Jace passa les quelques jours suivants dans un état de joie permanent. Il était occupé et actif, mais constamment distrait par les nouveaux sons découverts.

Le Belligérant grinçait et gémissait sur les flots. L'équipage chantait, riait et relayait les ordres. Et chaque son renfermait une conversation sous-jacente.

Même lorsque ses oreilles ne captaient aucun bruit, Jace entendaient des conversations ininterrompues.

C’était une situation des plus énervantes, et le jeune homme avait conclu que mieux valait tenter d’étouffer ce bruit incessant par l’activité.

Il se fit une place parmi l'équipage et fut ravi de découvrir de nouvelles tâches et techniques. Amelia, la quartier-maître et une des deux mages timoniers, se faisait un plaisir de lui servir de guide. Elle ajustait la grand-voile et les cordes avec facilité grâce à sa magie, puis en modifiait rapidement l'orientation grâce à des rafales afin de mettre Jace au défi de redresser le cap.

Kerrigan, l'ogre robuste qui s’occupait de la tambouille, lui montra comment entretenir le feu de la cambuse sans incendier le navire. Gavven, le maître d'équipage, lui fit faire le tour du navire après que Jace eût insisté pendant des heures.

Jace avait aussi dévoué une heure de chaque jour au perfectionnement de ses propres talents. En un mois de traversée, ses illusions étaient devenues plus détaillées, plus convaincantes.

Cinq jours après l’abordage du navire vampire, l'équipage avait accosté à La Rade sans aucun besoin de ravitaillement coûteux. Sur ordre du capitaine, l’équipage du Belligérant avait débarqué pour se reposer, et les festivités ne s’étaient pas faites attendre.

Jace n’aurait pu maginer un endroit plus différent ou intéressant que celui qu'il avait découvert en posant le pied sur le quai.

Les planches de La Rade étaient les vestiges de milliers de navires de la Coalition des hardis détruits. La ville elle-même, construite sur une série de plate-formes flottantes, était un terrain neutre où les pirates pouvaient se rencontrer et échanger marchandises, outils, trésors et histoires. C'était un petit empire bâti sur les faveurs et les obligations ; un endroit où les voyageurs trouvaient ce dont ils avaient besoin, comblaient leurs désirs et forgeaient de durables alliances. Jace avait appris qu’avant l'arrivée de la Légion du crépuscule deux ans auparavant, cet endroit avait été épargné par la guerre à Torrezon.

Amelia lui donna une tape sur l'épaule.

« Jace ! Nous allons au Radeau incendié pour boire de la bière et jouer aux cartes ! Ça t'intéresse ? »

Jace haussa les épaules et sourit. Il sentit une nouvelle tape sur son épaule, et découvrit Grègues, un gobelin aussi doué pour nouer des nœuds que hurler. « LA BIÈRE ET LES CARTES ! LA BIÈRE ET LES CARTES ! » scanda-t-il avec ferveur.

Amelia poussa le gobelin de sa jambe. « Hé ! Tu m'as pas encore remboursé ton ardoise du dernier port, Grègues. Commence pas à chanter si vite. »

« LA BIÈRE ET LES CARTES ! »

La mage timonière le menaça du doigt. « Les dettes, la bière et les cartes, Grègues. »

Celui-ci s'arrêta et sortit deux pièces de sous son chapeau.

« LES DETTES, LA BIÈRE ET LES CARTES ! »

Amelia mit les deux pièces dans sa poche et hocha la tête.

Vraska marcha vers l'équipage et leur fit un signe de la tête. « Désolée Grègues et Amelia, mais Malcolm et moi devons nous concerter avec notre dernière recrue. »

Amelia et Grègues opinèrent du chef. Vraska continua : « Mais nous rejoindrons l'équipage après, pour les festivités. »

Grègues leva le poing. « LES DETTES, LA BIÈRE, LES CARTES ET LES FESTIVITÉS ! »

Malcolm vola à leurs côtés, un air malicieux sur son visage aviaire. « Capitaine, Beleren, par ici je vous prie. »

Ils firent leurs adieux et suivirent Malcolm.

La sirène conduisit Jace et Vraska dans l’une des rues étroites et à demi penchées de La Rade, vers son caboulot préféré. L'air sentait la marée basse et les mouettes riaient sur les toits en étain. Les boutiques et tavernes qu'ils croisaient bourdonnaient de rires de pirates, et les lumières des lampes à huile suspendues aux avant-toits éclairaient leur chemin par intermittence.

Malcolm pointa un bâtiment quelconque sur le côté de l'un des quais. Une pancarte en lambeaux était suspendue sur le devant.

La peinture écaillée en indiquait le nom : « L’ARRIÈRE DU MAÎTRE D'ÉQUIPAGE ».

« C'est une perle », ajouta-t-il avec fierté d'une voix mielleuse.

Il ouvrit la porte, une vieille table de cambuse toujours parée d'un couteau, et s'avança gaiement vers le bar.

Vraska et Jace l’imitèrent et s'assirent à une table. Jace regarda alentour et fut submergé par l'étrangeté de l'endroit.

Les murs étaient couverts de taches de fumée, et de pauvres lampes à huile illuminaient faiblement une série de tables autour desquelles se trouvaient les scélérats les plus immoraux que le plan ait jamais porté. Le tavernier gobelin dévisagea les nouveaux arrivants du seul œil qui lui restait et cracha avec force dans un chapeau retourné.

Vraska regarda Jace d'un air incertain, incapable de prévoir ce qu'il penserait de l'établissement. « L'endroit ne te dérange pas ? »

Jace se retourna vers elle, émerveillé. « Il est fascinant. »

Malcolm apporta leurs boissons et ils levèrent tous leur verre pour fêter leur travail d'équipe.

Au milieu de la tournée, Vraska sortit un compas de son manteau et le posa sur la table.

« Jace, tu dois savoir que nous sommes actuellement en mission spéciale. »

Son cœur bondit dans sa poitrine. Il mourrait d'envie de savoir quel était l'objet de la mission.

« Elle a commencé il y a cinq mois environ. J'ai été contactée par un riche client venu d'au-delà des mers, mais ne faisant pas partie de la Légion du crépuscule. C'est le seigneur Nicolas, et il m'a engagé pour récupérer un objet d'une grande puissance. »

Jace attrapa le compas. Il n'y avait aucune indication de direction, seulement plusieurs aiguilles produites par une douce lumière orange intermittente qui pointaient dans diverses directions, aucune d'elles n'étant le nord. Il le rendit à Vraska, qui continua son récit avec enthousiasme.

« Il m'a demandé de me rendre sur le continent d'Ixalan. » Elle se pencha vers l'avant et parla à voix basse. « Le compas thaumaturgique est enchanté pour trouver un endroit débordant de puissance : la cité oubliée connue sous le nom d'Orazca. »

Non !

Jace sursauta et se retourna. Il croisa brièvement le regard avec un ondin aux nageoires vertes assis de l'autre côté du bar. Il le dévisagea, surpris.

Jace fronça les sourcils. Il aurait juré avoir entendu une protestation.

Il se retourna vers ses amis, qui attendaient une explication.

« Je croyais avoir entendu quelque chose. Excusez-moi. » Il croisa les bras et attendit la suite de l'histoire.

« Il n'y a pas de mal », répondit Vraska.

Malcolm opina du chef. « L'objet que nous cherchons se trouve à Orazca et se nomme le Soleil immortel. Jadis, il était gardé dans les monastères de Torrezon, dans le royaume qui devint par la suite la Légion du crépuscule. Pendant des générations, il est resté sous la protection de ses gardiens, dans les montagnes du continent oriental.

« Sa présence donnait une puissance immense aux anciens dirigeants, renchérit-il. Jalousie et convoitise ont suivi, et les forces de Pedron le malfaisant se sont introduites dans le monastère où le Soleil immortel était gardé pour le voler. Alors qu'ils quittaient le sanctuaire, un être ailé est descendu du ciel. Il s’est emparé du Soleil immortel et a emporté la relique à l'ouest, par-delà les mers. Personne ne connaît son emplacement exact, mais ce compas nous aidera. »

Vraska termina son verre. « Seulement, nous ne savons pas vraiment comment. »

Jace tendit la main et Vraska plaça le compas dans sa paume.

« Il change fréquemment de direction. C'est comme cela que nous t'avons trouvé, tu sais. »

Jace la regarda, interdit. « Je ne suis pas une cité d'or. »

« C'est évident, répondit-elle en souriant. Mais tu peux peut-être déterminer comment il fonctionne afin que nous ne soyons plus déviés par une nouvelle distraction. »

« J'aimerais penser que je ne suis pas non plus une distraction. »

« Non. » Vraska avait une lueur étrange dans le regard que Jace avait du mal à comprendre. « Tu es tout autre chose. »

Malcolm toussa à dessein. « C'est ma tournée. Je vous retrouve au navire. »

Malcolm retourna au bar payer, Jace et Vraska se levèrent pour partir. Jace regarda une dernière fois l'ondin dans le coin, qui détourna le regard rapidement sur son passage.

La nuit était chaude, et des odeurs mêlées de marchandises flottaient dans l'air. Le doux arôme des épices exotiques emplissait l’air et Jace reprit le chemin des rues en planches vers le navire avec son capitaine.

« Vraska, savais-tu que je peux lire dans les pensées ? »

La question semblait aussi stupide qu’elle le paraissait, mais elle arrêta net Vraska.

Elle laissa échapper un soupir lourd de sens. Elle n’ouvrit pas la bouche, mais sa réponse était claire dans son esprit.

Oui, en effet.

Jace fut interloqué. « Pourquoi ne m'avoir rien dit ?! »

Parce que je ne voulais pas que tu sois grossier et que tu lises dans mes pensées sans le demander, pensa-t-elle, le regard las.

Il s'arrêta, sortit de son esprit et regarda au loin les dizaines d'étrangers dans les rues de La Rade.

C'était comme si un maillon de son mental qui s'était desserré venait instantanément de retrouver sa place. Les sons et les voix étaient si clairs maintenant.

Les personnes qu'il croisait, les oiseaux qui volaient au-dessus de sa tête, chacun avait un esprit aussi fragile et précieux que du cristal. Pour lui, chacun représentait une structure splendide dont il pouvait s’il le désirait retourner et étudier les moindres recoins, à l'instar d'une statue en verre soufflée.

« L’esprit est une chose si fragile, commenta-t-il en laissant passer un petit groupe de personnes sur une avenue. Sa structure est une forme, mais un son aussi. C'est comme un orchestre dans un cristal. »

« Comment est-ce d’entendre les pensées ? » s’enquit Vraska.

Jace n'arrivait pas à trouver les mots.

« C'est... bruyant. Comme une mer de flutes à champagne dont chacune joue une note différente. »

Ils tournèrent au coin de la rue et se dirigèrent vers le port.

Maintenant qu’il savait de quoi il en retournait avec ces bribes de conversation... il comprit qu’il pouvait faire en sorte de ne plus les entendre.

Jace se concentra.

Toutes les voix mentales se turent.

Il pouvait toujours voir les structures transparentes, complexes et fragiles des esprits qui passaient à sa portée, mais ils étaient silencieux désormais.

« Interdiction de lire dans mes pensées ou celles de mon équipage, déclara Vraska, mais pour tous les autres, c'est quartier libre. Exception faite de notre employeur, mais je pense qu'il est encore meilleur télépathe que toi. »

« Est-ce que je le connais ? » questionna Jace.

Vraska se tut pendant quelques secondes alors qu'ils marchaient.

« Non », finit-elle par affirmer.

« Tu as hésité. »

Vraska croisa les bras. « Nous venons d'une grande ville. »

Il aurait juré avoir entendu au loin son processus mental, et il savait qu'en vérité, elle n'avait pas la moindre idée sur la question.

La rue qu'ils empruntaient avait débouché sur le port qui entourait La Rade. Les mâts et voiles de dizaines de navires imposants quadrillaient le ciel nocturne, et la lune croissante argentée brillait au-dessus.

« Comment s'appelle la ville ? » interrogea Jace.

Il surprit un bref sourire sur ses lèvres. « Ravnica. »

« Et j'étais un politicien là-bas ? »

Vraska gloussa. « Tu étais horrible. »

« Je suppose, oui. On a dû m'obliger à faire ce travail. »

Un sourire narquois se fit visible au coin de ses lèvres.

« Tu n'as pas été obligé du tout. Tu as mené une grande campagne électorale ! expliqua-t-elle. Des affiches, des discours, des banquets pour récolter de l'argent. "Jace tient ses promesses !" C’était ton slogan. »

Jace se montrait sceptique.

« "Jace tient ses promesses !" est un horrible slogan de campagne. »

« Tout à fait. Mais c'était pourtant le tien. »

Jace était de plus en plus sceptique, mais il sourit néanmoins.

Il ralentit l'allure à dessein. Il ne voulait pas déjà arriver au navire. Son cœur accéléra quand Vraska cala son pas sur le sien.

« Comment était notre ville ? » demanda-t-il.

La gorgone pencha la tête, plongée dans ses pensées. « Elle est énorme. Des tours immenses, et des ponts qui enjambent les divers niveaux de la ville. Il y fait bien plus froid qu'ici, et il neige en hiver. »

Jace aurait aimé pouvoir la voir. Dans son esprit, seule une impression vague se formait, mais en périphérie de son regard, il ressentit une image qui envahissait la surface de l’esprit de sa capitaine. C’est là qu’il la vit.

Jace s'arrêta, et Vraska s'immobilisa à côté de lui.

« Qu'y a-t-il, Jace ? »

Il tenta de trouver les mots, mais garda le silence. Au lieu de cela, il leva le regard, les yeux illuminés et lui montra.

Les étoiles changèrent de position.

La lune commença à disparaître et se déplaça de l'autre côté de l'horizon.

Les navires gagnèrent en hauteur, se couvrirent de pierre sombre et leurs mâts s'étirèrent vers le ciel, devenant aussi hauts que des tours dont les flèches frôlent les étoiles. Les bâtiments miteux de La Rade tremblèrent les uns contre les autres et s'élevèrent pour former des basiliques, des cathédrales, des arcs brisés et des voûtes en croisée d'ogives.

De doux flocons soyeux commencèrent à descendre lentement d'un ciel gris laineux.

Plaine
Plaine | Illustration par Eric Deschamps

« C'est ça ? » interrogea-t-il d'une voix aussi douce que la neige.

Vraska adopta le même ton pour répondre. « Oui. C'est Ravnica. »

Jace sourit et regarda la neige tomber. Il se retourna vers la gorgone. Elle contemplait le ciel, émerveillée.

Elle croisa fermement les bras. L'heure n'était plus à la confidence.

« Tu projetais cette image si fort, excuse-moi d'avoir entendu. »

« Ne le refais plus », répondit-elle sèchement, le regard toujours plongé dans la cité illusoire qui les entourait. L'amertume de ses propos n'était rien comparé au mal du pays qui se lisait dans son regard.

Jace dut se retenir de tout son être pour ne pas chercher à découvrir ce qu'elle ressentait.

« Si seulement je pouvais m'en rappeler, confessa Jace. Cela semble être l'endroit le plus fabuleux du monde. »

« C'est l'endroit le plus fabuleux de tous les mondes », murmura Vraska.

Jace soupira. Mieux valait ne pas contempler une illusion pendant trop longtemps.

Il fit disparaître le paysage urbain et les tours laissèrent à nouveau place aux imposants navires, les bâtiments retrouvèrent la taille des appentis.

L'illusion s'était volatilisée, mais Vraska arborait toujours un regard émerveillé.

Elle était magnifique.

Et Jace le lui déclara, à sa manière.

« Me parleras-tu de Ravnica ? »

Elle se tourna vers lui, les bras toujours croisés, sa bouche ne formant qu'une mince ligne.

« Probablement. »

Jace sourit. L’attente ne le dérangeait pas.


Ils retournèrent tous deux sur le navire vide et s'assirent sur le pont, profitant des chaises que Vraska avait ramené de ses quartiers. Ils parlèrent brièvement de retourner en ville pour « les dettes, la bière, les cartes et les festivités », mais l'idée leur sembla excessive et ils décidèrent de rester sur le navire à la place.

Jace avait appris à ne pas chercher à tout prix à obtenir des réponses, mais le désir de savoir ne s'était pas éteint. Il savait si peu de choses qu’il était à la recherche du moindre indice sur son passé.

Vraska s'avachit dans son fauteuil et posa les pieds sur le bastingage. Jace tira sa chaise vers elle et en fit de même.

« Alors, qu'est-ce que cela fait de savoir que l'on est télépathe ? » s'enquit-elle en regardant les étoiles.

« Me rendre compte que j'étais un illusionniste était déjà merveilleux. La télépathie a plus de... mordant.. »

« De mordant ? »

Jace croisa les bras et fixa le ciel. « Les esprits sont incroyablement délicats. Tout ce qui fait d’une personne ce qu'elle est véritablement est aussi fragile qu'une toile d'araignée. »

« Et tu es un marteau-piqueur entouré de toiles d'araignée, expliqua-t-elle simplement. Tu t'en rends compte, pas vrai ? »

« Un fichu marteau-piqueur », répliqua Jace songeur, une pointe d'effroi lui enserrant les entrailles.

Vraska gloussa. C'était la première fois qu'elle l'entendait s'exprimer de la sorte.

Pour la première fois depuis qu’il était arrivé, un souvenir tentait de refaire surface.

Un lion imposant à visage humain, la terreur dans le regard, gémissant comme un enfant sur un terrain détrempé, et suffoquant alors que ses ailes heurtaient le sol sans un bruit.

Jace fut effrayé.

Était-ce un rêve ? Une sensation ? Cela n'avait aucune importance. Cela ne semblait pas réel. Il s’agissait là du fruit de son imagination, et mieux valait qu’il le garde pour lui.

« Je me demande combien d'esprits j'ai brisé par le passé », pensa-t-il à voix haute.

Vraska s’immobilisa.

Jace en eut le souffle coupé.

« Vraska... Tu... Tu sais si je l'ai déjà fait ? »

Il se tourna vers elle, troublé par son propre changement de ton. Elle avait toujours le regard levé vers les cieux, ses lèvres fondues en un trait sévère.

Elle prit une profonde inspiration. Jace s'était interdit de lire dans ses pensées, mais il pouvait presque sentir son esprit batailler avec un ancien souvenir terrifiant.

« Pourrais-tu te le pardonner si c'était le cas ? » demanda-t-elle en guise de réponse, nullement interloquée par sa soudaine familiarité.

La question était prudente, plutôt délicate pour une personne habituellement si effrontée.

Jace était décontenancé.

« Anéantir un esprit est un châtiment pire que la mort, je suppose. Tu demandes si la rédemption est possible pour ceux qui sèment la mort ? »

« Je supose. »

Il choisit ses mots avec précaution.

« L'existence est l'adaptation à des circonstances changeantes. L'identité est l’accumulation des choses apprises dans de telles circonstances... Nous avons les moyens d'altérer notre propre voie, nous sommes ceux que nous décidons d’être. Et ce que nous devenons dépend uniquement de la manière dont nous choisissons de nous adapter. »

Jace se rendit compte que Vraska le regardait.

Il se sentit rougir et fut rassuré de savoir que cela passerait inaperçu à la lumière des étoiles.

Les vagues frappaient le flanc du navire.

« Ton passé n'a-t-il que si peu d'importance ? » demanda-t-elle.

Jace haussa les épaules. « Il le faut. Si je peux réellement faire ce dont je pense être capable, j'ai fait souffrir bon nombre de personnes. Mais c'est l'avenir qui fait de moi ce que je suis, car mes choix influencent celui que je deviendrai. »

Vraska resta muette.

Le silence ne troublait pas Jace. Il avait décidé qu’échanger des banalités était un rituel social tout à fait surfait, ce qui rendait encore plus appréciable la possibilité de passer du temps avec quelqu’un qui aimait autant les silences émergeant au cours d’une conversation d’importance.

« J'aimerais pouvoir oublier comme toi », murmura Vraska.

« Que souhaiterais-tu oublier ? »

La femme fixait l'horizon au loin.

Il sut immédiatement qu'il avait posé la bonne et la mauvaise question.

Sa réponse fut laconique. « Les prisons. »

Les prisons, au pluriel. Vraska avait toujours un regard lointain. Elle n'avait visiblement pas envie de revisiter les souvenirs enfouis qu'il venait de faire remonter à la surface.

Il se leva, mais la gorgone resta dans son fauteuil.

Jace eut soudain une idée.

« Allons dans la cambuse. »

Jace passa devant Vraska et descendit l'échelle menant sous le pont. Il lui fit signe de s'asseoir sur un tabouret et plaça quelques bûches dans l'âtre. Il sortit la bouilloire du placard, la remplit d'eau fraîche et la posa sur le fourneau.

Il lui fit un thé.

Ses gestes étaient maladroits et cela lui prenait beaucoup de temps, mais il suivait les étapes dans le bon ordre.

Il versa le résultat obtenu dans une tasse et la tendit à Vraska.

Pendant quelques instants, elle regarda le thé comme si Jace venait de lui tendre un bijou précieux.

Elle serra la tasse entre ses doigts et soupira. Elle prit une petite gorgée, et Jace constata avec plaisir que ses lèvres ne formaient pas la moue qu'il s'attendait à voir.

Elle regardait toujours la tasse, perdue dans ses pensées.

Au bout d'un moment, elle prit la parole.

« Nous venons d'une cité lointaine. » Vraska passa les doigts dans les boucles derrière sa tête. « Très lointaine. Le reste de l'équipage n'en a jamais entendu parler. »

Jace se retint de poser une demi douzaine de question à la fois. Il opta pour la plus importante. « Comment est-ce possible qu'ils n'en aient pas entendu parler ? »

« Car elle est vraiment très lointaine. » Elle jeta un bref coup d'œil vers lui. « Tu dois me croire sur parole sur ce point. »

Il avait encore des tas de questions, mais peu importait. Jace opina du chef, et Vraska continua.

« La ville est organisée comme toutes les villes, et différentes guildes sont en charge des diverses fonctions. Les Orzhov contrôlent le secteur bancaire, les Azorius établissent les lois, etc. Il y a dix guildes en tout. Techniquement, les Golgari gèrent les ordures et les fermes à putréfaction, mais c'est en réalité un fourre-tout pour tous ceux qui passent à travers les mailles du filet. Parias, vauriens et j’en passe.

« Quand j'étais plus jeune, les Azorius ont lancé un mandat d'arrêt contre tous les membres de la guilde de Golgari. Les Golgari n'avaient rien fait, ils ne faisaient qu'exister, mais les Azorius avaient décidé qu'ils étaient tous des criminels. Ils sont partis du principe que j'étais une Golgari car j'étais une gorgone, et ils m'ont arrêtée également. Ils nous ont entassés dans une prison. J'y suis restée pendant... un bon moment. Je ne sais pas combien de temps exactement. Les Azorius plaisantaient sur le fait que nous vivions sous terre comme des taupes, et que dans ce cas, nous n'avions pas besoin de fenêtres pour voir la lumière du soleil. Il n'y avait pas de vrais lits, et très peu de nourriture. La violence était notre seul moyen de négocier, et oh. Si seulement j'avais pu mener ces soulèvements. Nous déclenchions des émeutes, alors ils nous déplaçaient et nous battaient. Émeute, déplacement, châtiment. C'était un cycle sans fin. Ils ont même fini par me bander les yeux pour que je ne puisse pas pétrifier mes ravisseurs. »

Jace haïssait tout ceci. Il ne pouvait absolument rien y faire. Et bien qu'il détestât cette idée, il n'y avait aucune logique dans un traumatisme. Il ne savait pas comment il aurait pu trouver la paix s'il avait été à sa place, quelles théories il se serait raconté pour se calmer et se réconforter.

Les yeux dorés de Vraska semblaient à nouveau regarder au loin. « On perd la notion du temps dans un endroit pareil. Un jour, ils m'ont emmenée ailleurs. Ils m'ont enfermée seule dans une pièce sans même un lit de camp, j'avais de l'eau jusqu'aux chevilles. Les passages à tabac ont continué, et les blessures qu'ils m'infligeaient suintaient à cause des infections pendant des semaines. Quand ils m’ont enlevé le bandeau des yeux, j'ai pensé à me pétrifier pour mettre un terme à tout ceci. Mais je voulais m’enfuir plus que je ne voulais en finir. »

Jace se sentait mal. Il ne la bombarda pas de questions, ne lui demanda aucune preuve et ne chercha pas à obtenir plus de détails. Ce n'était pas le moment. Il était là pour l'écouter.

Vraska faisait tout son possible pour ne pas croiser son regard.

« Je me souviens de la nuit où j'ai failli mourir. J'étais couverte de sang et brisée, je savais qu'un nouveau coup à la tête me serait fatal. Mon corps a su quoi faire et j'ai utilisé une magie dont je ne soupçonnais pas l’existence pour m'enfuir. Mais l'endroit où je suis arrivée était aussi une prison. Je suis resté enfermée pendant un bon moment. J'étais seule avec mes souvenirs de la source de toute cette cruauté. »

Vraska avait fini son thé. Quelques morceaux de feuilles étaient collés à l'intérieur de la tasse. « "Une personne devrait avoir la mort qu’elle mérite." Voilà l'idée qui m'a maintenue en vie pendant longtemps. Elle me rassurait. »

« Est-ce toujours le cas ? » questionna Jace.

Les lèvres de Vraska étaient crispées. « Oui. »

Ils restèrent assis dans le silence quelques instants.

« Ce dont je ne suis pas sure encore, c'est s'ils méritent tous de mourir, ajouta-t-elle au bout d'un moment. Ma magie repose sur la mort, mais je ne prends aucun plaisir à tuer. Si je l’ai fait par le passé, c’est que je n'avais pas d'autre choix. Maintenant, je dois faire ce qui est juste pour mes pairs. »

« En dirigeant une expédition ? »

« Non. En prenant la direction des Golgari de retour à la maison. Notre employeur m'a promis que je contrôlerai la guilde à mon retour. »

Jace sourit. « Tu as déjà prouvé que tu en es capable. Les meilleurs chefs comprennent les personnes qu'ils doivent protéger. Je crois que tu étais faite pour être un grand dirigeant. »

La gorgone se sentit étrangement triste en écoutant ses paroles.

« Vraska... ? »

« Personne ne m'avait encore jamais dit ça. »

Comment ne pouvait-elle pas voir ce qu'elle avait déjà accompli ? Jace plissa le front. « Penses-tu que tu ne le mérites pas ? »

Elle soupira. « Je ne sais pas comment les Golgari me verront à mon retour. »

Jace haussa les épaules. « C'est à toi de le décider. »

Elle le regarda d'un air incertain. Jace continua son explication. « Notre façon d'interagir avec le monde dépend de la manière dont nous nous présentons à lui. Nous nous adaptons constamment au changement, car dans le cas contraire, nous ne pouvons survivre. L'ampleur de l'épreuve que tu as traversée a fait de toi quelqu'un de plus sage. En prenant le commandement de ce navire, tu es devenue la dirigeante que tu avais toujours pensé être. Ce ne sont pas les circonstances ou ton passé qui font qui tu es, ce sont les choix que tu fais pour l'avenir. Ta capacité à apprendre et t'adapter a fait de toi qui tu es aujourd’hui, et c’est ça qui dictera qui tu vas devenir. Vraska, ta plus belle vengeance, c'est que non seulement tu es en vie, mais tu t'es réinventée pour devenir quelqu'un de plus bien fort que tout ce que tes ravisseurs n'auraient jamais pu imaginer. Te rends-tu compte à quel point c'est incroyable ? »

Vraska arborait un petit sourire timide peu typique de sa personnalité. Il atteignait les plis de ses yeux.

« Merci », murmura-t-elle doucement.

Jace lui rendit son sourire. « C’est la vérité. Je ne pense pas que j'aurais été capable de traverser une telle épreuve. »

« Je ne sais pas, répondit-elle. On ne le voit pas au premier regard, mais je pense que tu as plus de courage que tu ne le penses. »

« Même si c'était le cas, j'ai oublié le jour où j’en ai fait la démonstration. » Jace la regarda d'un air sérieux. « Merci d'avoir partagé ton histoire avec moi. Je suis fier de te connaître. »

Il vit le contour de son esprit, mais n'osa pas jeter un coup d'œil à l'intérieur. Il était tout en courbes, en renfoncements et en boucles de fibres vitreuses délicates. Vraska n'avait pas idée de la fragilité de son esprit, tout comme il ne pouvait appréhender avec quelle facilité elle pourrait le changer en pierre.

Vraska lui fit un large sourire. Jace sentit ses joues s'empourprer.

Ils comprirent tous deux au même moment qu'aucun d'eux ne voulait faire de mal à l'autre.

Son sourire était franc et sincère. « Je suis fière de te connaître aussi, Jace. »


Les semaines suivantes furent agréables, et plus Le Belligérant approchait du continent, plus l’équipage devenait enthousiaste.

L'histoire de Vraska trottait encore dans la tête de Jace. Il lui avait préparé une autre tasse de thé cette nuit-là, puis ils avaient discuté de choses plus heureuses. Elle lui faisait suffisamment confiance pour lui avoir raconté cette histoire. Cette confiance réchauffait la poitrine de Jace comme du whisky.

Cette douce chaleur l'incita à démêler le mystère du compas thaumaturgique aussi rapidement que possible.

Pendant des semaines, il l'observa, feuilleta les manuels de navigation et abusa de la patience de Malcolm pour lui soutirer des informations. Il finit par conclure que si le compas avait changé de direction le jour où il avait été secouru, c'est qu'il avait réagi à une sorte de stimulus près de lui. Et il n'y avait eu qu'un seul événement mouvementé dans les heures qui avaient précédé son sauvetage.

Une après-midi, quelques heures avant le débarquement, Jace s'empara du compas et se rendit au fond de la cale. L'endroit empestait et il avait de l'eau jusqu'aux chevilles, mais il avait besoin d'être seul.

Le navire commença à tanguer. Il pensa que le temps avait dû tourner à l'orage depuis sa descente dans les entrailles du vaisseau.

Le compas thaumaturgique lui demandait bien plus d'efforts qu'il n'avait envisagé au départ. C'était un objet compliqué, dont les diverses lumières pointaient dans des directions bien distinctes.

Il le secoua un peu et l'une des lumières vacilla.

Une défaillance ? Un puzzle !

L'objet était si fascinant que Jace décida d'entreprendre quelque chose d'imprudent.

Il s'empara d'un petit outil dans une caisse de stockage et commença à démonter le seul appareil dont leur expédition avait impérativement besoin.

L'opération était aisée, comme pour la longue-vue quelques semaines auparavant. Il disposa toutes les pièces une par une, assemblant une grille avec les composants à mesure qu’il approchait du cœur de l’objet. Au centre du compas, il découvrit une petite roue qui remuait sur son axe. Il la resserra et remonta le compas.

Une seule lumière émergeait d'un côté. Elle était éclatante et ne pointait que dans une seule direction.

À présent, il lui restait le test le plus important à faire.

Jace posa le compas sur une caisse plate, ferma les yeux et se concentra.

Il chercha à l’intérieur de son esprit cette étrange partie de lui qui faisait de lui ce qu’il était.

Il prit une profonde inspiration et l'atteignit.

Il sentit son corps se disperser et s’éloigner, puis se recomposer à l’apparition du triangle familier au-dessus de sa tête.

Jace cligna des yeux, toujours hébété, et baissa le regard avec appréhension vers le compas. Il faillit applaudir de joie. L’aiguille pointait directement vers lui.

Sa théorie était la suivante : le compas thaumaturgique pointait un type spécifique d'événement magique. Les petites illusions ne faisaient pas varier l'aiguille, mais cette autre chose qu'il pouvait faire (et avait fait), l’activait.

Si sa théorie se révélait exacte, alors la cité d'or devait être un centre très puissant d’énergie magique, et ce compas pointait directement à sa source.

Fantastique !

Jace récupéra le compas thaumaturgique, se rua hors de la cale et gravit quatre à quatre les deux échelles menant au pont.

« Vraska ! Je sais comment fonctionne le compas ! » Son cri fut immédiatement étouffé par le roulement du tonnerre au loin. Le ciel était sombre, et l’équipage se préparait à essuyer une tempête.

Vraska se tenait sur la dunette, les yeux levés. Malcolm volait haut, cherchant à obtenir un meilleur point de vue sur une chose au loin. Il redescendit en piqué et conversa avec Vraska.

Jace ne voulait pas les interrompre, alors il attendit l'occasion de lui expliquer de quoi il en retournait.

Vraska le remarqua au bout d'un moment.

« Jace ! Retourne sous le pont. Un navire de la Légion du crépuscule et une tempête approchent. »

« Je croyais que nous allions débarquer aujourd'hui ? »

« Oui. Ça aussi. Il faut que je m'assure que tout n’arrive pas en même temps. »

Tout à coup, le ciel s’ouvrit et une pluie torrentielle commença à s'abattre sur le pont du Belligérant. Vraska saisit Jace par les épaules. « Retourne sous le pont ! »

Les éclairs zébraient le ciel et le navire faisait une importante embardée.

Une haute vague s'éleva dans le lointain et Jace vit le vaisseau de la Légion du crépuscule, posé tranquillement sur l'eau. Il était immense, bien plus grand que celui croisé plusieurs semaines auparavant, avec deux canots suspendus à chaque flanc.

La vague sur laquelle se trouvait Le Belligérant le souleva à son tour, et Jace aperçut un immense rempart de verdure au loin. Les côtes d'Ixalan : une baie immaculée bordée de sable qui menait vers un vaste affleurement se jetant dans la mer. De sombres nuages s'amoncelaient dans le ciel, et des vagues de plus en plus grosses et rapprochées menaçaient de faire chavirer le navire.

Affronter la foudre et les conquistadors, ou s'écraser contre les rochers, les deux possibilités qui s'offraient à eux n'étaient pas brillantes.

Jace fourra le compas dans sa poche pour le mettre en sécurité tandis que Vraska donnait les ordres.

« Attachez les canons et éteignez le feu de la cambuse ! Arrisez la grand-voile et amarrez-vous ! »

Le navire fit une nouvelle embardée et un membre d'équipage tomba à la mer.

Jace observa Vraska alors qu'elle pesait le pour et le contre. Elle regarda vers le rivage, puis le reste de l'équipage.

« Abandonnez le navire ! hurla-t-elle. Abandonnez le... »

Un mur d'eau qui avait atteint le flanc du vaisseau s'abattit sur Jace et elle.

Ils tendirent tous deux les bras pour attraper l'autre au moment où l'eau les balaya hors du pont.

Le Belligérant finit sa course en s’écrasant sur les rochers.


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Profil du Planeswalker : Jace Beleren
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