Histoire précédente : Passé refoulé

Douze ans après avoir y avoir vu mourir ses parents, Chandra est revenue sur Kaladesh, son monde d’origine. Elle y a découvert que sa mère, Pia Nalaàr, était toujours en vie et que celle-ci y était désormais l’égérie du mouvement renégat. Hélas, le Consulat a entre-temps appréhendé et incarcéré Pia, sur ordre du Planeswalker Tezzeret. Accompagnée de Nissa Revane et de Mme Pashiri, Chandra a volé au secours de sa mère, mais les trois femmes sont tombées dans le piège tendu par l’ignoble Baral.

Emmurées dans une cellule à l’épreuve de la magie, qui se remplit d’un gaz toxique, il ne leur reste plus qu’une seule issue : se transplaner. Chandra se refuse pourtant à quitter Mme Pashiri, et Nissa découvre qu’elle ne peut se résoudre à abandonner Chandra.


Se servir de ces mains ne lui était pas encore naturel, et c’est pourquoi il avait failli tomber lors de son dernier saut entre deux toits.

Les doigts mécaniques fournis par Mère-grand étaient puissants et étonnamment réactifs, un peu comme des gants, mais, justement, ils altéraient son sens de la préhension. Il devait ainsi sans cesse prendre garde à moins les serrer, par exemple pour tenir un verre, mais à agripper plus fortement lorsqu’il bondissait d’un faîte à un autre.

Une fois évanoui le souffle d’air dû à son saut, et ses pieds retombés en silence sur les briques poussiéreuses, il chancela dangereusement ; le rebord lui glissait des mains. Ses doigts — les vrais — se crispèrent à l’intérieur des gantelets et, dans un mouvement tout aussi efficace que silencieux, ses phalanges mécaniques affermirent leur prise en taraudant le mur. Il retrouva alors l’équilibre et lança la jambe par-dessus l’avant-toit, dans un claquement semblable à celui d’une cape cinglée par le vent. Un ciel d’azur émaillé de gigantesques nuages en clair-obscur passèrent devant ses yeux.

Il n’avait pris sa respiration qu’une seule fois.

Il s’arrêta, écoutant et humant la brise. L’arôme d’une douzaine d’épices dont il ignorait encore le nom cinq mois plus tôt s’élevait des cuisines en contrebas ; aujourd’hui, néanmoins, il savait reconnaître la cardamome, le curcuma, les clous de girofle, le cumin et bien d’autres. La plupart des gens n’auraient d’ailleurs pas su en distinguer davantage, car ceux-là exprimaient les parfums les plus capiteux. Sous-jacentes à ceux-ci, il perçut également des senteurs de pierre et de laiton chauffés au soleil ainsi que les relents nauséabonds d’huiles usagées et les odeurs de transpiration émanant d’une dizaine d’inspecteurs du Consulat.

Il entendit aussi, tel un colibri, le bourdonnement des ailes d’un mécanoptère espion qui patrouillait dans le ciel. Quelques débris se détachèrent alors des trous qu’avaient percés ses doigts mécaniques et se fracassèrent sur le pavé de la ruelle.

Il entendit le froissement d’un tissu. « Cet endroit tombe en ruine, constata une inspectrice dont la voix se répercuta sur les murs de brique et la chaussée pavée. Les Consuls devraient envisager de tout raser pour construire du neuf. »

La voix d’un homme s’éleva alors : « Ils le feront peut-être. On m’a dit que les subsides de la Ville étaient entièrement consacrés à la construction d’infrastructures pour la Foire… »

Rassuré d’être passé inaperçu, le grimpeur se dirigea discrètement vers le bord du toit le plus éloigné de la ruelle et examina le mur en dessous. Un balcon, un autre, puis une gouttière et, enfin, un auvent… Mais ce dernier allait-il supporter son poids ? Il lui préféra le lampadaire, puis le mur, pour atteindre enfin la chaussée. Il se retrouva sur le sol en quelques instants, ses doigts de métal ramenant autour de lui sa cape empruntée.

Il observa les reflets sur ses gants de laiton. Les amples manches de son manteau n’en laissaient voir que les mains, mais ils remontaient en réalité jusqu’au-delà des coudes. Les Artisans de la Manche étincelante, groupe spécialisé dans ce type de prothèses exosquelettiques, s’étaient chargés de les fabriquer, sur commande spéciale de Mère-Grand, à son intention. Forgeurs d’exception, ils avaient en outre le mérite de la discrétion. Quant à la cape, c’était Mère-Grand qui l’avait confectionnée elle-même, à l’aide d’un appareillage astucieux, qui girait et cliquetait. « Celle que tu portes est tellement banale, avait-elle argumenté, que tu as beau chercher à passer inaperçu, dans une foule, on ne voit que toi ! » Il lui avait porté ses rouleaux de soie et avait répondu à ses questions sur la couleur et les motifs avec une indifférence polie.

Il rentra la tête dans les épaules, puis se fondit dans la cohue, les oreilles grandes ouvertes, tâchant d’ignorer les remugles de sudation nerveuse.

« … que font-ils… ? »

« … sont là-dedans depuis un bail… »

« … a dit que les renégats avaient posé des pièges… »

« … quand on pourra rentrer, Papa ? »

« … je n’ai jamais vu autant de… »

Dissimulé dans les ombres de sa cape, il observa les circonvolutions régulières que décrivaient les mécanoptères et les déplacements plus anarchiques des humains et des vedalkens en uniformes d’inspecteurs du Consulat. Le bâtiment dans lequel vivait Mère-Grand était encerclé.

Il se glissa dans une ruelle adjacente et grimpa jusqu’à atteindre les toits. Il s’adossa alors à un appentis contenant des outils de jardinage et déroula le fil de sa mémoire : le mécanoptère doré mettait vingt secondes à faire le tour, soit deux fois moins que le modèle orange, pour aller de l’arrière du bâtiment vers le couchant… Les parfums venus du jardin à épices planté par le maître des lieux lui envahirent les narines.

Son plan pouvait réussir.

Il s’immobilisa, à l’écoute des ronflements des mécanoptères qui lui parvenaient depuis le ciel.

Maintenant !

Après un roulé-boulé, profitant de l’élan, il bondit du toit.

L’impact au moment de l’atterrissage lui coupa le souffle.

En sprintant, il zigzagua pour esquiver une lucarne puis contourner une cheminée.

Le vrombissement des petites ailes se réverbérait sur les façades en brique. Plus que quelques instants…

Le bâtiment où vivait Mère-Grand était le plus élevé des environs. Il se propulsa en l’air, tendant ses gantelets de métal au-dessus de sa tête, le bleu éclatant et l’or de sa cape claquant derrière lui.

Ses doigts de laiton se refermèrent sur la lisière du toit, puis ses immenses bottes se plaquèrent en silence sur la façade.

Il laissa échapper un « han ! », trop bruyant à son goût, en se hissant sur la terrasse.

Il demeura ensuite allongé quelques instants, en prenant soin de respirer par la bouche afin de forcer l’air à entrer et sortir doucement, tout en guettant le moindre changement dans les survols des mécanoptères ou un cri montant de la rue.

Rien.

Mère-Grand possédait une terrasse de l’autre côté du bâtiment, face à l’imposante tour d’Éther du Consulat. Elle possédait d’ailleurs son propre répertoire de surnoms pour évoquer cet édifice, qui allaient du plus innocent (« verrue ») aux plus inconvenants, au gré d’une escalade choquante de références scatologiques. Il huma l’air par-dessus le rebord et ne décela que le parfum des orchidées de Mère-Grand, rien qui suggérât la présence immédiate des inspecteurs.

Il se laissa tomber en silence parmi ses plantes et se glissa dans son logis. Pardon pour cette intrusion, s’excusa-t-il mentalement.

Il s’accroupit, l’ouïe aux aguets alors que le vent poussait autour de lui les rideaux de lin élimés. Deux voix. Non ! Trois, dont une était particulièrement autoritaire. Elles provenaient du bout du couloir, de la chambre à coucher. L’appartement avait été fouillé sans ménagement : le contenu des vieux tiroirs en bois gisait éparpillé sur les tomettes, et les coussins du canapé avaient été éventrés.

Il se déplaça silencieusement sur le carrelage, évitant avec soin de déranger le contenu des tiroirs renversés et écoutant la conversation qui venait de la pièce voisine.

Une femme demanda, d’un ton posé et sérieux : « Vous avez vérifié cette penderie ? »

Un jeune homme bougon lui répondit : « Évidemment que j’ai vérifié la penderie ! Il n’y a rien. »

Une troisième voix se fit entendre, masculine et tranchante : « Il y a forcément quelque chose, des preuves. Elle dirige en partie ce mouvement depuis maintenant plus de dix ans, aussi est-il impensable qu’elle ait pu conserver tous leurs secrets uniquement dans sa tête. Vous deux, allez donc… Je ne sais pas… Retournez donc fouiller le salon ! »

Un bruit de pas lui parvint du couloir. « Savez-vous si Rashmi a réussi à atteindre la manche suivante ? » s’enquit le jeune homme. L’odeur métallique d’un air chargé d’Éther flottait dans le sillage de deux des intrus, signalant qu’ils étaient armés — comme il fallait s’y attendre. « Personnellement, je ne vois pas à quoi pourrait servir un translateur à vases », reprit le jeune inspecteur, dubitatif.

« Voyons, tâchez de penser aux retombées à long terme ! » lui répondit sa collègue d’un ton sec. Du verre se brisa sous ses bottes en s’éparpillant, et elle pesta, avant de reprendre : « Aujourd’hui, ce sont des vases ; demain, ce seront des carcasses mécaniques qu’on translatera… »

En veillant à poser précautionneusement ses pas, d’abord le cou-de-pied puis la plante puis les orteils, pour ne faire aucun bruit, il fit demi-tour dans le couloir et rejoignit le salon. Sanglés dans leurs uniformes rouges et orange identiques, les inspecteurs se tenaient côte à côte, scrutant le désordre dont ils étaient les artisans. À leurs ceintures pendaient des objets de métal noir, qui lâchaient de petits sifflements.

« Avez-vous vu son animal de compagnie ? » demanda le jeune homme.

« Elle n’en possède pas, c’est une façonneuse de vie : il lui suffit d’en fabriquer », répondit la femme en mimant de ses mains le vol d’un oiseau.

Il bondit en silence dans leur direction, ouvrant les bras comme s’il avait l’intention d’embrasser ces intrus, l’air gonflant la capuche de sa cape.

Le jeune inspecteur se retourna, l’air contrarié. « Pourtant, il y a des poils blancs sur le canapé. »

Son ombre obscurcit le visage du garçon. Celui-ci se raidit et esquissa un geste vers le fourreau de son arme, ses yeux écarquillés tâchant de se fixer sur son agresseur.

Ses mains de métal saisirent leurs têtes et les entrechoquèrent.

Il grimaça au son mat qu’émirent leurs crânes en se percutant, alors que les deux inspecteurs s’écroulaient au sol, dans un enchevêtrement de bras et de jambes. Au réveil, vous allez souffrir tous deux d’une furieuse migraine.

La voix de l’officier supérieur lui parvint depuis la chambre : « Basani ? Quel était ce bruit ? »

D’un mouvement souple, il prit position à côté de la porte.

« Basani ? » Des pas précipités retentirent dans le couloir.

Des soies rouges et orange, du métal doré, du lin blanc. Avant même que l’inspecteur ne parvienne à ordonner dans son esprit ce mélange confus de couleurs pour y reconnaître un homme, les phalanges de laiton s’étaient refermées sur sa gorge et le soulevaient de terre. Les vieux réflexes ont la vie dure.

L’inspecteur lâcha un râle tandis que ses doigts s’agitaient frénétiquement en direction des instruments attachés à sa ceinture.

D’un revers de sa main libre, il débarrassa l’inspecteur des objets en question, puis lui fit opérer un demi-tour et le plaqua violemment contre le mur le plus proche. « Bien le bonjour », le salua-t-il.

Les mains de l’agent consulaire se portèrent à son cou en tentant de le dégager, sa bouche tressaillant en silence.

« Veuillez me pardonner, s’excusa-t-il en relâchant légèrement sa prise. Ce ne sont pas les mains dont j’use d’ordinaire. » L’homme haleta un instant, et se mit à puer encore plus. « Vous empestez la peur, reprit-il en inclinant la tête. Seriez-vous effrayé ? »

« Oui », haleta l’officier tandis que ses yeux grand ouverts fouillaient les ombres de la capuche.

« Excellente chose », gronda son agresseur. Il laissa l’homme ahaner brièvement, puis lui demanda : « Où se trouve Mère-Grand Pashiri ? »

« En détention. À l’heure qu’il est, bégaya celui-ci avec l’aisance d’un poisson hors de l’eau. Un piège. C’est une renégate. »

Il avait espéré qu’elle s’était échappée et qu’ils étaient venus là à sa recherche. Mais non, ils la détenaient et, s’ils étaient chez elle, c’était dans l’espoir d’y découvrir des preuves incriminantes. « Quel genre de piège ? » s’enquit-il.

« On cherchait. Quelqu’un. On a fait. Savoir. Qu’on l’avait. Trouvé. »

Trop vague ! Il souleva le gradé de quelques centimètres supplémentaires. « De qui parlez-vous ? »

« Victoire. Rénégate. » L’homme se mit à convulser dans l’étau de ses doigts de métal, s’asphyxiant alors qu’il cherchait à tousser sans y parvenir.

Mère-Grand lui avait souvent parlé de Victoire Renégate, mais uniquement en utilisant le pseudonyme qu’elle s’était choisi et il ne l’avait rencontrée qu’une seule fois : une noble allure, mais le regard lointain et une résolution si tenace qu’elle parvenait presque à dissimuler l’énorme fardeau qui pesait sur ses épaules.

« Ce piège, où a-t-il été tendu ? »

Le superviseur ne put que secouer la tête négativement. « Je… Je ne sais pas ! »

« Tant pis. »

Les yeux du gradé s’écarquillèrent, ses pupilles devenant des fosses obscures. « Vous allez. Me tuer ? »

« Je ne tue pas. » Du tranchant de sa main libre, il asséna une manchette sur le crâne de l’homme, l’assommant d’un coup, et le laissa choir sur le carrelage. « Plus maintenant », précisa-t-il.

Il retourna alors sur le toit-terrasse de Mère-Grand et écarta avec grand soin les orchidées en pot. S’ils l’avaient effectivement attirée dans un piège, c’était donc qu’elle avait quitté son domicile de son plein gré. Il avait par conséquent le début d’une piste. Il ferma les yeux et prit une inspiration.

L’air lui faisait l’effet d’une cacophonie d’odeurs. Il se concentra et écarta mentalement les épices, les métaux, les passants inquiets et les relents omniprésents des volutes d’Éther chargées d’énergie, qui tourbillonnaient à travers la ville.

Là !

Ce n’était qu’un murmure olfactif qui lui parvenait de la rue en contrebas, chargé de fruits d’été, de roses, de jacinthes et de miel : l’attar si particulier dont se parfumait Mère-Grand. « Il est désormais presque impossible à trouver », lui avait-elle, un jour, fièrement confié. Sous cet effluve, il distingua la trace encore plus ténue de l’huile à rouages et du laiton chaud de l’oiseau mécanique qui se perchait sur l’épaulière de la vieille dame pour chanter des messages codés.

La ruelle à l’arrière du bâtiment était, pour le moment, déserte, mais sans doute ne le demeurerait-elle pas. Il enjamba donc prestement le garde-corps, laissant l’air s’engouffrer dans la cape confectionnée par Mère-Grand, et atterrit dans un roulé-boulé.

La trace du murmure de parfum se dirigeait vers le couchant. Il progressait rapidement dans les rues tortueuses, analysant chaque inspiration, colombes et fauvettes s’envolant à son passage.

Ce n’était pas la jungle qu’il connaissait, mais c’en était bien une, et lui était pisteur.


Six mois plus tôt…

Le garçon ferma les yeux et plaça ses mains sur son visage puis se mit à compter : « Ichi, ni… »

De petits rires fusèrent tout autour de lui, et le sol fit résonner les pas précipités qui s’égaillaient dans toutes les directions. Il se concentra sur les sons, prêtant l’oreille au bruit des pieds nus sur le bois et le roseau : il avait l’ouïe plus fine que la plupart. « … san, shi… »

Comme il était le plus chétif et le plus lent, il n’était pas très doué à ce jeu, mais il n’aurait qu’à en attraper un, un seul, et cela suffirait, rien qu’un pour que les autres se moquent de celui-là et l’oublient, lui. « … go, roku… »

Un bruit d’éclaboussures ? Apparemment, l’un d'eux pataugeait dans la mare. Un tricheur ! En effet, lui ne pouvait se rendre dans le jardin, contrairement aux autres. Alors que les enfants s’éparpillaient en riant sous le soleil, lui devait rester sous la véranda, à les regarder en laissant ses pieds massifs pendre dans la brume fraîche, chargée de rosée printanière. « … shichi, hachi… »

Ils avaient établi la règle rien que pour lui, quand il tenait le rôle du chercheur, mais comme il était le plus chétif et le plus lent, c’était lui le chercheur, bien plus souvent qu’à son tour. « … kyu, ju ! »

Il ouvrit les yeux. La bibliothèque était baignée de lumière, les rayons chauds et dorés du soleil perçaient les paravents en papier de riz pour tomber sur des piles de livres et des entassements de parchemins froissés. « Attention, j’arrive ! » s’écria-t-il. En premier lieu, il passa la porte coulissante menant au porche, puis tourna son regard vers le plan d’eau en plissant les yeux pour atténuer l’éblouissante lumière.

Il n’aperçut qu’une grue esseulée, qui releva la tête de l’eau pour regarder dans sa direction. Les brumes du jardin glissaient et roulaient sous le vent. Des carillons à vent en bambou tintaient près du toit, où des teru teru bōzu, petites poupées de tissus blanc et à grosse tête, se balançaient au bout de la ficelle qui leur enserrait le cou. Des pétales roses virevoltaient autour de ses orteils.

Il fit demi-tour et rentra dans le bâtiment, se grattant la tempe en s’efforçant de réfléchir aux bruits de pas. Il se trouvait dans la Sixième Bibliothèque. Aux sons qu’il avait perçus, Cousine Uméyo s’était dissimulée dans la Troisième, mais il aimait bien Umé : elle le laissait goûter à ses granités aromatisés, même si la glace lui faisait mal aux dents, et lui caressait la tête à chaque fois qu’elle allait se coucher. Elle pouvait donc garder la Troisième Bibliothèque, et lui irait partout ailleurs, par exemple dans la Dixième, là où Grand-Frère Hiroku avait ses habitudes, car, peu enclin aux parties de cache-cache, il y retrouvait son livre préféré, celui qui parlait des campagnols et des corneilles.

Il revint à pas de loup dans le couloir, traversant les ors des rayons de soleil obliques, tout en essayant de se faire le plus discret possible.

Un souffle d’air lui parvint de la droite, faisant claquer les parois de papier tendu : le vestibule ! Quelqu’un avait dû ouvrir la porte d’entrée.

Il se retourna et fit coulisser à la hâte la porte intérieure. « Je te tiens ! » s’exclama-t-il.

La porte donnant sur l’extérieur était toujours fermée, et un géant au teint pâle l’observait de toute sa hauteur, le regard baissé vers lui, puis cligna d’un œil bleu. « Et comment, petit chasseur ! » déclara celui-ci d’une voix de basse.

Il savait qu’il devait saluer le visiteur.

On lui avait appris à s’incliner en disant : « Bienvenue dans notre demeure. »

« Quel est votre nom ? Puis-je vous annoncer ? Le voyage n’a pas été trop long ? Puis-je vous apporter des chaussons ? »

Les pieds du géant étaient plus grands que sa tête et se terminaient par des griffes aussi longues que des doigts.

Il s’accroupit et, même ce faisant, restait encore deux fois plus grand que lui. Il avait l’odeur de l’herbe en été et d’arbres inconnus. Son œil bleu était bordé de rouge, comme ceux d’Hiroku quand il était resté debout tard pour lire. L’orbite de son autre œil était obturée par une simple cicatrice. « Je ne pense pas que nous nous soyons déjà rencontrés », confia le colosse. Ses dents étaient vraiment très pointues et il en avait tellement !

Il entendit derrière lui des pas qui faisaient grincer le plancher du couloir mais ne quitta pas le géant du regard, craignant, s’il se détournait, que les crocs de ce dernier ne s’approchassent.

L’œil azurin du géant le toisait de haut en bas. « Tu trembles », lâcha celui-ci.

« MONSIEUR MATOU ! » Ce cri poussé dans son dos les fit sursauter tous les deux. Il reconnut la voix de Grande Sœur Rumiyo, superposée au bruit d’une course dans le couloir. « Ma-maaan, Monsieur Matou est revenu ! »

Le géant sourit en regardant par-dessus son épaule. « Rumi est toujours aussi démonstrative, je vois », constata-t-il en reculant légèrement tandis qu’il s’asseyait en tailleur et posait les poignets sur ses genoux. Ensuite, il inclina la tête et s’adressa à l’enfant : « Ne crains rien : ces mains ne te feront jamais aucun mal. »

Malgré cette déclaration de bonne intention, le garçon préféra reculer d’un pas.

« Nashi ? » demanda une voix féminine. Il ne l’avait pas entendue approcher, car elle était grande et ne touchait plus le sol, à moins de s’y obliger, mais il perçut le déplacement de son ombre dans le couloir et fila se réfugier dans ses jambes. « Qu’est-ce que… Ah. Heureuse de t’accueillir à nouveau à Kamigawa, mon ami », lança-t-elle à l’inconnu.

Il plongea son nez dans la soie turquoise du kimono qu’elle portait. Le géant pâle s’était déplié pour se relever et s’inclina avec un profond respect. « Quel plaisir de te revoir, Tamiyo ! »

Elle quitta le nouveau venu du regard et baissa la tête pour sourire à Nashi, lissant l’une de ses longues oreilles au-dessus de son épaule. « Je te présente Ajani. Il fait partie de notre cercle de conteurs », précisa-t-elle d’une voix aussi douce et brillante qu’un vase de porcelaine.

« Comme Narset ? Il peut aussi marcher par-derrière l’air ? »

Narset racontait des sagas qui évoluaient au fil de longs méandres décousus, et le rejoignait parfois sur le toit pour s’y allonger afin de regarder les nuages avec lui. Elle riait à ses plaisanteries, mais prenait au sérieux tout le reste de ce qu’il disait. Ce que Narset préférait, c’étaient les histoires de dragons.

Tamiyo lui posa une main sur la tête et déclara : « Ajani, je te présente Nashi. Il fait dorénavant partie de notre famille. »

Le géant — qui s’appelait donc Ajani — inclina de nouveau le chef et salua le garçonnet : « Que l’honneur t’accompagne. »

Tout en restant à l’abri derrière les jambes de Tamiyo, Nashi lui rendit son salut, comme celle-ci lui avait appris à le faire : « Qu’il vous acc… »

« MONSIEUR MATOU ! » l’interrompit une tornade tout de blanc vêtue, qui lui passa sous le nez.

Ajani eut à peine le temps de se tourner, mais parvint in extremis à attraper la fillette de ses bras puissants. « Houf ! s’exclama-t-il. Salut à toi, Rumi. »

Le sourire édenté que lui adressa la fillette sembla illuminer la pièce. « Vous êtes parti bien trop longtemps », lui reprocha-t-elle. Derrière lui, un bruit de tonnerre sur le plancher du couloir annonça l’arrivée des frères, sœurs et cousins qui couraient, bondissaient, sautillaient et, pour certains, flottaient. Rumi tendit la main pour ébouriffer la fourrure d’Ajani. « Je parie que vous avez d’extraordinaires récits dont nous régaler. »

« Ajani est de retour ! »

« Reparlez-nous du dragon ! »

« Racontez-nous l’histoire du trou dans le monde ! »

Les petits lunaréens s’agglutinèrent autour des jambes d’Ajani, touchant qui sa fourrure couleur de craie, qui son imposante hache étincelante, qui sa longue cape blanche. Hiroku était le plus grand et, pourtant, le sommet de son crâne n’arrivait qu’à hauteur du torse du géant. Rumi, toujours pendue au bras de celui-ci, baissa la tête et se mit à gourmander les autres.

Tamiyo claqua deux fois des mains. « Il suffit ! » leur lança-t-elle.

« … et voilà pourquoi vous devez tous m’écouter… Oh », entendit-on Rumi proclamer alors que les rires et les cris se taisaient.

« Ajani est notre hôte, et il est très impoli de le harceler de la sorte », admonesta Tamiyo, pour ensuite adopter une pose autoritaire, les mains sur les hanches, tandis qu’Ajani reposait Rumi au sol, et poursuivre : « Il vient de loin pour nous rendre visite. Rumi, va demander à ton père de préparer un repas de bienvenue. Quant à vous autres, allez donc l’aider ! »

« De toute façon, il ne peut pas partir sans nous avoir raconté des histoires, déclara Rumi d’un air de défi, en croisant les bras et en relevant le menton. C’est une règle absolue, Maman. Quand on a des aventures, on doit les raconter lorsqu’on revient. »

Tamiyo regarda Ajani, les lèvres serrées en une ligne sévère mais le regard amusé. « Elle tient de son père », remarqua-t-elle.

« Tout à fait », confirma poliment le géant. Il baissa la tête vers ses jeunes adorateurs et plaça une main sur sa poitrine pour les rassurer : « Je ne repartirai pas sans vous avoir raconté une histoire. »

Tous s’éloignèrent de mauvaise grâce, en maugréant.

« Viens, Nashi. dit Cousine Umé en lui prenant la main, ses grands yeux violet pleins d’enthousiasme. Tu vas m’aider à rouler les boules de riz. »

« D’accord », répondit le garçonnet en la laissant l’entraîner. Alors qu’ils remontaient le couloir, il jeta un dernier coup d’œil par-dessus son épaule.

Tamiyo posa la main sur le bras d’Ajani. Elle avait un air qu’il ne lui avait vu qu’en présence de Genku, tard dans la nuit, quand toute la maisonnée aurait dû dormir. « Voilà des mois que tu es parti, murmura-t-elle, presque inaudible. Où est Elspeth ? »

Le cou du géant s’affaissa comme un roseau sous la pluie, et l’éclat disparut de son œil. « Elle… Elle ne reviendra pas. »

Umé l’entraîna alors, et ils disparurent tous deux au détour du couloir.


La fragrance avait guidé Ajani vers d’autres inspecteurs.

Il prit position au bord du sommet d’une tour en cuivre poli alors qu’ils s’affairaient plus bas, démontant avec précaution toutes les machines qu’ils découvraient. Ils travaillaient comme des fourmis, autour d’engins gigantesques, dont ils découpaient avec soin de petits morceaux, à transporter ensuite jusqu’en un lieu où nul ne les reverrait plus jamais.

Les effluves d’un assaut flottaient encore dans l’air : la senteur omniprésente de l’Éther chargé d’électricité et le fumet grenu du métal calciné.

Une légère pression se fit sentir dans le dos de sa cape, juste suffisante pour comprendre qu’il s’agissait de la pointe d’une épée. « Seriez-vous égaré ? » lui demanda une voix féminine d’un ton presque enjoué.

Incroyable ! Il n’avait entendu aucun son ni senti aucune odeur. Quelle qu’elle fût, elle maîtrisait parfaitement l’art de l’approche.

Imperceptiblement, il se pencha en avant… « Envisageriez-vous de sauter ? s’enquit-elle en le tapotant malicieusement de sa lame. Si vous voulez mon avis, il existe des moyens plus simples de mourir. Si vous dansez dans les courants d’Éther, vous ne ferez que friser des cheveux. »

Il se détendit : c’était là une phrase que les amis de Mère-Grand utilisaient comme signe de reconnaissance, une référence nébuleuse au blason arboré par les consuls, et elle lui avait appris la réponse appropriée : « Enlevez plutôt vos chaussures, marmonna-t-il, et laissez-les vous caresser les orteils. » Cette fois, c’était l’inversion du symbole par les renégats qui servait de référence.

« Ah, parfait ! déclara-t-elle en éloignant sa lame. Je vous présente mes excuses, mon ami. Vous comprendrez que la journée fut mouvementée. »

Il allait se retourner et c’est une elfe qui s’assit à côté de lui, au bord du toit, laissant ses jambes baller dans le vide. On aurait pu penser qu’elle atteignait à peine l’âge adulte, mais des elfes qui paraissaient presque encore adolescents pouvaient bien se révéler largement plus âgés que lui-même, en réalité. Sa vêture se composait d’un camaïeu de parme et de gris, agrémenté d’un nombre incroyable de petites poches et de baudriers. Des bandes de métal sombre retenaient un flot de nattes noires, qui lui auraient sans doute atteint les hanches si elle les avait laissées défaites. Elle sentait l’amande, le masala chai et la sueur.

« Sacré spectacle, non ? » lâcha-t-elle en observant les inspecteurs en contrebas et en balançant des pieds comme une gamine insolente. Une demi-douzaine d’insectes se cramponnaient aux épaules de sa cape : des papillons de laiton dotés d’ailes de soie, parfaites reproductions de leurs modèles vivants, ainsi que des araignées en acier noir, dont seuls les yeux s’agitaient, constamment à l’affût. Des efflorescences naturelles, lilas et indigo, poussaient entre leurs petites côtes de métal.

« Que cherchent les consulaires ? » demanda-t-il.

« Qui pourrait le dire ? Des objets piégés, peut-être ? suggéra-t-elle négligemment, avec un rire aussi léger qu’un trille d’oiseau. Reconnaissez que ce serait cocasse, non ? Tout ce temps perdu à chercher quelque chose qu’aucun d’entre nous n’utiliserait jamais ? » Elle posa sur lui ses yeux rieurs aux reflets gris argent, puis reprit : « Au fait, vous pouvez m’appeler Ombrelâme, avec un accent circonflexe sur le a de lame. »

« Ombrelâââme ? » hasarda-t-il, incrédule, en exagérant la voyelle longue.

Elle lui sourit. « Ce nom de code n’est-il pas magnifique ? »

« Je… Je constate qu’il vous plaît beaucoup », répondit-il avec diplomatie. Mère-Grand avait mentionné une jeune façonneuse de vie très douée, issue des rangs des elfes citadins de Vahadar. À l’entendre, c’était une prodige, dont les insectes mécaniques piégeaient les mécanoptères espions des Consuls et les mettaient en pièces, mais, quand il avait demandé à Mère-Grand le nom de cette façonneuse de génie, celle-ci s’était contentée de lever les yeux au ciel.

« Je l’ai inventé toute seule, savez-vous ? Je trouve qu’il sonne terriblement épique. » Elle fixa du regard les ombres de sa cape, le faisant alors se détourner vivement et réajuster sa capuche de ses mains de laiton. « Vous cultivez votre côté mystérieux, c’est cela ? minauda-t-elle en lui lançant un petit coup de coude dans le flanc. Excellent stratagème. »

Il toussota puis demanda : « Où est Mère-Grand ? »

Le sourire d’Ombrelâme s’effaça. Après quelques instants de silence, elle répondit d’une voix plus posée — plus adulte : « Je dois avouer n’en rien savoir. Si je suis venue ici, c’était en espérant y trouver Victoire Renégate, qui était en retard. » Elle amena alors une main à sa bouche et mordilla un ongle déjà rongé. « Si elle se trouvait ici, il se pourrait que les Consuls les aient arrêtées toutes les deux. »

« Exactement. C’est ce que m’a confié un inspecteur que j’ai trouvé chez elle. »

L’elfe leva un sourcil interrogateur et demanda : « Il vous l’a confié ? »

« J’ai usé de persuasion, reconnut-il en formant un poing de l’un de ses gantelets. J’espérais découvrir où l’on avait emmené Mère-Grand, mais tous ces inspecteurs ont brouillé sa piste. »

« Hum, hum, hum », marmonna Ombrelâme, pensive. Il cligna des yeux : venait-elle réellement de prononcer cette interjection ? « Il existe dans les environs un lieu sûr pour les renégats. Tous ceux qui ont pu échapper aux raids de cet après-midi y auront sans doute trouvé refuge. Nous pourrions y poser nos questions », suggéra-t-elle.

Il inclina la tête en la remerciant : « Je vous en serais reconnaissant. »

Elle se releva d’un bond, entreprit de brosser de la main l’arrière de ses chausses et demanda : « Parviendrez-vous à suivre si je me mets à bondir de toit en toit, à voltiger et ainsi de suite ? » Sa voix était à nouveau enjouée, son inquiétude disparue comme un nuage passant rapidement devant le soleil.

Dans l’ombre de sa capuche, il ne put retenir un sourire et suggéra : « Essayez toujours… »

« Fantastique ! » commenta-t-elle avant de se tourner vers l’un de ses papillons mécaniques et de siffler six notes qui, aux oreilles d’un autre, auraient pu passer pour le chant d’un oiseau. L’insecte de métal décolla, avant de s’éloigner, d’exécuter un virage puis de suivre un trajet irrégulier au-dessus des inspecteurs qui allaient et venaient. « C’est simplement pour surveiller ce qui se passe ici, lui expliqua-t-elle avec un clin d’œil. Allons-y. » Elle s’élança alors comme une gazelle et bondit avec grâce sur le toit voisin.

Le temps qu’il se relève, elle se trouvait déjà à deux bâtiments de là, faisant de son mieux pour retenir de petits rires, mais sans y parvenir. Il plissa les paupières pour évaluer les distances avec soin. Avec un seul œil valide, cet exercice faisait avant tout appel à l’intuition, à la déduction et à l’expérience. Il prit son élan en courant, se propulsa dans l’air et atterrit à côté d’elle.

Ses yeux couleur de lune lui sourirent. « Vous avez de bonnes jambes, dites-moi. »

Elle le guida au fil de toits baignés de soleil, en passant sous des étendoirs chargés de linge, en contournant des cheminées, au sommet d’empilements de débris et d’escaliers délabrés, par-dessus des rues où se croisaient des milliers d’existences. Le trajet qu’elle suivait n’avait rien de direct ; c’était une circonvolution en spirale, faite de tours et détours. Bien, pensa-t-il. Cela signifiait en effet qu’elle ne lui faisait pas entièrement confiance, car quiconque ne disposait ni de sa mémoire topographique ni de son sens de l’orientation n’eût jamais pu retrouver ultérieurement le trajet vers leur destination.

Ils descendirent dans les ombres d’un immeuble d’appartements dont le toit n’était plus qu’un trou, et l’étage supérieur un lac où miroitait une mare d’eau saumâtre. Les murs des niveaux inférieurs étaient phagocytés par les colonies noires et vertes d’une forme de vie qui dévorait tout, lentement. Les lampes à Éther de la cage d’escalier étaient éteintes et froides. Dépourvue de l'œil nyctalope de son camarade, Ombrelâme avait sorti d’une de ses nombreuses poches un cylindre dispensant une lueur bleue.

« J’ignorais que de tels endroits existaient, murmura-t-il en brisant le silence funèbre. Vue des toits, tout Ghirapur semble d’ordinaire briller. »

« Groumph », grommela-t-elle.

Elle venait bel et bien de dire groumph ! « Mais sinon… Vous lisez, parfois ? » lui demanda-t-il.

Elle lui lança un regard étonné, pour lui répondre : « Un peu trop, si j’en crois ce que disait ma mère. Pourquoi ? »

« Comme cela, sans raison », esquiva-t-il.

Leur progression se heurta à une porte fermée par un appareillage complexe qui émettait un bourdonnement. « Il y a à peine six mois, tout ce quartier était encore alimenté en énergie », lui confia Ombrelâme. Elle s’immobilisa alors, les yeux fermés, puis mima rapidement dans l’air une série de mouvements avant de les reproduire sur les commandes de l’appareil. Le bourdonnement se tut, et la porte s’entrebâilla. « Mais les Consuls ont décrété que c’était un quartier “sous-utilisé”. Ils en ont donc détourné l’Éther qui le desservait pour le rediriger vers les infrastructures de la Foire des inventeurs, poursuivit-elle avec une moue entendue et en refermant la porte derrière eux. Il est amusant de constater que tous les quartiers dits “sous-utilisés” sont ceux-là même où vivent les renégats. Et les Consuls jurent qu’ils les raccorderont à nouveau avant la fin du mois », conclut-elle en levant les yeux au ciel.

Il perçut le remugle de peur et de tension avant d’entendre le murmure d’une conversation. Quand ils entrèrent dans la pièce, la discussion s’interrompit net.

« Ce n’est que moi, annonça Ombrelâme en saluant de la main. Quelqu’un aurait-il vu Mme Pashiri aujourd’hui ? Nous avons des raisons de penser qu’elle se trouvait avec Victoire Renégate. »

Un jeune vedalken surgit de nulle part et agrippa le bras d’Ombrelâme. « Va… ! » commença-t-il.

« Ombrelâme, c’est tout ! » le coupa l’intéressée avec véhémence.

Le vedalken fit alors un pas en arrière, son regard allant de l’elfe à son compagnon encapuchonné. « Euh, bien sûr. Mademoiselle Lâme. Je veux dire… Ombre. Madame. Je… Je suis ravi de vous voir saine et sauve », lui déclara-t-il, le regard luisant d’une admiration émue.

L’elfe bomba le torse et posa les poings sur ses hanches. « Aucun de ces propres à rien d’inspecteurs du Consulat ne saurait rivaliser en matoiserie avec Ombrelâme », pérora-t-elle.

« Pardonnez-moi », intervint une humaine en tenue or et azur, qui portait des traces de brûlures et qui grimaçait à chaque fois qu’elle portait son poids sur sa jambe gauche. Ses cheveux formaient une crinière magnifique, où aucune mèche n’était plate ni lâche, et sans aucun nœud et qui s’élevait fièrement. « Je me trouvais avec Victoire Renégate. Nous avons été séparées, mais j’étais en chemin pour la retrouver quand… » Elle se tut, visiblement troublée et exsudant l’odeur amère de l’épuisement et le relent acide de la peur.

Il s’avança vers elle en prenant soin de rentrer la tête dans les épaules. « S’il vous plaît, commença-t-il, auriez-vous l’obligeance de me dire ce que vous avez vu, Mademoiselle… ? »

« Tamni, précisa-t-elle. Euh… Quand je suis arrivée, les suppôts du Consulat l’avaient encerclée. L’un d’eux la tenait par le poignet. Il possédait un bras factice, pas un accessoire mais une prothèse complète. » Elle fronça les sourcils, son regard paraissant fouiller dans ses souvenirs. « Il n’avait que trois doigts, en métal noir, qui brillaient non pas du bleu de l’Éther mais d’une lueur violette. La prothèse m’a paru, disons, rudimentaire. »

Dans l’ombre de sa cagoule, sans que personne ne le vît, il serra les mâchoires. « Et qu’est-il advenu de Mère-Grand Pashiri ? »

Tamni déglutit avant de reprendre : « Elle était là, elle aussi, dans un coin, accompagnée de trois femmes que je ne connaissais pas. L’une d’elles avait les cheveux roux, l’autre était vêtue de noir et la troisième de vert. Les inspecteurs ont emmené Pia, enfin… Victoire Renégate. Les inconnues se sont querellées pendant quelques instants, puis celle en noir s’en est allée. Mme Pashiri est partie avec les deux autres, en direction de Kujar. »

Kujar : quartier aisé, aéré et vert, où un grand nombre des membres du Consulat avaient élu domicile. Il était donc difficile d’y entrer, et les patrouilles y étaient fréquentes. Par conséquent, sa présence ne passerait pas inaperçue.

Les yeux de Tamni s’embuèrent. « Je… Je ne suis pas intervenue », murmura-t-elle, le regard fixé au sol.

« Êtes-vous une guerrière ? » demanda-t-il.

« Une guer… ? Non ! Non, je… Je ne fais que construire des objets », murmura-t-elle en considérant ses doigts roussis et couverts de callosités.

L’espace d’un instant, il envisagea de poser la main sur son épaule pour la réconforter, mais non, il ne la connaissait pas assez pour se permettre ce genre de privautés. « Se jeter dans la bataille sans y être préparé, ce n’est pas du courage, c’est de la crétinerie, qui ne peut qu’entraîner d’autres morts, expliqua-t-il à voix basse mais d’un ton ferme. La science du combat est un savoir chèrement acquis, veuillez m’en croire. »

« J’aurais dû faire quelque chose », balbutia-t-elle en s’essuyant les yeux du dos de la main.

« Vous étiez présente et vous en avez porté témoignage. Ainsi, d’autres savent désormais ce qu’ils ont à faire, lui dit-il en s’inclinant. Pour cela, je vous remercie. »

Sans ajouter un mot, Tamni fit demi-tour pour disparaître dans l’obscurité.

« C’est embêtant, n’est-ce pas ? s’enquit Ombrelâme. Kuja est un endroit très étendu, quand même : de grandes pelouses, des arbres et ainsi de suite ; beaucoup de murs et encore plus de gardes. Sans compter que vous êtes du genre que l’on remarque, mon ami, bien que vous fassiez en permanence de votre mieux pour vous montrer discret. » Elle interpella alors le jeune vedalken : « Dayal ! Rassemble les troupes ! »

Celui-ci acquiesça avec un sourire éclatant : « Tout de suite, Mademoiselle Lâme ! »

« Que faites-vous ? » lui demanda-t-il.

« Vous ne rencontrerez jamais meilleure façonneuse de vie que moi, annonça-t-elle crânement, mais je ne suis pas la seule. » Dayal courait dans tous les sens, choisissant des renégats avec des animaux mécaniques perchés sur l’épaule ou le bras ou encore sagement assis à côté d’eux. « J’ai mes insectes ; d’autres possèdent des oiseaux, des rats, des serpents, des grenouilles, voire des petits chiens qui aboient sans cesse. Vous êtes le seul géant alentour, mais il y a des milliers de petites créations comme les nôtres à Ghirapur. »

Il n’avait jamais envisagé d’impliquer qui que ce soit d’autre dans cette dangereuse mission. « Je suis capable de suivre cette piste tout seul » objecta-t-il.

L’elfe éclata de rire. « Je n’en doute pas. Toutefois, ensemble, nous pourrons retrouver Mère-Grand plus vite. Que dit l’adage, déjà ? Plusieurs paires d’yeux valent mieux qu’une, ou quelque chose d’approchant ? D’ailleurs, inutile de vous inquiéter, roucoula-t-elle en lui prenant le bras, je participerai à cette aventure à vos côtés. Ainsi, je pourrai vous tirer d’affaire, vous voyez ? Cela dit… fit-elle en marquant une pause pour lui tâter un biceps, s’il faut enfoncer des portes, je pense qu’il vaudra mieux m’en remettre à vous. »

Devant eux se rassemblèrent de nombreux jeunes gens apportant des merveilles faites de cuivre et de végétaux, qui plastronnaient en tictaquant. Aucun des amis de l’elfe ne paraissait avoir plus de vingt ans.

« D’ailleurs, d’où connaissez-vous Mme Pashiri ? » lui demanda Ombrelâme.

Il prit le temps de réfléchir. Que pouvait-il lui révéler ? « Disons qu’elle m’aide à trouver un homme, quelqu’un de dangereux, très certainement associé à quelqu’un d’autre qui l’est encore plus. »

« Décidément, vous cultivez le mystère ! s’exclama-t-elle en riant. Mettons-nous en route ! »


Six mois plus tôt…

Nashi rampa sous le plancher, ses hanches frôlant les solives qui les étayaient.

Il avait découvert un interstice dans sa chambre, dissimulé derrière le coffre où il rangeait ses habits. Ses frères, sœurs et cousins ne pouvaient pas s’y glisser et, si Tamiyo et Genku en connaissaient l’existence, ils n’en avaient soufflé mot. De là, il pouvait progresser en silence entre les deux premiers niveaux de la grande bibliothèque, espionnant par les trous des nœuds du bois, humant l’air et l’oreille aux aguets, rassuré par la présence sécurisante du bois qui l’entourait. Dans cette obscurité qui n’appartenait qu’à lui, nul ne le voyait. Il lui arrivait de temps à autre de passer des heures dans cette cachette, profitant des jouets et des livres qu’il y apportait, en écoutant les pas des autres enfants partis à sa recherche.

C’était parfois une bonne chose que d’être le plus chétif.

Il rampa vers la salle à manger, où Tamiyo et Genku discutaient avec le géant. Les odeurs de nourriture étaient étranges : ce n’étaient pas les bruns secs et les verts âcres qui constituaient leur ordinaire ; il s’agissait plutôt de rouges graisseux avec des traces de noir poussiéreux. Cette odeur se solidifia dans sa poitrine et lui provoqua un haut-le-cœur, sans qu’il comprît pourquoi. Il se pinça le nez, se mit à respirer par la bouche et continua d’avancer.

Il y avait, dans un coin, un trou qui lui offrait une vue plongeante sur la totalité de la pièce. Tamiyo était assise sur son coussin habituel, au bout de la table basse, avec Genku à sa droite. Ajani, le géant, était penché au-dessus de l’autre extrémité du meuble, picorant frugalement des cubes d’un marron marbré, posés sur une assiette. De la viande. Il se souvenait de ce mets, mais, celui-ci lui donnait à présent la nausée.

Genku se leva, avant de s’incliner devant Ajani. « Certaines affaires requièrent ma présence. Puis-je m’absenter ? »

Le géant cilla avant de répondre : « Oh, bien entendu. Je t’en prie. »

Genku se pencha pour déposer un baiser sur le front de Tamiyo. Celle-ci sourit en fermant les yeux et posa, un court instant, son front contre le torse de Genku, leurs bras et leurs doigts s’entremêlant comme du lierre. « Prends le temps qu’il te faudra pour régler ce qui doit l’être, lui dit-il. Je ferai en sorte que les enfants ne te dérangent pas. »

« Je te remercie, murmura-t-elle. Je suis certaine qu’ils ont déjà épuisé mes parents. » Genku ramassa leurs assiettes et sortit en faisant coulisser la porte de la pointe du pied.

Le géant s’assit dans une position inconfortable. Les carillons tintèrent dans le vent. Dans le coin le plus proche de lui, le poêle à charbon en céramique était encore chaud, mais, quand Nashi le regarda, son cœur se mit à battre la chamade et ses doigts se crispèrent autour du bois. Il détourna donc le regard vers Tamiyo, qui fixait Ajani, dont les sigils violets, sur son front, étaient crispés d’inquiétude.

Une fois que les pas de Genku se furent éloignés, elle reprit la parole : « Tu es parti à Theros pour y chercher Elspeth. L’as-tu retrouvée ? »

« Oui. » Ajani paraissait prêt à en dire davantage, puis s’en abstint, balaya la pièce du regard et eut un geste vers une pile de bagages que surmontait un épais journal. « Aurais-je mal choisi mon moment pour revenir ? Il semble que tu t’apprêtes à partir en voyage. »

« Connais-tu le plan d’Innistrad ? » lui demanda-t-elle. Le géant secoua la tête en signe d’ignorance. « J’ai passé quelques mois là-bas, l’an dernier, à étudier la lune. Elle est fascinante, lui confia-t-elle en se penchant, les yeux écarquillés et brillants. Tout la magie de ce plan s’y focalise et est régie par les cycles lunaires. De nombreuses créatures du cru… » Elle s’interrompit et joua avec le rabat de sa manche. « La dernière fois que je me suis entretenue avec Jenrik, un habitant de ce plan avec qui je travaille, il m’a fait part d’anomalies qu’il avait constatées : des changements dans le flux du mana, le cours des marées… J’aimerais en observer les effets sur la faune indigène. »

« Je vois », lâcha-t-il en posant ses larges mains sur la table et en les fixant du regard.

« Ajani, reprit-elle, si tu ne veux pas me parler, pourquoi es-tu revenu ? »

Le géant prit une profonde inspiration, ses traits passant par toute une série d’expressions. « Je… Je n’avais pas vu Nashi la dernière fois que je suis passé. Il ne ressemble pas à ses frères et ses sœurs. »

Tamiyo soupira comme elle le faisait quand Genku et elle se disputaient et qu’il décidait de la laisser à ses chers livres. « Nashi est un nezumi, un descendant des hommes-rats des marais. »

Dans le plafond, Nashi changea de position, à la fois impatient d’écouter la suite et redoutant ce qu’il allait entendre.

Tamiyo poursuivit : « Il y a quelques années, son village a été incendié par des Planeswalkers. »

Sa respiration resta bloquée dans sa gorge.

« Incendié ? Mais pourquoi ? » interrogea le colosse.

Dans le dos de celui-ci, le four à charbon gémit comme animé par une respiration monstrueuse.

« Je ne sais pas, répondit Tamiyo, pas précisément. C’était un Planeswalker criminel nommé Tezzeret qui en avait donné l’ordre. Il voulait asservir les villageois pour qu’ils servent son consortium. »

Les braises du charbon crachaient une lueur rouge et or sur le plancher, dansant et s’enflammant et dévorant et s’amplifiant et noircissant tout ce qui n’était pas elles. Il se gratta au flanc, à l’endroit où sa fourrure poussait de manière inégale, là où sa peau demeurait rouge et rugueuse.

Il fallait qu’il s’en aille.

« Tezzeret ? répéta le géant. J’ai entendu parler de lui : Elspeth l’avait rencontré sur Mirrodin. »

Il fallait qu’il s’en aille tout de suite.

Il ferma les yeux et s’éloigna de l’œilleton, reculant en silence dans l’obscurité. Il roula sur le côté, convaincu que quelqu’un allait entendre le bruit de tambour que faisait son cœur : bam, bam, bam, bam !...

« Il travaillait pour les ennemis d’Elspeth. C’était… Il y a quoi ? Deux ans ? »

La nuit et les étoiles. La chaleur et la douleur surgissant par vagues. Le toit brûle ! Prends le petit ! Sors d’ici !

Les huttes sont en feu. Tout brûle et brille d’un jaune malsain. Maman le soulève et court. Où est Papa ? Attends ! Où est Papa ? On ne peut pas abandonner Papa !

Un grand bruit. Maman s’immobilise et il regarde par-dessus son épaule. Les huttes se sont effondrées sur elles-mêmes. La sortie est bloquée. L’incendie les talonne. Le feu se lève sur ses deux jambes, hurlant vers les étoiles. Les toits s’embrasent dans le sillage des étincelles qui lui font cortège.

« Deux ans ? C’est impossible, Ajani. Tezzeret a péri il y a… trois ans, je crois, trahi par ses camarades. Les survivants du village de Nashi l’ont tué, et un dragon a même marchandé son cadavre. »

« Un dragon ? »

Tu vas courir très vite sans te retourner. La fourrure de sa maman fume tandis qu’elle s’adresse à lui. Peu importe ce que tu entends, continue de courir !

Elle l’entoure de ses bras et saute à travers les flammes, le pousse en avant, puis chancelle. Va-t-en ! Cours !

Alors il court. La peau de ses pieds se craquèle à chaque pas. Il voudrait s’allonger au sol, creuser la terre. La boue est fraîche. S’il pouvait s’y enfouir, tout irait bien.

Un cri. Il se retourne...

Maman brûle, tenue en l’air par un homme fait de flammes vivantes. Elle hurle en se tordant comme une poupée désarticulée...

Elle sent la viande calcinée.

Il a pleuré, rien qu’une fois. Il n’a pas pu s’en empêcher.

La conversation de ses aînés avait à présent cédé la place au silence. Il posa les mains sur ses yeux et se recroquevilla, frissonnant dans le secret de son obscurité.

En dessous, un bruissement de soie se fit entendre, suivi de la voix calme de Tamiyo, juste à côté de sa cachette : « Nashi, s’il te plaît, sors de là. » Elle souleva l’une des lattes du plafond, lui ouvrant un passage.

Il devrait s’enfuir et se cacher, filer vers le coin le plus reculé et le plus discret des tunnels et y attendre d’enfin cesser d’être le plus chétif et le plus lent. Alors, plus personne ne l’obligerait au rôle du chercheur lors des parties de cache-cache et personne ne se moquerait plus de lui ni n’oserait lui tirer sur sa fourrure inégale et pincer sa peau grenue en le traitant de monstre galeux.

La lunaréenne murmura dans le passage, ne s’adressant qu’à lui : « Te rappelles-tu ce que je t’ai dit ? Viens donc t’asseoir avec moi. »

Il se jeta dans ses bras et enfouit son visage contre sa poitrine. Le monde parut basculer quand elle l’emmena puis s’assit, en l’installant sur ses genoux, niché dans la chaleur de son giron. Il se mordit la lèvre en tâchant de rester coi, car le géant n’était pas loin. Grand et fort comme il était et avec ses crocs interminables, il n’avait sans doute jamais eu à…

Tamiyo cala son menton contre le sommet du crâne de Nashi et se mit à le bercer. « Tout va bien, tu peux te laisser aller : je suis là. »

Presque immédiatement, il se mit à pleurer à chaudes larmes, incapable de s’arrêter.

« Toutes les actions ont des conséquences, déclara Tamiyo en s’adressant à Ajani. Parfois, les gens comme nous oublient qu’ils ont de grands pieds. »


Une fauvette mécanique, magnifique simulacre, voletait dans la fumée grasse qu’éructait un stand à roulettes de nourriture. Son corps, fait d’un bois moussu parsemé de fleurs, était enfermé dans un châssis en or blanc, et de la soie aux teintes vives lui servait d’ailes. Elle battit des ailes, étendit ses pattes de cuivre magnifiquement ouvrées et se posa avec délicatesse sur l’épaule musculeuse d’Ajani.

Celui-ci jeta sur la petite créature ronde un regard émerveillé alors qu’elle se mettait à pépier à son intention dans un staccato régulier, comme le faisait l’oiseau en cuivre de Mère-Grand. « Elle dit quelque chose ? »

« Mmh ? » fit Ombrelâme en posant sur lui son regard couleur de lune, la bouche pleine d’un morceau de volaille rôtie. « MMH ! MMR ! » baragouina-t-elle en pointant l’oiseau de sa brochette désormais vide avant d’avaler une partie de ce qu’elle était en train de mâcher. « Mihir ! » parvint-elle enfin à articuler, la bouche encore à moitié pleine. Elle déglutit à nouveau, dans un effort qu’elle ponctua d’un petit coup de poing au creux de sa poitrine. Ensuite, elle jeta la pique de bois dans une poubelle dans laquelle d’autres se trouvaient déjà et qui était placée à côté du chariot où elle avait acheté son repas.

Toutefois, sa définition d’acheter n’était sans doute pas celle du dictionnaire. Le propriétaire du stand, qui était un elfe aussi digne qu’impénétrable, avait ainsi regardé d’un œil inhabituellement pétillant l’une des araignées mécaniques d’Ombrelâme pêcher une pièce dans la bourse d’un inspecteur du Consulat qui passait par là, avant de venir la déposer dans sa main, en le saluant d’une révérence cliquetante et un peu raide.

Ils se trouvaient aux abord de Kujar, sur un marché animé qui marquait la démarcation avec un quartier moins cossu. Selon Ombrelâme, c’était un endroit où les gens venaient, qui s’encanailler, qui s’embourgeoiser, selon le côté par lequel on y entrait. La jeune femme paraissait d’ailleurs absolument fascinée par la foule des passants, montrant du doigt ceux qu’elle connaissait et narrant à Ajani une foule d’anecdotes toutes aussi charmantes que frivoles sur l’histoire de cette rue-frontière.

Il avait atrocement mal à la tête : l’appareil à musique installé de l’autre côté de la place faisait un boucan de tous les diables depuis qu’ils étaient arrivés, et ses lumières jetaient des couleurs criardes sur le pavé ; des aigus métalliques et des basses à vomir mettaient ses tympans à l’agonie.

Panharmonicon
Panharmonicus | Illustration par Volkan Baga

« C’est l’un des oiseaux de Mihir. Ce sont les codes que nous avons tous mis au point. Plutôt futé, non ? demanda Ombrelâme en souriant, ses dents blanches contrastant avec sa peau sombre. Mme Pashiri a été aperçue il y a vingt minutes… au Dhund. »

« Parfait, dit-il en résistant à l’envie de crier pour couvrir le vacarme ambiant. Qu’est-ce que le Dhund ? »

« Vous connaissez le marché nocturne de Gonti ? »

Il répondit d’un hochement de tête affirmatif. C’était un secret éventé : une halle illégale et tentaculaire implantée dans l’ossature d’une ancienne centrale énergétique, elle-même relique de l’époque précédant l’Éther. On pouvait y trouver des inventions d’une sûreté toute relative et d’une licéité discutable, à condition d’y mettre le prix ou de rendre les services demandés en échange.

« Le Dhund, c’est le quartier général des Consuls, construit sous le marché de Gonti. Il s’agit d’un dédale de tunnels et de salles, de canalisations, d’égouts et ainsi de suite. C’est de là qu’ils dirigent leur réseau d’espions, et c’est entre ces murs qu’ils incarcèrent les prisonniers de haut vol. Mais tout cela, vous l’aurez compris, est extrêmement secret », précisa-t-elle avec un clin d’œil.

Une guilde chargée de faire respecter la loi, opérant depuis les égouts et précisément sous les pieds des hors-la-loi. Tout marchait de travers dans ce monde ! Il regarda vers le couchant. « Je sais comment aller d’ici au marché de nuit, confirma-t-il. Mais comment pénétrer ensuite dans le Dhund ? »

Ombrelâme parut offensée. « Je vous mènerai jusqu’à un accès : ce ne sera pas difficile, car nous en connaissons quelques-uns. »

Il secoua la tête et lâcha : « Vous ne venez pas. »

L’elfe crispa les lèvres, fronça les sourcils et protesta : « Vous n’allez pas... ! »

« Ombrelâme ! l’interrompit-il. C’est précisément pour Mère-Grand que ce piège a été mis en place. Il sera donc plus difficile de sortir de cette prison que d’y entrer. Nous aurons besoin d’une aide extérieure. Pouvez-vous nous trouver un moyen de nous échapper ? Quelque chose de rapide et de discret. »

L’elfe prit une profonde inspiration, le regard fixé sur les briques d’un mur voisin, sans pour autant les voir. « Un mécanoptère, dit-elle enfin en relevant la tête. Ceux du Consulat sont construits à la chaîne : ils ont tous les mêmes points forts, mais aussi les mêmes défauts. Victoire Renégate m’a montré comment en voler un. »

Il la regarda, dubitatif. « Et vous a-t-elle appris comment le piloter ? »

« Disons… quasiment. »

« Quasiment, répéta-t-il. Il faudra bien que cela suffise. »

« Permettez », fit-elle avant de s’emparer de la fauvette mécanique perchée sur son épaule. Celle-ci gazouilla et siffla une longue série de notes ressemblant à une dispute entre deux oiseaux, puis battit des ailes en lançant un pépiement joyeux. « Elle va vous accompagner. Quand vous approcherez d’une entrée du Dhund, elle s’y dirigera. »

« Merci. », dit-il en se retournant. Il allait partir quand il sentit la main d’Ombrelâme se poser sur son épaule.

« Il est clair que vous êtes un ami de Mme Pashiri. Si ce n’était pas le cas, elle ne vous aurait jamais confié notre mot de passe. Et voilà que vous vous apprêtez à vous jeter dans les griffes des Consuls pour la sauver, lui rappela-t-elle en relevant le menton, un poing sur la hanche. À mes yeux, cela fait de vous un renégat. Quiconque le mettra en doute devra m’en répondre. Pourtant, vous ne m’avez jamais dit votre nom de code et je trouve cela fort impoli. » Elle croisa les bras sur sa poitrine et se mit à taper du pied avec impatience.

Il l’observa, déconcerté. « Mais je n’ai pas de… On m’a parfois appelé Chat Blanc. »

Ce fut au tour d’Ombrelâme de lui servir un regard péremptoire. « Cela n’a absolument rien d’épique. Pourquoi vous a-t-on surnommé ainsi ? »

Il s’immobilisa, le temps de considérer combien l’idée qui lui venait était stupide. Toutefois, l’elfe l’avait aidé et lui avait fait confiance sans jamais rien lui demander en retour.

Il rabattit donc sa capuche.

Les yeux d’Ombrelâme devinrent deux pleines lunes, dans lesquelles il pouvait voir se refléter ses propres traits : sa fourrure blanche, son œil azur et l’autre, absent, ses moustaches et sa large truffe.

Elle sourit. « Quel dommage de dissimuler un visage aussi noble ! »

Il s’inclina alors devant elle, non pas comme il était de tradition de le faire sur Kaladesh mais selon la coutume du Naya de sa jeunesse. Ces gens étaient charitables et, à la fois, très étranges. « Je m’en remets à vous, Ombrelâme », lui rappela-t-il avant de remettre sa capuche.

« Vatti. »

Il se tourna vers elle. « Je vous demande pardon ? »

Elle lui adressa un demi-sourire et expliqua : « C’est mon nom ordinaire : Vatti. Vous m’avez confié un secret, alors juste retour des choses. Faites en sorte de ramener cet oiseau en un seul morceau. Mihir voudra le récupérer et j’aimerais éviter de lui être redevable », lui recommanda-t-elle avant de faire demi-tour et de disparaître le long d’un conduit d’évacuation.

Il se retourna à son tour pour examiner le mur le plus proche en faisant jouer ses doigts dans les gantelets de laiton.

Il s’avisa d’un rebord de fenêtre, de briques descellées et d’une gouttière pour atteindre le bâtiment voisin en se servant de l’éthéroduc qui reliait les deux.

La voie à suivre était pour lui aussi évidente que si elle avait été indiquée par une fougère brisée ou une empreinte dans la boue d’une rive.

Il se mit alors à grimper très vite, se propulsant du bout des pieds, plantant ses doigts de métal dans les interstices entre les briques ou s’agrippant à des barres de fer forgé. L’oiseau mécanique laissa échapper un petit piaillement et raffermit sa prise sur son épaule.

Il courut sur le conduit d’Éther. La fumée s’élevant des brochettes cuites par le vieil elfe tourbillonna sur son passage.

Puis le vent l’accueillit.

Les senteurs de la ville se bousculèrent à ses narines. La fraîcheur des recoins ombragés comme la chaleur des endroits exposés dansaient autour de lui puis disparaissaient. Son déplacement devint mécanique, instinctif.

Il esquiva une cheminée, à moins qu’il se fût agi d’un arbre.

Les espaces qu’il traversait n’étaient plus qu’un flou de laiton et de marbre blanc. Il ne les connaissait pas, mais n’en avait pas besoin.

Il bondit par-dessus une ruelle, ou peut-être un gouffre.

Il était tout entier à cette course d’obstacles. L’échauffement des muscles de ses jambes, l’effort de ses poumons, le soleil sur ses épaules, tous étaient pour lui de vieux amis, depuis une jeunesse interminable, passée à traverser en courant des plaines et des jungles, silencieux et fulgurant comme un éclair de chaleur.

Il atterrit avec force sur le dos d’un grand oiseau — ou était-ce un mécanoptère ? — et s’en servit comme tremplin pour s’élancer vers une falaise en surplomb — à moins que ce fût un toit.

Sa fauvette mécanique émit un sifflement court et mélodieux. Il s’arrêta et reprit son souffle. « Quelle direction ? » demanda-t-il dans une expiration. L’oiseau étendit ses ailes de soie et s’envola.

Ils étaient parvenus à la lisière du marché nocturne. Les odeurs de la ville avaient cédé la place à des miasmes de graillon, d’Éther, de rouille et de papiers depuis trop longtemps abandonnés dans un sous-sol. La lourde clameur indistincte d’une foule lui parvenait depuis l’arrière de la rangée des bâtiments les plus proches.

La passerine mécanique se percha sur un tas de planches fracassées et tâchées d’huile, tournant la tête de ci, de là, puis pépia encore.

Derrière l’amas de bois se trouvait une porte, verrouillée par un dispositif semblable à celui qui protégeait la cachette des renégats.

Il sauta au sol, soulevant un nuage de poussière. Le petit volatile lui siffla une phrase musicale, non pas à la manière d’un oiseau, mais en reprenant le langage codé qu’il avait utilisé précédemment. Il se plaça ensuite en vol stationnaire devant la serrure, ses petites ailes accélérant leur battement jusqu’à sembler disparaître, et se servit de son bec allongé pour appuyer sur une série de touches enchâssées dans le mécanisme. Le léger bourdonnement de l’Éther s’estompa, et la porte s’ouvrit.

« Merci », murmura-t-il à l’oiseau. Celui-ci répondit par un trille et fila.

Ajani plongea dans l’ombre fraîche.

Une silhouette toute de pourpre vêtue se détacha alors du mur, le soleil se reflétant sur le fil de sa lame. « Mais où croyez-vous… »

À L’intérieur de ses gantelets, ses mains se replièrent pour devenir des pattes et, d’un revers, il projeta le planton contre le mur, puis tressaillit en inhalant une odeur cuivrée de sang. « Pardonnez-moi », souffla-t-il à l’attention du factionnaire inconscient.

Il avança ensuite dans des tunnels baignés d’une lueur bleue, évitant les gardes, les narines sur le qui-vive. Il rabattit la capuche de la cape cousue par Mère-Grand, laissant ainsi à ses oreilles toute latitude pour s’orienter dans toutes les directions, à l’affût de bruits de pas.

Le Dhund renfermait quantité de puanteurs : la sueur rancie, l’âcre odeur ammoniaquée de l’urine — bref, trop de gens entassés dans un espace confiné, qui empestait le désespoir, l’abandonnement et les coups de dents dans l’obscurité.

Je te tiens ! D’un tunnel sur la gauche avaient tout à coup surgi, ténus, les fruits d’été, les roses, la jacinthe et le miel.

Il enchaîna les tunnels à grand pas, poursuivant le parfum du salon inondé de soleil de Mère-Grand, en prenant soin de contourner les poches de bruits de pas et de conversations.

Il aperçut devant lui un grand espace ouvert et illuminé par la lumière éclatante de l’après-midi.

Il s’arrêta dans une glissade, les sens aux aguets : des murmures, distordus et étouffés par trop d’échos pour être compréhensibles ; le tintement du métal et un sifflement insolite ; des bottes qui battaient le pavé ; un martèlement sourd.

Il s’approcha avec précaution.

La salle était constituée de cercles. Des anneaux de cuivre s’étendaient du sol à la voûte, reliés entre eux par des passerelles formant des arches. Des lucarnes ovales surplombées par le soffite du toit laissaient entrer une lumière venue de bien plus haut.

Le parfum de Mère-Grand baignait la pièce, mais elle-même ne s’y trouvait pas.

Presque au centre, deux sentinelles habillés de pourpre et d’or s’obligeaient visiblement à ne pas regarder une sorte de caisson, objet trapu fait de métal noir, qui soupirait et grommelait bruyamment. Il capta aussi une odeur qu’il ne parvint pas à reconnaître, une effluence bileuse et douceâtre qui lui tapissa l’arrière de la langue. Sur l’une des faces, il aperçut une porte agrémentée d’une petite lucarne.

De l’intérieur, un poing en frappa la vitre, puis il aperçut une main.

D’où il se trouvait, il ne distinguait pas les visages. De toute façon, c’était inutile : il savait.

La main dérapa vers le bas.


Cinq mois plus tôt…

Ils avaient fermé la plupart des portes. Les nuages étaient gris et gigantesques : on eût dit une masse de coton chargée de pétrichor prêt à s’exhaler.

Ajani avait disposé ses possessions sur le sol : son manteau blanc, son armure de bronze et son arme démesurée. Debout près de la porte, Nashi observait la scène alors que le géant pliait son futon pour la troisième fois. Chaque jour, il lui fallait s’y reprendre à plusieurs fois, car il avait les mains trop grandes, et les gestes nécessaires ne lui étaient pas encore familiers. Umé et Hiro lui avaient offert leur aide. Rumi, quant à elle, avait levé les bras au ciel en signe de découragement et d’exaspération, pour le planter là et partir dans le jardin, y faire des roulades en fendant la brume, alors que Tamiyo le lui avait justement interdit, transformant sa tunique en torchon trempé, des perles de rosée dégouttant de son nez et de ses oreilles tandis qu’elle riait aux éclats.

Tamiyo était partie la semaine précédente, leur recommandant de prendre soin d’Ajani pendant qu’elle allait contempler la lune d’un autre monde.

Le géant se tenait toujours à genoux, pliant, attachant et roulant patiemment.

« Tu peux entrer si tu en as envie, Nashi », lança-t-il.

L’enfant se glissa dans la pièce et se dirigea vers la hache du géant. Elle était étonnante, sombre d’un côté et brillante de l’autre. Nashi se demanda si cela avait une signification.

Très prudemment, il posa un doigt sur le fil de la partie brillante. Il le trouva émoussé, inoffensif. Le géant tourna la tête dans sa direction.

« Ne devrait-elle pas être mieux aiguisée ? » demanda le garçon.

« Ce n’est pas nécessaire. C’est la vitesse qui lui donne son tranchant, ainsi que son poids. »

Nashi appuya plus fort.

« Fais quand même attention, elle n’est pas complètement écachée », le mit en garde le géant tandis qu’il ramassait son futon pour le ranger dans l’armoire.

Il s’assit à même le sol et contempla le visage gravé dans le plat de la lame, celui d’un félin arborant une longue barbe fine et montrant les crocs. « Vous partez, c’est ça ? »

« En effet », répondit-il.

« Z’allez où ? »

Le géant l’observa un instant avant de répondre : « Trouver celui qui a tué ta famille. Nos amis l’ont repéré dans un endroit appelé Kaladesh. Quelqu’un lui a donné de l’argent et confié des secrets, dont il s’est servi pour se placer en position de force. »

Nashi se gratta le flanc, là où sa fourrure poussait bizarrement. « Je l’ai vu, lui, vous savez. Quand les shamanes, ils l’ont tué. Z’étions tous dans les bois, à regarder. »

Le géant soupira avant de déclarer : « Ils auraient mieux fait de t’épargner ce spectacle. »

Il cligna des yeux. « Y disaient que c’était impro-tant. »

« Important ? » le corrigea Ajani en fixant les plaques de son armure.

« C’est ça. Parce qu’il nous avait fait du mal. Il fallait qu’on voie justice rendue. C’était une question d’honneur, donc il fallait qu’on regarde. C’est ce qu’ils ont dit. » Le tonnerre se fit entendre. Il se frotta le nez. « Il avait un bras bizarre. Un autre homme lui a coupé. Quand cet homme parlait, ça voulait rien dire et j’avais mal à la tête. »

Le géant souleva son arme et la glissa dans son harnais placé dans son dos. Le fil de la lame noire scintilla d’un froid éclat.

« Z’allez le tuer ? » demanda Nashi.

Le vent se leva, faisant tinter et clapper les carillons, sous la véranda. « Je… je ne sais pas », admit le géant en jetant un coup d’œil vers la terrasse et en posant la main sur la cape blanche. L’air était chargé d’une odeur d’eau en suspension, impatiente de pleuvoir. « Après tout, c’est peut-être ce qu’il convient de faire. Ils sont si nombreux à ne pas regarder où ils marchent. »

Ajani ramassa alors la cape blanche de ses deux mains. Elle était constellée de tâches décolorées, d’un rose rappelant les pétales des cerisiers en fleur. Il la pressa contre son visage et inhala profondément.

Illustration par Volta Creation

« Elle vous rend triste, cette cape ? » demanda le garçon.

« Comment ? Non », répondit le géant. Il cligna des yeux et se redressa, essuyant du pouce le coin de son œil. « Elle appartenait à une amie : Elspeth. C’est un souvenir d’elle. »

« Elle est où ? »

« Elle est… » commença le géant en caressant le tissu. Nashi remarqua que son œil ressemblait à un ciel où le bleu se serait ennuagé et aurait viré au gris. « … Je l’ai perdue », acheva Ajani.

Oh. « Vous voulez dire… Comme j’ai perdu mes parents ? »

Le géant ferma son grand œil clair. « Oui », acquiesça-t-il.

Nashi sentit sa gorge se nouer et observa les gigantesques nuages, à l’extérieur. « Elle est morte », souffla-t-il.

Un frisson parcourut le colosse. « Oui, fit Ajani d’une voix éteinte, presque larmoyante. Elspeth est morte. »

Le ciel tonna à nouveau. Dans le jardin, Rumi criait. Nashi tenta de se remémorer ce que les shamanes lui avaient dit quand sa maman et son papa étaient morts, mais il ne se rappelait pas grand-chose. Ses souvenirs de ce jour-là étaient comme la brume dans le jardin : lourds et froids, proches mais insaisissables. Il avait regardé le responsable cracher du sang et de la vase, mais n’avait rien éprouvé, si ce n’est peut-être de la nausée.

Ensuite, il n’avait d’ailleurs rien ressenti pendant longtemps, sauf de la colère, parfois, comme quand des étrangers lui disaient qu’il pouvait les appeler maman ou papa. Des gens comme cela, il en avait connu beaucoup, mais il ne se souvenait presque d’aucun. C’était avant que la dame lunaréenne ne pénétrât dans la bibliothèque pour lui demander son histoire et lui raconter la sienne en échange. « Appelle-moi Tamiyo, lui avait-elle dit. Rien d’autre. »

Le vent balaya les pétales de fleurs sous la véranda. Il tendit le pied à l’extérieur et en bloqua un sous son orteil. « Tamiyo dit que perdre quelqu’un, c’est pareil que quand on se blesse. Vous voyez, comme quand on tombe et qu’on se fait mal ? Quand on s’écorche le genou, faut laisser saigner pour guérir. Elle m’a dit que les larmes, c’est comme ça que le cœur saigne. Faut laisser couler pour aller mieux. »

La mâchoire du géant trembla. « Tamiyo a de la sagesse à revendre », parvint-il à articuler.

« Quand je suis triste, elle s’assoit près de moi ; vous voulez que je m’assoie près de vous ? »

« Oui, je pense que cela me ferait du bien. »

Le géant replia ses jambes sous lui, à la lisière de la varangue, là où se terminait la bibliothèque et où le ciel commençait. Il posa sa hache sur le plancher. Nashi prit place à son côté, en laissant ses pieds se balancer dans le voile de brume. Le bleu du ciel avait presque complètement disparu. Dans le lointain, un autre roulement de tonnerre se fit entendre.

L’enfant posa la tête sur l’épaule d’Ajani. Les bras du géant lui parurent aussi épais que des troncs d’arbre. « Z’avez envie de me parler de votre amie, peut-être ? »

Le colosse garda le silence.

« Vous êtes pas obligé. »

Les nuages gris s’illuminèrent en grondant. Il laissa ses vibrisses onduler dans la brise.

« Elle était née dans un endroit où régnaient les ténèbres, commença le colosse. Elle n’en parlait jamais beaucoup. C’était un monde dévoré par le mal, subissant le joug des pires créatures qui soient : celles qui ne tuent pas, mais vous réduisent en esclavage. Ils la torturèrent jusqu’à ce qu’elle les aide à faire souffrir autrui. Elle tint bon, pleurant et espérant, jusqu’au jour où ils décidèrent d’en finir avec elle. Ils la tenaient entre leurs griffes, et elle souhaita désespérément leur échapper. »

« Elle savait marcher par-derrière l’air, s’expliqua Nashi, comme vous et Tamiyo. »

Le géant acquiesça. « Elle s’éveilla dans une autre contrée, plus lumineuse et au ciel traversé d’étoiles qui laissaient derrière elles des tourbillons de couleurs, mais elle était très jeune, et ce monde… Disons qu’il n’est pas aussi accueillant qu’il le faudrait envers ceux qui sont différents. Elle se mit alors en route et marcha jusqu’à un endroit où le soleil était doux, et les habitants aimables. Ils lui offrirent du pain, l’emmitouflèrent dans des couvertures et la serrèrent contre eux jusqu’à ce qu’elle cesse de trembler. Elle séjourna là de nombreuses années. Ils lui apprirent à se protéger, puis à protéger les autres et, enfin, à soigner ceux qu’on n’avait pas réussi à protéger. »

Une main blanche se posa sur l’autre bras du géant. Hiroku s’était approché en tapinois, comme à son habitude, et observa l’amoncellement de nuages.

« C’est à cette époque que je l’ai croisée pour la première fois, alors que ce monde subissait des changements. Elle m’a sauvé la vie. D’une certaine manière, c’était mon monde à moi aussi, et nous nous sommes battus ensemble pour le sauver. Toutefois, la région où elle s’était installée avait été ravagée par les combats, et elle se réfugia dans les souvenirs qu’elle en avait. Elle reprit sa marche, jusqu’à en oublier tout ce qu’il y avait de bon en elle… »

Le géant se tut, son œil unique rivé sur l’horizon et devenu un brouillard gris et amorphe. « Moi-même et quelques autres sommes venus la trouver. Les monstres de son enfance étaient réapparus : ils avaient quitté leur sinistre domaine. Un autre monde allait plonger dans l’abîme, un endroit où il faisait bon vivre. Elle prit donc les armes pour s’opposer à eux. »

Ajani marqua une nouvelle pause et regarda la hache posée à son côté. « Je n’ai aucune idée de ce que l’on peut ressentir, reprit-il, à devoir affronter ses cauchemars d’enfance, les revoir avec ses yeux d’adulte et être forcé d’admettre qu’ils sont bien réels — réels et insatiables. Elspeth les brava, le cœur tremblant mais la main sûre. Elle combattit jusqu’à n’en plus pouvoir, jusqu’à ce que la raison même de lutter disparût car le monde splendide qu’elle voulait défendre était à présent entaché de noirceur. Les monstres avaient gagné, et elle dut de nouveau fuir devant eux. »

Cousine Umé s’agenouilla avec grâce dans un chuintement de soie, prenant une position qui la faisait ressembler à un cygne en origami. Elle posa la main sur le genou du géant, des étincelles de compassion dans les yeux violets.

« Elle s’en retourna dans le monde aux cieux multicolores, et c’est là que je la retrouvai, dans cette contrée où elle avait été tour à tour héroïne glorieuse pour ses bienfaits et scélérate infâme pour ses méfaits, détentrice d’une arme forgée par… Par ceux qui s’imaginent nous être supérieurs », acheva le géant. Une ombre fugace passa sur son visage. « Mais elle avait changé : quelque chose s’était brisé en elle. Elle n’en parla jamais, mais il était manifeste qu’elle en traînait le fardeau : elle avançait comme contre le vent, les épaules voutées et sans jamais vraiment regarder droit devant.

« La contrée en question agonisait. Pour le compte de ceux qui estimaient y régner, nous cheminâmes jusqu’au bout du monde, portâmes nos pas parmi les étoiles et vainquîmes un monstre. Et, en guise de remerciement… » Il hésita alors, ses mains se crispant sur ses genoux, ses longues griffes sombres se plantant dans ses cuisses, puis reprit : « En guise de remerciement, un autre monstre l’abattit, juste… sous mes yeux, et je n’ai rien pu faire. Rien. »

Derrière eux, Rumi renifla, debout dans son kimono trempé de rosée, l’air embarrassé, en se frottant une oreille et en se balançant d’un pied sur l’autre, fixant la porte en envisageant l’opportunité de fuir. « Nigaud », sembla-t-elle murmurer à elle-même, à moins qu’il ne l’eût imaginé, et, tout à coup, elle se jeta sur les épaules larges du géant, lui étreignant le cou et plongeant son nez dans sa fourrure claire.

Sans lever les yeux, Ajani posa l’une de ses gigantesques mains sur celles, menues et fines, de l’enfant. « J’ai rencontré des gens, dit-il. Je leur ai conté son histoire telle que j’en avais été témoin : il fallait qu’ils sachent et qu’ils se souviennent. Il fallait que son existence n’ait pas compté pour rien. Aussi ai-je voyagé, et narré sa geste à tous ceux que je rencontrais en chemin, sans m’arrêter tant que les graines ainsi plantées n’avaient pas pris racine en eux. Cela m’importait… Et m’évitait de ruminer. »

Les enfants étaient à présent tous autour de lui, à l’écouter religieusement : Cousin Umé, Grand-Frère Hiro, Grande-Sœur Rumi. Un éclair zébra le ciel dans un claquement.

« Dans les histoires que raconte mon peuple — les plus anciennes, celles qui comptent — l’héroïne perd son mentor : elle lui survit, le pleure, puis surmonte sa peine afin de sauver le monde. »

Les cieux grondèrent. Les teru teru bōzu se mirent à balancer et danser au bout de leurs fils. Incapable d’imaginer ce que Tamiyo aurait dit, Nashi ne pipa mot. Parfois, Tamiyo se taisait ; c’était sans doute le mieux à faire.

Au bout d’un moment, Ajani murmura enfin : « Cela aurait dû être moi, pas elle. »

Ses grandes mains tremblaient, tout comme ses griffes acérées, ses longues canines et ses bras aux allures de troncs d’arbre.

« Mon héroïne est morte, gémit-t-il d’une voix cassée. Tout ce qu’elle voulait, tout ce pour quoi elle s’est battue si fort, c’était se trouver quelque part chez elle. Quoi de plus banal, de moins présomptueux ? »

Nashi prit le géant dans ses bras, mais, même les bras levés, ne parvint qu’à lui ceindre la taille. « Tout va bien, laissez-vous aller, le consola-t-il. Nous sommes là. »

Les épaules d’Ajani s’affaissèrent et tressaillirent tandis qu’il se couvrait les yeux d’une main.

La pluie se mit alors à tomber.

Les enfants s’assirent tous autour du géant et tendirent une forêt de mains vers ses épaules, ses bras, son dos et ses genoux, sans un bruit, sauf le son apaisant de leur souffle.

La pluie dura très longtemps.


De l’intérieur, un poing frappa la vitre, puis il aperçut une main.

D’où il se trouvait, il ne distinguait pas les visages. De toute façon, c’était inutile : il savait.

La main dérapa vers le bas.

On était en train de les tuer.

Pourquoi

C’était lent.

tant

Sous la torture.

de cruauté ?

Ajani s’élança par-dessus la balustrade, les babines retroussées.

En plein bond, la cape offerte par Mère-Grand glissa de ses épaules, révélant le manteau blanc qu’il portait dessous.

Il appuya sur des boutons disposés à l’intérieur de ses mains factices, qui se détachèrent et tombèrent.

Il fendit l’air comme un éclair : vif et silencieux.

C’était comme si sa hache n’avait jamais quitté ses mains.

Il courait sans poser les talons, tellement penché en avant qu’on aurait pu y voir une chute interminable.

Quelque part derrière lui, les gantelets atterrirent enfin sur le sol, dans un fracas métallique.

L’un des hommes leva sur lui un regard épouvanté : cheveux noirs, fine moustache, yeux marron. Une vague de terreur abjecte et répugnante déferla de lui.

Ajani arma son bras, visant la gorge.

Parfois, les gens comme nous… oublient qu’ils ont de grands pieds.

Une magie ancienne enfla alors, électrisant sa colonne vertébrale. Il se produisait à nouveau ce qui était arrivé avec Tenoch, tant de lunes auparavant, dans une existence tellement lointaine qu’elle lui sembla celle d’un autre. Les yeux du garde s’écarquillèrent pour devenir des gouffres de peur absolue, dans lesquels Ajani plongea, à la recherche de la gigantesque lumière qui se trouvait au-delà.

L’espace d’un instant qui parut infini, il tint au creux de sa main le palais étincelant qu’était l’âme de cet homme et en prit la mesure.

Une jeunesse passée à ne jamais se sentir à sa place et à ne percevoir que du gris là où les autres voyaient des couleurs vives. Le soupir de déception d’un père : « Tu n’es pas un inventeur, voilà tout. » Une vie à rester au second plan, au service des autres, à attendre qu’un événement survienne. Son amour pour une épouse coiffée d’une longue natte, aux doigts perpétuellement roussis par la foudre. Un bébé qui rit aux éclats quand il lui fait des grimaces. Les jours de congés où, levé aux aurores, il remplit une cuisine exigüe d’alléchantes odeurs de pain et d’épices.

Un flocon de neige avec un milliard de facettes scintillantes. Par endroits, au plus profond des replis de honte, il y avait bien quelques formes tourmentées, des moments inavouables, des indignités qui ne s’effaceraient jamais, pas même au prix de toute une existence passée à frotter.

Mais elles étaient bien moins nombreuses que celles qui gâtaient l’âme d’Ajani.

Ce n’était ni un Planeswalker, ni un criminel.

Ce n’était qu’un homme.

Ajani déplaça son pied, déviant ainsi l’angle de son coup de hache.

Celle-ci s’écrasa contre le plastron du garde, faisant jaillir des taillons de métal qui rebondirent sur le sol de marbre. L’homme fut projeté au sol, la force du choc lui faisant exécuter un demi-tour.

Moment opportun | Illustration par Chris Rallis

Il n’avait pas versé de sang.

L’autre garde commença à reculer maladroitement, ses doigts tentant convulsivement de libérer son épée de son fourreau. Tournoyant autour de lui, Ajani le fixa intensément de son œil unique, tout en laissant sa hache glisser au sol et s’y poser sur la lame, dans un léger tintement.

Le soldat lâcha son épée et se précipita vers la porte, prêt à donner l’alerte. Ajani n’avait que peu de temps.

Il observa les commandes du conteneur : des leviers et des cadrans, des pièces qui tournaient et des voyants qui clignotaient. Tout cela n’avait aucun sens pour lui, mais peu importait.

D’un coup précis, il abattit la lame brillante de sa hache dans le chambranle du conteneur. En grognant, il s’y appuya et fit levier. Respiration après respiration, centimètre après centimètre, les bras et les jambes tremblant sous l’effort, il parvint à ouvrir la machine qui grinçait comme pour protester.

La porte sortit de ses gonds et tomba dans un vacarme qui n’en finissait pas de résonner, libérant une nappe de fumée verte.

Une elfe aux yeux d’émeraude était assise en tailleur face à lui et berçait sur ses genoux une jeune femme inconsciente, aux cheveux roux. « Mme Pashiri ? » lui demanda-t-il.

L’elfe eut un mouvement de tête par-dessus son épaule. « Au fond », indiqua-t-elle. Elle souleva alors sa compagne comme une plume et s’écarta pour le laisser entrer, tout en évitant de croiser son regard. « Je… J’ai fait ce que j’ai pu. »

Mère-Grand avait les yeux fermés, et sa respiration était presque imperceptible. Toutefois, son visage paraissait paisible, et elle avait les mains posées sur son ventre. Sa position lui rappela tous les après-midi où il l’avait vue faire la sieste sur le divan du salon, dans un repos bien mérité pour une vie bien remplie.

Tandis qu’il baissait la tête pour passer le seuil de la cellule en l’emportant, la jeune femme aux cheveux roux reprenait connaissance dans les bras de l’elfe. Elle émit une faible toux et cligna des yeux en grommelant : « Nissa… Et si tu me reposais ? »

Avec mille précautions, il allongea Mère-Grand sur le sol de marbre, ses mèches d’argent s’étalant autour d’elle. Il posa alors une main sur son ventre et ferma les yeux. Un poison amer avait envahi les poumons et les veines de la vieille dame, coagulant son sang et le desséchant. Il invoqua des courants magiques et leur fit parcourir ce corps infesté, pour y consumer les miasmes et y charger le sang d’air sain.

Les paupières de Mme Pashiri papillonnèrent et elle toussa. Il l’aida à s’asseoir en lui demanda d’une voix douce : « Vous sentez-vous bien ? »

« Ajani », fit-elle en lui souriant, juste avant de plisser les yeux et de s’adresser à lui avec un air faussement réprobateur : « Vous semblez avoir maigri, remarqua-t-elle en lui flattant la joue. Vous alimentez-vous convenablement ? »

Malgré lui, il laissa échapper un petit feulement. « Oui, Mère-Grand. »

« Bon sang ! » s’écria la fille aux cheveux roux, avant d’être prise d’une quinte de toux sèche. Il la regarda saisir le bras de l’elfe alors qu’une de ses jambes se dérobait sous elle, la toux gagnant en intensité jusqu’à la plier presque en deux. Une goutte de sang s’écoula du coin de ses lèvres.

Voyant cela, Nissa se raidit et lui frotta le dos. « Tu devrais t’asseoir, lui conseilla-t-elle, le regard chargé d’appréhension. Chandra, s’il te plaît. »

« Ce n’est rien, j’ai juste la gorge sèche, articula cette dernière d’une voix rauque. Ça ira mieux dans une… » Mais elle fut prise d’une nouvelle quinte, plus violente, et moucheta le sol de rouge. « Oh… Voilà qui est inquiétant… »

Ajani aida précautionneusement Mme Pashiri à se lever. « Pardonnez-moi, lui dit-il avant de se tourner vers les deux autres femmes en désignant la vieille dame. Soutenez-la. » L’elfe hocha la tête et remit Chandra debout.

« Houlà, quel gros minet ! lâcha celle-ci dans un râle, avec une haleine sentant le cuivre chaud. Ses bras… On dirait Gid. »

En se demandant ce qu’était un « gid », Ajani posa une main sur l’épaule de la jeune femme et ferma les yeux.

Le fracas de son cœur était assourdissant, puissant et impérieux. Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que le poison eût pollué son sang si rapidement. Des courants de magie argentés la parcoururent, purgeant les impuretés et soignant un millier de petites lésions. Sa respiration se fit plus calme et plus profonde.

Elle ouvrit les yeux. « Tâchez de ne pas vous agiter pendant un moment, lui dit-il. J’ai éliminé le poison, mais vos poumons… »

«... Se porteront très bien », l’interrompit-elle en dégageant son épaule du contact de sa paume. Elle se força à sourire tandis qu’elle essuyait le sang de ses lèvres d’un revers de la main. « Merci, lui lança-t-elle avant d’ajouter : sincèrement. »

Nissa gardait le silence, mais le remercia d’un signe de tête tempéré par l’incertitude. Elle n’avait pas retiré sa main du dos de Chandra.

Des cris surgirent du couloir : les gardes se rassemblaient.

« À votre tour », annonça-t-il à l’elfe bien qu’elle semblât moins affectée par le poison.

Celle-ci refusa en hochant vivement la tête, son attention déjà tendue vers le grondement des bottes qui couraient dans leur direction, la voix rassurante et inquiète à la fois : « Je vais bien pour l’instant. Connaissez-vous une sortie ? »

Dans ses oreilles, l’air vibrait du battement répétitif des ailes d’un mécanoptère en approche. L’une des fenêtres à l’autre bout de la pièce vola alors en éclats dans un bruit cristallin, et la fauvette mécanique les rejoignit en pépiant avec insistance, avant de venir se poser sur son épaule. Nissa observa la créature artificielle avec perplexité, sans doute incapable de décider s’il s’agissait d’un prodige ou d’une abomination.

« La voilà, votre sortie », indiqua Ajani à l’elfe tandis qu’une longueur de corde apparaissait par la vitre brisée.

« Ajani ! Ne me dites pas que vous alliez les laisser là ! s’écria Mère-Grand de l’autre côté de la pièce, en se baissant pour ramasser les gantelets de laiton. Il a fallu des semaines à Gan Ghaheer pour les mettre au point. »

Il… Il lui expliquerait plus tard.

À ses pieds, le garde assommé grogna et se mit à quatre pattes, encore groggy. À la vue des bottes d’Ajani, il s’immobilisa puis, lentement et peureusement, leva la tête.

« Rentrez chez vous et allez retrouver votre famille », lui ordonna Ajani.

L’homme le regarda, à la fois terrifié et sidéré, puis balbutia : « V-vous n’allez pas me tuer ? »

« Je ne tue pas, lui répondit Ajani. Plus maintenant. »


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