Histoire précédente : Avancée majeure

Toujours plus avide de pouvoir, Tezzeret s’est auto-proclamé Grand Consul ; il tient désormais la ville de Ghirapur à sa merci. Il s’en trouve certains, cependant, pour s’élever contre cette tyrannie. Les inventeurs renégats prévoient d’attaquer le Centre d’Éther. Une victoire leur procurerait l’énergie nécessaire à leurs inventions et à leur rébellion.


Ghirapur se réinventait constamment. Les bâtiments se voyaient sans cesse rasés au profit de nouveaux édifices plus solides et plus grands, construits dans de meilleurs matériaux et selon des techniques perfectionnées. Il n’y avait pratiquement pas un pâté de maisons, pas une place qui n’eût été rénové ou réparé au cours des dernières années. La cité s’embarrassait peu de l’histoire, et encore moins de la nostalgie. Dans la plupart des quartiers de la ville, la poussière sentait la construction et la sueur. Jamais l’odeur du vieux bois et du cuivre terni n’avait le temps d’imprégner les lieux. Ghirapur tolérait fort peu la décrépitude.

Et pourtant, il subsistait certains lieux. D’étroites ruelles que de trop nombreuses ombres semblaient envahir, des emplacements pour lesquels les permis de rénovation attendaient toujours leur approbation, des espaces que la plupart des gens contournaient par habitude. Chandra Nalaàr s’engageait sur les talons de sa mère dans l’un de ces passages oubliés, une capuche rabattue sur les cheveux, et les yeux résolument braqués sur le sol devant elle.

Concealed Courtyard
Cour dissimulée | Illustration par Jung Park

« Tu sais, cet établissement existe depuis plusieurs décennies. » La voix de Pia Nalaàr était douce et calme. « Il appartient à une famille d’éthériens depuis tout ce temps ; et ils l’ont conservé tel quel. Avec Kiran… nous venions souvent ici. À une autre époque. »

Chandra garda la tête baissée. « Que venons-nous faire ici, maman ? »

« Gonti veille à ce que ce lieu demeure à l’écart des chemins de patrouille du Consulat. Les gens susceptibles de soutenir notre cause, nous les trouverons ici. » Pia regarda la porte dépourvue d’enseigne et huma les senteurs de graisse, de fumée, et d’épice. Le vantail pivota aisément sur ses gonds bien huilés, libérant un flot de son et de lumière dans la rue.

Chandra rejeta sa capuche en arrière en s’engouffrant dans la taverne. Une vingtaine de tables basses, rondes, entourées de coussins et de petits tabourets, étaient disposées en un vaste demi-cercle autour d’une scène modeste, surélevée d’une trentaine de centimètres seulement ; chaque table comportait une lampe colorée et accueillait les conversations étouffées de gens de toutes sortes.

Sur les planches, un joueur de chikara jouait une douce mélodie sous un éclairage tamisé, sa musique davantage un élément d’ambiance que le centre d’intérêt de la salle. Pia lui fit signe en entrant et leva deux doigts ; le musicien hocha la tête en signe de compréhension.

« Regarde autour de toi, Chandra. » Pia sourit. « Certains des meilleurs inventeurs, pilotes et penseurs de tout Ghirapur. Ils viennent ici ruminer ce qui s’est passé à la Foire, et ils n’attendent qu’une étincelle pour se mettre en marche. Ils sont certes rebelles dans l’âme, mais nous avons besoin d’une véritable rébellion. »

Chandra opina : « Et donc, tu vas leur faire un petit discours ? Les échauffer un peu ? Ça me va. »

Pia ébaucha un sourire. « En vérité, je leur ai déjà servi ce couplet : Victoire Renégate, et tout le reste. Ils hésitent encore et ont besoin d’entendre un autre son de cloche. Chandra, j’aimerais que ce soit toi qui t’en occupes. »

La pyromancienne ouvrit la bouche, mais ne put proférer le moindre son. Elle la referma, la rouvrit, et tenta sa chance une seconde fois. « Maman, non. Ce n’est pas… Galvaniser les foules, ce n’est pas mon truc. Je t’assure. D’ailleurs, qu’est-ce que je pourrais leur dire ? Ils ne me connaissent même pas. »

« Tu te trompes. Ils te connaissent très bien. Ils savent ce que tu as déjà fait pour nous ici, et ce que tu as traversé. » Pia attira de nouveau l’attention du joueur de chikara ; ce dernier conclut sa chanson, puis s’inclina légèrement sous de maigres applaudissements avant de quitter la scène. « Dis-leur simplement ce que tu ressens. Ils ont déjà bien assez de raisons de se soulever. Il leur manque quelqu’un pour attiser la flamme. »

« D’accord, mais… » Chandra s’interrompit en voyant tous les visages se tourner vers elle. Certains étaient emplis d’espoir, d’autres démoralisés, d’autres encore affichaient de la colère, et le reste, un regard vide d’expression. Pourtant, tous sourirent, très légèrement, lorsqu’ils la reconnurent. « D’accord. Attiser la flamme. C’est parti », marmonna-t-elle toute seule en grimpant prudemment sur la scène.

« Salut. Je suis, enfin, j’imagine que vous savez qui je suis : Chandra Nalaàr, la fille de Pia. » Un court silence. « Hem… La fille de Kiran. » Elle faillit se retrouver à court de mots, mais inspira de nouveau quand elle entendit les murmures et vit les hochements de tête dans la foule.

« Certains d’entre vous l’ont sans doute connu. » D’autres hochements de tête. « Certains d’entre vous… Je parie que certains d’entre vous l’ont même mieux connu que je n’en ai eu l’occasion. Et vous savez quoi ? Ce n’est pas normal ! Que vous ayez eu l’occasion de connaître mon père, et moi pas. Que vous ayez eu la chance de travailler avec lui, de lui parler, de rire avec lui, et moi non. Ils me l’ont pris. Ils l’ont enlevé à ma mère. Et quand elle a décidé de riposter, vous l’avez tous… vous l’avez simplement regardée faire. Ils l’avaient dépouillée, elle allait donc naturellement se battre. Mais vous ? Pas encore. Vous l’avez laissée se battre seule, parce qu’ils ne vous avaient pas assez dépouillés. »

La foule se fit plus bruyante. Certains paraissaient outragés, mais personne ne fit mine de partir. Chandra poursuivit. « Eh bien, aujourd’hui ils ont pris tout le reste. Vos travaux, vos efforts, vos outils, tout. Ils vous ont détroussés parce que c’est ce qu’ils font. Et vous, vous êtes encore assis là, à boire, à manger et à geindre, sans rien faire. Que vous ont-ils pris ? Que devront-ils encore vous prendre ? »

Les mots s’arrêtèrent dans sa gorge. Elle adressa un regard noir à une masse réfléchissante d’yeux et de lunettes, de visages rembrunis ou impassibles. « Laissez tomber…, maugréa-t-elle. Je ferais mieux de partir. »

Des gens se levèrent de leurs tabourets en s’indignant. Chandra descendit de la scène d’un pas lourd. « Désolée, maman. Ce n’était pas une bonne idée. Je… »

Pia sourit et posa une main sur l’épaule de sa fille. « Chut. Attends un peu. »

Une jeune femme s’avança vers Chandra, l’air furieux, en brandissant le doigt. « Bon, nous sommes désolés pour votre père, mais que voulez-vous que nous fassions ? Ils ont pris mon vaisseau. La seule chose avec laquelle j’aurais pu contre-attaquer, et je ne l’ai plus. Vous voulez que je me batte ? Comment ? »

Elle serra les poings. « Je… ! » Pia plaça une main lénifiante au creux de son dos. Elle serra les mâchoires, et sentit les cheveux se hérisser sur sa nuque.

De la foule s’éleva un grondement de soutien pour la jeune femme. « Ils m’ont confisqué tous mes outils. Ils ont complètement vidé mon atelier », renchérit un nain âgé.

« J’ai travaillé sur mon générateur pendant trois ans ! Et maintenant ils me l’ont saisi, avec tous mes plans, tous mes prototypes ! Je n’ai plus rien ! »

Des clients se levèrent, se querellant entre eux, donnant libre cours à leurs récriminations. L’étincelle avait rapidement pris feu, et en l’espace de quelques minutes, la taverne menaçait de dégénérer en une émeute qui se déverserait dans la rue. Les clients avaient presque complètement oublié Chandra, qui rejoignit sa mère d’un air un peu penaud.

« Bon… et maintenant ? »

« Eh bien, maintenant nous… » Pia laissa sa phrase en suspens. « Oh, je n’avais pas prévu cela. »

Un éthérien, vêtu d’une tenue extravagante et flanqué de deux gardes du corps armés, émergea d’une niche reculée pour s’avancer lentement au milieu de la salle. Il leva la main et presque immédiatement, la foule s’apaisa, la colère des clients refroidie par la peur.

L’intervenant s’adressa à eux d’une voix douce, presque un murmure. « Chers amis, je vous en prie. Ne vous donnez pas ainsi en spectacle. Vous savez tout comme moi que cet établissement s’est engagé à maintenir la paix et la prospérité. En temps normal, j’enjoindrais les fauteurs de trouble à quitter les lieux. » Il se tourna vers Pia, et la lueur de ses yeux faiblit un instant. « Néanmoins, je ne suis pas resté insensible à vos griefs. Certains sont peut-être fondés. Et je pense pouvoir vous offrir une amélioration. Accompagnez-moi, je vous prie. » Il invita Pia, Chandra, et quelques autres clients à le suivre dans une arrière-salle. Au même moment, des gardes se postèrent devant la porte d’entrée en portant les mains à leurs armes ; ils ne les dégainèrent pas, mais le message était limpide. Chandra regarda Pia, lui demandant silencieusement s’il était temps de partir… sur un coup d’éclat. Pia secoua la tête.

Presque honteusement, Chandra et les autres emboîtèrent le pas à l’éthérien dans son bureau. L’un des gardes du corps actionna un interrupteur caché dans les moulures ornementées du bureau, et une porte étroite s’ouvrit, révélant un tunnel et un escalier qui descendait. L’éthérien passa le premier, sans s’embarrasser d’explications.

Bien qu’il fût exigu, le tunnel était bien éclairé grâce à de petites lampes à Éther, et au lieu de l’atmosphère humide et renfermée à laquelle on pourrait s’attendre dans un passage souterrain, l’air était chaud, embaumé par les senteurs mêlées de cinq ou six styles de cuisine différents.

« Je sens que je vais regretter de poser la question, mais où nous emmenez-vous ? » La pilote tripotait nerveusement ses bracelets, scrutant les murs rapprochés d’un air méfiant.

« Ne l’avez-vous point deviné ? Nous allons nous entretenir avec l’individu le plus fiable de Ghirapur, dans le lieu le plus sûr de la ville. Et nous allons aboutir à une résolution qui préviendra de nouveaux troubles. »

« Vous nous conduisez auprès de Gonti. » Ce n’était pas vraiment une question.

Chandra se figea. « Quoi ? Holà, non ! Hors de question. Gonti nous a déjà vendus une fois. Nous allons partir maintenant. » Elle leva des poings incandescents. « Et je me créerai ma propre porte de sortie si nécessaire. »

L’éthérien tourna la tête sur le côté d’un air perplexe. « De la pyromancie dans une galerie étroite et inflammable ? La situation n’est pas si désespérée. D’ailleurs, nous sommes arrivés. Vous pourrez vous expliquer avec Gonti directement. » Il poussa une porte, dévoilant un somptueux bureau. Seul au milieu de la pièce, un éthérien trônait au bout d’une longue table, les mains jointes devant lui.

« Vous êtes en retard, et le temps nous est précieux. Prenez place. »

Une partie du groupe approcha, mais Chandra ne franchit pas le seuil. « Vous nous avez dénoncés au Consulat. Pourquoi devrions-nous écouter un seul mot de ce que vous avez à dire ? »

« Par l’Éther, chère amie ! Merci. J’ai si peu souvent l’occasion de reprendre un humain pour sa vision étriquée des choses. Je vous ai poussé à agir. J’ai retiré la prudence et les calculs méticuleux de l’équation : il ne restait plus que l’esprit de décision. Et vous voici, prêts à agir de manière décisive. Je vous en prie, asseyez-vous. » Gonti désigna une chaise libre ; Pia s’asseyait déjà sur le siège voisin.

« Voyons si j’ai bien compris, reprit Gonti en joignant les doigts devant son menton. Vous n’avez pas d’outils, pas de vaisseaux, et pas d’Éther. Tout ce qui aurait pu servir d’arme contre le Consulat a été confisqué. »

L’éthérien esquissa un geste et derrière eux, un garde ouvrit une large porte, révélant une réserve prodigieuse. « Par chance, je suis un petit peu versé dans l’art de préserver mes biens de valeur des mains du Consulat. »

Art by Darek Zabrocki
Illustration par Darek Zabrocki

Gonti se leva, puis s’inclina gracieusement. « En tant que plus grand collectionneur de biens d’exception de Ghirapur, je crois posséder ce dont vous aurez besoin pour votre petite insurrection. » Il hocha la tête vers Pia. « Je vous l’offre dans un esprit de… service public. »

« Mais bien sûr, ironisa Chandra. Et pour quel prix ? »

Les yeux de Gonti scintillaient comme des étoiles en hiver. « Je pense que cela dépendra de la mesure dans laquelle nous saurons nous rendre mutuellement service. N’êtes-vous pas d’accord ? »


Art by Chris Rahn
Illustration par Chris Rahn

Sram mâchonnait pensivement une minuscule pince de précision tout en regardant par les fenêtres inclinées de la salle de contrôle du Centre d’Éther. Les portiques et passerelles en contrebas étaient éclairés par les lignes fluorescentes des conduits d’Éther qui sillonnaient l’installation. Un elfe lui avait jadis décrit le Centre d’Éther comme le cœur vivant de Ghirapur. Une métaphore quelque peu mélodramatique, mais relativement juste.

Devant lui, la lueur bleue de l’un des conduits vacilla, puis déclina.

« Chute de pression à la jonction douze », signala l’un des édificateurs de Sram.

Le ton calme de l’ingénieur contrastait avec l’effervescence nerveuse qui régnait dans la salle de contrôle. C’était la quatrième « défaillance » de jonction de la soirée et la seconde que Sram avait constatée de ses propres yeux.

« Déviez le flux vers la treize et la neuf, ordonna Sram. Ne déposez pas de demande de réparation pour le moment. »

L’équipe de maintenance envoyée pour régler les deux premières défaillances n’avait rien décelé d’inhabituel, et une escorte consulaire avait frappé à la porte de Sram une heure auparavant pour lui dire que le Centre rencontrait un problème et qu’on avait besoin de lui, l’architecte en chef du Centre, pour le résoudre. Et le voici, en train de mordiller sa pince, guettant des signes de panne ou de sabotage, au lieu de boire une tasse de lait chaud au curcuma avant de se mettre au lit.

L’attribution était censée être fastidieuse. Les opérateurs du Centre distribuaient la réserve d’Éther de la ville là où elle était requise. Les infrastructures du Consulat avaient la priorité, ensuite venaient les divers quartiers selon leur besoin. Dans l’idéal, l’Éther était réparti de façon équitable pour satisfaire tout le monde. Quand la construction de la Foire des inventeurs avait démarré, les quotas alloués aux « quartiers défavorisés » s’étaient vus réduits par décret du Consulat, et la grogne, aussi bien celle de Sram que celle des citoyens, avait débuté. Mais il s’agissait seulement d’une mesure d’urgence, se rassura-t-il. Ce ne serait assurément que temporaire.

Depuis le début de la répression, l’attribution « d’urgence » était devenue une pratique courante. Pire, c’était devenu un outil politique. Les quartiers recevaient, ou non, de l’Éther selon les directives centrales du Consulat, et tous en obtenaient des quantités inférieures à la normale. À l’inverse, on avait enjoint les édificateurs du Centre d’augmenter le débit destiné aux installations consulaires.

« Chef édificateur », l’interpela son assistant, Rajni, derrière lui.

« Mmmh ? » fit-il.

« Le consul Kambal souhaiterait vous voir », l’informa Rajni.

Ils n’auraient pas tiré un consul de son lit pour s’occuper de simples défaillances. Quelque chose se tramait.

Sram cessa de mâchonner, hésita, puis garda finalement la pince à la bouche en pivotant sur lui-même.

Devant lui se tenait Kambal — le consul Kambal —, avec son regard perspicace et sa suite de domestiques. Des parfums étouffants de camphre et d’attar de santal envahirent la pièce ; l’homme avait dû en imbiber son manteau. Le consul, plutôt petit pour un humain, dominait malgré tout Sram par sa taille, et en tirait un plaisir manifeste.

« Conful », bafouilla Sram autour de sa pince.

La moustache de Kambal frétilla de façon savoureuse.

Les supérieurs de Sram avaient toujours dit que mordiller un objet en réfléchissant était sa pire manie : guère professionnelle, peu hygiénique, et grossière, un manque de considération aussi bien envers sa fonction que ses outils. À présent, Sram était chef édificateur, et la plupart de ces anciens supérieurs étaient soit d’heureux retraités, soit encore occupés à bricoler dans des postes techniques de rang intermédiaire. Plusieurs d’entre eux lui rendaient compte désormais.

Kambal, consul de l’attribution, était le seul parmi eux qui lui donnait encore des ordres. Le dégoût que le consul inspirait à Sram n’avait d’égal que le dédain que celui-ci avait pour lui.

« Chef édificateur, le salua Kambal. Je ne m’attendais pas à vous voir travailler de nuit. »

Sram ôta la pince de sa bouche.

« Des défaillances, argua-t-il. Je n’imagine pas le consul de l’attribution faire le déplacement jusqu’ici pour discuter avec le responsable de l’équipe de nuit, pardonnez-moi de vous le dire. »

« L’affaire est urgente, répliqua le consul. C’est aussi bien que vous soyez là pour que nous en parlions. »

Il tendit la main vers le mur intérieur de la salle de contrôle, sur lequel un diagramme des flux d’Éther indiquait le taux d’approvisionnement de diverses parties de la ville. Les quartiers de Ghirapur étaient éteints ou faiblement éclairés ; les infrastructures du Consulat, elles, brillaient.

« Plus tôt dans la journée, dit Kambal, votre service a reçu une demande d’Éther en provenance de la Tour. Demande qui n’a pas été prise en compte. »

« Je l’ai bien prise en compte, et je l’ai lue avec attention avant de conclure qu’il s’agissait d’une erreur. J’ai renvoyé une demande d’informations. Dès que j’aurai l’ordre approprié, je pourrai… »

« Il n’y avait aucune erreur, chef édificateur, le sermonna Kambal. Le Grand Consul a signé cet ordre de sa main. »

Sram ne put s’empêcher de pouffer.

« Avec tout le respect, consul, avez-vous pris la peine de lire cette demande ? Elle requérait un débit constant, indéfiniment, à un rythme qui viderait les réservoirs de la cité en moins d’une semaine. Il s’agissait bel et bien d’une erreur. »

« Non, chef édificateur. C’était un ordre. »

Sram savait d’expérience que ces deux notions n’étaient pas incompatibles.

« Consul, nous serions contraints de couper l’approvisionnement de la majeure partie de la ville. Et même d’autres installations gouvernementales. Je n’ai pas l’autorité… »

« Je m’en remets à votre expertise pour effectuer les ajustements nécessaires, l’interrompit Kambal. Autorisation accordée. »

Ce pendard était donc venu ici pour faire pression sur l’un des subordonnés de Sram afin de le forcer à obéir à un ordre révoltant.

« Kambal, non. Je ne peux pas faire ça. C’est un acte de forfaiture. »

« Vous avez vos ordres, chef édificateur. Exécutez-les, ou quelqu’un d’autre s’en chargera. »

« Par écrit, riposta Sram. Je veux ces ordres par écrit, et avec votre signature. »

Kambal le foudroya du regard pendant un moment interminable, sans piper mot, sa moustache remuant de plus belle.

Une brusque secousse agita la salle.

« Mais qu’est-ce que… »

« Explosion à la jonction neuf ! » cria un édificateur.

« Bon sang ! » grogna Sram en se tournant aussitôt vers la fenêtre. Un geyser bleu éblouissant illumina la nuit, puis se dissipa. « Au rapport ! »

Les édificateurs le bombardèrent de détails techniques concernant des hausses de pression, des plans d’acheminement, et l’étendue des dégâts.

« Sram, que se passe-t-il ? » s’enquit Kambal d’un ton impérieux.

« Vous devez partir, répondit Sram. Tout de suite ! »

Le consul écarquilla les yeux.

« Nous reparlerons de cette histoire de débit plus tard, insista-t-il. En attendant, défendez cette infrastructure. »

Voilà qui allait sans dire.

Kambal tourna les talons et disparut dans l’escalier avec ses serviteurs, probablement pour gagner un aéronef sur le toit. Parfait.

La pièce trembla à nouveau, et cette fois, l’éclair bleu de l’explosion illumina toute la salle. Celle-là était plus proche. La vingt-trois ?

« Une explosion à la vingt-trois ! »

Je n’ai pas perdu la main, se félicita Sram.

Le vacarme s’intensifiait dans la salle de contrôle : les alarmes hurlaient, les édificateurs envoyaient des équipes de réparation et coordonnaient la déviation des flux, et les équipes de sécurité signalaient de multiples incursions.

Sram fourra de nouveau la pince dans sa bouche et écouta. Il tenta de comprendre le schéma d’attaque. La neuf et la vingt-trois. Rien d’essentiel. Rien d’irréparable non plus à en juger par la taille des jets. Si les renégats comptaient perturber les opérations du Centre, ils étaient mal partis.

Si c’était effectivement ce qu’ils cherchaient.

La neuf et la vingt-trois faisaient de piètres cibles pour saboter le Centre. Cela en faisait d’excellents endroits pour créer des brèches dans les murs sans endommager les points vitaux de l’installation.

« Coupez tout, articula-t-il autour de sa pince. Verrouillage complet. »

« Verrouillage complet », confirma une voix.

Peut-être s’agissait-il d’un raid, et que les explosions servaient à détourner l’attention des gardes le temps que les pillards se sauvent avec l’Éther qu’ils seraient parvenus à siphonner. Dans ce cas, ils avaient sous-estimé la facilité avec laquelle les édificateurs pouvaient isoler la majeure partie de l’installation.

Sram se tourna vers Kailash, une collègue naine qui commandait les forces de sécurité du bâtiment. Il retira la pince de sa bouche.

« Commandante, ces explosions sont susceptibles d’avoir percé nos défenses. »

« Compris », fit-elle.

L’une des édificatrices, une vedalken aux cheveux coupés ras, se détourna de son poste.

« La commande de verrouillage ne répond pas, lui annonça-t-elle. Les flux sont toujours ouverts. »

« C’est possible, ça ? » s’étonna un autre édificateur, un jeune humain qui venait tout juste d’achever sa formation.

Sram ferma les yeux pour visualiser les plans du Centre. Il lui arrivait de les voir en rêve.

« Oui, répondit-il. Si quelqu’un a bloqué les mécanismes pour qu’ils restent ouverts. »

« Par quel moyen ? Les dispositifs d’arrêt ne se trouvent-ils pas à l’intérieur des conduits ? » demanda le jeune homme. Les novices fraîchement formés connaissaient les plans presque aussi bien que Sram. Mais ils manquaient d’expérience.

« Combien de temps un éthérien peut-il tenir en apnée ? » l’interrogea Sram.

« Mais ils ne respi… »

« Exactement. » Des années auparavant, il avait capturé un éthérien qui vivait dans les conduits d’Éther. Force lui était d’admirer leur opiniâtreté. « Arrêtez les pompes. Tout de suite ! »

C’était une mesure plus draconienne. Il faudrait des heures pour les relancer. Mais à situation désespérée, mesure désespérée.

Forcés de crier, les édificateurs confirmèrent l’ordre. L’infime vibration, néanmoins omniprésente, des pompes s’estompa. Mais cela révéla d’autres sons, des crissements métalliques et des impulsions basse fréquence. On se battait ?

« Commandante, où en est-on du point de vue de la sécurité ? »

« Ils sont dans l’enceinte, répondit Kailash. Je n’en sais pas davantage. J’ignore comment, mais ils parviennent à abattre nos mécanoptères. Nous dépendons de nos automates coureurs. »

L’équipe de Sram et celle de Kailash leur fournissaient un flot constant de rapports, chaque employé haussant la voix pour couvrir celle des autres et les bruits du combat.

« Ils possèdent une sorte d’arme à impulsion… »

« Arrêt confirmé, déviation du… »

« … nos propres automates se retournent contre nous… »

« Impossible d’actionner les portes de sécurité ! »

« … équipement que nous n’avons encore jamais vu. »

« … elle ne semblait pourtant pas tenir de lance-flammes, mais du feu a… »

« … qui surgissent des conduits… »

« Des Massepoing ! Consolidez les portes ! »

Sram regarda par la fenêtre. Il discerna de l’agitation sur la plate-forme sud ; on installait une sorte de mécanisme. Il y eut un éclair, puis un bruit sourd : poum, poum

Il se baissa juste au moment où deux grappins aussi gros que des carreaux de baliste traversaient la vitre de la salle de contrôle en projetant des éclats de verre. Ses édificateurs se mirent à couvert.

Le câble du grappin ramena celui-ci contre la fenêtre, et trois crochets articulés se fichèrent dans le mur. Il y eut un bref sifflement quand l’outil se verrouilla. À quelques mètres de là, le second grappin fit de même.

Sram attrapa l’ancre la plus proche, pince à la main, pour essayer de la démonter. Le chef reçut aussitôt une décharge électrique, assez forte pour lui engourdir les doigts et le dissuader de poursuivre.

Un fort vrombissement s’éleva. Sram risqua un coup d’œil par la fenêtre.

Surgissant des ténèbres, une petite gondole filait dans sa direction, suspendue entre les deux câbles. À bord, une dizaine de renégats brandissaient des armes et des outils que Sram ne parvint pas à identifier.

Les portes de sécurité de la salle cédèrent sous l’assaut des Massepoing, et d’autres renégats s’engouffrèrent dans la pièce, secondés par des automates de sécurité consulaires subornés. Kailash et ses gardes tombèrent au combat.

La gondole s’écrasa contre le mur de la salle de contrôle, et les renégats se précipitèrent à l’intérieur. Très vite, tous les membres de l’équipe de l’ingénieur se retrouvèrent avec deux armes pointées sur la tête, et Sram en eut lui-même droit à trois. Bon nombre de ces renégats le connaissaient. Ils savaient que c’était lui qui avait coupé le flux destiné à leur quartier durant la crise que Ghirapur connaissait actuellement. Il ne leur en voulait pas d’être en colère.

L’un des renégats de la gondole s’avança, puis ôta ses lunettes : une femme plus âgée, dont le visage dégageait une certaine autorité. Sram se rappela l’avoir déjà vue dans l’arène.

Il se redressa de toute sa stature.

Pia Nalaar
Pia Nalaàr | Illustration par Tyler Jacobson

« Pia Nalaàr, dit-il. C’est donc vous la responsable de tout ceci ? »

Elle s’esclaffa, quoique sans méchanceté.

« Il n’y a pas de responsable, le corrigea-t-elle. Mais vous avez quelque chose qui nous appartient. Nous sommes venus le reprendre. »

Il balaya du regard la salle de contrôle dévastée, pleine de renégats.

« Nalaàr, dit-il plus calmement. Mes employés ne sont pas des soldats. Et je crains que certains de vos partisans puissent éprouver du ressentiment à notre encontre suite à… de récentes attributions. »

« C’est le cas, confirma-t-elle. Mais vous serez traités décemment. Vous avez ma parole. »

« En ce cas, je me rends. Le Centre d’Éther est à vous. »

Pour l’instant.


Raisonnablement, combien de temps fallait-il pour reprendre un Centre d’Éther aux forces du Consulat ? Rashmi n’en était pas certaine, mais le groupe d’assaut des renégats était parti depuis des heures ; il ne devrait normalement pas tarder à revenir à l’entrepôt, victorieux ou non. Quoi qu’il en fût, cela laissait peu de temps à l’ingénieure et à Mitul pour achever leur vaisseau volant.

L’entrepôt caverneux était faiblement éclairé, d’une part pour économiser l’Éther, car à moins que les renégats ne s’emparent du Centre, leurs réserves seraient bientôt épuisées, et d’autre part pour éviter d’attirer l’attention des patrouilles aériennes du Consulat.

Au milieu de cette vaste pénombre trônait le gigantesque vaisseau volant, presque aussi immense que l’entrepôt qui l’abritait : la Ruine de Tezzeret.

Art by Christine Choi
Illustration par Christine Choi

Le vaisseau constituait l’étape suivante dans le plan des renégats : s’emparer du Centre, utiliser l’Éther pour alimenter le vaisseau en énergie, et mener la Ruine de Tezzeret à l’assaut de la Tour du Consulat. Les renégats allaient abattre cet homme monstrueux et détruiraient le Pont planaire dans la foulée.

Le Pont planaire. Tel était le nom qu’ils — les Planeswalkers, ainsi que Saheeli les avait présentés à Rashmi — donnaient à son translateur de matière. Ils crachaient le terme comme un juron ; à sa simple mention, une onde d’angoisse parcourait la pièce. Ils parlaient entre eux à voix basse des atrocités et ravages que Tezzeret pourrait causer avec une telle invention entre ses mains. Chaque scénario était encore plus terrifiant que le précédent.

C’est pourquoi Rashmi était ici. Si le vaisseau volant qu’elle aidait à construire permettait la destruction du Pont planaire, elle ne serait plus responsable de la menace que sa création posait à tous les mondes qu’elle avait entraperçus lors de ses tests.

Ensuite, elle en aurait fini avec le progrès : elle rangerait ses outils et cesserait d’inventer. Cet appareil serait sa dernière contribution à être employée à des fins destructrices.

Dans la douce lueur de la lampe que Mitul tenait au-dessus du panneau d’accès au moteur, Rashmi fit tourner sa clé pour fixer le support du condensateur. Chaque rotation resserrait un peu plus le sentiment d’irrévocabilité dans son estomac. Encore trois boulons.

« … Si poursuivre cet axe de recherche éthérologique ne vous intéresse pas, j’ai également travaillé sur un autre projet, qui se veut plus théorique. » La voix de Mitul s’insinua jusqu’à la conscience de Rashmi. Il parlait depuis tout ce temps, s’étendant sur le prochain axe de recherche qu’il espérait explorer avec elle. Les Planeswalkers leur avaient fait promettre, à Mitul et elle, qu’ils abandonneraient leurs recherches sur la translation de la matière. Dès lors, Mitul s’était employé à trouver un nouveau projet. « La notion de la progression de l’Éther dans le temps demeure majoritairement inexplorée. Je pense que nous pourrions réaliser de grandes avancées dans ce domaine. Qu’en dites-vous ? »

« C’est une possibilité », marmonna l’ingénieure sur un ton évasif. S’arrachant à sa tâche, elle considéra le regard sérieux de son ami. L’abandonner serait la partie la plus difficile de toute cette affaire. Mais si elle voulait emprunter une nouvelle voie, un chemin qui ne mènerait pas à la souffrance et à la destruction, elle n’avait d’autre choix que de disparaître. « Avez-vous un bon jeu de clés, Mitul ? »

« Quelle taille vous faut-il ? » Il se tourna vers l’établi le plus proche, comme toujours, prêt à rendre service. « Une clé à pipe, peut-être ? »

« Non, pas pour moi. Je voulais dire : possédez-vous un jeu propre ? »

« Ah. » Mitul inclina la tête sur le côté, confus. « J’utilise le vôtre. » Il s’éclaircit la voix. « J’espère que cela ne vous dérange pas. »

« Bien sûr que non, s’empressa-t-elle de le rassurer. Et vous devriez continuer de les utiliser. » Elle lui donnerait ses clés. Elle lui ferait don de tous ses outils. Elle préférait les savoir entre les mains de son assistant après son départ.

Plus qu’un boulon.

Rashmi se pencha vers le coin le plus éloigné du support, mais sa main se mit à trembler. Elle tenta de se ressaisir, le moment était mal choisi. Mais ce n’était pas sa main qui tremblait ; c’était le sol sous ses pieds. Les vibrations s’intensifièrent, à tel point que l’inventrice eut l’impression qu’une horde migratrice de géants allait enfoncer le mur de l’entrepôt. Les renégats. Ils étaient de retour.

« Le Centre est à nous ! » L’exclamation retentit de l’autre côté des combles. Puis les immenses portes s’ouvrirent dans un grincement sonore.

« Ils ont réussi. » Mitul écarquilla des yeux empreints de révérence. Il s’était intégré au mouvement renégat avec une passion et une détermination qui suscitait l’admiration de Rashmi. Celle-ci opina du chef et se fendit d’un sourire.

« Renégats ! » La voix de Pia Nalaàr s’éleva de l’autre côté du vaisseau. « Renégats, approchez ! »

Mitul supplia Rashmi du regard. « Allez-y, dit-elle. Je finis cette tâche et je vous rejoins tout de suite. »

Mitul hésita.

« Aujourd’hui, nous avons gagné ! » s’exclama Pia sous une nouvelle salve de cris enjoués.

Rashmi voyait bien l’étincelle dans les yeux de Mitul. Il voulait assister au discours. « Allez-y », insista-t-elle. Ce serait d’ailleurs beaucoup plus facile que de dire adieu. Elle s’éclipserait avant qu’ils ne puissent l’appeler sur le devant de la scène. Saheeli lui avait demandé de prendre part à la cérémonie d’inauguration, mais c’était la dernière chose dont Rashmi eût envie. Il était temps pour elle de partir.

« Je vous garderai une place. » Mitul sourit et se précipita derrière la poupe du vaisseau. Rashmi leva la main en un adieu muet.

De l’autre côté du hangar, Pia poursuivait sa harangue : « Aujourd’hui, nous nous sommes dressés contre nos oppresseurs, et nous leur avons montré que nous prévalions. » Un rugissement de triomphe accueillit ses propos. « Mais nous n’avons pas encore remporté la guerre. Ce n’est que le début. Ce que nous avons gagné au Centre nous aidera pour notre prochaine étape. »

« Renverser Tezzeret ! » s’écria quelqu’un. D’autres voix se firent l’écho de ce sentiment tandis que, d’un dernier tour de clé, Rashmi terminait son travail. Cet acte semblait vraiment avoir quelque chose d’irrévocable.

« Tezzeret n’a rien à faire ici, déclarait Pia aux renégats. C’est un menteur, un filou, qui s’est accaparé le pouvoir par d’odieuses manipulations. C’est un tyran que l’on ne peut pas autoriser à gouverner. C’est à nous qu’il revient de l’abattre ! »

La réaction de son auditoire fut assourdissante.

« Et vous y arriverez », murmura Rashmi. Elle verrouilla le panneau d’accès au moteur ; la Ruine de Tezzeret était achevée.

À l’aide d’un pan de sa jupe, l’inventrice essuya l’huile et la poussière qui tachaient le filigrane doré. « Bonne chance. » Avec une dernière petite pression de la main sur la carlingue, elle se retourna pour partir, mais s’arrêta aussitôt ; quelque chose sur le panneau attira son attention. Elle prit le temps de se pencher, étrécissant les yeux pour distinguer ce dont il s’agissait. Le métal comportait une gravure, auparavant dissimulée sous la couche de crasse. Deux lettres, soigneusement gravées par une main d’artiste : K.N.

Rashmi eut le souffle coupé. Kiran Nalaàr. C’était forcément ses initiales. Le défunt compagnon de Pia, et l’inventeur qui avait conçu ce vaisseau tant d’années auparavant. Rashmi effleura la griffe du bout des doigts pour chasser les résidus d’huile et de crasse, comme si ce geste empreint de tendresse pouvait compenser le sort de sa création. Je suis désolée de ce qu’il est advenu de cette merveille. Elle pressa les doigts contre les lettres. Je sais ce que l’on éprouve en voyant sa création détournée à des fins néfastes.

Une onde d’énergie éthérique jaillit du filigrane, et un tourbillon bleu luminescent enveloppa Rashmi. Son cœur bondit. Elle connaissait cette sensation. Il n’existait pas de sentiment plus merveilleux. Elle n’en avait fait qu’une fois l’expérience, lorsqu’elle avait examiné le prototype de raffineur d’Éther d’Avaàti Vya au Musée de l’Invention. « Ne pas toucher », disait le panneau, mais Rashmi n’en avait eu cure. Elle avait fait courir ses mains sur la pièce de ferronnerie, et brusquement, elle s’était retrouvée plongée dans l’esprit de l’inventeur à l’intérieur.

C’est ce qui arrivait quand un projet venait du cœur ; les inventeurs qui mettaient toute leur âme dans leur travail laissaient un fragment de leur être dans leurs créations. Les mains de Kiran avaient donné forme à ce métal, son esprit avait imaginé cette structure, et à présent son essence se répandait à travers son œuvre.

Rashmi était submergée par l’esprit de l’inventeur. Son amour de l’aviation, qui lui permettait de s’envoler au-dessus de la cité, sans rien pour le restreindre. Sa passion de créer, de concevoir des choses que personne n’avait encore jamais fabriquées. Son enthousiasme à repousser les limites et à prendre des risques. Et puis autre chose encore, un sentiment auquel Rashmi ne s’attendait pas : Kiran était animé d’un fervent désir de défendre la liberté de création, de tenir tête à ceux qui voulaient restreindre l’innovation, de protéger cet esprit d’invention qui lui était si cher.

C’était comme si elle avait cessé de respirer, comme si son cœur avait cessé de battre, et lorsque les sensations regagnèrent son corps, Rashmi s’écarta du vaisseau en titubant. L’image rémanente des tourbillons bleus qui dansait devant ses yeux lui fit perdre l’équilibre. Deux bras la rattrapèrent. « Ils vous mandent. » C’était Mitul. « Ils aimeraient que vous montiez sur l’estrade. »

Rashmi essaya de retrouver sa voix pour protester, mais elle se sentait encore prise de vertige. Mitul l’aida à contourner la poupe du navire et l’incita à monter les marches de l’estrade.

Pia tendit la main pour l’accueillir. « Et la voici, la grande ingénieure éthérique, Rashmi, qui vient inaugurer notre vaisseau volant. » Un concert d’acclamations s’éleva alors que Pia passait le bras autour de ses épaules. « Rashmi a enduré plus d’épreuves que la plupart d’entre nous ne peut l’imaginer, reprit Pia. Elle a été séquestrée par Tezzeret lui-même, et elle a lutté pour s’échapper. » Des cris de soutien lui répondirent. « Je pense qu’elle a gagné le droit de dédier ce vaisseau à la ruine du tyran. » Pia tendit à Rashmi une bouteille en verre remplie d’Éther fluorescent. « Faites-nous cet honneur. Sus au monstre ! »

Des cris de « Sus à l’ennemi ! », « Mort au tyran ! » et « La Ruine de Tezzeret » attirèrent l’attention de Rashmi sur la foule. Il y avait tant de gens, une mer de visages, et tous avaient les yeux braqués sur elle. Elle les observa en retour, ces renégats. Mais à cet instant, ce n’était pas ce qu’elle voyait. Elle voyait des inventeurs. Ils étaient tous présents ici parce qu’ils croyaient en l’esprit d’invention. Le même esprit qu’elle avait senti au travers de Kiran. Il pulsait encore en elle, vif et passionné.

Ce vaisseau, cette révolution, représentaient beaucoup plus qu’elle n’avait bien voulu le reconnaître. Elle avait laissé la peur prendre le dessus. Elle s’était convaincue que cette rébellion n’était animée que par un désir de destruction. Comme elle s’était trompée !

« Allez », l’encouragea Pia.

Rashmi s’avança à petits pas, resserrant sa prise sur la bouteille d’Éther afin qu’elle n’échappe pas à ses doigts moites. « Bonjour. » Sa voix se brisa, lui paraissant ténue dans l’immensité froide et sèche des lieux. Elle fit une seconde tentative et parla plus fort. « Bonjour ! » Personne ne réagit. Elle se racla la gorge. « Je vais inaugurer ce vaisseau, selon le souhait de Pia. Mais je pense qu’il faut d’abord le rebaptiser. »

Les gens remuèrent, mal à l’aise, et un murmure parcourut les rangs. Pia attira son attention, ses lèvres étirées en un sourire crispé, l’implorant du regard de remplir simplement sa mission.

Mais elle remplissait justement sa mission.

« La Ruine de Tezzeret, reprit Rashmi. Ce nom a une fort belle consonance. En particulier à mes oreilles, vous pouvez me croire. » La remarque lui valut quelques rires polis. « Et il s’agit d’un nom tout à fait pertinent. Car c’est ce que nous devons faire : précipiter la chute de ce scélérat. Et c’est ce que nous ferons. Je vous le promets. »

Il y eut un hourra isolé.

« Mais en réalité, ce n’est pas ce but qui nous a réunis ici, du moins pas entièrement. Nous ne sommes pas venus pour combattre, renverser ou détruire. Certes nous le ferons, car nous y sommes obligés. Car c’est nécessaire si nous voulons protéger notre monde. Mais notre réel objectif est bien de protéger. Nous sommes là pour sauver notre ville, pour défendre son esprit : l’esprit d’invention. Voilà le véritable enjeu. Nous sommes des inventeurs, nous créons, nous bâtissons. Nous contribuons au monde ; nous ne le pillons pas. »

Des cris d’approbation épars lui vinrent en écho.

« Nous savons tous, au fond de nous, qui nous sommes. Mais s’il faut vous rafraîchir la mémoire, alors songez à l’homme qui a créé ce vaisseau : le grand inventeur Kiran Nalaàr. » Brusquement, tous les regards se rivèrent sur la femme qui se tenait près de Rashmi. Cette dernière sentit Pia se raidir à son côté. « Personne n’incarne mieux l’esprit d’invention que Kiran. Il a consacré sa vie à la création. Et il croyait en la légitimité de la liberté d’expression pour tous. Il a construit cet aéronef non dans un esprit de destruction, mais dans un désir de découverte. Et mon plus cher espoir est qu’à la fin, quand nous aurons abattu l’usurpateur et que nous aurons remporté la lutte, le vaisseau de Kiran volera pour l’espoir. Qu’il portera son esprit, notre esprit d’invention aux quatre coins du monde. Je baptise donc ce vaisseau volant le Cœur de Kiran. » Rashmi leva la bouteille d’Éther au-dessus de sa tête. « Puissions-nous ne jamais oublier qui nous sommes ! » Elle brisa la bouteille contre la proue du navire et la substance mystique éclaboussa le métal doré.

Un tonnerre d’acclamations salua son geste, et les larmes affluèrent au coin des yeux de Rashmi. Pia la prit par les épaules. « Merci. Merci de tout cœur. » Elle empoigna la main de l’inventrice et la leva sous une salve d’applaudissements.

« Pour l’esprit d’invention ! » scanda une voix dans la foule. Rashmi reconnut cette voix ; elle aperçut Mitul, poing dressé. Leurs regards se croisèrent, et elle sourit à son ami, sachant qu’elle n’aurait pas à lui dire adieu. Ils étaient inventeurs, chercheurs, dans le domaine en plein essor de l’abstraction temporelle de l’Éther, et ils ne laisseraient pas Tezzeret leur enlever cela.


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