. Je trouverai les réponses plus bas. Il n’avait pas descendu quelques marches qu’un autre mur s’éclairait à son tour. Cette fois, ce fut Tamiyo qui y apparut.

Elle était penchée par-dessus un grand parchemin déroulé sur une table de travail, elle-même recouverte de poussière et éclairée par une unique bougie, qui diffusait toutefois davantage de lumière que sa taille n’aurait dû le lui permettre. Derrière la lunaréenne se dressaient des rayonnages chargés de livres, et d’autres ouvrages s’empilaient à même le sol. Jace sentit la mélancolie le gagner à l’idée de n’être entouré que de livres et d’avoir tout le temps de les compulser. Il ne s’était pas trouvé dans cette situation depuis fort longtemps, et les chances qu’il la revive un jour étaient minces.

Des larmes de sang se mirent à couler de l’un des yeux de Tamiyo : d’abord, quelques gouttes, qui s’écrasèrent sur la table dans un léger plic ! Puis, tandis qu’elle poursuivait sa lecture du parchemin, son autre œil se mit lui aussi à verser des gouttes carmin : plic-plic ! Plic-plic ! Plic-plic !

Sous les yeux horrifiés du mage, une sorte de maillage charnu bourgeonna sur les paupières de la lunaréenne pour finir par lui recouvrir entièrement les orbites : la marque d’Emrakul ! Jace avait trop vu l’empreinte de l’Eldrazi, ces derniers jours, pour ne pas la reconnaître. Le sang continuait à couler malgré les excroissances : plic-plic ! Plic-plic ! Plic-plic !

Les fibres parasites s’étendaient à d’autres parties de son corps, jaillissant des doigts de Tamiyo, lui recouvrant bientôt les deux mains. Les filaments se propagèrent jusqu’à la table, emprisonnant les poignets de la lunaréenne contre le bois. À présent, elle ne voyait plus, et ne pouvait plus bouger. Le sang, néanmoins, coulait toujours. Plic-plic ! Plic-plic ! Plic-plic !

Alors qu’elle perdait l’usage de ses yeux et de ses mains, Tamiyo ne cessait cependant de marmonner, mais sans émettre aucun son. Les fils tentaculaires commencèrent ensuite à lui coudre les lèvres, lui recouvrant peu à peu la bouche. Après l’avoir bâillonnée, ils poursuivirent leur progression, comme une masse grouillante de vers. Les filaments qui lui couraient sur le visage rencontraient parfois une goutte de sang et l’absorbaient alors goulûment, en se tortillant. Plic ! Plic ! Plic !

Tamiyo demeurait impassible, les yeux, la bouche et les mains pétrifiés. Jace avait échangé ses pensées avec la lunaréenne ; il la connaissait donc mieux que quiconque. Voir, parler, écrire sont les indispensables instruments, non seulement de sa magie, mais aussi de son mode de communication. Ce sont ces capacités-là qui la définissent. Elle est ainsi en train de lentement s’effacer. Jace tempêta en cognant sur la lucarne, mais rien dans la pièce qu’elle montrait ne réagit, pas même Tamiyo. Le verre redevint alors de la pierre opaque.

Jace s’affaissa, dos au mur. Mais quel est donc cet endroit ? Il est impossible que ce soient vraiment mes amis. Les ombres lui parurent menaçantes. Il était las, tellement las. Lentement, il se redressa et reprit sa descente.


Liliana

Ce pouvoir, c’est une révélation ! Il avait suffi que la nécromancienne exerçât sa volonté, manifeste ses intentions. Pendant si longtemps, elle s’était cru d’un pragmatisme absolu et d’une dévotion indéfectible à ses desseins : éviter la mort, occire les démons qui la persécutaient. À présent, néanmoins, elle comprenait qu’elle avait hésité à franchir le pas pour parvenir à ses fins. Je me suis retenue. Quelle stupidité !

Devant elle se dressait Emrakul, titan eldrazi, créature plus ancienne que le temps lui-même, si les voix disaient vrai. Je pense que tu n’es qu’une chose, pas un être transcendant ; puissante, certes, mais vivante. Or, si tu vis, tu peux donc périr. Et si tu meurs — elle eut un autre sourire —, alors tu m’appartiens.

Les énergies du Voile se tordaient et se cabraient sous sa volonté, piaffant du désir qu’on les utilise pour consumer, pour tuer. Le pouvoir est fait pour servir. Alors elle le rassembla, le façonna et le projeta, en une série de rafales étincelant d’énergie nécromantique, sur la gigantesque silhouette d’Emrakul, projetée en arrière sous la force de l’impact.

Par-devers elle, Liliana entonna un chant triomphal. C’était l’hymne du pouvoir, et sa mélodie était enivrante. C’est ce que j’espérais. C’est ma destinée ! Chaque rafale qui percutait Emrakul lui laissait de profondes tranchées de chairs carbonisée, calcinant des tentacules de la taille d’un beffroi et, si les tissus guérissaient en partie, la régénération n’avait pas le temps de s’achever que, déjà, la magie de la nécromancienne frappait derechef. Pour la première fois depuis son bourgeonnement, Emrakul rétrécissait et cédait du terrain. Liliana était en voie de remporter la bataille.

La voix de l’Homme-corbeau noya son exultation comme une giclée d’eau glacée et croupie. Tu ne comprends ni ce que tu fais, ni les conséquences de tes actes. Tu n’as aucune chance de maîtriser pareille puissance très longtemps.

Lorsque Liliana répondit, chacun de ses mots s’enveloppait de mépris : N’essaie pas de m’imposer tes propres ambitions pitoyables et mesquines, petit homme. Aujourd’hui, je vais détruire un titan eldrazi ! Pourquoi ? Parce que j’en ai le pouvoir.

Elle eût souhaité que les Sentinelles fussent conscientes, pour assister à son triomphe. Voilà ce à quoi ressemble la véritable puissance, pauvres Planeswalkers lamentables ! Profitant de son avantage, elle lança, sans faiblir, d’autres rafales sur Emrakul.


Jace

Jace ne s’étonna pas quand une nouvelle fenêtre apparut peu de temps après. Cette fois, elle montrait Chandra, du moins le supposait-il. Il contemplait en effet une fillette inconnue, mais ses boucles rousses et la forme de son visage laissaient déjà deviner la femme qu’elle allait devenir : Chandra. Celle-ci était entourée d’une troupe de gardes menaçants, à l’équipement chatoyant et richement décoré. Jace ne reconnaissait pas l’endroit. Le plan de Chandra ? Les gardes brandirent leurs piques ; la petite fille pleurait.

L’un des soldats, grand et maigre, s’avança, affichant un large sourire empreint de cruauté : « Nous avons tué ton papa, renégate. Nous avons tué ta maman. Et maintenant, c’est ton tour ! » Jace devinait que la scène n’était pas réelle, mais qu’il s’agissait d’un cauchemar qui hantait Chandra. Il n’en serra pas moins les poings de rage. Nul ne devrait avoir à subir semblable torture ! Les gardes avancèrent, leurs armes pointées vers l’enfant. Leur chef, méprisant, lança : « Et le plus jouissif, c’est qu’il n’est rien que tu puisses faire pour nous en empêcher ! »

Chandra cessa de pleurer et fixa ses persécuteurs. Une flamme minuscule s’alluma soudain au coin d’un œil. « Vous vous trompez, répliqua-t-elle d’une voix qui n’était pas celle d’une enfant. Il y a quelque chose que je peux faire. » Son corps se métamorphosa alors pour devenir celui de la Chandra qu’il connaissait. « Ce que je fais toujours : brûler ! » Des flammes jaillirent de sa tête et de ses mains.

Elle sourit. Les gardes reculèrent, hésitants. Chandra s’avança d’un pas. « Je peux vous faire brûler. » Le chef prit feu et hurla de douleur. « Je peux tous vous faire brûler. » Ses subordonnés devinrent à leur tour la proie des flammes. Leur peau se fissura et bouillonna ; leurs cris aigus transpercèrent le ciel. « Je peux incendier le monde entier ! » Une explosion de chaleur et de lumière éclata, accompagnée d’une vague d’énergie incandescente qui dévorait tout sur son passage, y compris la pyromancienne. Chandra hurla, mais Jace ne put déterminer si c’était de douleur ou de jubilation.

Chandra Ablaze
Chandra embrasée | illustration par Steve Argyle

Encore une fois, la pierre remplaça le verre, mais la chaleur irradiait encore des murs. C’était l’un des principes mêmes de l’illusion : le subjectif n’en est pas moins potentiellement mortel.

Jace énuméra : Gideon, Tamiyo, Chandra… mais pas Liliana pour l’instant. Il se précipita dans l’escalier, voulant à présent savoir ce que la prochaine lucarne lui réservait. Son visage s’assombrit quand il vit qui se trouvait de l’autre côté de la paroi transparente. Oh, Nissa ! Il tenta de ne pas être déçu, même s’il éprouvait des difficultés à comprendre la Planeswalker elfe.

Le décor derrière celle-ci ressemblait exactement au monde extérieur : un ciel sombre et violacé, des éclairs étranges, l’ombre imposante d’Emrakul, Liliana et ses zombies. Nissa, au centre, souffrait le martyre. Elle hurlait. Elle se contorsionnait, tremblait, pantelait, mais son supplice ne s’arrêtait pas là : il y avait quelque chose qui grouillait sur ses mains.

Grotesque Mutation
Mutation grotesque | Illustration par Dan Scott

Quand il y regarda de plus près, Jace remarqua que de chacun des doigts de Nissa poussaient des dizaines d’autres phalanges minuscules, sur lesquelles en bourgeonnaient d’autres encore, aussi fines que des cheveux. Il frissonna, mais quand il la regarda dans les yeux, c’est un hurlement qui s’étrangla dans sa gorge. Des orbites de l’elfe surgissaient plusieurs bulbes oculaires miniatures, desquels en dépassaient d’autres, plus petits encore. Une énergie verte irradiait de ses yeux et de ses mains, mais elle était mélangée à une autre, d’un violet sombre et agressif.

Emrakul est Emrakul est Emrakul pour l’éternité.

Le mage ignorait d’où provenait cette pensée, mais sa formulation tautologique lui conférait la force de la vérité. Pour l’éternité et l’éternité et…

« Negglish pthoniki ab’ahor ! » cracha Nissa. Si tant est que cette exclamation eût un sens, ce n’était pas dans une langue que Jace eût jamais entendue. Les traits de l’elfe se convulsaient et, entre chaque mot, sa langue pendait de sa bouche. Que sont ces choses sur ses dents ? Oh, non ! Non, non, non, non. J’arrive aux limites de ce que je puis endurer. Non, en réalité, je les ai déjà dépassées.

Tandis que Nissa continuait à baver paroles insensées et salive, des mots plus rationnels commencèrent à s’immiscer dans le galimatias : « Shigg epsi-tout chut’ghb une fin ! Gilma-tout chts-meurt ! » Ses spasmes s’apaisèrent, sa voix reprit du volume et elle se redressa. L’énergie qui émanait d’elle était à présent entièrement violette, sans trace de vert. La jeune femme leva tête et bras vers le ciel, et s’écria :

« L’expansion ! La réponse, c’est l’expansion ! La seule ! L’entropie ne saurait échouer, mais doit-elle l’emporter ? Bien sûr, un sacrifice est nécessaire, alors pourquoi résistent-ils ? Une éternité sans sacrifice ne promet qu’une torpeur fulminante. Le sang doit bouillir, s’épaissir. Pourquoi craignent-ils la vie ? Pourquoi craignent-ils la vérité ? »

Nissa avait beau prononcer des mots connus de Jace, celui-ci ne parvenait toujours pas à les comprendre mis bout à bout. Il savait que c’était inutile, mais il tenta néanmoins d’entrer en contact mental avec elle : Nissa, aide-moi ! Aide-moi à comprendre. Que dis-tu ?

L’elfe se tourna et le fixa directement au travers du carreau. Elle me voit ! Jace frissonna, figé sur place ; il ne pouvait ni bouger, ni détourner le regard. Les yeux de Nissa brillaient d’une lueur empourprée. Elle s’adressa directement à lui : « Je peux faire ce que je veux. Tout ce que je veux. Ne l’oublie pas. Si je t’épargne, c’est uniquement parce que… » La lueur violette s’estompa, le nimbe qui l’auréolait se dissipa. « … Je ne désire rien. »

Elle le dévisagea pendant de longues secondes, son visage rendu grotesque par les pousses oculaires qui y grouillaient. Enfin, au grand soulagement de Jace, la scène disparut derrière la pierre.

Jace en resta interloqué. Il tremblait, la sueur lui dégoulinait sur le front et dans le cou. Les ombres continuaient de s’appesantir sur lui. Depuis combien de temps suis-je dans cet escalier ? Qu’est-il en train d’arriver à mes amis ? La luminosité intense qui émanait des profondeurs de la tour l’appelait toujours, mais il ne voulait plus avancer. Il ne voulait plus rien faire, sinon dormir. Et si je m’assoupissais ? Je risque de ne pas m’en réveiller, mais serait-ce vraiment dommage ? Ses yeux se fermèrent, et une brume suave lui emplit lentement l’esprit. Il s’assit sur les marches. Je suis si las.

Somnoler ainsi lui fit penser à Liliana : il ignorait où elle se trouvait, comme ce qu’elle affrontait. Elle n’est pas là. Elle n’est pas dans ce lieu. À dire le vrai, cependant, elle n’avait jamais eu besoin de lui. « Je serai attristée, pendant un temps, puis je m’en remettrai », lui avait-elle dit au manoir, quand elle avait comparé l’éventualité de sa mort à celle d’un chien. Un chien ! Ne se soucierait-elle donc pas plus de mon décès que de celui d’un corniaud ? C’est impossible. Un chien ! Cette pensée le rongeait.

Dormir ? Comment puis-je même songer à dormir ? Qu’est-ce qui m’arrive ? Il ignorait s’il s’agissait vraiment de fatigue ou bien d’un phénomène plus pernicieux. Mais est-ce important ? La solution est la même. Il se mit debout. Continuer de descendre. Résoudre ces énigmes. Ne pas mourir. Vaincre Emrakul. En reprenant sa progression, il songeait à Liliana.


Liliana

Le premier symptôme fut une arythmie. Liliana n’avait jamais manipulé tant d’énergie et elle était parvenue à frapper Emrakul sans discontinuer, rafale après rafale, entre deux respirations : inspiration-expiration, puis tir, inspiration-expiration, puis, tir, et ainsi de suite.

Pourtant, bien que cette énergie ne faiblît pas, son corps, lui, commençait à la trahir. Elle hésita, prit une grande goulée d’air, et dans cet intervalle, Emrakul surgit, son corps et ses tentacules se régénérant bien plus rapidement que la nécromancienne ne l’aurait cru possible. Plusieurs appendices sinueux se désagrégèrent au contact de sa magie en tentant de la happer, mais d’autres s’y substituèrent aussitôt. De surcroît, alors qu’auparavant chaque rafale faisait reculer l’Eldrazi, Liliana éprouvait à présent de plus en plus de difficultés à lui tenir tête.

Tu es mortelle. Tu possèdes des limites. Emrakul, elle, n’en a pas. Les murmures glaçants de l’Homme-corbeau lui lardaient le cerveau. Regarde bien cette herbe et cette terre, petite idiote ! Bientôt, elles te serviront de tombeau.

Elle hurla de rage, lançant de nouvelles rafales d’énergie nécromantique. Le titan s’arrêta dans sa progression, tant l’assaut était puissant, mais, quelques secondes plus tard, l’énergie déclina. Liliana, essoufflée, inspira longuement, et Emrakul reprit son avancée.

Je ne mourrai pas aujourd’hui ! rugit-elle à l’Homme-corbeau, au Voile, à tout ce qui pouvait l’entendre ainsi qu’à elle-même. Emrakul et ses tentacules poursuivirent leur infatigable assaut. Je ne mourrai pas aujourd’hui !

Si la chance te sourit, Liliana, la mort sera pour toi la conclusion la plus favorable à cette journée. Tu nous as condamnés tous les deux. L’Homme-corbeau n’était ni méprisant, ni haineux, ni effrayé ; il semblait simplement résigné. Pour la première fois depuis qu’elle avait sauvé les Sentinelles, la nécromancienne ressentit la peur.


Jace

Jace comptait voir une autre fenêtre s’ouvrir, qui lui montrerait Liliana. En revanche, il ne s’attendait pas à se retrouver au bas de l’escalier, devant une porte close.

C’était un épais panneau de chêne, armé de fer, sans ouverture ni serrure : juste du bois et du fer, encastré dans les mêmes moellons massifs dont était fait le reste de l’escalier. Il y posa la main. Un cri retentit — Non, non, non, non ! —, et une terreur abjecte s’empara de lui. Le hurlement, pourtant, finit par s’amenuiser, et la peur recula. Le mage leva les yeux vers l’escalier. Les ombres n’approchaient plus, mais étaient loin de se dissiper. S’il voulait continuer, il devait franchir cette porte. Il poussa le panneau de bois et enjamba le seuil.

La pièce dans laquelle il déboucha n’avait ni forme ni couleur. S’efforçant d’appréhender l’espace incompréhensible qui s’ouvrait devant lui, il fut pris d’un vertige. Jace sentit l’attirance de la perpétuité, infini plongeon en boucle dans la terreur — ne jamais connaître la quiétude du néant et juste et juste et juste… — jusqu’à ce qu’enfin, la réalité se mette en place. Le vide qui l’entourait se mua ainsi en un espace d’un blanc immaculé.

Devant lui se tenait un ange.

Celui-ci approcha. Ce faisant, Jace remarqua qu’autour de lui, autour d’eux, la vacuité prenait lentement forme. C’était un lieu réel, une copie du de celui où il avait entamé cet étrange périple : son sanctuaire. L’ange était grand, plus grand que tous ceux qu’il avait déjà rencontrés, même Avacyn, et il avait des ailes gigantesques, épaisses et fournies. Elles étaient rabattues dans son dos, presque comme un nuage en champignon…

Jace fut soudain pris de sueurs froides, son cœur se mit à battre à tout rompre. Non ! Oh non, oh non !…

Le visage aux traits féminins de l’ange se dissimulait sous une vaste capuche, mais les deux épées qu’il portait, une dans chaque main, étaient pleinement visibles. Sa tunique usée se séparait à la taille en des dizaines, non, des centaines de rubans, qui semblaient se multiplier encore sous les yeux du mage. Ces franges grouillaient et frétillaient. Comme si elles avaient remarqué la présence du Planeswalker, elles exploraient à tâtons l’air devant elles. Si je me mets à hurler, je risque de ne jamais pouvoir cesser. Alors mieux vaut ne pas crier. Devrais-je pleurer, alors ? Pourquoi pas si cela peut m’être d’un quelconque secours.

Jace éclata de rire, à la fois effrayé et amusé. Je suis ravi de me trouver si drôle. Son rire mit fin à sa paralysie et lui éclaircit l’esprit. Mais je connais cet ange ! Cette femme, je l’ai déjà vue, ou du moins sa représentation statuaire, sur Zendikar. « Éméria ? » bredouilla-t-il, le nom lui paraissant étrange sur ses lèvres.

L’ange posa les yeux sur lui, mais il ne distinguait toujours pas son visage caché dans l’ombre de sa capuche. Jace surveilla les franges et les épées, mais rien ne semblait agressif envers lui. Il recouvra un peu d’assurance.

« Es-tu… Es-tu Éméria ? Es-tu… Emrakul ? »

« Puis-je m’asseoir ? » La voix était féminine, subtile, presque éthérée. Dans d’autres circonstances, Jace eût même dit qu’elle trillait, mais pas dans la présente situation. Le mage n’avait pas vu les lèvres de l’ange bouger, mais sa voix lui avait paru tout à fait normale, enfin, presque.

Il était si occupé à analyser ses inflexions qu’il lui fallut un instant pour comprendre qu’on lui avait posé une question, qui d’ailleurs l’étonna : « Tu me demandes la permission ? » De toutes les surprises de la journée, celle-là était certainement la plus déroutante.

« Nous sommes chez toi », répondit-elle. Après une pause, elle ajouta : « Jace, Jace Beleren. » En prononçant son nom, elle en détacha chacune des syllabes.

À présent, j’ai vraiment très peur, mais je meurs aussi de curiosité. Quelle étrange rencontre !

« Je ne suis ici qu’en visite. Alors, me donnes-tu la permission ? » demanda-t-elle en attendant visiblement sa réponse.

Mais jusqu’à quels sommets de l’absurde ira cette journée ? Il s’agissait d’une question rhétorique, bien entendu. Rappelle-toi ce qui est important : « Ne pas mourir. Résoudre ces énigmes. Vaincre Emrakul », tel était son mantra. Il y ajouta une injonction : « Inviter Emrakul à prendre le thé. » Son sourire intérieur finit par apparaître sur ses lèvres. « Mais bien sûr, je t’en prie, installe-toi. » Jace lui indiqua la grande table de pierre, et Éméria… Non, je ne connais pas son identité, ce n’est qu’une supposition. L’ange, disons, s’y installa.

Elle rengaina ses deux épées dans son dos. Quand ses mains revinrent devant elle, elles tenaient un grand parchemin cerclé de fer. J’ai déjà vu un rouleau comme celui-ci ! Oui, mais où ? « Cela ne t’ennuie pas si je travaille tandis que nous devisons ? » Sa voix mélodieuse aurait pu appartenir à une ghildmage d’Azorius qui aurait pris son conseil à propos d’un détail protocolaire.

Accepte cette absurdité. Cesse de lutter. Vois jusqu’où tout cela te mène. « Mais bien sûr, je t’en prie. Je m’en voudrais de te soustraire à ton travail. » L’être angéliforme opina et étala le rouleau. Un sentiment de déjà-vu étreignit Jace : mais où ai-je aperçu ce parchemin ? Hélas, il ne parvenait pas à s’en souvenir. Un long stylet surgit de nulle part, et l’ange commença à écrire sur le vélin.

Le mage s’éclaircit la voix. « En fait, puisque nous, euh, devisons, qui es-tu au juste et quel est donc cet endroit ? Que se passe-t-il exactement ? » Il cherchait des réponses, après tout, alors pourquoi ne pas en obtenir de sa singulière interlocutrice ? Il ne put cependant pas réprimer le réflexe qui lui fit tenter de lire les pensées de celle-ci — l’ignorance est infiniment pire que la folie —, mais il ne trouva rien : aucun esprit à sonder. Les secrets n’ont d’intérêt que lorsqu’ils se dévoilent. Il allait devoir procéder comme tout un chacun : en l’interrogeant. La maïeutique avec un titan eldrazi !

« Tout a une fin. Tout meurt. La réplétion est toujours derrière nous. Le temps n’indique qu’une seule direction. » Cette déclaration lui rappela les récents propos insensés tenus par Nissa, mais Jace ne la comprit pas davantage. La créature continuait d’écrire, les yeux baissés, sa capuche dissimulant la bouche d’où provenait la voix limpide qui venait de prononcer ces étranges paroles.

« Es-tu Emrakul ? » Jace ignorait ce qu’il risquait, et finissait d’ailleurs par s’en moquer. La prudence est réservée à qui domine le jeu. « Quel est ton objectif ? »

Elle s’interrompit dans son travail d’écriture et observa le parchemin. « Rien de cela ne va. Je suis incomplète, inaccomplie, inachevée. Il devrait y avoir un bourgeonnement, pas un ressentiment stérile. Le terrain n’était pas réceptif. Mon temps n’est pas venu. Pas encore. » La manière dont elle avait dit pas encore fit frémir Jace. Elle reprit sa rédaction, barrant une longue ligne d’encre déjà sèche.

« Il suffit ! explosa le mage. Ta présence ici a nécessairement une raison ! Tu pourrais me tuer de multiples manières, avec tes épées ou tes tentacules, mais tu n’en fais rien. Tu es là, au contraire, à tenir des propos incohérents… Pourquoi ? Je ne comprends pas un traître mot de ce que tu racontes, et pas plus ce que tu veux. Aide-moi, je t’en prie. » La colère de Jace s’attiédit pour céder la place à quelque chose de bien plus utile : la détermination. Il eut ainsi l’impression que son esprit se désembrumait, la disparition du brouillard révélant tout ce que celui-ci occultait jusque-là.

« Joues-tu aux échecs ? » reprit son vis-à-vis, comme si les propos de Jace eussent été tout aussi incohérents pour elle. Il fut tenté de se remettre à crier, mais songea que cela ne servirait de rien. De plus, il savait jouer aux échecs, auxquels il était d’ailleurs assez habile.

« Oui, je joue aux échecs. »

« Accepterais-tu de disputer une partie avec moi ? » Elle cessa d’écrire et enroula le parchemin.

« Je ne suis pas certain d’en avoir le temps… »

« Si tu gagnes, tout ceci s’achève et je te donnerai toutes les réponses que tu désires. » Elle rangea le rouleau dans son dos.

Jace devinait un piège, mais, d’un autre côté, il était vraiment brillant aux échecs. « Et si c’est toi qui gagnes ? »

« Mais je suis déjà en train de gagner, Jace Beleren. Jouons une partie ! »

« Hum ! Il nous manque cependant quelque chose. » Jace regarda autour de lui. Dans ses véritables appartements, sur Ravnica, il y avait un échiquier, un très bel objet que lui avaient donné les Boros, mais dans cet étrange simulacre, il ne le voyait pas. « Je… euh… n’ai pas l’impression de disposer… »

L’ange fit un geste, et un échiquier apparut sur la table, à la place qu’avait occupée le parchemin. Le plateau et les pièces massifs étaient faits d’une pierre fine, habilement ciselée. Le mage haussa un sourcil, mais, si l’entité le remarqua, elle ne s’en formalisa pas. J’imagine que, tant qu’elle se limite à créer des échiquiers, il n’y a rien à craindre. « Et si nous commencions ? » dit-elle en lui désignant le jeu. Jace avait le camp des blancs, et il ouvrit la partie. Quelle magnanimité !

« Pourtant, tu vas devoir hâter la cadence, Jace : le temps presse ! » Mais qu’y avait-il à accélérer ? Chacun de ses coups était en effet déjà quasi instantané ! Elle ne semblait pas très expérimentée, et le mage commença à entrevoir la possibilité d’un mat en six ou sept coups.

« La communication est difficile entre nous. Je ne peux pas vous parler. Je ne suis même pas certaine que vous existiez. Mais toi, ton cerveau est très… flexible. » Ah, une faute ! Il allait mater en cinq coups. Confiant en sa victoire, il marqua une pause : elle lui fournissait en effet des informations qui pouvaient lui être utiles.

« Alors, qu’est-ce que tout ceci ? dit-il, désignant leur environnement. Qui es-tu ? Comment mon cerveau “flexible” crée-t-il tout cela ? »

« Tu connais ces réponses mieux que moi, répondit-elle, en posant la main sur une pièce, puis elle hésita. Du moins, une partie de toi les connait. Comment va ta migraine ? »

Comment sait-elle que j’ai mal à la tête ? À vrai dire, ce n’était plus qu’une douleur sourde, toujours présente, mais certainement pas débilitante. « Il… Il va mieux. Donc tu n’es pas Éméria ? Es-tu seulement réelle ? »

« On m’a personnifiée il y a fort longtemps. On ne peut raisonner les forces primales. L’intermédiarité ne se manifeste pas en vagues adventices. Si tu prends des voies de traverse pour tenter de comprendre ce que tu ne peux ni percevoir ni même concevoir, qui suis-je pour te contredire ? Personne. Toi-même, peut-être. »

La douleur s’intensifia. Jace et sa compétitrice, quoi qu’elle fût, avancèrent plusieurs pièces. Le mat n’était plus qu’à un coup. Plus Jace y réfléchissait, plus la situation prenait un sens, si déconcertant fût-il. Ce n’était pas Éméria, ce n’était pas non plus Emrakul ; c’était son esprit qui cherchait à rationaliser les stimuli qu’il recevait du titan, et il les personnifiait instinctivement pour tenter de les comprendre. Se mettre à croire en cette vue de l’esprit le conduirait cependant à la mort, voire pire. Un vertige l’assaillit. Pour l’éternité et l’éternité et émer et emra…

Assez ! Il posa la main sur sa reine et la déplaça. « Échec et mat ! » déclara-t-il, radieux. Il n’était pas certain de ce qu’impliquait cette victoire, mais le simple fait de l’avoir remportée le réconfortait quelque peu. Elle examina l’échiquier.

« En effet. » Elle porta les mains à sa capuche et découvrit son visage. Jace eut une grimace involontaire, soudain plus que réticent à l’idée de découvrir son apparence… Pourtant, son visage n’avait rien de singulier : c’était celui d’un ange — comme celui de la statue vue sur Zendikar. Il prit une longue inspiration puis expira.

L’un des pions près de sa reine commença à se tortiller et à onduler. Des mains et une petite épée de pierre y apparurent, et la pièce se tourna pour poignarder la reine. Celle-ci hurla et du sang s’écoula de son flanc ; elle tomba au sol, tressaillante et sanguinolente, à l’agonie. Une frénésie sembla s’emparer de l’échiquier quand d’autres pièces de Jace se transformèrent, comme par mutation. Toutes s’entre-attaquèrent, se massacrant sans pitié, puis les rares survivantes voltèrent pour faire face à l’autre côté du plateau. Toutes étaient armées, et leurs épées dégouttaient de sang. Elles commencèrent alors une lente marche en direction du roi de Jace, qui avait à présent l’apparence du mage.

Celui-ci écarquilla les yeux. « Quoi… Mais… C’est… C’est injuste ! Tu triches ! Tu ne peux pas faire cela ! Ce sont mes pièces ! »

Evacuation
Évacuation | Illustration par Franz Vohwinkel

Le visage de l’ange commença à se déliter, des morceaux de chair s’écaillant tandis que le reste de sa personne — ses ailes, ses épées, ses rubans — se dissipaient en une fumée violine. Seule persitait sa voix…

« Ces pièces sont toutes à moi, Jace Beleren. Elles m’ont toujours appartenu. Simplement, je n’ai plus envie de jouer. »

Dehors, retentit une formidable explosion de crépitements, accompagnée d’un terrible crissement. Le plafond fut arraché, révélant la forme désormais familière d’Emrakul, ce gigantesque nuage en champignon avec ses innombrables tentacules et ses éclairs, qui dévorait la pièce.

La voix poursuivit, aussi légère et limpide qu’une brise : « Nous y sommes, Jace. J’arrive. Continue d’avancer. Trouve tes réponses, mais fais vite ! Le temps n’indique qu’une seule direction, et il est affamé. »

Une porte apparut à l’autre bout de la pièce et laissait entrevoir une lueur bleutée au-delà. Jace jeta un dernier coup d’œil vers Emrakul, puis prit ses jambes à son cou.


Liliana

Liliana faisait tout son possible pour rester en vie.

Elle avait utilisé un peu de son propre pouvoir pour réprimer les effets secondaires du Voile de Chaîne. Elle était ainsi parvenue à empêcher sa peau de se craqueler et ses veines d’éclater. En ayant pris pleinement le contrôle du Voile, elle pensait avoir découvert les secrets de son véritable usage.

Eh bien, elle s’était trompée.

Pourtant, bien que la douleur de ses veines qui crevaient et de sa peau qui se fendait fût atroce, elle n’en était pas moins préférable à une mort sous les assauts d’Emrakul. Si elle parvenait à tirer encore de l’artefact d’immenses quantités d’énergie, ce n’était pourtant plus que dans un seul but : survivre un instant de plus.

Elle touchait à l’ultime limite de ses forces. Alors que le titan se déchaînait toujours contre sa magie, elle ordonna à ses zombies d’attaquer. Ceux-ci empoignèrent, frappèrent et mordirent Emrakul, donnant un peu l’impression d’un pullulement de puces s’attaquant à une tempête — avec autant de résultats. Sous l’assaut de l’Eldrazi, les zombies se disloquaient par centaines, et des centaines d’autres se désintégrèrent sans même qu’on les touchât lorsque Liliana réabsorba leur magie animatrice pour survivre un instant de plus.

Si tant est qu’elle pût y trouver un quelconque réconfort, un délectable silence régnait à présent, finalement, dans son crâne. L’Homme-corbeau, en effet, ne lui parlait plus ; le Voile avait cessé ses litanies. Dans une situation qui n’était qu’effusions de sang et flambées de douleur, et alors qu’elle luttait désespérément pour survivre, son esprit lui appartenait enfin à nouveau, et à elle seule, même si ce n’était, certes, qu’une piètre consolation.

Un énorme tentacule, aussi épais que son torse, s’enroula autour de sa taille. Elle hurla de rage et, de son énergie nécromantique, elle consuma l’appendice, qui se racornit. Chancelante, Liliana cracha du sang, tandis que d’autres pseudopodes l’assaillaient à leur tour.

Elle allait mourir là.

Elle considéra les autres Planeswalkers, le corps toujours protégé par le barrage de ses zombies malgré leurs rangs décimés. Nissa ne criait plus, mais gisait à présent inconsciente, comme les autres. Jace était le seul à se tenir encore debout. Comme ses compagnons, le scintillement bleu le protégeait toujours — de quoi, elle l’ignorait —, mais il ne bougeait pas, ne disait rien.

« Jace ! » Son cri ne provoqua aucune réaction, aucun signe qu’il l’eût entendue.

« Jace, espèce de coquebert ! Mieux vaudrait pour toi que tu aies une bonne raison de m’ignorer ! » Elle eut à peine le temps de finir sa phrase qu’Emrakul la bombardait de nouveau. Chaque instant importait. Cette notion devint son mantra : Un instant de plus. Un instant de plus. Un instant…


Jace

Jace se jeta au travers du portail ouvert, essayant de se soustraire à l’offensive d’Emrakul.

Il se retrouva dans une petite pièce sombre, copie de l’un de ses refuges les plus inviolables sur Ravnica. Et là, devant lui, se tenait son sosie.

Après les exorbitances auxquelles il avait fait face depuis son réveil dans la tour, se retrouver face à lui-même n’était qu’une broutille.

« Oh, je sens que je vais m’amuser ! »

Son double, quant à lui, ne souriait ni ne bougeait. « Te voilà ! Tu as pris ton temps, mais je ne suis pas certain que tu sois moi. » Il réfléchit un instant. « Réponds à cette énigme. »

« Comment ? J’en ai soupé, des énigmes ! Ce sont des solutions qu’il me faut. Que… »

« D’abord, réponds à cette énigme », insista le sosie.

« Tu plaisantes ?! Je n’ai pas l’intention de me laisser questionner par une pâle copie intransigeante de moi-même et encore moins par un éventuel imposteur malintentionné qui ne souhaite que me faire perdre mon temps. » C’est en criant que Jace acheva sa tirade.

Le double se contenta de le toiser avec un sourire suffisant et un sourcil arqué. Suis-je vraiment aussi exaspérant ? Bon, je l’admets, j’ai des efforts à faire.

« Ce n’est exaspérant que parce que tu sais que j’ai raison. Je dois savoir si tu es bien moi. » Jace se demanda si se frapper lui-même au visage laisserait des traces. Probablement.

« Et comment puis-je être certain que toi, tu es moi ? » Ce n’était pas une répartie très mordante, mais il n’était pas vraiment en verve. À sa décharge, son cerveau avait déjà beaucoup à assimiler.

« Parce que j’ai des réponses à tes questions. Tu perds un temps dont nous ne disposons pas », déclara la copie en tapant du pied d’une manière que Jace ne connaissait que trop bien. J’ignore comment je vais pouvoir imposer ma présence à quiconque, dorénavant : je suis horripilant !

Il rentra les épaules et agita la main pour donner enfin son assentiment : « Fort bien, fort bien. Pose-la-moi, ta devinette ! »

« Je ne suis pas plus gros qu’un caillou et, pourtant, je couvre le monde entier en me refermant. Qui suis-je ? »

« Quoi ? C’est cela, ton énigme ? Ton système de sécurité pour t’assurer de mon identité ? Dans ce cas, tu ne peux être qu’un imposteur, car je refuse de me croire aussi inepte ! »

« Tu n’as pas répondu à la question. Cette conversation risque de tourner court si tu ne t’exécutes pas. » Une lumière bleutée éclaira les yeux du double. Jace éprouva quelque satisfaction à se trouver inquiétant. Il est plaisant de se rappeler que l’on peut en imposer, de temps en temps.

« Tant pis. Je m’étais dit, simplement, que j’aurais pu concocter une énigme plus ardue. Les yeux. La solution, c’est : les yeux. » Jace dévisagea son double, puis cligna ostensiblement des paupières pour illustrer sa réponse. « Je vois le monde entier. Un coup, je le vois. Un coup, je ne le vois plus. Un coup, je le vois, et cætera. À quoi peut donc servir énigme si stupide ? » Le double se détendit et désarma le sort, quel qu’il soit, qu’il avait visiblement préparé.

Ce fut alors que Jace comprit : l’important, dans cette énigme, ce n’était pas qu’il la résolve ; c’était de voir sa réaction à une épreuve facile. Il acquiesça et confirma : Oui, c’est bien moi. Il savait que l’autre pensait de même.

« Très bien, je suis bien moi. Enfin, je veux dire… Oui, nous sommes l’un l’autre. Sans doute. Bien, tu m’as promis des réponses. » Jace voulut lire les pensées de son double, mais rien ne se produisit.

« Ici, les choses se passent différemment : nous allons discuter », indiqua-t-il avec un nouveau sourire faussement innocent.

« Parfait, répondit Jace, se retenant de grincer des dents. Parle ! Tout de suite ! »

Le double réfléchit brièvement, mais finit par obtempérer : « Je ne sais pas encore tout ce que toi-même ignores. Alors, interroge-moi ! »

« Où sommes-nous ? » Jace ne croyait pas que ce soit la question la plus pressante, mais il avait erré dans cette maudite tour pendant plus d’une heure, et il souhaitait réellement savoir où il se trouvait.

« Vraiment ? Tu ne l’as pas encore deviné ? » Espèce de crétin condescendant… Le fait que cette morgue fût en réalité la sienne ne diminuait en rien la colère de Jace, mais c’est alors qu’il comprit, qu’il se souvint.

Emrakul qui s’éveillait, s’ouvrait, se déployait. Liliana leur avait offert à tous un répit face aux suppôts du titan, grâce à ses zombies, mais aucun d’entre eux n’était préparé à l’éveil d’Emrakul. Si les manifestations matérielles de sa présence étaient évidentes, c’était cependant son offensive mentale qui représentait le véritable danger. Il ressentit alors un fardeau, une douleur comme il n’en avait jamais connue, et la protection assurée par le tintinnabulement de Tamiyo s’évapora subitement. Il n’avait pas eu le temps d’échafauder de plan, ni même de réfléchir.

Le sort qu’il avait lancé était instinctif. Il l’avait préparé depuis longtemps, pour protéger son esprit d’une destruction imminente.

Je ne suis pas dans une tour ; je suis la tour ! Tout se mit soudain en place. Les scènes représentant ses amis, sa conversation avec Éméria, même cette rencontre bizarre avec son double : tous ces événements se déroulaient dans sa tête, et c’était son propre sort qui leur donnait substance et structure. Bienvenue chez Jace ! J’espère que tu as passé un bon séjour. Hélas, en s’appuyant sur ce qu’il avait vu dans l’esprit de ses amis, il n’en était rien pour eux, mais trouver refuge dans leur propre esprit les avait sans doute tous sauvés du néant, voire pire — pour l’éternité et l’éternité et l’émer…

Il secoua la tête pour tenter de se débarrasser de la litanie, remarquant que sa copie faisait de même. La pression qu’exerçait Emrakul s’appesantissait. Jace leva les yeux et vit que le haut de la pièce était agité de soubresauts. Elle attaque ! Elle arrive !

« Et toi ? Moi ? »

« Innistrad était un endroit déroutant, périlleux. Quand je suis arrivé, j’ai immédiatement perçu une anomalie. J’ai mis en place certaines garanties, disons, en cas de catastrophe : des énigmes cachées dans des énigmes, des ombres enroulées dans d’autres ombres. Emrakul est la chose la plus terrifiante à laquelle j’aie… nous ayons été confrontés. Alors, j’ai préparé un plan de secours pour me séparer de moi-même, afin de déterminer ce qui se passait réellement et être en mesure d’intervenir, de pouvoir tout régler. Tu vois ce que je veux dire. » Oui, à présent, il comprenait.

Quel don il possédait de se dissimuler la vérité à lui-même ! Il frissonna, se demandant lequel des deux Jace était le vrai. Le meilleur Jace. Ridicule ! C’est moi, bien sûr.

« Allons, dit la copie en souriant, pas de conclusions hâtives ! Tu n’es pas le plus intelligent dans cette pièce. »

« Assez ! tonna Jace, dont l’esprit commençait à réfléchir à une cadence plus naturelle et donc rassurante. Le plan ! Je suppose ne pas t’avoir créé uniquement pour me poser une énigme stupide. Nous ignorons comment vaincre Emrakul. »

« Parles-en à Tamiyo : elle était sur le point de nous expliquer des choses intéressantes lorsqu'Emrakul a attaqué. »

« C’est cela, le fruit de ta sagacité : en parler à Tamiyo ?! »

« Non, mais c’est bien mon discernement qui m’a permis de comprendre comment faire pour nous autoriser tous à parler, réfléchir et agir comme de coutume malgré cet équivalent psychique de l’attaque d’un gang de tueurs Rakdos-Golgari à la puissance dix qui nous frappe tous. Une bagatelle, en somme. »

« Oh. Eh bien, merci à moi. Beau travail. »

« Tous les Planeswalkers sont en piteux état, mais au moins serons-nous capables de penser de manière cohérente. Dehors, la situation s’aggrave, et ce n’est pas tout… »

« Mais que… » À peine formula-t-il sa question que la réponse apparut dans ses pensées. Les deux exemplaires de Jace fusionnèrent alors pour n’en faire plus qu’un. Ils dialoguaient toujours, mais en parlant tous les deux en même temps.

« Liliana est sur le point de mourir. » Jace dissipa le sort. La tour disparut pour révéler la réalité.


Jace

Jace revint à lui en plein chaos. Liliana était allongée sur le sol, inconsciente, couverte de multiples blessures sanguinolentes. Au-dessus d’eux, Emrakul flottait dans les airs, pleinement déployée, une intense lumière violette l’illuminant en son cœur, l’œil de sa tempête. Ses tentacules, longs et épais, détruisaient ce qui subsistait encore de Thraben.

Les zombies de Liliana se réduisaient à une fraction de ce qu’étaient ses légions quand le mage de l’esprit avait lancé son sort. Les humains et les bêtes infectés par la folie d’Emrakul avaient recommencé à s’agglutiner et menaçaient de submerger leurs défenses. Or repousser l’assaut mental de l’Eldrazi n’allait pas servir à grand-chose si ses séides les mettaient en pièces.

Les autres Planeswalkers avaient repris connaissance un instant après Jace et restaient désorientés. Celui-ci les encouragea mentalement à se concentrer, en effaçant les derniers vestiges de l’attaque d’Emrakul. Chandra, Gideon ! Les zombies de Liliana ont besoin de votre aide. Nous ne devons pas laisser passer la soldatesque d’Emrakul. Gideon fut le premier à réagir, avec la rapidité du guerrier chevronné. Une image du fouet d’Érébos traversa l’esprit de Jace, mais il secoua la tête pour l’oublier.

Chandra hésita, avant de proposer : Je peux… Je peux encore essayer de lui bouter le feu. Je m’en occupe. Son désarroi avait disparu, remplacé par une assurance naturelle que le mage de l’esprit lui enviait autant qu’elle l’étonnait. Son aplomb n’est pas feint : cette contenance lui est naturelle. Bizarre, se dit-il. Jace hésita à son tour : parvenir à brûler Emrakul paraissait improbable, voire impossible, mais comment pouvait-il être assuré qu’il ne s’agissait pas d’une manigance du titan à son endroit, à leur intention à tous ? L’Eldrazi s’était introduite dans son esprit, il avait discerné son pouvoir.

Il projeta ses pensées vers tout le groupe, leurs esprits reliés par son sort de protection. Non, Chandra ! Emrakul est trop imposante, trop puissante. Nous ne pourrons la vaincre ainsi. D’ailleurs, je ne suis pas même certain que l’on puisse la détruire.

Jace a raison. Vouloir incendier Emrakul, c’est comme lancer une torche dans l’océan : l’entreprise échouera, quand bien même toutes les lignes ley seraient disponibles. Elle est trop… démesurée, argumenta Nissa, dont la voix paraissait étrangement lointaine. Elle tissait des tiges, des pousses et des feuilles pour en faire des cataplasmes afin de panser les blessures de Liliana et la maintenir en vie. Emrakul était là, à mon éveil, au moment où mon étincelle s’est embrasée ; peut-être alors sa présence à la fin entre-t-elle dans l’ordre des choses.

Eh bien, je comprends que tu n’aies pas beaucoup d’amis, dis-moi ! plaisanta Chandra d’un ton qui était pourtant sinistre. Ne parlons plus de fin du monde. Concentrons-nous plutôt à élaborer un plan qui nous permettra de prévaloir. Moi, je vais mettre le feu à ses larbins, en attendant. La pyromancienne courut jusqu’au cercle de zombies et projeta ses flammes sur les sectateurs.

Jace ! Souviens-toi de ce qu’Avacyn a dit. C’était la voix de Tamiyo, brise légère sur un rivage baigné de soleil.

Il entendit un écho dans sa tête, les dernières paroles d’un ange dément à son créateur : Ce qui ne peut être détruit sera emprisonné.

Jace, c’est la solution ! Nous ne pouvons pas détruire Emrakul. alors, il nous faut donc l’incarcérer. La voix de la lunaréenne était claire et insistante. Les Sentinelles avaient été confrontées à la même situation sur Zendikar et, à cette occasion, avaient choisi la destruction, mais, sur Innistrad, ce n’était envisageable : Emrakul était bien trop puissante. La seule destruction possible était la leur — et celle de tous les êtres vivants du plan.

Bien, mais comment ? L’enfermer paraissait tout aussi inexécutable que l’annihiler. Quelle prison pourrait la reclure ?

Mais celle-là même qui a séquestré toutes les horreurs d’Innistrad pendant des centaines d’années !

Quoi, le Helgruft ? Jace ne comprenait plus : N’a-t-il pas été détruit ?

Non, pas le Helgruft, expliqua Tamiyo, mais son lieu d’origine : la lune, une lune d’argent. Je dispose d’un sort d’emprisonnement très puissant. Je peux l’adapter à cet astre, mais il reste à le relier à Emrakul…

Jace réfléchit à toute vitesse. C’était faisable : il était certain de pouvoir arrimer à Emrakul le sort de la lunaréenne, mais il leur fallait une énergie suffisante pour alimenter le sort. Nissa !

Elle était restée silencieuse tandis qu’elle infusait de mana les cataplasmes qu’elle appliquait aux blessures de Liliana. La respiration de la nécromancienne était régulière, mais elle n’avait pas repris conscience. Jace était très reconnaissant envers Nissa, mais il devait lui demander davantage, beaucoup plus, même. Peux-tu fournir l’énergie nécessaire au sort ?

Nissa répondit d’une voix calme et sereine : Non, il reste trop peu de lignes ley où puiser, ici, ou même que je sois disposée à toucher. Jace hésita, ne sachant que dire ni même comment l’aider. Mais je te dois la vie, Jace Beleren, aussi vais-je essayer.

Tu me devrais la vie, comment cela ?

Je n’avais plus le contrôle de mon esprit. J’étais piégée dans les ténèbres nées de son éveil. Elle m’a subsumée bien trop aisément. Ce n’était pas, disons, agréable. Or tu m’en as délivrée. Tu as le don pour simplifier la complication. Je ferai tout mon possible.

Jace bredouilla : Euh, merci… Ce n’était pas vraiment moi. Enfin, j’ai lancé le sort, mais de façon totalement instinctive et j’ai probablement aggravé la situation en…

Un « merci » suffisait, Jace. Tu as aussi le don pour compliquer la simplicité. Je suis parée.

Jace ne savait que répondre, aussi s’abstint-il. Tamiyo, es-tu prête ?

La lunaréenne produisit un parchemin. Un autre souvenir traversa l’esprit de Jace. L’ange sortit un long parchemin cerclé de fer. C’était donc là qu’il avait vu le rouleau de Tamiyo, pendant sa conversation mentale avec Éméria, mais ce dernier n’était pas bardé de fer.

Jace n’avait pas le temps de se poser des questions : autour d’eux, leur périmètre rétrécissait dangereusement. Gideon et Chandra retenaient à eux seuls les fantassins d’Emrakul, mais ils ne pouvaient être partout à la fois, et les défenses zombies n’allaient plus résister très longtemps. Le moment était venu.

Je suis prête, confirma Tamiyo. Elle entama la lecture du parchemin. Jace la laissa se concentrer sur les mots ; lui était préoccupé par le processus qui lui permettrait de rattacher le sort de Tamiyo à Emrakul, grâce au savoir qu’il avait glané auprès d’Ugin et à ses propres manipulations d’hèdrons sur Zendikar. Un glyphe se dessina sur la lune, ses lignes scintillantes se détachant sur la surface argentée. Il devait le cramponner à Emrakul, à sa présence et non pas à sa forme matérielle.

Le sort, pourtant, nécessitait de l’énergie ; des flots, des torrents d’énergie. Nissa luttait avec acharnement contre la terre. Une lumière verte intense émana de ses yeux tandis qu’elle rassemblait les fragments de mana pollué subsistant sur Innistrad pour les rendre utilisables par Jace. Il sentit qu’elle épuisait les lignes ley de leur mana, de la moindre parcelle d’énergie. Néanmoins, ce n’était pas suffisant, et ils allaient échouer. Nissa s’écroula.

Le sort allait se dissiper !

Alors que Jace tentait de le maintenir bandé, il perdit soudain tout contact mental avec Tamiyo. Là où elle se trouvait auparavant dans sa tête, il n’y avait plus qu’un nuage, une sorte de brouillard gris qu’il ne pouvait pénétrer. La lunaréenne sortit un autre parchemin, plus long, cette fois, et cerclé de fer, et elle se mit à lire un second sort.

Jace sentit un flux soudain d’énergie pénétrer en lui. Il baignait au cœur d’un véritable fleuve de mana, contenant plus de magie et d’énergie qu’il n’en avait jamais senti. Quelle merveilleuse sensation ! Il saisit la magie, la façonna, attachant chaque point du glyphe à un nœud qu’il avait appliqué à la va-vite sur Emrakul, puis il libéra toute la puissance du sort.

Une explosion de lumière se produisit sur la lune.

Ensuite, un rayon argenté et glacé frappa l’Eldrazi.

Il enveloppa la créature, l’enserra… et elle s’étira, vers la lumière, vers l’astre.

Pareille distorsion était physiquement impossible, mais, sous les yeux de Jace, la silhouette d’Emrakul s’élongea dans le rayon lumineux, encore et encore, puis…

Un claquement !

Emrakul se replia, s’effondrant sur elle-même. Elle se chiffonna comme un fin parchemin saupoudré de verre, se compressant d’une manière a priori impossible pour une créature d’une telle taille.

La lumière s’éteignit. Emrakul avait disparu, ils avaient gagné.

La face argentée de la lune était couverte des contours triangulaires du glyphe, brûlée, balafrée, hermétique.

Pendant un moment, l’on n’entendit qu’un bruissement de feuilles mortes dans le vent. À côté de lui, Tamiyo tomba à genoux et vomit.


Liliana

Elle était vivante !

Elle exultait. Elle avait connu bien des instants de délice, dont le jour où elle avait recouvré sa jeunesse, ou bien celui où elle avait tué les seigneurs démons Kothophed et Griselbrand. Elle entendait d’ailleurs encore leurs cris d’agonie. Pour elle, chacun de ces moments lui avait donné l’impression d’avoir triché — dans le bon sens du terme, car elle avait gagné sans s’être fait prendre.

L’instant présent, néanmoins, était encore plus jubilatoire, peut-être parce qu’elle s’était réellement vue mourir ou bien parce qu’elle s’était inconsidérément attaquée à Emrakul, simplement par orgueil et soif de pouvoir, et qu’au final, aucun d’eux ne serait en vie si elle ne l’avait pas fait. ou encore parce qu’Emrakul n’était plus. Sa corruption, sa souillure, avait disparu d’Innistrad, et son absence avait rendu son âme à ce plan.

Rien que de penser à Emrakul la fit toutefois frémir : elle avait été si proche de la mort, voire pire. Elle leva les yeux vers la lune et lança : Puisses-tu pourrir là-haut pour l’éternité ! Voilà ce qui arrive quand on s’oppose à Liliana Vess.

À la fin de cette très longue journée, les Planeswalkers s’étaient rassemblés. Après leur victoire contre Emrakul, il restait encore des incendies à éteindre, des paupières à refermer, des peines à consoler, des blessures à soigner, même si, dans de nombreux cas, les traumatismes étaient irréparables. De cela, Liliana s’en moquait. À chaque fois qu’elle repoussait les limites du Voile de Chaîne, elle se sentait vidée, comme si une partie d’elle lui faisait défaut, ce qui lui était arrivé à de si nombreuses reprises qu’elle n’était même plus certaine de savoir identifier ce manque,

mais cela aussi n’avait aucune importance. Elle avait suffisamment payé de sa personne, et pour un bon bout de temps. Sans moi, aucun d’entre vous ne serait en vie. Estimez-vous heureux que je n’exige pas de rétribution pour avoir sauvé ce monde ! Au demeurant, elle finirait pas réclamer son dû, mais pas pour le moment, et certainement pas aux autochtones.

Ce que la loyauté et les obligations que l’on s’impose arbitrairement pouvaient faire accomplir ! Il suffisait de considérer les Sentinelles : ces gens ne se devaient rien les uns aux autres, absolument rien, Et pourtant, ces Planeswalkers combattaient les uns pour les autres, étaient prêts à mourir les uns pour les autres. Liliana connaissait les effets de telles relations ; elle en vivait déjà une, après tout, avec ses zombies. C’était un rapport de force à l’efficacité éprouvée. Pourtant, Innistrad lui avait montré les limites de cette approche : les zombies faisaient certes d’excellents serviteurs, mais il était des tâches qu’ils ne pouvaient accomplir, et combattre seule n’était grisant qu’un temps, surtout quand on n’est pas préparé à l’improbable et qu’il n’y a personne pour vous sauver de l’imprévisible.

Il n’y avait pas si longtemps, elle avait songé à manipuler les émotions que Jace éprouvait pour elle — ou, du moins, qu’il avait éprouvées, elle devait l’admettre. Ce n’est encore qu’un petit garçon, et moi, je devrais faire preuve d’un plus grand discernement. Le mage s’était en effet montré systématiquement indigne de confiance, sauf ce jourd’hui. Que faisais-tu de ton sort pendant que je te gardais en vie ? Essayais-tu d’ennuyer Emrakul à mourir ? Elle devait admettre que ses actes avaient porté leurs fruits, mais cela n’améliorait pas réellement son opinion de lui. Un petit garçon. Je devrais en faire mon deuil.

Toutefois, elle entrevoyait une chance à saisir, qui allait bien au-delà de ses vues sur Jace : une tribu à laquelle appartenir, un groupe d’amis. Aujourd’hui, elle avait vécu une révélation, celle de la puissance de l’amitié. Correctement manipulés, les amis sont d’ailleurs un peu comme des zombies améliorés ; ils vous aident et vous sauvent la vie parce qu’ils y consentent, non parce qu’ils y sont contraints.

Que ne pourrait-elle accomplir avec des alliés aussi puissants ? À quelles conquêtes ne pourrait-elle aspirer, et que ne pourrait-elle acquérir d’inaccessible ? Elle sourit rien qu’en y songeant. Ils n’obéiraient pas directement à ses ordres, certes, mais quelle importance ! Jace n’était pas le seul enfant comparé à elle ; tous l’étaient. Aucun d'eux n’avait en effet ses siècles d’expérience, ni goûté au pouvoir qu’elle avait connu, que ce soit avant la Restauration ou à présent, et aucun n’était aussi impitoyable et déterminé qu’elle.

Elle ignorait ce qu’il était advenu de l’Homme-corbeau, car elle n’avait décelé aucun signe de sa présence dans sa tête ni même en dehors. Le Voile de Chaîne, lui aussi, s’était tu, et cette journée lui avait douloureusement démontré à quel point il était faillible. Cela étant, je dispose à présent de mes Sentinelles à moi pour me soigner après chaque utilisation. C’était une idée à exploiter plus tard, mais la perspective qu’elle représentait la réjouissait déjà : Mes propres Sentinelles !

Gideon était en train de converser avec Tamiyo, qui avait l’air dolent, et Liliana le comprenait fort bien. L’interlocuteur de la lunaréenne était certes bel homme, mais elle connaissait des zombies plus intelligents. Il lui parlait des Sentinelles, lui confiant, avec ses gros sabots, qu’elles entamaient à peine leur naïve mission de charité multiplanaire et lui demandait si elle souhaitait les rejoindre pour pratiquer une niaise philanthropie avec eux. Tamiyo refusa en secouant la tête et en s’excusant, visiblement effarouchée. Du reste, Liliana n’était guère surprise qu’une mage de l’esprit soit timorée ; un peu comme Jace : un poids mort.

Ce dernier l’observait, avec ce sempiternel air de chiot enamouré qu’il avait lorsqu’il la regardait. Et si tu te jetais enfin à l’eau, petit garçon ? Elle ravala son irritation, car ce comportement d’amoureux transi était, après tout, à son avantage.

« Gideon ? », dit Jace d’une voix hésitante. Ils discutèrent pendant un certain temps, et Liliana veilla à ne pas laisser voir sur ses lèvres son sourire intérieur. C’est cela, Beleren-le-Benêt, exprime à ta manière ton désir sincère de me venir en aide. Il était cependant clair que l’idée déplaisait à Gideon. Cela étant, Liliana n’était pas certaine que ce dernier pût se réjouir de quoi que ce soit. Tu devrais au moins savourer ta jeunesse et ta beauté tant que tu en disposes ! Pourquoi les jeunes sont-ils si stupides ?

Au bout d’un certain temps, le bellâtre approcha. Il lui expliqua qu’ils voulaient nigaudement s’adonner à l’altruisme et à l’abnégation, mais Liliana était trop occupée, pour l’écouter, à préparer le serment qu’elle allait prêter. Elle y avait mûrement réfléchi : une trop évidente hypocrisie ne manquerait pas d’engendrer la suspicion, ce qui lui compliquerait la tâche ; à l’inverse, si elle se montrait trop cynique, leurs soupçons s’en verraient confirmés. Il lui fallait faire donc preuve de doigté, employer un soupçon d’immoralité, tout en leur faisant accroire sa bonté d’âme.

Ainsi, lorsque Gideon lui demanda de donner sa parole, elle était prête.

Oath of Liliana
Serment de Liliana | Illustration par Wesley Burt

« Je constate qu’ensemble, nous sommes plus puissants que seuls. Si cela signifie pouvoir réaliser ce qui doit être fait sans dépendre du Voile de Chaîne, alors je me ferai Sentinelle. Voilà, vous êtes contents ? »

Elle avait prononcé ces mots avec un léger sourire, mais sans insister. Au demeurant, son plaisir était bien réel. Les mensonges les plus crédibles ne comportaient-ils pas toujours un fond de vérité ?

Elle faisait désormais partie des Sentinelles. Dans son esprit s’ouvrirent des avenirs remplis d’espérances à satisfaire et d’aspirations à combler.


Jace

Jace était épuisé. Cette journée avait été la plus longue de sa vie, et il n’avait qu’une seule envie : dormir, d’un sommeil abruti et sans rêves.

Néanmoins, il devait d’abord lui parler.

Il la trouva à la périphérie de Thraben, assise dans les ruines d’une petite église. Il restait peu de bâtiments intacts dans la ville, et ce lieu de culte n’avait pas été épargné.

Elle était assise en tailleur, les yeux clos. Jace se sentit coupable d’interrompre un instant aussi personnel, mais il fallait qu’il sache.

« Tamiyo… ? Es-tu… Puis-je… ? » Il ne savait pas comment poser sa question. La lunaréenne ouvrit les yeux. Son visage montrait encore les signes de la faiblesse et des affres qui l’avaient assaillie depuis le lancement du sort.

« Que s’est-il passé, Tamiyo ? J’étais relié à tes pensées et soudain… Tu n’étais plus là. Tu as disparu. Que t’est-il arrivé ? »

La lunaréenne se mit à pleurer. Les larmes roulèrent sur ses joues et s’écrasèrent sur les décombres à ses pieds : plic-plic !

Ses paroles étaient saccadées, hésitantes : « Nissa avait échoué. Le sort était sur le point de s’effondrer. Je ne savais ni quoi faire, ni comment vous aider. »

Jace s’étonna : « Nissa aurait donc généré toute cette puissance à elle seule ? Impressionnant. Je pensais que c’était toi, avec le second parchemin. »

Tamiyo le regarda d’un air à la fois triste et condescendant. « Non, tu ne comprends pas. C’était bien moi, avec le deuxième vélin. C’est de là qu’est venue toute cette énergie. »

« Mais c’est fantastique ! Tu nous as sauvés ! Tu as sauvé tout Innistrad, tout le plan et au-delà ! Est-ce l’un des parchemins de fer, l’un de ceux que tu refusais d’ouvrir ? »

« Tais-toi, Jace ! Écoute-moi au lieu de m’interrompre. Ce n’était pas vraiment moi. Elle… Elle a pris possession de moi. Tu comprends ? Ce n’était pas moi. J’étais présente dans mon propre corps, impuissante tandis qu’elle en prenait le contrôle. Mes yeux, mes mains, ma voix… Elle les a usurpés. Ils ne m’appartenaient plus. » Elle se mit à sangloter de plus belle.

Il se souvint alors de ce que la voix lui avait dit quand ses pièces d’échecs s’étaient entretuées. « Ces pièces sont toutes à moi, Jace Beleren. Elles m’ont toujours appartenu. Simplement, je n’ai plus envie de jouer. »

« Je… Je suis désolé, Tamiyo. Je ne sais pas… »

« Mais ce n’est pas le pire ! Le second parchemin… Tu avais raison, je n’aurais pas dû l’ouvrir. Il y a fort longtemps, j’avais juré de m’en abstenir, et je devrai en répondre un jour. Mais le sort qu’elle a lu… Ce n’était pas celui du parchemin. Elle y en a substitué un autre ! »

Éméria ! Un long stylet surgit de nulle part, et l’ange commença à écrire sur le vélin.

Jace se mit à trembler.

« Elle l’a réécrit ! Comment a-t-elle fait ? Comment est-ce possible ? dit-elle d’une voix proche de la panique. Quand cette monstruosité a pris le contrôle de mon corps et qu’elle a lu le parchemin, celui dont le sort aurait dû dévaster ce plan, au lieu de cela, elle en a lancé un autre, qui l’a emprisonnée ici. Comment est-ce possible, Jace ? Et pourquoi ? Qu’avons-nous donc fait ? »

« Je… Je n’en sais rien. » Jace ne trouvait pas les mots, ni pour la consoler, ni pour se rassurer lui-même.

Tamiyo prit une grande inspiration. « Je te l’ai déjà dit, Jace : certaines histoires ont une fin et, pourtant, nous cherchons à tout prix à prolonger la nôtre. Et si toutes les histoires n’étaient que la sienne, au service d’une terrible destinée encore inaccomplie ? » Elle leva les yeux vers la lune.

« Avons-nous réellement gagné ? » Sa voix n’était plus craintive, mais plaintive. Jace n’avait aucune réponse à lui fournir. Après quelques minutes, elle se leva et s’envola dans le ciel nocturne, sans même prendre congé.

Jace resta assis dans l’église un long moment. Il regarda à nouveau la lune et sa luminescence argentée, le glyphe brillant gravé à sa surface, témoignage de ce que les Sentinelles avaient accompli. Enfouie au plus profond de cette lune se trouvait la force la plus grande et la plus destructrice qu’ils aient rencontrée. Les paroles de l’ange lui transpercèrent le cerveau comme les dagues d’une soif d’avenir inassouvie. Rien de cela ne va. Je suis incomplète, inaccomplie, inachevée. Il devrait y avoir un bourgeonnement, pas un ressentiment stérile. Le terrain n’était pas réceptif. Mon temps n’est pas venu. Pas encore.

Son échine était glacée. Mon temps n’est pas venu. Pas encore. Il baissa les yeux et partit en quête d’un lit pour sombrer provisoirement dans l’oubli.


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