La Voie rouge
Note : Ceci est le premier chapitre d’une longue histoire
Dans les profondes Gorges de l’Oumara de Tazeem, deux silhouettes voltigeaient à l’aide de grappins. Le tandem, une kor aguerrie et un ondin aussi grand qu’agile, était constamment en mouvement, ne se figeant qu’entre deux sauts. Dans ce bref instant d’immobilité, le monde entier semblait soudain évoluer autour d’eux. Sur Zendikar, c’était une possibilité.
Voilà deux jours qu’ils voyageaient après une dernière halte au relais de Magosi, lui-même situé à quelques jours des rivages de la mer de Halimar, que leur foyer, Porte des Mers, préservait des flots déchaînés de l’océan, de l’autre côté. Guidés par des rumeurs, ils parcouraient le continent à la recherche d’un hèdron échoué — artefact de l’ancien monde disparu.
Ce parcours aérien, cette succession de bonds exécutés au mépris des lois de la gravité, remplaçait une inquiétude par une autre : quand la moindre seconde d’inattention pouvait vous précipiter dans un torrent impétueux, les notions ésotériques devenaient secondaires.
Le premier crochet d’Akiri se planta dans l’ancrage émoussé, puis le filin se tendit alors qu’elle se jetait dans le vide avec une assurance aveugle. Au nadir de son saut, le monde n’était plus qu’un tourbillon de sons et de couleurs : le rugissement de la rivière blanche et émeraude tout en bas, les strates pourpres et ocres des parois qui défilaient à toute allure de part et d'autre, le sifflement de sa corde dans l’air. Pour la kor, voler se résumait à ne pas lâcher prise.
Akiri et son compagnon Zareth remontaient ainsi les Gorges de l’Oumara, un long canyon stable, à la roche solide, creusé sur des millénaires par la rivière de l’Oumara. Bordé de parois à pic hautes de plusieurs centaines de pieds, le défilé regorgeait de points d’ancrage tant naturels qu’artificiels ; de vives couleurs balisaient des parcours optimaux pour les élingueurs de filins les plus pressés. Un vent puissant soufflait dans le défilé, favorisant la progression en aval pour ceux qui voulaient gagner au plus vite la baie de Halimar. C’était le terrain idéal pour la voltige, l’un des rares endroits immuables de Zendikar. Pour une experte telle qu’Akiri, sillonner ces gorges était un jeu d’enfant.
En plein vol, Akiri tira d’un coup sur son filin pour se propulser vers le haut, puis, d’un mouvement de poignet, elle dégagea son crochet et s’envola vers le ciel. Un bref moment de suspension juste avant la chute, une seconde cruciale pour se reposer, reprendre son souffle. Akiri fit les deux, repéra le prochain point d’ancrage, et lança son second crochet tandis qu’elle redescendait.
Alors, une sensation fugace. Une émotion importune : la peur, cette vieille amie, toujours présente. Si le crochet manquait sa cible (impossible) ou que la terre cédait (possible, en soi, mais peu probable étant donné la nature de la roche dans ce canyon), Akiri cesserait de voler pour tomber, et la chute lui serait fatale. Encore un kor englouti par l’Oumara ; encore un kor qui oubliait ce que Zendikar pensait d’eux désormais : même les marcheurs nés trébuchaient de temps à autre.
Le second crochet atteignit sa cible et s’y fixa solidement. Le choc se répercuta le long du filin, puis dans son bras, jusque dans son cœur, et elle se balança de nouveau sans crainte. Cette fois, elle ne faiblirait pas — elle volerait.
Un cri derrière elle lui rappela que certains avaient une vision moins contemplative de leur pratique.
Zareth, son vieil ami et compagnon, braillait de joie chaque fois qu’il arrivait au zénith de son vol, exultait quand son premier ou second crochet trouvait sa prise, et encourageait sa camarade :
« Akiri ! Prends la Rouge ! La Voie rouge ! »
La Voie rouge était un parcours rapide mais ardu des Gorges de l’Oumara. Akiri le connaissait bien pour l’avoir elle-même défini lors de la Bataille, explorant et balisant le trajet pour sa compagnie d’élingueurs chevronnés. À l’époque, ils cherchaient à semer des bêtes affamées et les scions eldrazi qui rôdaient dans les hauteurs ; à présent, les élingueurs empruntaient la Rouge pour remporter des paris et faire étalage de leur adresse. Un changement dont elle se félicitait.
Après quelques voltiges pour gagner en vitesse, elle était parée. Au sommet du saut suivant, elle retint son lancer et virevolta pour faire face à son ami ondin, ses cheveux blancs lui fouettant le visage.
Derrière elle, Zareth avait toujours l’air du gredin dégingandé qui avait tenté de lui voler ses crochets tant d’années auparavant, à la différence que ses écailles avaient quelque peu vieilli et qu’il possédait désormais des crochets bien à lui. La jeunesse, qui abandonnait la plupart des gens, ne l’avait jamais vraiment quitté.
« Suis-moi ! » lui cria-t-elle, avant de se retourner dans sa chute pour lancer ses deux crochets. La Voie rouge offrait des points d’ancrage de chaque côté, et Akiri aurait besoin de ses deux bras pour atteindre les suivants. Elle comptait sur Zareth pour reproduire ses mouvements, à défaut de suivre la cadence.
Certes, la peur était toujours là. Mais la liberté !
Leurs cris de liesse résonnaient dans le canyon. Une route dangereuse les attendait — c’était une évidence sur Zendikar, en particulier pour deux personnes dépêchées par Porte des Mers pour enquêter sur un hèdron échoué — mais, pour l’instant, ces dangers leur semblaient très lointains.
Ensemble, Akiri et Zareth volèrent.
Le soir venu, ils établirent leur bivouac au sommet de la gorge. Le soleil informe et orangé s’étalait à l’horizon tel un jaune d’œuf, le rugissement constant de l’Oumara en contrebas réduit à un grondement sourd. Sur ces hauteurs, les plaines s’étendaient à perte de vue, uniquement déchiquetées par des pics aigus au nord, où elles cédaient la place à quelques contreforts, puis, enfin, à la masse sombre et tavelée de l’Agger. Des racines de montagnes flottaient à l’horizon, comme si on avait jeté une double poignée de cailloux et de sable en l’air avant de figer la pluie minérale dans sa chute.
En soi, songea Akiri, ce n’est sans doute pas loin de la vérité.
Assise contre un petit arbre battu par le vent, elle étalait du baume d’élingueur sur ses bras courbaturés. Un peu plus loin, Zareth contemplait le couchant. Sa silhouette se découpait nettement, noire et élancée, sur le ciel vespéral.
Akiri n’aurait jamais pensé être aussi ébranlée par le fait de partir de nouveau en mission avec lui. Bien qu’heureux, le récent retour de l’ondin à Porte des Mers était aussi porteur de douloureux souvenirs. Le souvenir des ravages infligés non seulement à Tazeem mais au plan tout entier. Le souvenir des individus responsables de cet acte ; des gens capables de voyager entre les mondes, d’y propager un instant leur lumière radieuse, avant de partir en ne laissant que ruine dans leur sillage.
L’air se rafraîchit à mesure que le soleil déclinait. Akiri se souvint du froid qui régnait à Porte des Mers dans l’ombre d’Ulamog, la bête libérée de ses chaînes ancestrales.
Elle frissonna. Combien de temps ce monstre était-il resté enfermé sous terre, et quel mal sa réclusion avait-elle fait au monde qui lui avait servi de prison ? D’ailleurs, qui avait décrété que son plan serait la prison des dévoreurs de monde ?
Un sursaut de colère à peine contenu : Voilà pourquoi, se rappela-t-elle. Porte des Mers, et l’ascension vers Murasa. Voilà pourquoi tu t’es lancée dans cette aventure. Ne l’oublie pas !
Une vie de souvenirs s’avérait aussi épuisante que la Voie rouge de l’Oumara. Akiri respira pour se calmer. Mieux valait souffler, remarquer qu’ils profitaient d’une belle soirée, quoique humide. Le ciel était dégagé, à l’exception de quelques éclats d’hèdrons d’Éméria. L’un des monolithes était assez bas pour laisser voir la cascade qu’il traînait derrière lui tel un voile de dentelle scintillante qui s’écoulait sans fin dans l’air. Une toison végétale couvrait sa partie inférieure, oasis dans l’herbe. Des oiseaux planaient tout autour et s’y posaient, leurs cris suraigus à peine audibles sous le grondement de l’Oumara. Zendikar la prison, Zendikar la ruine. Zendikar le monde meurtri recelait encore une certaine beauté.
« Akiri, l’interpella Zareth, au sujet de cet objet que nous cherchons. »
« L’hèdron ? »
« À ton avis, pourquoi est-il tombé ? »
« Si je devais deviner, répondit-elle en levant les yeux vers Éméria dans le ciel, je dirais qu’il est simplement tombé. »
Zareth grommela, insatisfait. Il suivit le regard de son amie. « Une structure si ordonnée ne tomberait pas sans raison. »
« C’est vrai », concéda-t-elle.
Les érudits de Porte des Mers ne cessaient d’ergoter sur la nature des hèdrons et les mécanismes qui leur permettaient de flotter ainsi. Armés de télescopes, ils consignaient leurs plus infimes oscillations et mouvements ; ils engageaient des expéditions — qu’Akiri avait parfois menées — afin d’explorer des routes répertoriées censées offrir un accès à Éméria ; ils se querellaient sur la toponymie des strates et des marques célestes ; mais savaient-ils seulement pourquoi certains hèdrons restaient en place quand d’autres tombaient ? Non, pas plus qu’ils ne connaissaient leur fonction, ni leur créateur.
Ces savantes préoccupations n’affligeaient pas Akiri. Pour elle, les bibliothèques et les salles d'étude de Porte des Mers n’étaient que des lieux où l’on laissait aliments et boissons à la libre disposition des rangers, élingueurs de filins et aventuriers du corps expéditionnaire. S’interrogeait-elle ? Oui, naturellement. Avait-elle peur ? Autant que l’on pouvait craindre une mort subite ; oui et non.
« Cette hypothèse t’attirerait une éminente compagnie », déclara la kor. Elle se leva pour lui envoyer sa pochette de baume, qu’il attrapa au vol. « Quand tu reviendras à la Porte, je pourrai te présenter certains érudits spécialistes des hèdrons. Ils auront certainement de bons ouvrages sur la question. Avec une bonne valeur de revente », le taquina-t-elle.
Zareth s’esclaffa. « Enfin, désormais, ce n’est qu’une supposition. »
Akiri le croyait sur parole. Ce Zareth avait fui des années auparavant ; celui qui était revenu à Porte des Mers, dans son corps expéditionnaire, était une tout autre personne qui avait bien changée.
Du moins, l’espérait-elle.
Autour d’un repas de camp — un épais ragoût d’oignons sauvages, de tubercules hachées, de viande fumée et d’herbes aromatiques dénichées sur place —, les deux compagnons se remirent de leur journée.
« Tu t’es bien débrouillé sur la Voie rouge, le félicita Akiri tandis qu’il touillait le ragoût à petit feu, mais tu devrais travailler ton retrait de second crochet — nous emprunterons la Voie verte demain pour que tu t’entraînes. »
Zareth acquiesça. Il goûta le bouillon, puis y ajouta une pincée de sel. « C’est à cause de mon épaule. Je me la suis cassée en tombant quand j’apprenais à élinguer. » Là-dessus, il fit rouler son épaule, et Akiri put constater que son mouvement était en effet limité, quoique légèrement exagéré pour illustrer son propos. « Autrement, je détiendrais sans problème le record de la Rouge », ajouta-t-il avec un sourire espiègle.
Akiri n’en était pas convaincue, mais garda son avis pour elle et désigna à la place les grappins attachés au harnais de l’ondin. « On ne dirait pas des crochets ordinaires. Où les as-tu trouvés ? »
« Ils viennent d’un Fort céleste. Des kor qui régnaient sur les tranchées du Ondou, répondit-il, avant d’en détacher un de sa corde. De vaillants élingueurs les trouvent dans les ruines. » Il lança le grappin à Akiri. « C’est le seul endroit où l’on peut s’en procurer. Il faut être brave, ou cher au cœur d’un brave. »
La kor examina le crochet sous tous les angles. Il était ciselé de gravures raffinées, un motif géométrique qui lui évoquait un labyrinthe sinueux. Angles et coins, losanges et parfaits carrés. Visiblement artisanal, même si Akiri n’aurait su en identifier la facture — à l’exception ce qu’elle ne pouvait être.
« Tu es allé toi-même récupérer celui-ci ? »
« Non, admit Zareth. J’étais cher au cœur d’un brave. » Il esquissa un sourire triste. « Bref, ils sont très fiables. »
« Et pourtant… », nuança Akiri en arquant un sourcil.
« Oui, mon épaule, je sais. Il ne faut pas croire tout ce qu’on nous raconte, pas vrai ? »
Le sourire malicieux de Zareth. Akiri le connaissait bien ; un rire s’y nichait en permanence. C’était probablement ce qui avait provoqué sa chute, d’ailleurs.
« Il est très beau, conclut-elle en lui rendant l’outil. Et le motif gravé dessus ? »
« À l’image de ceux qui ornent la surface des hèdrons, confirma l’ondin. J’en ai vu beaucoup en Ondou — dont même l’un rattaché à la terre. » Un petit sourire joua sur ses lèvres tandis qu’il faisait tourner le crochet dans sa main, puis il le lui tendit soudain. « Tiens, prends-le, j’en ai d’autres. »
« Merci », dit-elle en acceptant son cadeau. Elle attrapa son sac et noua le crochet du Fort céleste à son premier filin. Inutile de demander à Zareth d’où lui venaient ses réserves de grappins — D'ailleurs, pensa-t-elle, mieux vaut peut-être que je n’en sache rien. Elle rangea le crochet dans son sac, puis retourna s’asseoir avec un étui en toile cirée. Elle en tira une carte, qu’elle déroula sur le sol en posant des pierres aux quatre coins pour l’empêcher de se replier.
Zareth leur servit leur dîner dans des bols et vint s’asseoir de l’autre côté de la carte. « Demain, ou après-demain ? »
« Demain, décréta Akiri. Cette cataracte n’est qu’à deux lieues. » Elle indiqua une chute d’eau marquée, quoique innomée, sur la carte. « L’hèdron devrait se trouver à sa source. »
« Doit-on craindre de les rencontrer ? » s’enquit l’ondin.
Sa question la laissa un instant perplexe, mais alors…
Le titan sans peau qui éclipse le soleil. Des cascades d’eau océanique se déversent de son corps gigantesque. Il écarte des bras aussi larges que l’horizon, et Porte des Mers tremble et scintille dans la chaleur torride.
… elle comprit.
« Non, lui assura-t-elle, ils ont disparu de ce monde. Nous avons gagné. » Leur seul souvenir lui asséchait la gorge.
Zareth mangea, les yeux rivés sur la carte — sans vraiment la regarder, nota Akiri. Il semblait regarder au-delà. Elle connaissait cette expression, ce regard lointain propre aux témoins d’horreurs indicibles…
Une nuit embrasée par les flammes, les relents de morts qui se décomposaient à vue d’œil, et les hurlements des vivants. Son épée maculée de sang, lourde, fumante. Les Eldrazi tuaient d’un simple contact — certains par leur seule présence. Des camarades réduits en cendres, leurs flocons blancs rendant l’air encore plus irrespirable. La première vague de bêtes de couvée les avait presque submergés, mais, par miracle, ils avaient tenu bon, puis une décharge d’énergie avait crépité dans l’air et la vague suivante avait déferlé sur eux.
… Elle se souvenait à présent de l’inexpérience flagrante de Zareth lors de la Bataille. On l’avait envoyé libérer Porte des Mers parce qu’il savait tenir une lance, affecté à l’unité d’Akiri parce qu’elle avait déjà essuyé tant de pertes. En le voyant, si grand pour son âge, les autres conscrits l’avaient cru plus âgé, plus aguerri.
Elle était à peine plus vieille que lui quand les Eldrazi avaient surgi dans ce monde, une kor qui se croyait alors invincible, car elle avait appris à voltiger comme ses ancêtres, avec un grappin et l’immensité de Zendikar pour terrain de jeu. Elle maniait l’épée avec adresse, guerrière émérite dans une troupe de champions. Même à l’époque, son habileté et sa grâce lui avaient valu des éloges dans tout Zendikar, la portant à surestimer sa valeur. Entourée de ses proches et de ses amours, elle n'avait pas tremblé quand elle avait appris que des titans avaient jailli des entrailles de la terre. Que représentaient-ils si ce n’était une nouvelle occasion pour elle de s’illustrer ? Sa troupe et elle s’allieraient aux forces des vivants, s’élanceraient, triomphants, face à ces monstres que certains pensaient divins, et sauveraient le monde.
Du moins, l’avait-elle cru.
« Akiri, fit Zareth, la tirant de sa rêverie. Je suis navré d’être parti du jour au lendemain. » Il parlait tout bas, un murmure dont elle ne l’aurait jamais pensé capable. « Je ne supportais plus le silence. Je croyais pouvoir le fuir en partant très loin. Loin de Porte des Mers, de Kaza et d’Orah. Loin de tout. » Les muscles de sa mâchoire tressautèrent alors qu’il ressassait ce souvenir douloureux. « Loin de toi. »
Le tumulte de l’océan en perpétuel mouvement. Les combats rudes et grossiers des humains, kor et ondins contre les drones eldrazi qui les désintégraient et leur engeance inférieure. Dans le ciel, le craquement des foudres magiques des Planeswalkers qui terrassaient des bêtes encore plus terrifiantes.
Elle avait toutes les raisons de lui en vouloir. Elle aurait pu le fustiger pour la brutalité de son départ et pour ses derniers larcins. Pour toutes les larmes qu’il avait causées à Kaza. Orah, en tout cas, n’avait pas manqué de le maudire pour sa fuite en menaçant de le tuer s’il revenait un jour, mais Akiri connaissait Orah et savait qu’il parlait seulement sous le coup de la colère, qui lui servait à cacher son amour et sa peur. Elle avait toutes les raisons de lui en vouloir ; durant sa jeunesse, la kor avait appris à ses dépens le prix d’un départ secret et précipité, mais cet épisode lui avait aussi permis de mesurer la valeur du pardon. Sur Zendikar, leur petit monde meurtri, guérir ne se faisait pas tout seul : c’était un travail conscient. Qu’il s’agît de rebâtir leur monde ou de se reconstruire eux-mêmes, la guérison demandait un effort. Tout comme le pardon.
« Zareth, murmura-t-elle, je suis contente de t’avoir retrouvé. »
L’ondin leva la tête. Pour la première fois depuis qu’il avait remis tranquillement les pieds à Porte des Mers, quelques jours auparavant, elle revit le Zareth qu’elle connaissait.
« Je n’ai jamais eu de foyer où revenir, s’expliqua-t-il. C’est agréable. Cela me donne l’impression que les choses s’améliorent. Mon retour à Porte des Mers m’a montré que nous ne nous sommes pas contentés de survivre. »
« Nous ne nous contentons pas de survivre, confirma Akiri. Nous avons sauvé le monde. À présent, nous rendons le pouvoir à ses peuples, ensuite seulement nous profiterons de la vie. »
Zareth esquissa un faible sourire. Un bref silence s’ensuivit, puis tous deux reprirent leur repas. Ils restèrent ainsi sous leur arbre, au sommet des Gorges de l’Oumara, et, alors que les dernières lueurs du jour s’effaçaient à l’horizon, ils bavardèrent de choses et d'autres.
Le lendemain, ils atteignirent le site de l’hèdron échoué. La cascade — réputée asséchée — tombait en un flot d’eau au débit régulier.
« Eh bien ! haleta Zareth, les mains sur les genoux. Il n’y a rien ici. » Se redressant, il balaya du regard l’étroite cime de la flèche qu’ils venaient de gravir. Le sommet en amphithéâtre abritait un étang à la source invisible, lequel alimentait un petit ruisseau qui chutait dans la gorge en contrebas. Malgré un voile de brume, la lumière du jour était aveuglante à cette altitude. Il n’y avait aucune végétation hormis quelques touffes d’herbe vrillée. C’était moins une oasis qu’un échantillon, un lopin de terre qui détonait fortement avec ses origines.
« Hé, Akiri ! la héla son compagnon. Où est donc le gros caillou ? »
La kor se tenait non loin du bord de l’étang qui alimentait la chute d’eau qu’ils avaient passé une grande partie de la journée à escalader. Sans la craie blanche sur ses mains et ses avant-bras, on ne la soupçonnerait pas d’avoir mené et réalisé cette dernière montée. Elle fronçait les sourcils. Les mains sur les hanches, elle scruta les alentours afin d’en avoir le cœur net. S’agissait-il d’un sort ? d’un effet résiduel du Roulis qui déroberait l’hèdron à leur vue ?
L’étang était une véritable beauté chromatique, et constituait le seul élément notable de ce sommet autrement désolé. Minéralisée de nuances éclatantes de rouge, de bleu, de vert et de jaune, l’eau transparente était aussi immobile qu’un miroir. Inutile d’enquêter pendant des heures pour conclure que Zareth avait raison.
« Ce n’est pas un caillou, c’est un artefact », répliqua-t-elle. Trois jours de voyage, de voltige, et cette dernière grimpette pour finalement ne rien trouver. Même pas un gros caillou.
« Cela dit, l’étang est très joli », fit remarquer l’ondin.
Akiri grommela. En effet, charmant. « N’y bois pas », le mit-elle en garde.
« Il est empoisonné ? »
« Possible. » Elle poussa du pied une petite pierre qui tomba dans l’eau, puis disparut. « Plus probablement magique », avança-t-elle.
« Peut-être l’hèdron a-t-il connu le même sort ? »
« C’est tout à fait envisageable. »
Ils se turent un moment, immobiles, laissant le vent combler le silence. Ce dernier sifflait, solitaire.
« Que fait-on maintenant ? » demanda l’ondin.
Akiri regarda vers lui, puis au-delà. Tout Tazeem s’étendait derrière le voile de brume dorée de la cascade balayée par les vents. La réponse se trouvait là, cachée hors de vue.
« Nous rentrons à Porte des Mers », répondit-elle.
À cette distance, aucun phare n’était visible, même s’il était aisé de l’imaginer, ainsi que la cité à ses pieds. Brillante, lointaine, mais pleine de promesses. Une cité chatoyante à l’entrée de la baie de Halimar.
« Nous avons encore du travail devant nous, ajouta Akiri. Là-bas. Là-haut. »
Zareth observa l’horizon oriental à son côté. « En attendant, la vue est sublime, commenta-t-il. Il y a aussi des bons côtés, même si notre tâche reste inachevée. »
Elle lui adressa un sourire bienveillant. « Allons-y, Zareth. Il est temps de rentrer chez nous. »
Bien que loin de Porte des Mers, avec pour seul décor une grande taverne assortie de quelques dépendances, le relais de Magosi était un phare de civilisation dans ces contrées isolées. Juché au sommet de l’immense cataracte de Magosi, il constituait une étape populaire auprès des voyageurs et négociants qui longeaient la route la plus sûre de l’Oumara, et un campement de prédilection pour les explorateurs.
Les lieux étaient constamment noyés dans le grondement sourd de la Magosi. Plus grande cascade de la gorge, les Chutes de Magosi s’étaient formées là où la rivière de l’Oumara plongeait d’un coup trois cents pieds plus bas. Une vieille fracture géologique à cet endroit avait surélevé un plateau et en avait affaissé un autre. Pour surmonter l’obstacle resté infranchissable durant des siècles, des géomètres venus de Porte des Mers avaient creusé une série de chemins en lacets dans la paroi après la libération de la cité ; vertigineuse, la route permettait néanmoins aux voyageurs de grimper sans trop de danger du fond de la gorge au sommet de la falaise. Les Chutes de Magosi faisaient écho à l’histoire de Zendikar : une force ancestrale avait infligé de terribles ravages à ce monde, des gens étaient morts, la plupart avaient survécu, rien n’avait changé, et Zendikar avait continué de trembler, en proie à une fièvre planaire. Puis le monde et ses habitants s’étaient adaptés.
Pour la première fois depuis des jours, Akiri et Zareth passèrent la soirée assis sur de vraies chaises, à déguster des plats servis à table qu’ils avaient payés avec des pièces et crédits issus de marchandises rapportées de leur excursion. Ils purent même savourer des boissons fraîches en écoutant de la musique jouée par un courageux groupe d’ondins, qui s’efforçait de couvrir le tumulte constant de la grande chute d’eau. Des dizaines de kor, d’ondins et d’humains fourmillaient dans l’auberge principale, mangeant et discutant, marchandant le prix de petits articles et troquant nouvelles et rumeurs glanées en chemin. Le piétinement et le cri de bêtes de somme dociles — louables pour se rendre au relais suivant à plusieurs lieues de là — leur parvenaient de dehors, portés par le vent en même temps que leur odeur entêtante.
« La civilisation », soupira Zareth en terminant sa coupe. Il croqua quelques glaçons en se massant la nuque à deux mains. « Je crois que je vais en commander une autre, ajouta-t-il en agitant sa coupe, puis je retourne me laver — j’avais oublié la sensation exquise de l’eau chaude sur les écailles. » Il s’empara de leur escarcelle commune et tira sur les cordons pour l’ouvrir.
Terminant son assiette, Akiri hocha la tête vers la bourse. « Tu devras recourir à tes anciens talents illicites pour trouver de l’argent là-dedans. Nous avons dépensé les dernières pièces pour payer notre repas et les provisions nécessaires à la fin de notre voyage. » Elle haussa un sourcil et fixa le regard sur le sac de Zareth, posé sur la grande table à côté de ses propres affaires. « Les dernières dont j’avais connaissance, en tout cas. »
« Hé! tu refuses de me laisser alléger les poches des gens ici », se défendit l’ondin.
« Nous représentons Porte des Mers, Zareth. Nous ne sommes plus des conscrits affamés. »
« Exactement. Nous sommes des membres assoiffés de Porte des Mers. Les érudits se font bien entretenir par les taxes ; je ne vois pas de différence à obtenir notre part. »
« Les érudits gagnent ce revenu par leur travail, objecta la kor tout en récupérant son paquetage. De la même façon que nous gagnons le nôtre. D’ailleurs, à ce propos. » Elle plongea la main dans sa sacoche principale et en sortit un porte-monnaie qu’elle jeta sur la table devant Zareth. La bourse atterrit lourdement dans un tintement d’or.
« Tu as osé », s’esclaffa Zareth. Il s’empara de l’étui, l’ouvrit, fourragea dedans et en tira une pièce.
« Je nous ai trouvé du travail. Une moitié de l’argent maintenant, l’autre une fois à bon port, expliqua-t-elle. Une caravane à destination de Casque de corail, départ prévu demain. »
« Au moins, c’est sur notre chemin, concéda-t-il en prenant quelques pièces supplémentaires, avant de refermer la bourse. Départ à l’aube ? »
« Connais-tu une autre façon de voyager ? »
Zareth éclata de rire. « Fort bien, je m’en vais prendre un autre verre. » Il quitta la table.
« Zareth », l’arrêta Akiri. Elle retourna le porte-monnaie, qui laissa choir des cailloux. Son compagnon rit derechef en levant les mains.
« D’accord, tu m’as pincé. Laisse-moi payer cette tournée pour me faire pardonner. »
« Je reprendrais bien quelques ravioles, aussi. Celles avec la sauce dedans. »
Zareth s’éclipsa et revint quelques minutes plus tard avec la commande. Il s’assit, lui passa son verre et son assiette, puis ils poursuivirent leur repas.
Plus tard, la nuit tombée et la foule épaissie, les deux compagnons s’étaient assis sur la terrasse à flanc de falaise pour finir leur dernier plateau de mets frits et de boissons fraîches. Ils avaient passé un bon moment à rattraper le temps perdu — avec une vraie longue conversation — et, peut-être était-ce dû à l’alcool ou à l’atmosphère décontractée du refuge, mais, au cours de leur discussion au demeurant légère, Zareth finit par poser à Akiri la question qui marquerait la conclusion de leur soirée.
« Quand nous serons rentrés à Porte des Mers, tu as l’intention de nous enrôler dans une mission secrète. Une expédition dans l’un des Forts célestes. » Il se cala au fond de sa chaise. « C’est pour cela que nous sommes partis à la recherche de cet hèdron, n’est-ce pas ? »
Akiri ne chercha pas à nier. « Murasa, confessa-t-elle. Porte des Mers pensait qu’un hèdron récemment tombé nous livrerait quelque chose d’utile, mais cela présupposait qu’il en existait un. »
« Que trouverons-nous à Murasa ? Ces Forts célestes sont vieux et à l’abandon. »
« Je l’ignore. Notre client est prêt à parier gros qu’une technologie nous attend là-haut. Une puissante technologie. »
« Qui est donc cette Akiri ? demanda Zareth. Prête à mettre en jeu son rêve d’un monde meilleur sur une simple intuition. »
L’intéressée opina du chef. « La mission paie bien. Personne n’investit de telles sommes sur une intuition. C’est un pari — le pari que ce que nous découvrirons à Murasa pourrait nous aider à restaurer notre monde. »
« Je sais que c’est une habitude chez moi, commença Zareth à voix basse en se penchant vers elle d’un air conspirateur, mais nous pourrions filer dans la nuit, partir en quête d’une autre terre. Toi et moi, ensemble, avec ton adresse et mon charme ? Nous ne manquerions de rien. »
Akiri secoua la tête en signe de refus. « Ce monde est le nôtre, avec tous ses maux et infections. Réparer les dégâts qu’il a subi est notre combat, notre responsabilité, notre place, décréta-t-elle. Nous ne pouvons pas partir. »
« Nous risquons de ne jamais revenir », argua l’ondin.
« Oui, convint-elle. Nous menons le même combat que n’importe quelle
« Et si nous ne trouvons rien ? »
Akiri but quelques gorgées de son verre en silence.
« Reste l’espoir, je suppose que tu peux rapporter au moins cela, émit l’ondin. Donner aux gens de quoi rêver. »
« L’espoir ? Non, répondit Akiri d’un ton ferme, mais sans méchanceté. Les gens ne peuvent pas davantage forger une lame fervente qu’un couteau tendre avec l’espoir. » Elle secoua la tête derechef. « Je ne veux pas leur donner de l’espoir, je veux leur créer du pouvoir. Donner à notre peuple — à tous les peuples de Zendikar — les moyens de faire de leur douleur une arme et de l’utiliser afin de guérir ce monde pour de bon. »
Zareth se laissa de nouveau aller contre le dossier de sa chaise. Akiri était raide, sérieuse.
« Écoute, je pense en avoir fini pour ce soir, annonça-t-elle soudain en désignant les verres et assiettes vides. Je vais me coucher. On se voit demain matin ? »
« Je serai là », dit-il tout bas.
« Vraiment ? »
« Tu me l’as demandé, alors je serai là. »
La kor le considéra un moment — un long moment. Zareth ne voyait pas Akiri la pérégrine intrépide, vétérane décorée et illustre élingueuse de filins, mais Akiri l’anonyme, la jeune officier kor qui l’avait sauvé des ténèbres à Porte des Mers. Sa peau grise plâtrée des cendres de leurs défunts camarades et du paysage déliquescent. Ses yeux, illuminés par les flammes, écarquillés de terreur — et pourtant, elle l’avait tiré en avant. Akiri qui lui avait mis la lance d’un mort entre les mains en lui disant qu’il devait combattre les monstres qui tuaient leur monde d’un contact, ou personne ne survivrait à la Bataille.
« Je serai là, Aki », lui assura-t-il.
« Parfait, conclut-elle, avant de répéter tout bas en s’éloignant : Parfait. »
La nuit fut horriblement longue, et Zareth ne parvint pas à fermer l’œil.