Histoire précédente : C’était écrit

Passer ses journées dorlotée par des cohortes de morts-vivants empressés est exactement l’idée que se fait Liliana du paradis. Hélas, impossible de se laisser aller à pareille désœuvrement, car, si elle est venue sur Amonkhet, c’est pour retrouver — et tuer — le troisième de ses créanciers démons.


Liliana se dit que l’ombre rendait décidément le désert nettement plus agréable.

Bien entendu, une température douce et une brise fraîche rendaient plaisant n’importe quel lieu, mais pouvoir se prélasser dans une petite oasis de calme et de pénombre tout en se sachant encerclé par la fournaise, se laisser caresser par des courants d’air plumeux qui ne berçaient jamais les arbres immobiles, écrasés par le soleil, représentait le comble de la volupté et du raffinement.

Perdue dans ses pensées, elle mordit dans une figue. À côté d’elle, un serviteur mort-vivant emmailloté de blanc tenait, sur sa tête, avec un parfait maintien, la coupe d’où provenait le fruit. Derrière elle, une autre de ces momies étranges et soumises agitait un flabellum empenné, source de l’exquis courant d’air qui lui chatouillait les cheveux. Elle avait ordonné à de nombreuses autres de se tenir prêtes au cas où elle aurait besoin de quoi que ce soit, et celles-ci s’étaient agenouillées devant elle, obséquieusement impassibles. Elle avait certes l’habitude de ce genre de valets, mais ceux-ci étaient d’une efficacité exceptionnelle : non seulement ils satisfaisaient tous ses désirs, mais ils les anticipaient.

Elle aurait pu s’habituer sans peine à cet endroit.

Mis à part…

Mis à part tout ce qui lui rappelait sans cesse Nicol Bolas, souverain prébendier d’une cité-État où on le vénérait comme une divinité, le Dieu-Pharaon. Mis à part la manière dont tous les autres, de ses équipiers aux autochtones, semblaient obnubilés par les dieux et les épreuves, et un prétendu au-delà sublime, au lieu de profiter des plaisirs qu’offrait manifestement cette ville. Mis à part qu’elle n’usait pas de nécromancie pour commander à ces zombies-là, si différents de ceux dont elle avait l’habitude, et qu’elle ignorait totalement ce qui se passerait si elle s’y esseyait.

Mis à part, évidemment, Razaketh.

Deux des quatre démons à qui elle avait vendu son âme étaient morts, tués par le pouvoir dévastateur du Voile de Chaîne, à la faveur d’attaques-surprises. C’était d’ailleurs Kothophed, le premier, qui l’avait envoyée en quête du Voile, cette relique diabolique à la faramineuse puissance. Quand elle était revenue avec l’objet, le thésauriseur d’âmes l’avait laissée l’approcher, preuve que même un démon pouvait se montrer trop stupide pour mériter de vivre. Bien que largement plus dangereux, Griselbrand, le deuxième, était à l’époque enfermé dans une prison d’argent magique. Liliana avait donc forcé une malheureuse des environs à faire exploser cette geôle, puis avait profité de l’effet de surprise pour tailler le démon en pièces.

Razaketh était le troisième, mais, contrairement aux deux premiers, elle ignorait tout à fait comment elle allait pouvoir le surprendre, pas plus qu'elle n'avait idée de l’endroit où il se trouvait sur Amonkhet. Elle ignorait même s’il avait eu vent de sa présence.

Quoi qu’il en soit, ce dernier se cachait quelque part sur ce plan, lui-même sous la coupe de Nicol Bolas. Or c’était ce dernier qui avait négocié les contrats pour l’âme de Liliana, et elle se demandait donc de quel œil il verrait ses efforts, passés et à venir, pour s’en libérer. Pourtant, quelle que fût l’issue d’un assaut en règle qui opposerait les Sentinelles à un dragon ancestral, Liliana était bien décidée à s’assurer qu’elles l’aideraient d’abord à tuer Razaketh.

« Ne devrais-tu pas t’employer à chercher quelqu’un ? » glissa une voix fluette et polie derrière elle.

Il ne manquait plus que lui : l’Homme-corbeau ! Ce spectre du passé, au propre ou au figuré, qui savait toujours où elle s’était rendue et ce qu’elle y avait fait. Peut-être n’était-il pas tangible, peut-être n’était-il que le produit d’une infirmité mentale, une tribulation de l’esprit, un parasite psychique, mais il était bel et bien réel, il le fallait, car elle se refusait à envisager qu’il ne le fût point.

Quelles que fussent son identité et sa nature, il la hantait ainsi par intermittence depuis sa jeunesse et, ces dernières années, s’était montré de plus en plus jacassier.

« Tu n’as rien de mieux à faire ? » lui demanda-t-elle, sans même prendre la peine de se retourner.

Liliana avait les jambes étendues au soleil, sachant pertinemment que l’Homme-corbeau préférait se rencogner dans l’ombre et se trouvait donc incapable de se placer face à elle. Il lui apparut ainsi à son côté, dans son habituelle tenue funèbre et surannée, appuyé contre l’un des mâts qui soutenaient la tente et l’observant de toute la froideur de ses yeux d’or.

« Je m’inquiète pour toi, Liliana. L’un de tes démons est à portée de main, et le temps file, lui rappela-t-il avec un geste en direction du second soleil, si proche de sa destination finale. Pourtant, tu restes vautrée là, à lézarder en te gobergeant. »

« Tu sais parfaitement que je ne suis pas restée oisive. » Si elle n’avait en effet pas osé employer ses propres zombies avant d’avoir mieux compris comment une nécromancie étrangère comme la sienne serait accueillie sur Amonkhet, où la servitude des morts-vivants était généralisée et institutionnalisée, elle n’en avait pas moins invoqué quelques ombres, morts-vivants désincarnés faits de ténèbres et de mort, et les avait envoyés voleter dans le contre-jour des grands monuments, à la recherche de traces laissées par Razaketh.

Peu importait combien de temps il ne lui était pas apparu, l’Homme-corbeau semblait toujours au courant de ses faits et gestes.

« Oui, parlons-en, justement, ironisa celui-ci. Tu as envoyé tes laquais plutôt que de mener les recherches par toi-même, choix certainement motivé par un souci de discrétion et en aucun cas par la peur, j’imagine. »

« J’ai pris bonne note de tes sarcasmes, le coupa Liliana. À présent, disparais ! »

« Je me suis montré très patient. Je t’ai laissée faire des mois durant, d’abord pendant ton séjour sur Ravnica, à t’y prélasser avec ta clique et à jouer les bonnes âmes quand cela t’arrangeait. Je me suis tu, également, durant ta petite excursion sur Kaladesh, même quand cette villégiature s’est transformée en dangereuse digression. J’ai considéré que tu maîtrisais la situation, que tu renforçais tes liens affectifs avec ces sots afin de mieux les pousser vers ce que tu attends d’eux. »

« Raison pour laquelle on les appelle des liens, justement, riposta Liliana. Ne sont-ils pas assez embobinés à ton goût ? »

« Certes, mais reste à savoir précisément qui se retrouve à présent pieds et poings liés, répliqua l’Homme-corbeau. À plusieurs reprises, tu as partagé une bouteille avec Jace sous prétexte d’évoquer le bon vieux temps. Voudrais-tu me faire accroire qu’il s’agissait seulement de renforcer ton emprise sur lui ? »

Cela s’était en effet produit deux ou trois fois sur Ravnica, après qu’elle eut rejoint les Sentinelles. Gideon, lors d’un conseil de guerre, s’était d’ailleurs autorisé à s’étonner, d’une remarque acerbe, de ne pas trouver Jace, aux premières heures de la matinée, puis le sujet n’avait plus refait surface, sans que personne ne s’en émût.

« Cela ne te concerne en rien », objecta Liliana.

« Ne te laisse pas dominer par tes attachements, lui conseilla-t-il. Ces idiots qui te sont dévoués se retrouvent aux portes de tes ennemis ; pourtant, tu ne fais rien. Ils furètent partout sans circonspection aucune pendant que toi, tu t’abandonnes à l’indolence, risquant par ton inaction tout ce que nous avons bâti. Te serais-tu amollie ? »

Le regard sombre, Liliana répliqua : « Ils ont fait pour moi bien plus que tu n’en fis jamais, lamentable spectre ! »

« Me voilà profondément blessé, déclara l’Homme-corbeau avec une effronterie affichée. Ne t’ai-je point aidée tout au long de ton périple ? N’ai-je ainsi pas veillé à protéger ton esprit, sur Innistrad, quand ton pantin encapuchonné a perdu le sien ? N’ai-je pas pris le contrôle du Voile de Chaîne pour t’extirper de l’estomac de la guivre, à ton arrivée ici ? »

« Je te demande pardon ? » Liliana, enfin, daigna le regarder. Lorsqu’elle s’était retrouvée à glisser le long du gosier du monstre, elle avait cru sa dernière heure venue et n’était pas certaine de savoir comment elle y avait échappé. Prendre le contrôle du Voile de Chaîne, en était-il capable ? Et l’avait-il déjà fait auparavant ?

« Je m’efforce de t’aider, reprit l’Homme-corbeau en souriant. Sachant que Razaketh ne te sait peut-être pas ici, plus vite tu mobiliseras tes petits amis contre lui, mieux tu t’en porteras. Il est grand temps de mettre à contribution ces si loyaux commis. »

Un reflet bleuté arrivant dans sa direction attira le regard de Liliana.

« En parlant de mes “commis”, voici que s’approche notre télépathe préféré, souffla-t-elle en souriant. Tu ferais bien de disparaître. »

« Redouterais-tu qu’il ne m’aperçoive ? » demanda l’Homme-corbeau.

« Et toi, ne crains-tu pas ce qu’il ferait s’il te découvrait ? » railla la nécromancienne.

Les yeux dorés de l’Homme-corbeau s’étrécirent, ce qui procura à Liliana une profonde satisfaction.

« Ne perds pas de vue la raison qui nous amène ici », rappela-t-il avant de disparaître, drapé dans sa dignité.

La nécromancienne se laissa aller en arrière, afin de paraître détendue à l’arrivée de Jace. Avec délicatesse, elle préleva ainsi un grain de raisin noir dans la coupe et y mordit, ourlant sa lèvre inférieure pour ne pas laisser le jus couler sur son menton. C’était un fruit excellent, juteux et sucré.

« Ah, te voilà ! » lança Jace en plissant les yeux, malgré sa capuche, pour se protéger de l’ardeur du soleil.

Impatiente de découvrir la ville, Liliana s’était glissée hors de la chambre qu’elle occupait dans leurs quartiers temporaires, alors que Jace, l’air misérable, sirotait une bière épaisse et amère. Ses pas l’avaient ainsi amenée jusqu’à cette petite tente, plantée sur la rive du fleuve, où elle s’était installée, avant de dépêcher ses pisteurs et de commander une collation. Elle avala le grain de raisin, pépin inclus, bien entendu ; le recracher eût été indigne.

« Bonjour, Jace, lança-t-elle. Tu veux prendre le petit déjeuner ? »

« Il est midi passé », lui rappela-t-il.

« Alors, disons… un petit déjeuner tardif. »

Il serra les dents pour marmonner : « Cela s’appelle le déjeuner. »

Toujours aussi adorable.

« Comme tu voudras, conclut-elle. Les figues seront toutes pour moi. »

Jace haussa les épaules avant de tendre la main vers les fruits en question, mais se ravisa quand il vit ce qui tenait le compotier. « Je serais plus à l’aise avec de la nourriture que n’auraient pas manipulée des cadavres », ronchonna-t-il.

« Voilà qui me surprend de ta part, mon bon. Je me doutais que les autres feraient la fine bouche, mais j’aurais cru que toi, tu apprécierais des serviteurs morts-vivants imperturbables. Leurs bandages sont très hygiéniques, tu peux m’en croire. »

« Avais-tu déjà vu civilisation semblable ? demanda Jace. Les morts qu’on emporte pour être momifiés et asservis, des zombies qui exécutent toutes les corvées ? »

« Non, reconnut Liliana. Rien de semblable. De plus, ceux qui se trouvent intra-muros sont différents de leurs homologues extra-muros, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué. »

« Ils sont plus soignés, cela ne fait aucun doute, reconnut-il. En effet, je l’avais noté. Dans les dunes, l’une des guivres est ressuscitée toute seule. De ton côté, tu étais, disons hors de combat, et je l’aurais perçu, si un autre nécromancien s’était trouvé là. »

Était-ce de l’inquiétude qui pointait dans sa voix ?

« Ces zombies n’ont pas subi le contrôle de qui que ce soit depuis des lustres, expliqua-t-elle. Si tu dis vrai pour la guivre, il se peut que ce soit une sorte de nécromancie ambiante qui les ait ramenés à la vie. »

« Une nécromancie ambiante ? Cela existe-t-il ? »

Liliana eut un geste évasif, avant de répondre : « Ici, peut-être, précisément. Ce ne serait qu’une bizarrerie de plus. »

« Et qu’en est-il de ceux d’ici ? »

« Ils sont déconcertants, dirais-je. » De fait, les momies qui travaillaient dans la cité la hérissaient. « Quelle que soit la magie qui les a fait revenir, elle est très différente de la mienne et exerce sur eux un contrôle sans faille. Je n’ai jamais rien vu de tel. »

« Si nous en apprenions davantage sur cette magie, peut-être aurions-nous une idée plus précise de ce qui se trame. »

Those Who Serve
Ceux qui servent | Illustration par Volkan Baga

Liliana ressentit le frisson familier accompagnant l’approche d’une ombre, qui rampait vers elle le long des façades protégées du soleil et passait de la frondaison d’un arbre à la suivante. Jace frémit et scruta les alentours. Petit futé ! se dit-elle.

« C’est l’une des miennes. » Aux paroles de la nécromancienne, le télépathe se détendit quelque peu, mais pas entièrement. Futé et circonspect.

L’ombre gardait ses distances, de toute évidence peu encline à traverser une zone de plein soleil pour rejoindre l’abri de Liliana.

Approche, lui murmura l’ectoplasme. Trouvé.

Décidément, ces ombres n’avaient aucune conversation. « Parfait, annonça Liliana à haute voix. Il semblerait que j’aie trouvé quelque chose. »

D’un geste de la main, elle congédia les serviteurs momifiés et rajusta sa mise avant de se tourner vers Jace. « Tu envisages de me suivre », constata-t-elle.

« Bien entendu. »

« Et si je te demande de t’en abstenir, tu te rendras invisible pour rester pendu à mes basques. »

Jace acquiesça d’un hochement de tête entendu. « C’est mon intention, oui », confirma-t-il.

« Pour résumer, la seule différence pour moi, c’est d’avoir à te regarder ou non, durant le trajet ? »

« Euh… oui, j’imagine. »

« Très bien, conclut Liliana. Dans ce cas, suis-moi. » Elle s’éloigna alors sur les traces de l’ombre, qui leur ouvrait la voie.

Jace lâcha un long soupir, puis lui emboîta le pas en maugréant : « Cela veut-il dire que tu as envie de me regarder ou bien…? »

La nécromancienne se contenta de sourire, tout en poursuivant sa route.

Ils empruntèrent ainsi des artères baignées de soleil, passant devant de jeunes adultes en pleine forme physique et des enfants exagérément disciplinés. Des ahanements d’effort et une saine odeur de sueur leur parvenaient des palestres où les « initiés » affinaient leurs techniques de combat.

Quels corps magnifiques ! Elle ne put s’empêcher de les imaginer à son service, à condition, bien entendu, qu’ils ne fussent pas trop abîmés avant de mourir…

Oh ! « Jace… commença-t-elle. Avais-tu remarqué que toutes les momies de la ville étaient estropiées ? »

« Hein ? grogna-t-il. J’avais effectivement constaté que certaines l’étaient, qu’il leur manquait une main, par exemple, mais toutes, vraiment ? »

« Oui, même celles à qui aucun membre ne fait défaut ont des tendons tranchés ou des os brisés. On le voit à leur démarche. Tout le monde ici connaîtrait-il une fin violente ? »

« À moins que les cadavres intacts ne servent à autre chose », suggéra Jace.

La nécromancienne fronça les sourcils et déclara : « Cet endroit est étrange. »

« Oui, très étrange », renchérit Jace.

« Et il semblerait que Gideon… »

«… S’y plaise, acheva-t-il. Je sais. »

Dans un ensemble parfait, ils laissèrent tous deux échapper un grognement de dégoût.

« Que cherchons-nous ? » s’enquit Jace.

« C’est moi qui cherche quelque chose, précisa Liliana dans un sourire. Toi, tu te contentes de me suivre. De plus, c’est un secret. »

« Je déteste les secrets. »

« Lesquels ? Ceux que tu connais ou ceux que l’on te cache ? »

« Les uns comme les autres sont des fardeaux, répondit le télépathe, mais ceux que l’on dissimule sont les pires, évidemment. »

Évidemment. Quelle candeur ! Liliana soupira avant d’enfin se décider à se livrer : « Me promets-tu de ne pas t’emporter ? »

« Pas question ! »

« Dans ce cas, jure-moi au moins de n’en rien dire à Gideon. »

« Non, encore moins ! »

« Puisqu’il en est ainsi, débrouille-toi pour deviner tout seul, gros malin ! »

Il s’approcha alors d’elle, l’air concentré. « Tu tentes de trouver Nicol Bolas », insinua-t-il.

« J’aimerais autant l’éviter. »

« Tu envisages de nous trahir. »

« C’est tentant, mais non. »

« Tu cherches donc quelque chose que tu as laissé ici à ta dernière visite. »

Elle ne put retenir un sourire. « Moui, fit-elle. Tu as presque deviné, mais c’est encore trop vague. »

L’ombre glissa jusqu’à rejoindre l’une de ses semblables, nichée le long d’un bâtiment, et s’arrêta. La façade était couverte d’inscriptions, dont certaines étaient rédigées dans l’écriture indigène, que Liliana ne comprenait pas, tandis que d’autres glyphes lui sautèrent aux yeux : Razaketh !

L’épigraphe parut onduler sous ses yeux, et des murmures se bousculèrent aux confins de sa conscience. Elle vacilla, mais se rattrapa de justesse en posant une main sur la paroi. La chaleur ; son malaise était certainement dû à la chaleur.

Bien qu’il la vît tituber, Jace n’esquissa pas un geste pour la secourir. « Tu vas bien ? » s’enquit-il néanmoins.

« Je vais toujours bien. »

Le télépathe poignarda la nécromancienne du regard.

« … Au bout du compte », précisa-t-elle.

Le spectre les guida jusqu’à l’entrée de l’édifice, sa substance évanescente se délitant d’être restée exposée trop longtemps aux soleils du désert. D’un geste, la nécromancienne la dispersa.

Le lieu ne paraissait pas ouvert au public. Toutefois, ni verrou ni porte n’en interdisait l’accès, ce qui, au demeurant, semblait la règle dans cette ville.

Ils empruntèrent une rampe de pierre menant à un long corridor, chichement éclairé par quelques torches disposées de loin en loin. Sur les murs, des bas-reliefs dépeignaient des batailles farouches que se livraient des initiés, certains gisant au sol, morts.

Soudain, à un mouvement furtif derrière eux et à des bruits de pas qui empruntaient la rampe, ils se figèrent, mais impossible de se cacher ! Il était à espérer que le bâtiment ne fût pas interdit aux visiteurs.

Une momie impavide leur apparut, les bras chargés de haillons. Jace et Liliana découvrirent alors une alcôve et s’y réfugièrent. À aucun moment la momie ne sembla noter leur présence. Une seconde apparut derrière elle, puis une troisième et encore d’autres, comme une procession. Certaines halaient leurs faix, d’autres travaillaient à deux pour déplacer les objets les plus lourds.

Non, ce n’était pas de simples objets ! Ces momies transportaient les corps des initiés tombés au combat, couverts de sang et enveloppés de charpie. Certains étaient mutilés, mais, à l’odeur, tous paraissaient fraîchement morts, une ou deux heures plus tôt au maximum. Liliana entendit Jace avoir un haut-le-cœur.

Une fois les momies passées, elle s’avança dans le couloir. « Fais attention où tu mets les pieds, avertit-elle. Le sol est glissant, maintenant. »

« Nous ne devrions pas nous trouver en ces lieux, objecta Jace. Pourquoi y sommes-nous ? Que cherches-tu ? »

« Tu m’as dit toi-même qu’en comprenant ce qui anime ces momies, nous pourrions mieux cerner ce qui se trame ici. »

Jusqu’à présent, son raisonnement s’était avéré, mais quel rapport possible avec Razaketh ?

Ils suivirent les momies dans le couloir, dont les gravures murales représentaient à présent des momies portant des initiés morts vers des tables d’embaumement, pour ainsi augmenter leurs rangs.

Les deux Sentinelles pénétrèrent ensuite dans une salle parfaitement éclairée et y découvrirent in vivo la réalité évoquée dans la pierre : les momies s’affairaient sur des corps allongés à même des dalles de pierre, à côté desquelles se trouvaient des consoles couvertes d’instruments et de vases canopes. Ici, l’odeur était différente : la fétidité de la mort se mêlait aux relents des produits d’embaumement.

Anointer Priest
Prêtresse consécratrice (Embalmed) | Illustration par Lake Hurwitz

Les momies travaillaient dans un silence absolu, troublé seulement par le frottement occasionnel d’un pied habillé de bandelettes ou encore les craquements, les grincements et les gargouillements des corps que l’on préparait.

L’endroit débordait d’activité. Tout se déroulait selon le processus d’embaumement tel que les lectures de Liliana le lui avaient présenté sur d’autres plans, mais ici à échelle industrielle. Les momies prélevaient ainsi la majorité des organes, mais déposaient ensuite ceux-ci dans de grandes jarres communes, dépourvues de décoration. Pour les envelopper de bandelettes aussi efficacement que sur un métier à tisser, les corps étaient montés sur des râteliers.

Ce rite n’avait rien de religieux ; on l’avait normalisé, rationalisé.

La voix de Jace se fit entendre dans son esprit : Voilà donc ce qu’ils font des initiés morts. Liliana n’apprécia guère cette intrusion ; les momies, quant à elles, semblaient se désintéresser totalement des deux équipiers et, imperturbablement, se livraient avec zèle à leur macabre labeur.

Mais pourquoi tant d’initiés mourraient-ils donc à l’entraînement ? Liliana adressa à Jace un signe de tête pour attirer son attention vers la paroi située de l’autre côté de la salle, recouverte d’une fresque minutieusement sculptée. Il acquiesça en silence, et ils se dirigèrent tous deux dans cette direction en rasant les murs.

L’un des corps commença alors à s’animer, avant même son enveloppement total. Agité de convulsions, il parut se débattre, interrompant ainsi le processus d’emmaillotement. Comme c’était là la première opération à laquelle Liliana et Jace assistaient où l’efficacité ne le disputait pas à la minutie, ils s’arrêtèrent pour observer. Pas un nécromancien n’était présent hormis elle, ni aucune nécromancie à proprement parler, mais il y avait comme des émanations de magie de mort qui semblaient provenir de toutes parts.

Les momies surveillant la thanatopraxie approchèrent du cadavre indocile et le plaquèrent à l’horizontale, puis une autre les rejoignit. Celle-ci portait une plaque métallique, un cartouche, qu’elles maintinrent ensemble de force sur la poitrine du cadavre. Les soubresauts du corps allongé cessèrent.

Liliana et Jace échangèrent un regard et se remirent en route. De leur côté, les momies embaumeuses continuaient à placer des cartouches sur les dépouilles embaumées. Certaines commençaient à s’agiter avant la mise en place de leur pectoral, tandis que d’autres ne s’animaient qu’un moment après.

Les deux Sentinelles s’immobilisèrent face à la vaste fresque taillée en bas-relief dans la pierre noire, puis ils l’examinèrent pendant que, derrière eux, les momies poursuivaient leur sinistre besogne.

La sculpture dépeignait l’au-delà en employant la même iconographie que celle d’autres bâtiments dans toute la ville : on y voyait ainsi le second soleil, posé entre les deux cornes, à l’horizon, ainsi que le portail gigantesque qui, du moins à en croire les autochtones, barrait le passage vers l’au-delà. Dans cette variante, le portail était ouvert, la vue dégagée sur un séjour des morts engageant mais gardé par un monstrueux démon.

Razaketh.

L’ultime épreuve, précisait l’inscription. La mort dernière et infamante, l’hécatombe des sans-honneur.

Les mains de Razaketh étaient couvertes du sang des cadavres amoncelés à ses pieds, qui s’écoulait pour se mêler à l’eau d’une rivière.

Au-delà du portail, Razaketh ; au-delà de Razaketh, le paradis.

L’effigie du démon perturbait Liliana : elle avait l’impression qu’il la regardait droit dans les yeux.

« Tu es venue ici à la recherche d’un de tes satanés démons ! » gronda Jace.

« Deux sont morts, expliqua Liliana, la gorge serrée tandis que la sculpture semblait la toiser. C’est lui le prochain. »

« Tu aurais dû nous en parler, pesta Jace. Nous t’aurions aidée ! »

« Tu n’ignorais pas que j’avais des comptes à régler, et si toi, tu étais prêt à prendre fait et cause pour moi, crois-tu en revanche que Gideon, lui, serait venu si je vous avais tout raconté — ou même Nissa ? » répliqua Liliana.

« Je ne sais pas, rétorqua Jace. Je t’aurais soutenue, mais maintenant, après tes mensonges, je ne crois pas… »

« Je n’ai menti en rien ! » se défendit Liliana. Le sang affluait dans sa tête en un battement douloureux.

« Tu n’as pas dit la vérité non plus, argumenta Jace. Tu as trahi notre confiance. »

« Je ne vous ai jamais demandé de me faire confiance ! »

Jace lui jeta une réponse au visage, une répartie acrimonieuse qu’elle ne comprit pas, car ses oreilles sifflèrent et sa vision se troubla. Dans sa poche, le Voile de Chaîne parut se réchauffer, pour la protéger.

La sculpture représentant Razaketh ouvrit soudain les paupières, dévoilant des yeux rouge sang qui emplissaient tout son champ de vision.

Les sons derrière eux se turent, et une dizaine de gorges racornies murmurèrent : « Liliana. »

Non, non, non, non, non.

Les momies l’observaient, leur travail interrompu. Leurs semblables fraîchement relevées se tenaient à côté d’elle, certaines seulement à moitié enveloppées, leur cartouche fixé à la hâte. La nécromancienne entendit alors son nom lui parvenir de tous côtés, surgissant des murs eux-mêmes.

C’est toi la responsable ? lui demanda télépathiquement Jace.

Elle secoua la tête en signe de dénégation, impuissante.

« Liliana… » poursuivait le chuchotement.

Les momies, alors, se précipitèrent. Enchevêtrement de chairs emmaillotées et de mains avides, elles les encerclaient, toujours dans un silence absolu. S’engagea alors un combat muet, à peine troublé par quelques grognements intermittents et le bruissement de bandelettes de soie. Jace lançait des sorts juste à côté d’elle, happant une à une les momies avec une corde illusoire, pour les écarter d’eux, mais l’espace était confiné, et les morts-vivants trop nombreux.

Liliana sentit ses pensées s’éclaircir. Elle tendit la main comme elle l’avait fait dans le désert, pour prendre le contrôle de leurs assaillants. Ce n’étaient que des morts-vivants, après tout, semblables à n’importe quels autres zombies.

Sa tentative ne produisit aucun effet.

La magie ambiante ! En un éclair, elle comprit tout : il y avait une force, sur ce plan — peut importait qu’elle fût naturelle ou artificielle —, qui ressuscitait les morts, tous les morts sans exception, aussi bien intra-muros qu’à l’extérieur. Quiconque créait et commandait les momies n’avait nul besoin de nécromancie ; tout ce qu’il lui fallait était le moyen de les régenter, et celui-ci était direct, physique, et bien trop puissant pour que Liliana pût le contrer.

« Je ne peux pas les dominer, avoua-t-elle. Les cartouches… »

Elle attrapa la momie la plus proche, s’empara à pleines mains de son pectoral pour le lui arracher. Jace comprit ce qu’elle tentait de faire, et l’aida en s’accrochant au cou de l’assaillante pour tirer dans l’autre sens.

Dans un déchirement de chairs, le cartouche se céda.

Il se produisit alors un bruit de bouteille que l’on débouche, suivi d’un grésillement. Le trou laissé par le cartouche s’enflamma d’une lumière blanche aveuglante, et la momie s’écroula.

Fichtre !

Les autres restaient massées autour d’eux, en bien trop grand nombre, et les empoignaient par les membres et la gorge. Liliana tendit la main pour s’emparer du Voile de Chaîne. Elle avait désespérément tenté de ne pas s’en servir, mais si c’était sa seule chance de survie…

Les momies s’immobilisèrent, les empêchant de bouger, puis certaines s’écartèrent, libérant le passage pour quelqu’un.

« Vous êtes donc bien des étrangers », énonça-t-il.

Temmet !

Liliana avait immédiatement pris en grippe ce jeune vizir arrogant qui leur avait pourtant fait la grâce de les loger. Il lui semblait en effet trop hautain, trop sûr de lui. Elle en était même arrivée à se demander s’il n’était pas plus âgé que son physique ne le laissait croire, comme c’était son propre cas. Mais non, ce n’était qu’un adolescent. Comme tous ceux qui vivaient ici, dès son plus jeune âge, il s’était entraîné comme une lame que l’on affûte. À présent, cette lame se retournait contre eux avec une force telle qu’il pouvait fort bien s’agir d’un gamin à qui son autorité montait à la tête.

« D’abord, je n’y ai pas cru, car qui a déjà entendu chose pareille ? » déclara-t-il en s’approchant pour les examiner.

Fais en sorte qu’il continue à pérorer, dit Jace dans l’esprit de la nécromancienne. Il possède une sorte de protection ; j’ai besoin d’un peu de temps.

« Pourtant, j’ai vérifié dans les registres des naissances, au monument de la connaissance, poursuivit Temmet. Kefnet sait tout, mais ses vizirs ne vous connaissent pas. Et voilà que je vous retrouve ici, à fureter dans les salles d’embaumement sacrées. Vous ignorez vraiment tout de nos coutumes ; vous ne savez rien du Maître Cornu, puisse-t-il nous revenir bientôt et puisse-t-il nous juger… »

« Si, nous l’avons même rencontré », le coupa Liliana.

Aussi bien Temmet que Jace s’interloquèrent.

« Silence ! » lui intima le premier.

« … Et permets-moi de te dire que c’est un pur c… »

Les mains momifiées resserrèrent leur prise autour de son cou, la forçant à se taire.

« MENSONGES ! » explosa Temmet, écarlate de colère.

L’instant suivant, ses yeux s’illuminèrent de bleu et son visage s’apaisa. Immédiatement, les momies relâchèrent leur étreinte.

Jace prit Liliana par le bras. Ses yeux à lui aussi brillaient d’une lueur bleutée irradiant au-delà de leurs contours, et il avait les traits crispés.

« Cours ! » gémit-il.

« Mais que…? »

« Je ne vais pas pouvoir… commença Jace. … Tenir… très… longtemps… »

Oh ! Il maintenait Temmet en son pouvoir, et ce dernier contrôlait les momies, ce qui devait exiger du cher garçon un effort insoutenable. D’ailleurs, toutes ne s’étaient pas figées, sans doute parce qu’il y en avait trop. L’entière volonté de Jace n’y suffisait pas.

D’un coup d’épaule, la nécromancienne écarta alors la momie la plus proche et se mit à courir, loin des yeux rouges de la fresque qui la dévisageaient, de la salle d’embaumement, de l’odeur de mort et du silence qui y régnaient. Suivie du mage, elle s’enfuit.

Dehors, les soleils aveuglants, son cœur battant à tout rompre.

Les yeux de Jace reprirent leur aspect normal. Liliana risqua un regard par-dessus son épaule pour constater qu’on ne les poursuivait pas, du moins pas encore.

« C’est là… anhéla Jace, pantelant, … tout ce que tu as trouvé pour le forcer à parler ? Le blasphème ? »

« C’était divertissant », se justifia-t-elle.

Pendant quelques instants, ils se concentrèrent sur leur fuite et leur respiration.

« Que… s’est-il passé, là-dedans ? » demanda enfin Jace.

« Razaketh, répondit-elle. Le démon. Je pense qu’il est partie prenante à cette histoire d’au-delà et qu’il sait… que je suis ici. S’il ne parvient pas à faire valoir mon contrat, c’est uniquement… grâce au Voile de Chaîne. »

« Formidable ! » lâcha Jace, sarcastique.

« Tu as effacé les souvenirs de Temmet, au moins ? »

Jace ne put retenir un rictus. « Non, reconnut-il. J’ai fait de mon mieux… pour empêcher les momies de nous étouffer. Il va rester inconscient quelque temps, puis se réveillera… avec une bonne migraine, mais il se souviendra. »

« Dans ce cas, il faut retrouver les autres », décida Liliana.

Il est grand temps de mettre à contribution tes si loyaux commis, lui avait suggéré l’Homme-corbeau.

Peu importait qu’ils fussent ses amis ou de simples marionnettes, Liliana avait besoin d’eux. Elle pressa le pas, bien décidée à distancer le démon et à trouver de l’aide.


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Profil du Planeswalker : Jace Beleren
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