Nouvelles écrites par Mel Li, Kelly Digges, Alison Luhrs, Doug Beyer et Chris L'Etoile.

Histoire précédente : Marionnettes

Tezzeret est vaincu et Dovin Baàn a disparu. Le Pont planaire mis au point par Rashmi, qui représentait une grave menace pour le Multivers, a été réduit en pièces, et l'inventrice a juré à son amie Saheeli Rai qu'elle n'en construirait pas d'autre. Dès lors, les Sentinelles et la population de Kaladesh vont devoir décider de quoi sera fait leur avenir — du moins pour ceux qui en ont un.

Les journées paraissent trop courtes à Chandra et sa mère, Pia, enfin réunies après avoir passé tant d’années à croire, chacune, l’autre morte.


Le Dhund, cette prison, se composait d’un réseau de tunnels qui rayonnaient depuis son centre, situé sous la cité de Ghirapur. Entre ses murs s'entassaient espions, soldats du Consulat et prisonniers, tous étroitement surveillés par Dhiren Baral, chargé de conformité. Depuis quelques semaines, ce n’était cependant plus le cas.

Il avait fallu une enquête minutieuse, compliquée par une loi du silence elle-même renforcée par de généreux bakchichs, pour que le Consulat nouvellement mis en place parvînt à évaluer l'ampleur des activités clandestines qui s’organisaient à partir du Dhund. Très peu de temps après, on proposa, puis entérina et enfin promulgua une réforme.

Informateurs et soldats de l’ignoble geôle furent donc mutés à de nouveaux postes à travers toute la ville ; certains furent même arrêtés. Des centaines de prisonniers, pour la plupart mages et renégats qui avaient disparu depuis longtemps, retrouvèrent ainsi la liberté en quelques heures. Les couloirs résonnèrent alors des grincements de protestation des portes mal huilées des cachots, à peine couverts par les exclamations de joie des détenus enfin libres, qui repartirent sans un regard en arrière, en abandonnant sans regret, dans leur cellule, les maigres possessions qu’ils avaient pu y accumuler.

Des contremaîtres les remplacèrent rapidement, pour entamer la démolition du lieu, exception faite de son noyau central, où résidaient encore quelques prisonniers. Les puissants marteaux pneumatiques pilonnèrent les croisées d’ogives des plafonds, faisant pleuvoir des morceaux de granit et de cuivre dans un vacarme si assourdissant qu'il se percevait jusqu’aux quartiers voisins.

Aujourd'hui, cependant, les couloirs étaient vides, car les travaux s'étaient arrêtés pendant les deux jours de festivités qui voyaient la ville entière couverte d'un déferlement de lumières et de couleurs. Ces célébrations se déroulaient en l'honneur du gouvernement du nouveau Consulat, qui avait promis de défendre les intérêts des renégats, aux rangs desquels on trouvait même Victoire Renégate en personne, alias Pia Nalaàr.

Comme la consule Padeem l'avait annoncé à la foule dans un enthousiasme qu'on lui connaissait peu, ce Consulat remanié annonçait un « impressionnant » pas en avant pour Ghirapur.

Deux bruits de pas distincts chassèrent le silence dans ce qui restait du Dhund : Pia et Chandra Nalaàr traversaient les couloirs en ruine vers le centre préservé du complexe. En regardant à travers le plafond éventré, elles pouvaient apercevoir les explosions d'un bleu éclatant rehaussé de particules métalliques qui illuminaient le ciel ; les processions qui se déroulaient au-dessus de leur tête faisaient la part belle aux feux d'artifice.

« Quelles couleurs incroyables ! s'exclama Chandra, stupéfaite. Comment les obtient-on ? Même à la Forteresse de Keral, il n’y en avait pas de semblables ! »

Pia pencha la tête de côté, n'ayant visiblement pas bien entendu : « Pardon ? Qui râle ? »

« Non. Ke-ral, énonça la pyromancienne. C'est… C'est une longue histoire, que je te raconterai plus tard. »

« Pour ce qui est des couleurs, il suffit de mélanger un rien de poudre de cuivre au mélange pyrotechnique. Je suis certaine que Mme Pashiri pourrait t'en obtenir un paquet, si tu veux », reprit Pia avant de poser un baiser rapide sur la joue de sa fille.

Le soleil de cette fin d'après-midi cascadait du plafond en de larges colonnes de lumière, chassant l'obscurité qui avait si longtemps régné dans ce lieu. Au-dessus de la surface, des passerelles accueillaient à présent des entrelacs de jasmin et de lianes de cerf. Sur le sol abîmé, des monticules de terre abritaient des gemmules nées de graines éparpillées au gré des brises de printemps.

En regardant par la porte ouverte d'une cellule, Chandra fit l'inventaire des vestiges abandonnés par son dernier occupant : un objet sculpté au canif sur une table en bois, une bougie solitaire et à moitié consumée et une paire de petites menottes antimages en filigranes, adaptées à la taille d’un enfant. Chandra caressa du bout des doigts la surface ouvragée des entraves, retrouvant le souvenir de leur sinistre contact.

Dans le couloir, Pia appuya l’extrémité de ses gants de métal sur une canalisation d'Éther, mais ne décela rien. Il était éteint depuis des heures, peut-être même des jours. Elle en souleva la trappe de visite, dont ne s’échappa rien d'autre qu'une bouffée résiduelle de la précieuse substance, qui, l'espace d'un court instant, agressa ses narines avant de s'évanouir.

« Il a été redirigé, constata-t-elle, satisfaite. Il dessert désormais Vive-Soudure, comme prévu. » Elle griffonna alors sa signature sur un tableau quadrillé, frappé aux armes du Consulat.

Chandra passa la tête de l'intérieur d'une des cellules. « Tu sais, maman… Tu parles déjà comme la… » Elle hésita, se raclant la gorge, puis bredouilla : « Enfin… Tu vois… »

« Prenez garde, jeune fille !… » s'exclama Pia en une feinte protestation.

« … La consule de l'attribution », acheva Chandra, dont le large sourire gâcha sa tentative de moquerie pince-sans-rire.

« Ouille ! lâcha Pia en faisant la grimace. Dans ma tête, cela ne semblait pas aussi affreux qu'à voix haute. Consentirais-tu à offrir un peu d'aide à ta consule de mère ? »

Toutes deux s'entraidèrent pour enjamber les débris d'une passerelle effondrée.

« À ce propos, comment l’assemblée des consuls s'est-elle passée ? » Tout en posant cette question, Chandra s'agenouilla pour désemmêler un brin de jasmin odoriférant qui avait poussé autour de la passerelle. Avec mille précautions, elle en préleva un rameau qu'elle s’enroula autour du poignet.

«Effrayant. »

« Toi, tu étais effrayée ?! s’étonna Chandra. Je t'ai vue à l’œuvre. Tu avais tout d'une héroïne ! » Sentant le rouge lui monter aux joues, elle marqua une courte pause. « Je veux dire… Bien sûr que tu en es toujours une ! C'est juste que… Si j'étais aussi déterminée que toi… Je ferais en sorte que rien ne change. »

« Le changement… » prononça Pia en savourant ces mots. Saurais-je seulement me rappeler quelle était ma vie avant de devenir « Victoire Renégate » ? se demanda-t-elle. Avant de devoir entrer dans la clandestinité ? Avant d’être tous considérés comme des « renégats » ?

Pia regarda sa fille traverser une zone baignée d’une lumière qui lui faisait luire les cheveux et l’armure comme de l'or. C'était toujours sa petite fille, mais également quelqu’un de tout autre : une tueuse de titans, un phare de mana et de lumière explosant aux abords de la Tour d'Éther ; une rebelle, une adulte.

« Aujourd'hui, le seul souvenir qu'il me reste, c'est celui d'une lutte incessante, dit Pia avec un rire forcé. Mais le monde a changé. Tout du moins, c'est ce que j'espère. Je vais donc devoir changer avec lui et évoluer. »

Elles contournèrent au coin d’un couloir pour replonger dans les ombres de la prison. Tout à coup, avec son armure cabossée et rayée, un morceau du chou servi la veille dans ses cheveux crépus et en bataille, Pia retrouva dans cette Chandra l’adolescente qu’elle avait connue. Elle lécha le bout de son index et, avec une infaillible précision, retira le rogaton importun des mèches de sa fille.

Elles quittèrent alors le couloir pour pénétrer dans le centre toujours intact de la prison, cette zone qui constituait le cœur cruel du Dhund, borgne, au plafond haut et étroit, aussi hermétique qu'un poing serré.

Une lourde porte de cuivre leur faisait face. Son judas métallique, aux arêtes doucies par des années à s’ouvrir et se refermer, s’ouvrait sur une vitre épaisse. Un formulaire était apposé sur l'un des côtés du battant : nom, date d'incarcération, horaire de ronde des gardes. Aucune visite n'y était consignée.

« Tout l'Éther a été retrouvé. Maintenant… » Pia s'arrêta, se tourna vers Chandra et lui demanda : « Tu sais que tu n'es pas obligée de m'accompagner, n'est-ce pas ? »

Chandra embrassa alors sa mère avec une ardeur presque farouche. « Je sais, mais comment refuser de passer quelques secondes de plus avec toi ? Ce serait de la folie, répondit Chandra en plongeant son visage dans les cheveux de Pia, aux parfums d'huile de rouages et de camomille. Je ne te quitte plus, maman. »

À travers le voile de ses larmes qui menaçaient de couler, des formes lumineuses et chaudes se mirent à flotter dans le champ de vision de Pia. Cela fait douze ans que j'attends cette déclaration, songea-t-elle tout en clignant des yeux pour s’empêcher de pleurer.

La nouvelle consule poussa un long soupir et ouvrit le judas.

Derrière la vitre, la cellule semblait spacieuse et impeccablement propre. Contrairement aux cachots qu'elles avaient vus dans les autres couloirs, celui-ci ne contenait aucun effet personnel. En fait, il ne renfermait rien d'autre que son occupant.

Peut-être était-ce l'absence d'armure, de masque et d'armes, mais celui-ci semblait bien plus petit que dans leurs souvenirs.

Sa silhouette était ceinte d'une simple tunique de toile et il avait les mains maintenues par des chaînes antimages faites de filigranes et d'or.

Vedalken Shackles
Fers vedalken | Illustration par Svetlin Velinov

Mille mots traversèrent l'esprit de Pia, mais elle ne put en prononcer qu'un seul : « Baral. »

Dhiren Baral se tourna vers la petite lucarne. Les événements survenus à la Tour d'Éther avaient visiblement laissé des traces. Des touffes de cheveux clairsemés émaillaient ainsi les plaques craquelées qui recouvraient son crâne encore à vif, sa peau comportait désormais davantage de tissu cicatriciel que d'épiderme intact, et ses balafres, masses rose vif soulignées de quelques mouchetures pourpre et violettes, semblaient s’enrouler autour de ses membres comme des serpents.

« Ainsi, c'est vous que les inspecteurs ont dépêchée pour me conduire à l'arène afin d'y être exécuté, grogna Baral. Juste retour des choses : je vais subir moi aussi ce que j'ai fait à tous ces mages. »

Pia secoua la tête en signe de dénégation. « L'arène n'existe plus, pas plus que les inspecteurs. Votre sentence commence et s’achève ici. »

Le prisonnier s’indigna : « Voilà qui est ridicule ! La sécurité du Consulat et de tout Ghirapur dépend entièrement des inspecteurs ! Qui d'autre pourra traquer et arrêter les monstres ? »

« Personne. Ce n'était pas… Il n’y a jamais eu de monstres », rétorqua Pia.

« C'est à cause de Baàn, n'est-ce pas ? grommela-t-il. Ces bureaucrates serviles n'ont pas la moindre idée de la vermine qui se cache en leur sein ! La belle vie qu’ils ont menée, durant toutes ces années que j'ai passées à les protéger ! Ils me doivent le droit de mourir dans l'arène, et j'exige ce qui m'est dû. »

« Il ne s'agit pas de ce que vous voulez ou ne voulez pas, énonça Pia d'un ton calme. Il s'agit de justice. Les inspecteurs, la traque des mages, les exécutions publiques… Nous ne vivons plus dans ce monde-là. »

« Que pouvez-vous bien connaître de ce monde dont vous parlez ? lança Baral avec véhémence. Vous a-t-il fallu, vous, vous cacher dès votre naissance en raison d’une déviance ? »

« Moi oui », intervint Chandra en se retournant pour faire face à l'assassin de son père.

De l'autre côté de la vitre, Baral parvint à lâcher un rire chuintant.

« Et voilà la petite monstresse ! Nous n'en avons pas fini, toi et moi. »

Pia, à présent aussi tendue que les cordes d'un sitar, lui coupa la parole : « Ne vous adressez pas à ma fille ! »

Baral, pourtant, passa outre : « Je vois très bien le tableau : tu évites à ta petite maman ici présente de se salir les mains et, pour une fois, tu fais ton devoir. Songes-y : ta lame sur ma gorge, mon expression au moment où tu calcines l'épave que je suis devenu, jusqu'à ce qu'il ne reste de moi plus que des cendres… » Enfoncés dans les ténèbres de ses orbites, ses yeux bleus brillaient.

« Chandra, murmura Pia avec douceur, tu n'es pas obligée de rester ici à l’écouter. Il n'est rien pour nous. »

Baral approcha autant qu'il le put son visage de la vitre.

« Allez, règle tes comptes ! Peau pour peau, chair pour chair, sang pour sang… Mon cadavre contre celui de ton père… » Un sourire s'épanouit lentement sur son visage.

L'air autour de Chandra scintilla et crépita tandis qu'elle serrait les poings.

«… Il faut bien une monstresse pour abattre un monstre ! » persifla Baral. Son sourire mauvais étira les épaisses cicatrices boursouflées qui couraient sur ses joues anguleuses.

« Je ne suis pas une monstresse ! » Des étincelles d'un orange mordoré jaillirent des poings serrés de Chandra pour cascader au sol comme une averse de feu.

Pia entoura les épaules de sa fille de ses bras, en grimaçant à cause de la chaleur. « En effet, tu n'as rien d'un monstre. Ton père s’est volontiers sacrifié pour ceux qu’il aimait, à commencer par toi, Chandra. » Elle fixa alors Baral d'un regard glacial. « Je n'espère pas un instant qu'il puisse le comprendre. »

La jeune femme baissa les yeux pour regarder ses mains, d’où tombaient les derniers brandons, dansant jusqu’au sol avant de s'éteindre. La chaleur avait également sublimé la fragrance entêtante du brin de jasmin toujours enroulé autour de son poignet. Ses petites fleurs parfaitement épanouies semblaient aussi pâles que des étoiles dans l'obscurité.

« Une eau calme et fraîche. Une lanterne qui flotte doucement… » murmura la pyromancienne tout en caressant délicatement le bord des pétales. Entêtée par leur parfum, elle ferma doucement les paupières.

« Maman, te souviens-tu de la vieille carrière où nous allions, à l'extérieur de la ville ? » demanda-t-elle d'une voix mélancolique.

Pia cligna des yeux, déconcertée, puis acquiesça d’un hochement de tête.

« Il faudrait y retourner, un jour », poursuivit sa fille, du même ton détaché.

Chandra vrilla alors son regard dans celui de Baral et ses traits se durcirent. « Va au diable ! lui lança-t-elle. Je ne te dois absolument rien ! »

Le sourire fébrile du prisonnier se fit alors hésitant, avant de s'évanouir. « Non ! Je sais, moi, comment tout cela doit prendre fin », ulula-t-il, affolé. D'horribles veines violacées enflèrent sous la peau ulcérée de son cou de taureau. Des coruscations de lumière bleutée grésillèrent autour de ses mains entravées et moururent presque immédiatement.

« Ma fille et moi-même étions venues vous faire nos adieux, annonça Pia. Croupissez ici et qu’on vous oublie à jamais ! » D’un claquement sec, elle referma le judas. « Cette fin dont vous parlez, c'est la vôtre, pas la nôtre. »

Des martèlements sourds provenant de l'autre côté de la porte parvinrent aux oreilles des deux femmes : l'ancien inspecteur frappait vainement contre le carreau.

Chandra cueillit l'une des fleurs blanches du rameau de jasmin et la déposa au pied de la porte.

« Que fais-tu ? » s’enquit sa mère.

« C'est quelque chose que je tiens… d'une amie », lui répondit Chandra.

Pia prit alors l'une des mains de sa fille et la serra très fort dans la sienne, tandis qu'elles s'éloignaient, dos résolument tourné à la cellule. Devant elles, les couloirs détruits étaient baignés de lumière. Dans l'immensité désertée du Dhund, les hurlements, de l'autre côté de la glace, paraissaient dérisoires. La clameur des festivités qui battaient leur plein au-dessus de leurs têtes eut tôt fait d'engloutir tout ce que les deux femmes laissaient derrière elles.


Sur le balcon de Yahenni, Gideon s'assit sur un banc, un sourire aux lèvres. Ses amis et alliés installés autour de la table affichaient néanmoins des mines plus sombres. À l'étage, Yahenni préparait en effet sa toilette mortuaire.

Or, en général, ce rituel n’intervient qu’après le trépas, mais l’éthérien s’apprêtait pour sa propre veillée funèbre. À en juger par la musique qui lui parvenait, assourdie, de l'étage supérieur, son pénultième raout, maintes fois reporté, venait enfin de débuter.

L'heure semblait mal choisie pour sourire, après les terribles combats dans les rues de Kaladesh, la fuite ignominieuse de Tezzeret et le comportement héroïque mais insensé d'une Chandra toujours égale à elle-même, et d'autant plus que Yahenni vivait ses dernières heures. Malgré cela, dans cet endroit où personne d'autre que ses amis ne pouvait le voir, Gideon souriait.

Quand un compagnon d'armes tombe, il est de tradition de ramener son armure en sa demeure. Et que faire si, dans son dernier souffle — ou au moment qui en tient lieu —, il vous demande de sourire, à vous qui vous chargez de cette macabre tâche ?

Eh bien, vous souriez, ne serait-ce que pour montrer l'exemple. De plus, vous ne feignez pas : il faut sourire avec sincérité, que cela vous plaise ou non.

Nissa gardait le silence. Elle avait exprimé son intention d'assister à la fête, ce qui était déjà beaucoup. Elle était également parvenue à relever, de force, une commissure de ses lèvres, et cela aussi était méritoire.

Jace et Liliana étaient assis côte à côte, face à Gideon, et faisaient mine de s'ignorer. Jace, apparemment absorbé dans ses pensées, laissait son index dessiner nerveusement des arabesques sur la table. Liliana se pencha en arrière pour siroter une boisson qu'elle avait rapportée de l'étage inférieur, et même l'expression hautaine qu'elle affichait habituellement paraissait, pour l’heure, fragile.

Enfin, assis à côté de Gideon, se trouvait Ajani. Ses traits féloïdes ne laissaient paraître aucune émotion, mais ses larges épaules étaient voûtées, il avait les oreilles basses et son œil unique bornoyait dans le lointain, comme s’il n’était pas vraiment là.

Un jour, Hixus lui avait confié que, lorsqu’on pleure la mort d’un proche, on n’abandonne pas cet ami ; on le porte en soi. Et ce fardeau est plus lourd pour certains, songea Gideon.

Un petit météore atterrit alors sur le banc, à côté de lui et posa brutalement sur la table un verre rempli d'un liquide épais, d'un jaune orangé.

« Je t'ai apporté un lassi ! annonça Chandra. Je voulais juste te signaler que la fête est commencée et je me suis dit que tu devais avoir soif. »

Il posa son regard sur la pyromancienne, qui rougit, tenant à la main son propre verre à moitié bu.

« C’est, euh… Cela va te faire du bien, commenta-t-elle. C'est plein de, quoi, du yaourt ? En tout cas, c’est bon pour la santé. »

Il y trempa les lèvres. « Merci, répondit-il. C'est bon. » Très suave, en effet ; trop sucré, sans doute, mais délicieux. Pas du goût de Nissa, cela dit, ni adapté à Ajani, mais Liliana aurait su apprécier, si elle n’avait pas déjà été servie. Quant à Chandra, en lui présentant cette boisson, elle s’était gardée de mettre en avant sa sapidité pour au contraire, en vanter les vertus diététiques. Même si le processus était lent, ils apprenaient à se connaître.

« Euh… entama la pyromancienne. Dépala m'a dit qu'il reste environ dix minutes avant que Yahenni ne fasse son entrée. Nous allons y assister, n'est-ce pas ? »

« Bien entendu », la rassura Gideon.

Autour de la table, des hochements de tête plus ou moins spontanés et convaincus suivirent cette affirmation.

« Nous devons bien cela à Yahenni », déclara Nissa.

Le mage s'éclaircit la gorge et reprit la parole : « Puisque nous sommes tous présents et que nous disposons de quelques minutes, nous devrions discuter de certaines choses, avant de nous disperser au cours de la fête. »

Il saisit alors son verre de lassi et le leva. « Aux amis que nous avons perdus ! lança-t-il, avant de se tourner vers Ajani. Et à ceux que nous avons gagnés ! »

Un murmure approbateur parcourut le groupe.

Gideon posa ensuite une main sur l'épaule du léonin et reprit : « Nous, les cinq autour de cette table, sommes unis par un serment. Chacun de nous, pour des raisons qui lui sont propres, a juré de se faire sentinelle : d'affronter les menaces qui surgissent et les fauteurs de trouble. Ici, nous en avons découvert un, sur la piste duquel tu étais déjà, toi-même. »

Il scruta les autres du regard, quêtant leur approbation. Nissa, Jace et Chandra opinèrent du chef, tandis que Liliana se contentait de hausser les épaules.

« Nous serions honorés de te compter parmi nous », conclut Gideon. Le léonin poussa un soupir. Gideon voulut lui tendre une perche : « Si… » Mais il s'interrompit. Il faisait de son mieux pour ne pas se montrer trop empressé afin de laisser à Ajani la possibilité de prendre seul sa décision. Il fallait qu'il le veuille.

« Entendu, finit par lâcher Ajani. Ce serait un honneur pour moi aussi. Faut-il prononcer un serment ? »

Sa question fit sourire Jace. « La formulation en est assez libre, répondit-il en posant un index sur sa tempe. Si tu veux, je peux t'aider à l’énoncer. »

Le léonin acquiesça. Une de ses oreilles se contracta quand Jace lui murmura des consignes par télépathie, puis il baissa la tête.

« J'ai vu… » commença-t-il, mais sa voix se brisa.

Liliana détourna le regard, sans qu'on pût dire si elle était exaspérée ou gênée.

« Rien ne nous force à le faire maintenant », suggéra Nissa.

« Si, rétorqua Ajani. Si, c’est le bon moment. »

Le guerrier féliforme prit alors une profonde inspiration et se lança : « J'ai vu des tyrans dont l'ambition ne connaissait aucune limite, martela-t-il. J'ai croisé des créatures qui se disaient des dieux ou encore praetors ou consuls, mais qui ne se préoccupaient que de leurs propres desseins, au détriment des peuples qu'ils opprimaient, des populations entières exploitées, des civilisations plongées dans la guerre, des êtres qui se débattaient pour survivre et qui ne connaissaient que la souffrance ou la mort. »

Sa main gauche se crispait sur l'ourlet de sa cape blanche, dont Gideon remarqua que les coutures avaient été réalisées au point de Bant, et qu'elle était trop petite pour lui. Le grand félin avait donc lui aussi un poids à porter, mais de quoi s'agissait-il — ou plutôt, de qui ?

« Plus jamais cela ! tonna Ajani. Jusqu’à ce que chacun ait trouvé sa place, je me ferai sentinelle. »

Oath of Ajani
Serment d'Ajani | Illustration par Wesley Burt

Quelques murmures d'approbation et de soutien se firent entendre.

« Merci, fit Ajani. À présent, nous avons identifié des “fauteurs de trouble”, comme dit Gideon. Qu'envisagez-vous de faire ? »

Liliana leur avait en effet rapporté sa conversation avec Tezzeret relative au plan appelé Amonkhet.

« Nous devons les arrêter, professa Gideon. Tezzeret est trop dangereux pour rester en liberté et, à en croire ce que tu m'as dit, Liliana, Bolas est encore pire. »

« Je déteste t’entendre te ranger à mon avis, avoua l’intéressée. C'est tout à fait déroutant. »

Plutôt que de s’en formaliser, Gideon préféra prendre cette remarque comme une taquinerie.

« Il nous faut agir, renchérit Jace. Même si nous avons détruit le Pont planaire de Tezzeret, les machinations qu’ourdit Nicol Bolas sont nécessairement d’une toute autre envergure. Quoi qu'il prépare, il a en effet forcément plusieurs plans de contingence, car… » Il s'interrompit un instant puis reprit, d'un air embarrassé : « Car j'en ferais autant, disons. Or il est bien plus malin que moi. »

Cet aveu fit frissonner Gideon. La seule fois où il avait entendu Jace s’exprimer de la sorte, c'était au sujet d'Ugin, autre dragon ancestral, dont les intentions, bien qu’apparemment moins égoïstes que celles de Bolas, n’en étaient pourtant pas moins cruelles, au contraire.

Le hiéromancien se tourna vers Liliana pour lui demander : « Que peux-tu nous dire sur Amonkhet ? »

La nécromancienne cligna lentement des yeux, affichant un rare étonnement. Eh oui, je te fais assez confiance pour m’en remettre aux renseignements que tu nous fourniras, ironisa Gideon pour lui-même.

« Pas grand-chose, répondit Liliana. Nicol Bolas a la mainmise totale sur ce plan. D'ailleurs, pour autant que je sache, c'est lui qui l'a créé. »

« Créé ? répéta Nissa, incrédule. Il est aussi puissant que cela ? »

« Jadis, nous étions des dieux, lui répondit Liliana. Selon ses propres dires, en tout cas. Avant que la situation ne change, les Planeswalkers les plus éminents étaient quasiment omnipotents, et certains ont ainsi façonné leur propre monde. Personnellement, je n'en ai jamais pris le temps. »

« C'est donc un endroit abominable, décréta Chandra. Mais peu importe, je suggère de nous y rendre et de montrer à ce dragon ce qu’il en coûte de s'en prendre à mon monde à moi. »

« Non ! » intervint Ajani.

Cinq têtes se tournèrent dans sa direction.

« Nous ne pouvons pas débarquer dans l’antre de Bolas sans préparation et espérer le vaincre, expliqua-t-il. Je l'ai déjà affronté, et j'ai même remporté la victoire, mais uniquement parce qu'il essayait de maîtriser des forces magiques du chaos, tout en s’efforçant de contrer mes pouvoirs, qu'il ne connaissait en outre pas. »

« Tu l'as donc pris au dépourvu, résuma Jace. Or c'est justement ce que les autres préconisent. »

« Tu as gagné ? » interrogea Chandra.

« En trichant, reconnut Ajani. Désormais, en revanche, il me connaît, moi et mes capacités. De plus, nous nous sommes affrontés dans un chaos éthérique appelé le Maelstrom, à l’environnement aussi hostile pour lui que pour moi, mais vous envisagez au contraire de le combattre dans son propre fief, où son pouvoir culmine. Il lui est donc même inutile de se préparer à notre venue pour que notre expédition punitive tourne court, et très vite. »

« Tu n'es pas le seul à l'avoir affronté et à y avoir survécu, remarqua Jace. C'est un télépathe d'une immense puissance, et je n’ai pas la naïveté de le sous-estimer. Je sais parfaitement de quoi il est capable, mais toi, tu ignores quelles sont nos ressources à nous, et je ne pense pas qu'il les connaisse non plus. »

« J'ai pénétré dans l’un de ses repères, confia Liliana. Or j’en suis ressortie. »

À ces mots, Jace se crispa, mais n'en laissa rien paraître. Continuait-elle à dissimuler certains pans de son passé ?

« Il n’est peut-être pas indispensable de nous attaquer à lui de front, poursuivit Liliana. Nous pourrions contrarier ses projets, retourner ses alliés contre lui… »

« Il existe un autre moyen, annonça Ajani. Bolas possède bien des ennemis et nous, nous avons de nombreux amis qui n’attendent qu’un mot de notre part. Laissez-moi le temps d’en battre le rappel. Allez retrouver vos propres alliés, puis découvrez quels sont précisément les projets de Bolas et laquelle de ses manœuvres est la plus vulnérable. »

Gideon trouva cette proposition séduisante, avis que partageait certainement Jace. Ajani savait ce qu'il faisait.

« Il a raison, reconnut le télépathe. Nous ne savons rien des plans de Bolas. Nous devrions donc peut-être partir en reconnaissance sur Amonkhet et rameuter nos alliés depuis un autre plan… »

Il s’interrompit car, à l'étage au-dessus, tout le monde scandait le nom de Yahenni. Il était temps de se rendre au raout.

Tous les regards convergèrent vers Gideon.

« Je vous ai compris, tous les deux, déclara celui-ci. Toutefois, je ne pense pas qu’il soit dans notre intérêt de temporiser. »

« C’est tout un monde et ses ressources qu’il va vous opposer, objecta Ajani en élevant la voix et en aplatissant ses oreilles. Il y aura immanquablement des victimes ! »

Gideon refusa de fléchir, aussi redressa-t-il le menton d’un air de défi. Du coin de l’œil, il constata cependant que Jace capitulait.

Cent cinquante kilos de félin courroucé le toisaient. Était-ce là ce que ressentait Jace quand Gideon se mettait en colère ?

« Je te présente mes excuses », concéda néanmoins bientôt Ajani.

« Ce n'est rien, le rassura Gideon. Je ne vais pas prétendre qu’il s’agit d’une décision aisée. »

De son œil d'un bleu glacé, Ajani observa à tour de rôle chacun des autres Sentinelles.

« Je vous en prie, n'allez pas sur Amonkhet, conjura-t-il, du moins pas encore. Restez ici, ou partez trouver des alliés ailleurs. Demain matin, nous déciderons d'un point de rendez-vous. Nous nous y retrouverons dans quelques semaines pour y faire le point sur nos effectifs et nos renseignements, et envisager la suite. » En se levant, il ajouta : « Pour l’heure, j'aimerais passer quelques instants seul avant de vous retrouver pour les festivités. »

Ajani avait tourné le dos à la table et s'éloignait déjà, quand Chandra bondit sur ses pieds pour le rattraper en courant. Elle le serra dans ses bras, et il lui rendit son embrassade. « Je suis heureuse que tu fasses partie de notre groupe, lui confia-t-elle. Tu sais faire les câlins. Tu es encore plus grand que Gid et, euh… Plus velu. »

Liliana éclata de rire.

« Et toi, tu es un charmant petit brasier, répondit-il. Toi seule réchauffes le cœur de ta mère, petite flamme. »

Le sourire de Chandra s'effaça, et Ajani repartit. La jeune femme se laissa tomber sur le banc, à côté de Gideon.

« Alors ? interrogea le hiéromancien calmement, à l’intention du groupe. Qu'en pensez-vous ? A-t-il raison ? Autrement dit, faut-il rassembler davantage d'informations et réunir d'autres alliés avant de nous rendre sur Amonkhet ? » Sa question fut suivie d'un silence pesant.

« Non, décréta finalement Chandra. Nous avons vaincu trois Eldrazi ainsi que Tezzeret. Je suis d'avis de frapper fort et sans attendre. »

« Pas question ! s'insurgea Liliana. Cette idée ne me plaît pas, mais, Bolas complotant je ne sais quoi et Tezzeret en fuite, je… Nous ne sommes en sécurité nulle part. »

« Pas d'accord, dit Jace. Je fais confiance au jugement d’Ajani, et ses craintes sont justifiées, mais il a tort : Bolas est largement plus roué que nous. Plus nous mettrons de temps à nous préparer, plus lui en aura disposé pour faire avancer ses manigances. Je suis d'accord avec toi, Gideon : il faut saisir notre chance au plus vite ! Dès que Tezzeret lui aura rapporté ce qui s'est passé ici, nous perdrons notre seul avantage. »

Jace et Chandra, d'accord sur une stratégie !… Voilà qui est déconcertant ! se dit Gideon, avant de se tourner vers Nissa.

« Je n'ai pas vraiment d'avis, reconnut celle-ci. Je ne connais pas Nicol Bolas, pas plus qu’Amonkhet. Cela dit, je nous connais, nous, et, si vous pensez tous que nous pouvons réussir, alors j'en suis convaincue, moi aussi. »

« Ajani a peur, Gideon, reprit Liliana. Il s’estime fortuné d’avoir survécu à sa dernière confrontation avec Bolas et tremble à l'idée de l’affronter à nouveau. »

Ajani, trembler !… Si Liliana se méprenait au point de prendre le chagrin du léonin pour les affres de la terreur, si elle ne voyait pas qu’il était en deuil, il n'appartenait pas à Gideon de dévoiler ses secrets en détrompant la nécromancienne.

« Arrête, lui intima-t-il. Ne te figure pas tout savoir de son passé. »

Liliana le fusilla de son regard violet.

« Alors, sommes-nous tous bien d'accord ? » demanda Jace, sans doute pour détourner l'attention de Liliana.

« Oui, affirma Gideon. Quoi que Bolas trame sur Amonkhet, il mettra ses projets à exécution, que nous nous y trouvions ou non. Nos tergiversations n’aideraient personne. De plus, j’estime que tu as raison, Jace : nous ne pourrons jamais découvrir quel est son plan sans qu'il ne prenne connaissance de nos investigations et puisse ainsi l’adapter en conséquence. » Gideon, lui aussi, se leva, avant de conclure :

« Demain matin, nous déciderons d'un point de rendez-vous. Nous y retrouverons Ajani, mais après avoir affronté Bolas. »

« Allons-y ! lança Chandra. L'heure est à la fête, alors souriez ! »

Gideon s’exécuta et la suivit à l'intérieur.


Je me vêts et me pare pour la dernière fois.

D'un geste mesuré, cette chère Dépala, toujours aussi prévenante, me drape de ma cape préférée et l'agrafe à l'aide de ma broche favorite. La lumière du soleil couchant se reflète sur le coffre aux trésors posé à l'autre bout de ma chambre et inonde la pièce d'une douce lueur. Des grains de poussière en suspension miroitent dans la lumière déclinante. (Quel joli dernier couché de soleil !) Le seul bruit qu'on entende dans la pièce est le léger ronflement de la hyène de Dépala. (Comme elle est gentille, la Chignole, oui, oui, oui.) Il me reste quatre heures à vivre, et mon pénultième raout (avec buffet livré par un traiteur et tout le tralala) débutera lorsque j’arriverai au pied de l'escalier.

« Voilà, annonce Dépala fière d'elle, en ajustant ma broche. Vous avez merveilleuse allure, Yahenni. »

« Comme toujours », plaisanté-je d'une voix sifflante.

Le rire de ma meilleure amie sonne creux, et elle sourit tristement.

« Mon heure est venue, Dépala », lui rappelé-je.

« Je craignais que vous ne refusiez de l'admettre. »

J'imagine que, moi aussi, je m’inquiétais de parvenir un jour à l’accepter.

« Êtes-vous réellement décidé ? » demande-t-elle avec une moue soucieuse.

« Oui, car le coût à court terme ne vaut pas le bénéfice à long terme, et cætera, et cætera. »

« Jusqu’au bout, vous serez resté un investisseur avisé, je vois. »

Elle sourit, satisfaite de ma réponse. Grappiller quelques jours de répit n’a aucun intérêt si c'est pour me sentir mourir à chaque fois, moi aussi. Même si je n'ai tué que des êtres dépourvus de qualités humaines, je sais que je ne pourrai jamais effacer de ma mémoire le souvenir récent de la peine que j’ai causée à ma meilleure amie (même si elle m’a pardonné). Rien ni personne ne peut décider à ma place qui je suis, et je refuse d’être un meurtrier.

Die Young
Mourir jeune | Illustration par Ryan Yee

« Ma chère, sortons affronter les foules ! »

Le sourire de Dépala s'élargit, et elle me rapporte mes orthèses, qui se trouvaient de l'autre côté de la pièce. Elle me soulève. (Je ne dois désormais guère peser plus lourd qu’un bandar chétif.) Elle me dépose dans cet équipement orthopédique. Elle attache les sangles autour de ce qui reste de mes jambes, puis je me lève, et je suis debout, devant la porte, qui se dresse devant moi. Elle est faite d'une essence de bois riche et sombre, dans le vernis duquel je distingue mon reflet.

Je n'avais jamais remarqué à quel point elle était imposante.

 

Dépala tend la main pour l'ouvrir, mais laisse son geste en suspens. Je sens bien qu'elle hésite à formuler la question qui lui brûle les lèvres. Je comprends. Oui, je suis prêt. Je lui réponds d'un hochement de tête. Elle ouvre alors la porte, et je manque d'être balayé par la vague d'émotions qui me submerge.

« JOYEUX RAOUT, YAHENNI ! »

Frappé par un déluge d’une joie fruitée et fleurie, je manque de tomber à la renverse. L'affection que me portent mes amis ruisselle sur moi, et, radieux, je ne puis que rire aux éclats.

C’est ma famille éthérienne qui s’approche en premier. L'espace d'un instant, nous nous délectons en silence du bonheur que nous partageons, dans une conversation empathique dont j’apprécie la brièveté et l’herméticité. Notre amour nourrit notre soutien qui, lui-même, cultive notre amour. Les familles éthériennes sont avant tout un cercle sans fin qui se sustente en permanence ; c'est l'énergie la plus écologique qui soit.

En regardant autour de moi, je perçois enfin à quel point mes invités sont nombreux. Ma demeure est bondée, les notes d'une musique entraînante montent de la cour, et l'air vibre de l’euphorie que seul cet événement précis fait ressentir. Il me semble que le moment est parfaitement choisi pour quelques bonnes actions. Je sors donc une liste d'une poche de ma tunique. Tous font silence et me regardent, debout au centre de la pièce, tête haute et dos droit (enfin, ce qu'il en reste). « À ma famille éthérienne, je vous lègue la moitié de mon épargne ! » lancé-je.

Les premiers légataires m'ovationnent et se congratulent en m'adressant silencieusement un rien-ne-t'obligeait-à-pareille-générosité-mais-MEEEERCIIIII un peu gêné.

Le testament serré dans un poing, je pointe avec l'autre (dont deux doigts ont disparu, restent trois) quelqu’un, dans le fond. « L'autre moitié de ma trésorerie est pour vous, l'inventrice à l'écharpe rouge qui vous tenez là-bas, dans le coin ! » L'humaine que j'interpelle, et qui se trouve près du buffet, sursaute, la bouche pleine de gulab jamun. Interloquée, elle se désigne elle-même d’un geste incertain.

« Sana Ahir, dix-neuf ans ? Vous étiez bien classée troisième de la division d'études aéronautiques, n'est-ce pas ? » lui demandé-je pour lui ôter ses doutes.

Elle acquiesce timidement, les yeux écarquillés. « Parfait ! L'autre moitié de mon pécule servira donc à financer vos recherches. » Submergée de bonheur, elle se pâme, et la foule qui nous entoure explose de joie, laissant libre cours à son enthousiasme en multipliant les bravos. Nous baignons dans une boucle d’allégresse sans fin.

Je sens alors une présence familière pénétrer à l'étage inférieur et envoie l'un de mes semblables accompagner les nouveaux venus jusqu'à moi. Le monde qui m'entoure se disperse pour s’adonner à la fête et, un instant plus tard, les héros qui se font appeler Sentinelles me présentent leurs respects. (Quel dommage de n'avoir jamais osé leur demander comment ils organisaient leurs tours de garde !) Je m'avance en m’appuyant largement sur mon orthèse gauche.

C'est Chandra qui ouvre la marche. Elle est vêtue d'un sari flambant neuf, mais ses atours dissimulent à peine les plaies et bosses que lui ont laissées les récents combats. Son visage affiche autant de fierté que d'épuisement. Une auscultation rapide m’apprend qu'elle a déjà assisté à un pénultième raout et qu'elle sait donc qu'il s'agit d'un événement festif.

Ses compagnons, en revanche… Pouah ! Chandra a dû faire un travail déplorable à tenter de leur expliquer ce que signifiait ce cérémonial. Jace distille ainsi autour de lui les miasmes pluviaux d’un mal-être à ce point méphitique que tous les empathes présents se retournent sur son passage, le félin bipède, à l’arrière (le cœur lourd d'un chagrin récent, le pauvre), paraît prêt à éclater en sanglots à la première occasion, et les autres sont visiblement embarrassés. « Oh, sapristi, seriez-vous en deuil ? » raillé-je à mi-voix.

À ces mots, Liliana a l'élégance de s’esclaffer, mais les autres n’affichent que des rictus gênés. Je pouffe, et une partie de mon visage s’effrite.

Le colossal matou qui se tenait jusque-là en retrait s'approche et s'agenouille en face de moi.

« Je me nomme Ajani. Que pouvons-nous faire pour vous en ces heures difficiles ? »

Ooh. Quel amour de félin ! « C'est ma soirée, ce qui signifie que vous devez obéir à mes règles : j’exige que vous vous amusiez tous et je tiens à dire adieu à tout le monde. Mais, surtout, vous devez vous amuser, c'est le plus important ! »

Ajani acquiesce avec un respect sincère, et je sens pointer le sourire de Chandra avant qu'il ne s'épanouisse. « Avez-vous besoin d'aide ? » s’inquiète-elle. « Pour prendre congé de tout le monde ? Pour vous amuser ? »

Je réfléchis pendant au moins une seconde. « Oui, pourquoi pas ? »

« Alors en selle ! » D'un mouvement vif, elle se baisse, s’empare de moi et me hisse à califourchon sur ses épaules, ce qui fait tomber au sol mes orthèses. Je trille de plaisir. « Où voulez-vous aller, Grand maître des cérémonies ? » s'enquiert-elle avec un sourire qui lui barre le visage.

« DROIT DEVANT ! » ordonné-je en pointant le doigt vers l’assistance.

Chandra me promène alors pendant quelques minutes comme un destrier docile, tantôt courant, feignant plusieurs fois de perdre l'équilibre, dans un fou rire qui est aussi le mien. Quand elle considère que cette facétie a assez duré, elle me confie, dans un bâillement, aux bons soins de Gideon, qui rit de bon cœur en me transportant sous son bras comme il le ferait d'un bagage. Il finit par me passer à Dépala, qui me soulève jusqu’au-dessus de sa tête. (Je suis impressionné.)

Durant toutes ces cocasseries, je me désopile et poursuit la lecture à la criée de mon testament : « Dépala, ma chère, je vous lègue mon portefeuille de valeurs ! »

Elle pousse un hourra et me rend à Gideon en posant un baiser amical sur la joue qu'il me reste.

« Mme Pashiri, chère tête brûlée, je vous laisse mon croiseur roulevif ! » Cachée par la foule, elle lance alors un youpi enthousiaste.

Après avoir fait le tour de l'assistance un bon nombre de fois et changé souvent de monture, je cueille au vol un parfum empathique de néroli provenant de l'autre côté de la pièce. D'un geste, j'oriente Gideon dans cette direction et il me dépose sur un divan, à côté de Nissa, parée d’un doux sourire.

« Nissa, Nissanissanissa. Me porter à votre tour vous ferait-il plaisir ? »

Elle refuse d'un signe de tête. « Je veux juste être auprès de vous. Souffrez-vous ? »

« Un petit peu, concédé-je. Mais c'est encore assez bénin pour que je puisse m’en accommoder.

Elle m’examine de la tête aux pieds puis lève la main. Le doux courant d'énergie que je connais déjà coule dans ce qu'il reste de mes jambes et je soupire d’aise. Comme la première fois, je me sens soulagé, ma douleur non pas disparue mais apaisée.

Je perçois une étrange émotion qui l’agite. Nissa n'est pas quelqu'un de très loquace, ce qui me va parfaitement, d’autant que je sais déchiffrer le silence de mon amie, occupée à canaliser son énergie curative :
Note de tête. Chagrin, confiance, néroli féminin (normal, puisqu'il s'agit de son parfum psychique) et ruisseau d'eau fraîche (étrange, cela me paraît récent).
Note de cœur. Peur ancienne et fangeuse, avec un soupçon de honte en périphérie.
Note de fond. Jungle profonde, famille. Non, pas réellement la famille. Une parenté de cœur ? Un lien qui se dispense de verbalisation, sans la remise en question et l'éclat électrique de l'identité individuelle.

Je referme mes perceptions. Elle est triste de me perdre parce qu'elle a très peu d'amis comme moi. Rectification : elle n'a jamais eu d'ami comme moi. Je perçois qu'à un moment, il y a longtemps, elle se méfiait de ceux qu'elle ne comprenait pas. Ce n'est qu'un écho vieilli, mais je décèle à quel point elle a été effrayée et combien cette peur l'a empêchée de nouer des liens.

Mais c'était avant de connaître les Sentinelles et avant que nous ne nous rencontrions.

Je lui suis reconnaissant de ne pas m'avoir jeté au visage et à voix haute ces émotions depuis longtemps éteintes. De même, j'apprécie qu'elle ne se soit pas servie de moi comme d'un trop-plein où déverser la honte que lui procurent ses actions passées. Elle préfère régler elle-même ses problèmes sans ressentir le besoin de me voir ou non applaudir ses efforts. Quelqu'un de plus faible s’y serait laissé aller, mais elle, jamais. Elle observe dans son coin et en prend de la graine, afin de s’amender toute seule. Bref, elle est extraordinaire.

Le flux d'énergie cesse. Ma douleur s'est envolée, et Nissa me regarde dans les yeux en souriant, ignorant ce que j'ai découvert.

« De fête en fête, vous devenez une vraie bambocheuse », la taquiné-je.

Elle a un haussement d’épaules résigné et me lance : « Elles ne sont pas aussi terrifiantes, quand on les fréquente. »

Malgré le pronom féminin, j’ai l’impression qu’il ne s’agit pas des fêtes, dont elle parle.

« J'ai enfin compris que… J’ai vraiment envie d’apprendre à connaître ce qui m’est étranger, poursuit-elle. Si je parviens à les comprendre, je n'en aurai plus peur. »

Son cœur est un dais accueillant, tissé d'humilité et de fleurs d'oranger. « Je tiens à vous offrir quelque chose », lui annoncé-je d'une voix apaisante. À ces mots, elle se renfrogne. « Je savais que vous détestiez les cadeaux, mais c'est un principe idiot, alors voici. » De sous ma chemise, je sors un collier que j’ôte en le faisant passer par-dessus ma tête. « La chaîne est en or des montagnes. Je pense que le saphir, au centre du pendentif, vient de Lathnu, également. Portez-le sous vos vêtements pour que des malandrins ne s'enfuient pas avec. »

Nissa tend la main, prend le bijou entre ses doigts délicats, puis le passe autour de son cou, avant de le glisser sous son corsage.

« La tradition veut que l'on offre ce genre de babioles à quelqu'un qui a le mal du pays. Donc, il est à vous », expliqué-je d’une voix sibilante. Je sens à quel point ce geste est important pour elle et savoure sa réaction.

« Merci, Yahenni. J'aimerais avoir quelque chose à vous présenter en retour. »

« N'hésitez pas à m'offrir tout ce que vous désirez, pourvu que je n’aie pas à le soulever. »

Malgré ma tentative d’humour, elle se mure quelques instants dans ses pensées. « Voulez-vous connaître un secret ? » me demande-t-elle finalement.

« Toujours. »

Me fait face alors une elfe digne de ce nom, au sourire espiègle, et, derrière ce visage, j’entrevois toute une joyeuse végétation qui pousse précipitamment sur le terreau fertile d’un secret à révéler.

« Votre monde n'est qu'un plan parmi une infinité d'autres. »

Quoi ?

« Ce n'est qu'une petite graminée dans un incommensurable champ de céréales, et chaque grain de blé, d’orge ou de seigle qui s'y trouve est un univers en soi. »

Son émotion est teintée de sincérité. Tout ce qu'elle dit est vrai. Mais comment…?

« Il existe des… gens… capables de se déplacer entre ces mondes. »

À l'instant où elle prononce le mot gens, elle m’adresse un regard entendu. Je ne perçois chez elle qu'une sincérité absolue, aux accents de cuivre chaud. Mais qui ?

« Ces individus se rendent ainsi en des lieux très éloignés et très différents de chez eux, et ils savent que nous ne sommes, chacun de nous, que d’infimes parties d'un tout, gigantesque et complexe, mais, l’important pour vous, c’est que l’intervalle entre ces plans, l'élément qui relie tous ces univers, est la substance même qui compose les éthériens. Ce qui vous constitue s’étend ainsi bien au-delà de Kaladesh : vous êtes fait, Yahenni, du ciment qui jointoie le Multivers. »

Je garde un moment le silence, tâchant d'assimiler l'incroyable révélation que vient de me faire Nissa et, finalement, la réponse m’apparaît : « J'en étais sûr. »

Omniscience
Omniscience | Illustration par Jason Chan

Nissa sourit. De mon côté, je regarde le plafond, plongé dans mes pensées. Je me sens minuscule, et gigantesque aussi. J'ai l'impression d’avoir reçu le plus extraordinaire des cadeaux.

« Et donc… D'où venez-vous vraiment ? » parviens-je enfin à demander.

« Le monde d'où je viens s'appelle Zendikar. »

« Y a-t-il des éthériens sur Zendikar ? »

« Non, mais des êtres élémentaires qui vous ressemblent un peu. Il y a également des vampires avec lesquels vous avez des traits communs, mais vous êtes beaucoup plus sympathique. »

« Et à quoi ressemblent les paysages ? »

« Ils se déplacent. »

« COMMENT ?! »

Nous parlons, discutons et devisons encore, puis, finalement, le sujet se tarit pour Nissa. L'euphorie de la réussite me tourne la tête : cette femme admirable, si loin de chez elle, s’est à ce point détendue en ma présence qu'elle en est parvenue à me confier le plus stupéfiant des secrets. Quel succès fantastique !

J'aperçois Dépala du coin de l’œil et me rappelle alors la tâche qui m’incombe. Ma chère amie dirige ma famille éthérienne jusqu'à moi pour qu'ils me portent jusqu'au toit-terrasse, une dernière fois.

« Nissa, j'ai bien peur qu'il ne me faille vous fausser compagnie. Si vous désirez vous joindre à moi, sur le toit, vous y êtes la bienvenue. »

Les émotions se bousculent en elle. « Non, finit-elle par décider. Je vais rester ici. Adieu, Yahenni. »

Assise sur ce large divan, comme elle semble chétive ! J'imprime dans mon esprit cette image d'elle me regardant.

« Au plaisir, très chère. »

Nissa sourit tristement, et mes pensées sont prises dans une boucle qui revient sans cesse sur le cadeau qu'elle vient de me faire. Quel magnifique présent pour un pénultième raout !

Ma famille soulève mon fauteuil, me noie sous les témoignages de sympathie et m’emporte jusqu'au toit.

Le Grand Conduit ondule au-dessus, dans la nuit, étincelant et céruléen. Des centaines d'étoiles brillent effrontément malgré les lumières de la ville, et mes plus chers amis sont assis autour d'une couche vide qui n'attend plus que mon arrivée. Le ciel est magnifique : une symphonie de violets, de bleus, d'Éther et d'étoiles. Quelle belle nuit, idéale pour tirer sa révérence !

Autour de moi, ma famille n’exprime qu’encouragements et réconfort. Cette bienveillance fait son office, et je ne tarde pas à me pelotonner dans un cocon de sérénité. L'univers est si vaste et je suis si petit, et Nissa m'a offert le plus beau des cadeaux que j'aie jamais reçus.

Je regarde mes frères éthériens dans les yeux, autour de moi. Je leur ai donné tout ce que je pouvais, leur joie baigne la moindre parcelle de mon être, et le cercle se referme.

Je murmure à chacun d'eux de doux adieux, en prenant mon temps, en éprouvant tout ce qu'ils ressentent en retour, en me délectant de chacune de leur personnalité tandis que je leur adresse tous mes vœux. Aucun d'eux ne pleure, et ils me promettent tous qu'ils se serviront de ce que je leur ai transmis pour l’offrir au prochain éthérien à naître. J'utilise mes toutes dernières forces pour tendre le bras et flatter la hyène de Dépala derrière les oreilles. Tous sont joyeux et sourient. Ils me promettent que la fête se poursuivra après mon départ.

Je sens en moi l’écho du courant qui anime ma ville se précipiter pour rejoindre l'infini. Je pense à ce petit épi de blé qu’est mon univers à moi et aux innombrables mondes, au-delà de tout ce que je connais.

Mes amis me disent que tout est pour le mieux, que l'heure est venue, que je peux lâcher prise, à présent.

C'est donc ce que je fais. Je frissonne et me laisse aller. (C'est un sentiment merveilleux.)

Je m'évapore, m’élève dans le firmament, et, triomphant, je suis transporté.


« Je n'aurais pas dû rester éloignée si longtemps », déclara Chandra.

Peinant sous le poids d’un panier plein de tesselles, elle s’approcha de sa mère, qui portait une boîte à outils en bandoulière. Pia pointa du doigt la direction de leur destination, depuis le quai de la gare d'Aradara où elles se trouvaient, et elles se mirent en route en empruntant une ruelle.

« Tu n'y es pour rien. Ce n'est pas comme si tu avais pu revenir à ta guise. »

Chandra déglutit. « Si, j'aurais pu », avoua-t-elle, contrite.

« Oh, lâcha sa mère en remontant la courroie sur son épaule, tandis qu'elles tournaient à un coin de rue. Mais bon… Tu ne pouvais pas savoir. »

« Si, j'aurais dû le savoir, d'une manière ou d'une autre. J'aurais dû sentir des ondes mamounesques errer à travers l'Éther. »

Sa mère, saisie, la dévisagea et lui demanda : « Est-ce ainsi que cela fonctionne ? »

« Mais non, voyons ! »

« Ah. Eh bien, c'est dommage, car les ondes maternelles peuvent être très apaisantes. »

Chandra donna un coup de pied dans un caillou. « Elles m'auraient été bien utiles, parfois », bougonna-t-elle.

« Mais alors… Comment cela fonctionne-t-il ? Le… Ce que tu fais, tes voyages d’un monde à un autre. Comment est-ce possible ? »

Chandra émit un petit rire de dérision. « Tu poses la question à la mauvaise personne. »

« Mais pourtant… Tu sais comment t’y prendre, forcément ? C'est comme ton feu… »

« Non, ce n'est pas pareil que ma pyromancie, pas tout à fait, mais cela me permet de me déplacer entre les mondes. Je sais le faire depuis ce jour-là, dans l'arène. C'est une autre sorte de don. » Chandra constata alors avec quelle intensité sa mère la regardait ; elle savait que ce n'étaient pas les yeux d'une mère inquiète qui la scrutaient, mais ceux de l'ingénieure en aéronautique, celle qui avait toujours adoré plonger dans les boyaux des machines pour y découvrir comment elles fonctionnaient. C’est pourquoi elle lui demanda, narquoise : « Aurais-tu envie de savoir ce que j'ai dans le ventre, maman ? »

« Je me contenterais d’une série de schémas détaillés. »

« Ce n'est pas une question de mécanique. Ce serait davantage… Comme quand on laisse son regard vagabonder et que l’on aperçoit des formes et des dessins invisibles jusque-là. »

Sa mère afficha une mine visiblement déçue.

« Ou bien quand on écoute de manière distraite les sons d'une gare et que, l'espace d'un instant, ils se fondent en une mélodie. »

« Des métaphores ne vaudront jamais des plans précis », insista sa mère.

Chandra haussa les épaules et lança : « C'est le mieux que je puisse faire. J'ignore ce qui fait de moi ce que je suis, pas plus que je ne sais pourquoi je suis devenue qui je suis aujourd'hui. »

Elles tournèrent à nouveau dans une rue adjacente et atteignirent l'endroit qu'elles cherchaient : l’effigie de son père. Appliquée sur le mur, la mosaïque décrépite était un portrait déjà ancien de Kiran Nalaàr. Il comptait parmi les nombreuses représentations d'inventeurs célèbres que l'on trouvait dans toute la ville, sans doute dues à un artiste qui les admirait. Pour elles deux, c'était ce qui se rapprochait le plus d'une tombe où se recueillir, un lieu où sa mémoire s’était infusée dans la cité.

Après des années d’abandon, nombre de tesselles étaient ébréchées ou manquantes. Chandra posa son panier et se mit au travail en les sélectionnant par couleur, pour combler les lacunes.

Lost Legacy
Héritage perdu | Illustration par Greg Opalinski

À l'aide d'une paire de pinces, sa mère cassait les carreaux d'un coup sec et les taillait afin de leur donner une forme adaptée. D'un doigt ganté, elle étalait du mastic dans les fissures, et Chandra positionnait les rustines à leur place, en appuyant.

Elles travaillèrent ainsi en silence pendant un certain temps, sans verser la moindre larme. En fait, Chandra ressentait un plaisir simple à s'adonner à une tâche manuelle. Elle se réjouissait de procéder à cette restauration aux côtés de sa mère, de se salir les mains pour façonner quelque chose ici, en plein Ghirapur. C'était à ses yeux un acte de création pure. Elle enfonça un abacule au-dessus des sourcils de son père, puis s'arrêta et le regarda dans les yeux.

« J'ai l'intention de rester », annonça-t-elle.

« Pardon ? »

« De rester ici, sur Kaladesh, avec toi. »

« Mais je croyais que… commença sa mère. J'en serais ravie Chandra, mais ne te semble-t-il pas…? »

« Je vais vivre ici, et nous serons de nouveau ensemble, déclara la pyromancienne en complétant les lunettes de protection de son père d’émaux rouges. Nous redeviendrons une famille. »

Pia garda le silence si longtemps que Chandra finit par abandonner son travail pour lui faire face. « Maman ? »

Le visage de sa mère était un rideau fermé. « Ne me force pas à revivre tout cela, Chandra. »

« Revivre quoi ? » s’inquiéta la jeune femme.

« Mon cœur ne pourrait en supporter davantage. »

« Allons, maman… C'est la raison qui me pousse à rester ! »

« Non, il n'en est pas question. Ne dis pas une chose pareille ! Tu ne fais que rendre les choses plus difficiles encore. »

« Comment cela, “plus difficiles” ? » s’insurgea Chandra, en écrasant un carreau sur le torse de son père avec une telle force qu'il se brisa.

« Désormais, notre famille, la voici, expliqua Pia en faisant, de la pointe de ses pinces, un geste de va-et-vient entre sa fille et elle. Voilà qui tu es, voilà qui je suis et voilà qui nous sommes l'une pour l'autre : une mère, et sa fille qui lui rend visite. »

« C'est faux. Je refuse de t'abandonner encore. Je ne le ferai plus jamais. »

« Ne dis pas cela, je te l'interdis ! » répliqua sa mère en criant presque. Dans un long soupir, elle s'assit pesamment parmi les tesselles qui jonchaient le sol. Elle en ramassa une d'une teinte bleue moirée et la mit de côté. « Chandra, je suis ta mère et, crois-moi, je serais fort aise que tu restes, mais nous savons toutes les deux que ta vie ne saurait se limiter à Kaladesh, aussi ne supporterais-je pas de te voir mentir à toi-même et renier ton destin, et chaque jour serait pour moi un calvaire si j’estimais que c'est moi qui te retiens ici. »

Chandra sentit l’émotion lui serrer la gorge. « Je ne peux pas partir, maman. Il le faudrait, mais je ne puis m'y résoudre. »

La paire de pinces pointa de nouveau vers elle. « Bien sûr que si. Tu es une voyageuse, tu vas donc repartir, puis revenir, et nous fêterons nos retrouvailles, toi et moi, sans oublier ton père, ici. Nous allons cesser d'être une famille qui se quitte pour en devenir une qui se retrouve. »

Chandra était furieuse de sentir les larmes lui monter aux yeux. « Ne compte pas sur moi pour te dire adieu. »

Sa mère se remit debout. Aux yeux de sa fille, elle faisait figure d’un pilier d’amour maternel, féroce et déterminée. « Chandra Nalaàr, il ne s’agit pas d’adieux ! Tu vas me répéter “au revoir, à bientôt”, cinq ou dix fois et y croire fermement. Suis-je assez claire ? »

« Maman… »

« Il est hors de question pour moi de te retenir ici sous prétexte que ton départ m’affligerait. Je refuse de priver de tes talents tous ces mondes qui en ont tant besoin, tout comme je refuse de me rendre derrière ce bâtiment pour me recueillir devant un second mémorial au souvenir de quelqu’un d’autre que j’aurais per… ». Elle s'arrêta net et se plaqua une main sur la bouche.

« Qu'y a-t-il, maman ? »

« Il y a une deuxième mosaïque, finit par admettre Pia. C'est toi qu'elle représente, quand tu avais onze ans. »

Cette fois, la jeune pyromancienne ne put retenir ses larmes. « Mais pourquoi ? »

« Je viens de te le dire : c'est un autel. Croyais-tu vraiment que ces portraits étaient l’œuvre d'un admirateur anonyme ? Non, c'est moi qui les ai réalisés, tant le tien que celui de ton père, aussitôt qu'on m'a libérée, pour disposer d’un endroit d’où vous faire mes adieux. »

Incapable de prononcer le moindre mot, Chandra tomba dans les bras de sa mère et la serra très fort.

Pia desserra son étreinte et recula, reniflant et souriant à la fois. Elle observa sa fille avec l’œil d’une ingénieure, avant de rectifier la position de l'écharpe qui lui ceignait la taille et de resserrer la sangle qui maintenait sa spalière. « Quand dois-tu partir ? » demanda-t-elle d'un ton qui se voulait détaché, voire léger.

« Bientôt. »

« Très bientôt ? » De la main, sous prétexte d’écarter une boucle de cheveux qui barrait le visage de sa fille pour la rabattre derrière une oreille, elle lui caressa la joue.

« Oui, répondit celle-ci en balayant toutes les mèches qui lui tombaient dans les yeux. Nous partons pour Amonkhet, où je ne suis jamais allée. »

« Eh bien, il faudra tout me raconter. »

Chandra regarda la mosaïque et constata qu'il restait des brèches et des tesselles brisées. « Papa n'est pas encore terminé. »

« Mais nous n'avons presque plus de carreaux, lui fit remarquer sa mère. Nous le finirons donc quand tu reviendras. »

« Ce ne sera peut-être pas avant longtemps. »

« Alors j’en profiterai pour émailler tout un stock de mosaïques. »

« Pourra-t-on également travailler sur mon portrait, la prochaine fois ? »

Un sourire s’épanouit sur la bouche de sa mère et creusa de petites fossettes réjouies au coin de ses lèvres. Elle remonta ses lunettes de protection, mais de travers, saisit la main de Chandra et regarda sa fille dans les yeux, visiblement expectative.

Alors Chandra se força à prononcer les mots attendus, pour s’y accoutumer et savoir les répéter, et surtout leur contraire, à l'envi, dans les jours et les années à venir.


Des rivières roulaient dans l'air, et elles la ballottaient comme un grain de pollen.

Des cœurs gigantesques pulsaient au plus profond du ciel, chantant de douces et allègres mélopées. Sans paroles, ils surent néanmoins exprimer le transpercement du rideau de nuages par le soleil, la rutilance des étoiles par-dessus les pics enneigés, la gestation d'une nouvelle vie, lovée et patiente, dans l’attente de son premier souffle de radiance.

Immatérielle, elle se laissa dériver parmi ces chantres, à écouter leurs harmonies. Leurs appels allaient et venaient, résonnant à travers les nuées et le flux, dessinant des mirages d'apesanteur, de pluie et de souvenirs.

Un œil cligna, de la taille d'une maison. Une curiosité radieuse la submergea, comme la lumière du soleil quand il est de retour de son périple au-delà de toutes choses. Il y a quelque chose de neuf dans notre ciel, entonna-t-il dans une langue éclatante de sensations, de battements de cœur pétulants et de muscles frémissants, de souffles contenus et de cent nuances de bleu. Quel plaisir de découvrir une nouveauté !

Ailleurs, une vibration capta son attention. Le ciel s'éloigna d’un coup.

Son ouïe perçut un bruit de pas sur du métal, son nez des relents de friture et de transpiration et, finalement, elle ouvrit les yeux.

Dans la lumière du crépuscule, Chandra traversait la plate-forme de la Tour d'Éther, visiblement exténuée, se frottant les cernes qui lui soulignaient les yeux. « Salut Nissa. Je pensais que tu dormais. »

Les pleins et les déliés de la musique cédèrent la place aux angles biscornus du parler ; les mots ressurgirent, imparfaits comme des griffonnages ou des logogriphes. « Navrée, répondit l'elfe d'une voix rauque, j'étais… »

Chandra s'accroupit en face d'elle, ses yeux aux reflets de soleil levant scrutant son amie. Nissa observa le visage lumineux et pétulant de la jeune femme, mais n'y décela aucune possibilité se de faire comprendre : elle ne parviendrait jamais à lui décrire son expérience, pas un mot du langage n'aurait pu l'y aider. Elle finit néanmoins par lui dire « J'étais en train d'écouter les baleines volantes », et il lui parut important d'y être parvenue.

Chandra cligna des yeux et s’étonna : « Comment ? Où ? »

Nissa se concentra sur les circonvolutions turbulentes des courants d'Éther. Elle tourna la tête et perçut le changement de cap. « Loin à l'est et à plusieurs jours d'ici, au sud. L'aube se lève sur elles. »

Chandra bâilla avec une telle intensité que sa mâchoire en trembla et qu'elle en eut les larmes aux yeux. « On peut dire que tu as l'ouïe fine ! »

« Je me trouvais parmi elles. »

« Pourtant, tu es ici, non ? »

Nissa prit une inspiration et se lança : « Je perçois les lignes ley, comme les courants d'Éther. Quand je suis en méditation ou, parfois, tout simplement assise, je… Je me fonds en eux : mes perceptions et mes pensées s'effacent et je ne fais plus qu'une avec le monde. »

Chandra se laissa aller sur ses talons, ses doigts se cramponnant nerveusement à ses genoux. « Inquiétant. C'est un don propre aux elfes ? Tu as appris cela sur Zendikar ? Je pourrais le faire, si je méditais, moi aussi ? »

« Non, répliqua Nissa en détournant le regard, se sentant s’empourprer. C'est juste… C'est juste moi. »

Chandra se redressa vivement, ses cheveux ondulant sous les étincelles qui les parcouraient. « Pardon ! Je ne voulais pas… ! »

Nissa tendit le bras. « Je t'en prie, ne pars pas. »

Elle observa les doigts de Chandra qui tremblaient. « Je t'ai encore vexée », déplora celle-ci. Ses cheveux crépitaient et brasillaient, et des rubans orange d'aurore boréale luisaient autour de sa crinière. « Je ne parviens pas à m’en empêcher… »

Nissa crispa ses paupières et libéra ses mots, bien qu’imparfaits comme ils le sont tous, de ses cordes vocales : « T-tu te trompes ! »

Chandra se retourna, retenant sa respiration et incapable de soutenir le regard de Nissa.

Celle-ci déglutit, la gorge aussi sèche que le plus aride des déserts. « Je ne parle guère, parce que j'ai vécu seule pendant, je ne sais pas, des décennies, avec Zendikar pour seul compagnon. Nous nous comprenions sur un plan qui transcende les mots. Je… Je ne sais donc pas comment m'adresser à toi, mais j'essaie d'apprendre. »

Chandra leva le regard, les yeux ronds, et se récria : « Toi, tu ne sais pas comment me parler, à moi ?! »

« Je vais commettre des erreurs, expliqua Nissa. Je vais choisir des mots inadaptés et mal comprendre les tiens, agir anormalement sans m'en rendre compte, mais, si tu acceptes d’être patiente, j'aimerais devenir… » Des réminiscences de chants stratosphériques lui montèrent au cœur, symphonies de couleurs et de chaleur, en un élan retentissant, insufflé de communion d’âme. Elle les assagit puis les étouffa, avant de prononcer des mots anguleux, taillés dans l'ombre blême d'une vérité acceptable : «… Ton amie. »

Les mains de Chandra se tendirent pour l'envelopper, aussi chaleureuses qu’un nid d'oiseau. « Je ne suis pas une spécialiste, mais je te trouve plutôt douée avec les mots », déclara-t-elle dans un reniflement, tandis qu'un coin de ses lèvres se retroussait en tremblotant.

« Il m’a fallu toute l'après-midi pour trouver comment te le dire. »

Chandra éclata d'un rire qui se transforma aussitôt en un nouveau bâillement, la forçant à lâcher la main de Nissa pour se couvrir la bouche. « Mmhh, navrée », s’excusa-t-elle. L'ombre bistrée qui lui cernait les yeux s'était encore assombrie.

D'un geste, Nissa lui désigna une place à côté d'elle. « Désires-tu toujours apprendre à méditer ? C'est ici le point le plus calme de ta ville. »

« Je ne suis pas sûre, répondit Chandra en regardant par-dessus son épaule. Je m'étais dit que, comme c'est notre dernière soirée ici, je pourrais peut-être emmener tout le monde en virée dans Ghirapur. Il va y avoir des courses aériennes et des feux d'artifice ! De plus, je connais un restaurant, à Bomat, où on sert le meilleur undhiyu qui soit, et j'ai également repéré cette petite fille qui vend un granité de neige à la mangue… » Elle marqua une pause, avant d’ajouter : « Mais tu n'as nulle envie de tout cela, n'est-ce pas ? La foule et le bruit… »

« Je veux bien », souffla Nissa, tandis que Chandra s'était mise à faire les cent pas, le bruit de ses talons ressemblant au plic-ploc de la pluie sur les feuilles.

« Mme Pashiri m'a conseillé de te faire les honneurs de ma cité, rien qu’à toi, puisque tout ce que nous avons visité, jusqu’ici, c’est une prison et une grosse boîte cadenassée, poursuivit Chandra, l'air contrarié. Elle a dit aussi que je devrais me changer et passer un sari. Elle m'en avait même préparé un. J’ai cru qu’elle plaisantait : elle espère vraiment me voir grimper les sept millions de marches de la Tour d'Éther habillée comme cela ? C'est vraiment une idée bizarre de sa p… Hé, un instant ! Qu'as-tu dit ? »

Nissa sentit ses lèvres sourire comme de leur propre chef. « Je veux bien t'accompagner. »

Chandra cligna des yeux en la dévisageant. «… Euh… Hein ? » dit-elle, avec une rare éloquence.

« J'aimerais beaucoup visiter la ville qui t’a vue naître. »

« Mais je pensais que…? »

« Serais-je inquiète ? Oui, certainement, reconnut-elle en se frottant nerveusement les mains. Je ressentirai sans doute le besoin de me réfugier au calme, mais je serai avec toi ; je ne serai pas seule. »

« Oh, fit Chandra. En tout cas, il nous reste du temps. Nous pourrions aller souper, ou boire quelques verres, peut-être. »

« Ah, au fait, j'ai quelque chose pour toi », déclara Nissa. De derrière elle, elle sortit une tisanière couverte contenant un breuvage qu'elle avait acheté plus tôt, avant que le soleil ne disparût derrière les nuages.

« Qu'est-ce que c'est ? » demanda Chandra en s'asseyant enfin au sol, à côté de l'elfe.

« Je ne sais pas vraiment, reconnut celle-ci en soulevant le couvercle pour humer le liquide. L'homme auquel je l'ai achetée m'a certifié que cette boisson avait des vertus apaisantes. » Elle tendit la tasse à Chandra, qui, du dos de sa main, dissimulait un nouveau bâillement. « Je crains qu’elle n’ait refroidi, or elle doit se boire chaude, paraît-il. »

« Je m'en charge », annonça Chandra dans un petit sourire, avant d’accepter le récipient et de le poser sur sa paume déjà rougeoyante. Avec précaution, elle respira à son tour la vapeur qui, très vite, s’en éleva. « Ah, c’est un doodh : du lait sucré, parfumé à la pistache, à l'amande et à la cardamome, énuméra-t-elle, ses yeux brillant dans le noir. Papa m'en préparait, quand je ne parvenais pas à trouver le sommeil. »

Nissa inclina la tête, essayant de comprendre s'il s'agissait d'une bonne ou d'une mauvaise chose. Au bout d'un moment, Chandra prit précautionneusement une petite gorgée, sourit et s'essuya les yeux du revers de sa main. « C'est délicieux », chuchota-t-elle.

« J'aimerais que tu imagines quelque chose », lui demanda Nissa.

« Comme pour une méditation ? s'enquit la pyromancienne en mettant la tasse de côté. Dois-je m'asseoir en lotus ? »

« Choisis la position où tu te sens à l'aise. »

Chandra tenta de replier ses jambes l'une sur l'autre, mais la contorsion la fit grimacer. Elle entreprit alors de défaire les sangles de son armure et les entassa dans un bruit de ferraille en un monticule à l'équilibre précaire. « Je ne vais pas m'envoler avec les baleines volantes, au moins ? » demanda-t-elle dans un sourire.

« Si cela t’arrive, je te rattraperai, la rassura Nissa le plus sérieusement du monde, avant de fermer les yeux. Je veux que tu imagines une rivière. »

« Quel genre de rivière ? »

« Rapide, qui bondit de rocher en rocher en soulevant des gouttelettes qui s’irisent en arcs-en-ciel. »

« De quelle couleur ? »

Nissa fronça mentalement les sourcils. « Les arcs-en-ciel ? Ils sont tous… »

« Non, l'eau. Cette fameuse rivière, est-elle trouble ou claire, ou…? »

« Elle est comme tu le désires. Imagine qu'elle dévale devant toi, laissant une trace d'écume sur la rive, à tes pieds. »

« Est-ce que je porte des chaussures ? »

« Cela n'a aucune… Tu es pieds nus. »

« Qu'y a-t-il sur la rive ? Des arbres ou les parois d’une gorge, ou bien…? »

« Chut. »

« Mais… »

« Chut ! » insista Nissa, avant de se taire un moment pour savoir si son interjection avait porté ses fruits. « N'écoute… »

Dans un souffle, Chandra marmonna : « Suistotalementmuette. »

«… N'écoute que ma voix. Écoute le vent, l'eau qui court sur les rochers, limpide et indomptée. Laisse la rivière s'élargir, devenir plus profonde. Le cours d’eau s’évasant, son débit ralentit. Les gouttelettes au-dessus des rochers semblent s'immobiliser dans l'air. Le fracas se transforme en murmure. »

Elle avait choisi une rivière parce que les souvenirs les plus sereins de Chandra étaient de flotter dans un lac de carrière. La respiration de celle-ci ralentissait déjà, l'oiseau affolé qui battait des ailes dans sa poitrine se calmait.

« Entre dans la rivière, murmura Nissa. À pas lents. L’onde s'écarte devant tes pieds, silencieuse et aussi lumineuse que le soleil, un pas après l'autre. L’eau te rafraîchit : les chevilles, les genoux, la taille. Tu sens un doux limon s’insinuer entre tes orteils. »

Elle parlait à voix douce, au rythme d'un cœur qui bat, comme lorsque sa mère lui racontait des histoires, après leur expulsion d'un énième camp de Joraga, après l’ostracisme des autres elfes, marmonnant et gesticulant pour repousser le mauvais sort, à cause des cauchemars qui assaillaient Nissa et des fleurs qui s'épanouissaient pour la saluer. C’étaient des fables où des montagnes s’éloignaient en flottant silencieusement, sous la lumière des étoiles, mais aussi où des arbres laissaient tomber leurs fruits aux pieds d'orphelins ou les soulevaient dans leurs branches pour les mettre à l'abri d’une charge de baloths, des contes où le monde ne se résumait pas à un étroit sentier entre épines et crocs, mais s’épanouissait en un jardin sans fin débordant de beautés profondes et miraculeuses qui n’attendaient chacune qu’une oreille attentive.

Il avait fallu des années avant qu'elle ne comprît qu'il s'agissait de mythes animistes, refoulés et oubliés, considérés hérétiques et donc interdits. Il n'y avait plus âme qui vive qui s’en souvînt, si ce n’était elle.

« Écarte les doigts et laisse l'eau en couler. Porte-la à ta poitrine. Laisse-toi aller en arrière. Laisse l'eau te porter. Tu ne pèses rien. Tu flottes sous les nuages. Ne dis rien. Ne bouge plus. Tu ne fais plus qu’inspirer et expirer. »

Nissa tendit l'oreille : Chandra respirait lentement et profondément, irradiant une douce chaleur. Elle ne réagit pas face au silence qui persistait.

L’elfe rouvrit sa conscience à l'effervescence de Kaladesh.

L'Éther la souleva au-dessus des rues éclaboussées de couleurs criardes. La foule bringuebalait le long des ponts et sur les places, au rythme de la musique, en riant, ivre de joie. Des feux de Bengale bondissaient vers le ciel, au-dessus de la rivière, traînant derrière eux des banderoles d’étincelles sifflantes. Ils explosaient et s'éparpillaient, s'épanouissant en des fleurs rouges et jaune feu. Les spectateurs massés sur les rives les admiraient, ébaudis et ravis.

Dans l'ombre, entre les tours illuminées, l'Éther fluctuait singulièrement. Un tourbillon se forma et plongea dans une allée à l'écart des festivités. Nissa se laissa porter vers le sol en une danse tournoyante et concentra sa volonté sur les brins d'herbe qui poussaient impétueusement dans les lézardes des pavés fendus et qui formèrent bientôt un tapis de fleurs nocturnes.

Des lambeaux d'Éther affluèrent de quartiers éloignés, de points distants du ciel et de l'immensité aveuglante qui s’étendait au-delà de Kaladesh. Leurs énergies se mélangèrent, s'agglomérèrent puis se dispersèrent en une nuée lumineuse mariant tous les bleus : ciel matinal, eau de lagon, racine de montagne, œil de nourrisson. C'était une exhalaison de ce monde, une nouvelle étoile qui palpitait ardemment, sauvage et régulière.

Les bordures du petit nuage s'assombrirent et s’affermirent. Les crépitements d'électricité statique qui le parcouraient s'amenuisèrent et se transformèrent en grésillements. L'éthérien contempla ses mains, puis les fleurs de Nissa.

Bonsoir, mon enfant. Bienvenue au monde. Elle ignorait totalement si le nouveau-né comprenait les vibrations des racines et des feuilles.

Celui-ci plaça une main juste au-dessus d'une corolle, comme s'il s'agissait d'une flamme. Le pétillement d’énergie exprima spontanément des sèmes étrangement familiers : V-vous. Vous ? Êtes parfumée. Vous sentez comme… Vous fleurez… le néroli. Il se figea, des décharges de conscience lui ondulant à travers les membres. Qu'est-ce que le néroli ? questionna-t-il.

Un vertigineux sentiment de déjà-vu saisit Nissa. Une fantastique aventure vous attend, lui confia-t-elle.

L'éthérien parut réfléchir. Que dois-je faire ? s'enquit-il.

Nissa se demanda alors ce qu'elle ferait, elle-même, si elle pouvait recommencer sa vie, si elle ne sursautait plus au premier éclat de lumière, au moindre bruit et dès qu'on la touchait ou si elle ne s'exprimait plus avec des gestes et des mots incongrus et déconcertants pour les autres.

Comment dire à cette toute jeune vie de rire et de pleurer sans réserve et sans regret, de chanter pour les étoiles, pour les rivières et la mer, ou sans raison aucune, d'aimer sans retenue et sans prudence, de chérir tous les instants passés avec ceux qu'elle aimerait, de pardonner les affronts expiés par des regrets, de danser pour se mouvoir, d'apprécier les longs silences en bonne compagnie, d'accueillir chaque journée et chaque visage en y voyant le début d’une nouvelle aventure, de se montrer courageuse, et aimable, et confiante, et…

… et d'être comme Chandra.

L'éthérien patientait, son corps encore imparfaitement solidifié. Mais comment quiconque aurait-il pu accorder la moindre valeur à son avis sur la question ?

Ne craignez jamais de suivre ce que vous dicte votre cœur, lui conseilla Nissa.

… Pourquoi donc devrais-je avoir peur ?

À l'autre bout de Ghirapur, dans le crépuscule, le corps de l’elfe laissa échapper un rire. Puissiez-vous toujours vous poser cette question !

À travers le délicat réseau de ses racines, des vibrations lui parvinrent depuis l'entrée de la ruelle. L'enfant les considéra, avant de s’exclamer : Il en existe d'autres tels que moi !

Tout un groupe d’éthériens s’étaient en effet rassemblés autour de lui, le mirent sur ses pieds encore gauches et l'accueillirent à bras ouverts. La ruelle palpita au rythme des exclamations de bienvenue, des vibrations de parfum et d'énergies incolores, l'aura de chacun attirant à elle les autres par la force de l’affinité. Vous voilà accueilli, vous êtes aimé, des jours merveilleux s'annoncent et vous êtes arrivé juste à temps pour les vivre !

Le groupe l'éloigna, conversant en de rapides éclairs psychiques. Arrivé au bout de la ruelle, l'enfant se retourna pour regarder les fleurs de Nissa.

Live Fast
Vivre dangereusement | Illustration par Ryan Yee

Vous… vous avez… balbutia-t-il en penchant la tête, comme s'il cherchait à exprimer une lointaine réminiscence. Quel magnifique regard… très chère. Un rire presque familier s'éleva vers le ciel.

VLAN !

Nissa s'éveilla en sursaut dans son propre corps.

Chandra venait de s'écrouler contre elle. Sa tête reposait sur l'épaule de l'elfe, des mèches de cheveux cuivrés lui chatouillaient le nez, les vagues régulières de sa respiration refluaient de sa bouche ouverte, et elle bavait sur sa manche.

C'était exactement le résultat qu'avait escompté Nissa en constatant que Chandra avait besoin de sommeil. Il allait falloir remettre à plus tard les leçons de méditation. Voguer au gré de pensées où l'eau était omniprésente suffirait peut-être à éteindre les brasiers qui hantaient ses cauchemars. Sinon, Nissa resterait à ses côtés, prête à l'aider.

Toutefois, la posture dans laquelle elle se trouvait était inconfortable, et son bras commençait à s'engourdir.

Avec précaution, l’elfe souleva comme un fétu le corps calorifuge de son amie et en reposa la tête sur ses genoux. Chandra s'agita dans son sommeil, se tournant sur le côté et se recroquevillant en position fœtale, les mains sur son visage. Ensuite, ses lèvres s'entrouvrirent, et des ronflements d'un niveau sonore démesuré secouèrent toute la plateforme.

Kaladesh fêtait sa renaissance dans un tintamarre de musique, de couleurs et de lumière, et un incroyable foisonnement de bonne chère. Des bûchers illuminaient les places et les parcs, projetant des ombres sur des danseurs recouverts de peintures bigarrées. Les badauds amassés sur les ponts déversaient des sacs de teinture dans la Vinday, transformant la rivière en un arc-en-ciel tourbillonnant. Les rues étaient remplies d’une foule qui valsait d’un même mouvement, d’étrangers qui se saluaient par des rires, des hurlements de joie, des larmes, des bras ouverts et des pardons.

Dans le calme du ciel, Nissa veillait sur le sommeil de Chandra. Elle se sentait parfaitement bien.

Labyrinthe du halo
Labyrinthe du halo | Illustration de Jason Chan

La révolte éthérique Histoires archivées
Kaladesh Histoires archivées
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