La pierre et le sang
Histoire précédente : L'archimage d'Ornuit
Six mille ans avant les événements de La lune hermétique, trois Planeswalkers ont œuvré de concert pour emprisonner les monstrueux Eldrazi sur le monde de Zendikar. La kor zendikari Nahiri est restée sur place pour surveiller les prisonniers. Ugin, surnommé le Dragon-esprit, ainsi que le vampire Sorin Markov ont promis d'accourir si leur aide était requise. Or, il y a plus de mille ans, les Eldrazi ont failli s'échapper et ni Ugin ni Sorin ne sont venus. Ce dernier était l'ami de Nahiri, et son absence a à la fois inquiété et surpris la lithomancienne. Après avoir déjoué la tentative d'évasion des Eldrazi, elle est partie à la recherche du vampire. Grâce aux souvenirs de Sorin, nous savons que leurs retrouvailles ont été moins qu'amènes. Mais voici l'autre son de cloche…
Retrouvailles
Mille ans plus tôt…
Nahiri s'élança dans le chaos des Éternités aveugles, l'espace interstitiel entre les mondes. Trop longtemps elle avait sommeillé dans son cocon de pierre, sans réagir à tant d'événements survenus à la limite de sa conscience. Elle avait déjà corrigé la plus flagrante instance de laisser-aller en renforçant les entraves magiques qui incarcéraient ceux dont elle avait la charge et en détruisant leurs suppôts. Ainsi, son monde était sauf — du moins pour le moment.
Il était donc temps, à présent, de rendre visite à un vieil ami pour reformer des attaches moins palpables.
Il ne fallut pas longtemps à Nahiri pour détecter sa présence et, quand elle l'eut fixée dans son esprit, elle distordit l'univers autour d'elle pour se retrouver à ses côtés. Leur amitié était certes ancienne, quelque peu érodée, mais Sorin Markov avait été son premier allié, et Nahiri savait qu'elle le reconnaîtrait où qu'il soit et entre tous.
Elle se retrouva alors sur une haute falaise surplombant une mer sombre et agitée. Elle n'avait jamais visité ce lieu, mais elle ne fut pas surprise. Innistrad et Sorin s'étaient en effet façonnés l'un l'autre, et ce monde semblait lui correspondre : troublant et dangereux, comme conçu pour qu'un visiteur s'y sente indésirable. Et la lune… Il y avait dans cet astre, qui s'élevait à ce moment même au-dessus de l'océan, quelque chose qui troublait ses sens.
Sorin ne l'avait jamais amenée ici, mais il avait parlé de son plan avec nostalgie. Elle savait qu'il avait espéré pouvoir lui demander son aide pour le défendre, tout comme elle avait elle-même compté sur lui pour secourir Zendikar. En définitive, ni l'un ni l'autre n'avait obtenu ce qu'il désirait.
Sorin n'était pas là.
Sur la partie la plus élevée de la falaise, là où elle avait détecté sa présence, se dressait un énorme bloc d'argent grossièrement taillé, d'au moins douze mètres de haut. Ses faces étaient irrégulières, inharmonieuses, comme si un lithomancien amateur l'avait fait jaillir du sol sans souci d'esthétisme.
À n'en point douter, l'œuvre était pourtant achevée et avait d'ailleurs visiblement exigé un effort considérable. Peut-être l'absence de polissage n'avait-elle pas d'incidence sur la fonction du bloc et, quant à celle-ci, mystère !
Ainsi c'était donc ce… cette chose, et non Sorin, qu'elle avait repérée, qui l'avait appelée au travers du trait d'union, même ténu, la liant au vampire.
Sur la falaise, il n'y avait rien d'autre que le vent, ce monolithe d'argent et un arbre rabougri, aux feuilles incarnat. Elle ignora ce dernier et entreprit de contourner l'immense bloc.
Celui-ci possédait huit faces, peut-être sept, selon que l'on compte ou non la moins aiguë de ses arêtes. Quoi qu'il en soit, le facettage était délibéré, un peu comme… Non, c'était impossible, il n'y avait aucun hèdron sur Innistrad, et Sorin n'avait aucun moyen ni motif d'en façonner un.
Pourtant, à l'instar de l'un de ces polyèdres, cette chose ne se résumait pas à sa structure physique. De ses pouvoirs lithomantiques, Nahiri éprouva la pureté du métal pour tenter d'en sonder l'architecture interne.
Rien. Absolument rien ! Elle décelait effectivement la substance de la roche mère, à un kilomètre sous ses pieds, percevait les pulsations lentes et régulières des plaques tectoniques dansant leur lourde et indolente valse, mais, dans ce bloc d'argent, rien. Elle n'en pénétrait même pas la surface : ses pouvoirs s'y perdaient, ainsi qu'aspirés dans un puits sans fond. Un peu comme… Mais non, impossible ! Ce n'était pas un hèdron. Pas ici !
La lithomancienne se pencha pour regarder sous la structure, s'attendant à ce qu'elle flotte au-dessus du sol, mais elle y était en réalité enracinée, raccordé à celui-ci par une tige d'argent relativement filiforme, à peine plus épaisse que le corps de Nahiri.
Celle-ci se redressa et se remit à contourner la chose, se contentant de la caresser des doigts puisqu'elle ne parvenait pas à en étudier l'intérieur. Elle n'avait aucune idée du temps qu'elle avait ainsi passé à examiner le monolithe d'argent, mais, quand une voix familière résonna derrière elle, la lune était plus haut dans le ciel.
« J'espère que tu me pardonneras cette grossière tentative de forger la pierre. »
Elle fit volte-face. Sorin !
Crinière blanche, manteau noir, ces étranges yeux orange, cette mine patibulaire, ce regard sinistre… Pourtant, elle ne put s'empêcher de sourire.
« Mon ami ! s'exclama-t-elle enfin. Tu es vivant ! »
Il lui sourit, s'approcha et lui posa la main sur l'épaule. Venant de sa part, lui qui était si peu démonstratif, ce geste simple était un signe d'exultation.
« Et pourquoi ne le serais-je pas ? »
Elle recouvrit la main du vampire de la sienne. Elle était tout à fait éveillée à présent, le corps baigné par la chaleur de la vie ; ses doigts à lui étaient au contraire toujours aussi froids et sans vie.
« Tu n'es pas venu, accusa-t-elle. Sur Zendikar, quand j'ai activé le signal de l'Œil d'Ugin, tu n'as pas répondu. J'ai craint que tu ne… »
Plissant le front, Sorin retira sa main.
« Les Eldrazi se sont libérés ? »
« Oui. »
« Où est Ugin ? » demanda-t-il.
« Il n'est pas venu non plus, répondit Nahiri, essayant de ne pas laisser l'acrimonie percer dans sa voix. Mais je m'en suis occupée, toute seule. J'ai fait tout mon possible pour sceller de nouveau la geôle des titans. »
Elle s'aperçut incidemment qu'elle était aujourd'hui bien plus âgée que Sorin quand ils s'étaient rencontrés, alors que, dans ses souvenirs, elle voyait son mentor comme un monument, plus mature et sage qu'elle de mille ans, mais, à présent, que représentait un pauvre millénaire ? Elle était aujourd'hui son égale, voire le surclassait.
« Quand j'en ai eu terminé, je suis partie à ta recherche. Il fallait que je sache si tu étais encore en vie. Et te voici. »
Te voici. Son plaisir à le revoir commençait à s'estomper. Quelle angoisse avait été la sienne, à trembler qu'il ne lui soit arrivé malheur ou qu'il n'ait sombré, comme elle, dans une catatonie de mille ans ! Elle qui était venue le retrouver, le sauver, et lui qui n'en avait nul besoin !
« Alors, où étais-tu ? questionna-t-elle. Sorin, pourquoi n'as-tu pas répondu à l'appel ? »
« Je ne l'ai pas reçu », admit-il.
« Comment est-ce possible ? »
« Mmh. » Rien qu'un bougonnement pour lui répondre ; ni inquiétude ni même intérêt à son endroit.
Au lieu de cela, Sorin posa une main sur la chose.
« Lorsque tu t'es dévouée pour surveiller les Eldrazi emprisonnés, j'ai su que mon plan avait besoin d'une protection, surtout en mon absence. C'est pour cette raison que j'ai créé, entre autres, le Helgruft. »
Helgruft ? s'enquit-elle en frémissant : si le terme « gruft » renvoyait à une sorte de caveau, dans ce cas, que pouvait-il donc bien contenir ?
« Il n'est pas impossible que le signal de l'Œil n'ait pas réussi à percer la magie qui protège Innistrad. »
La sorcellerie de Sorin elle-même aurait empêché Nahiri de le contacter ? Celle-ci se sentit prise d'un soudain vertige, et choisit prudemment ses mots :
« Tu savais que cela arriverait ? »
« Honnêtement, je n'y avais pas songé, répondit Sorin. Je comprends, à présent, que c'était une éventualité. »
Par la pierre et le ciel !
Dès le début de leur compagnonnage, avant qu'elle ne comprenne ce qu'il était et ce qu'elle-même était devenue, il lui avait demandé si elle souhaitait apprendre à se battre comme lui. Elle avait répondu par l'affirmative — et il avait alors essayé de la tuer !
Du moins, c'était ce qui lui avait semblé alors. Un peu plus tard, elle avait compris qu'il s'était contenu, qu'il l'avait attaquée sur le plan matériel alors qu'il aurait aussi bien pu l'anéantir d'une simple pensée. Brièvement, elle lui avait résisté, jusqu'à ce que la lourde flamberge du vampire ne s'abatte sur son bras dans un craquement écœurant, et que la douleur ne la submerge.
Bravo, avait-il dit, dressé au-dessus d'elle. Tu as presque tenu l'espace de six respirations. Les tiennes, bien sûr. Debout !
Debout ?! s'était-elle insurgée. Mais tu m'as cassé le bras !
Alors répare-le, avait-il rétorqué, sans même la regarder.
Le réparer ?! - Par les enfers, comment… ?
C'était seulement alors qu'il lui avait enfin expliqué qu'elle n'était plus mortelle, que son corps n'était qu'une commodité, une matérialisation pragmatique de sa force d'âme.
Tu aurais pu m'en informer d'emblée, lui reprocha-t-elle, retenant des larmes de colère.
Moui, avait-il concédé du bout des lèvres, sur ce ton flegmatique mais affable qui le caractérisait. Je n'y avais pas songé.
C'était ce ton qu'il continuait d'employer, pour l'inférioriser, mais la gamine qu'il avait formée était morte depuis longtemps, enfouie dans une tombe de roche ; il ne subsistait d'elle que la Planeswalker, et celle-ci ne tolérerait pas pareille condescendance.
« Une éventualité ?! Tu as fait courir un risque à mon plan, et à bien d'autres ! accusa-t-elle, ulcérée. Tu m'as abandonnée ! »
Sorin eut un geste dédaigneux de la main.
« Je me suis contenté de prendre les précautions voulues pour protéger mon plan. J'ai du mal à croire que… »
Oh, assez ! C'en était plus qu'assez.
« Nous avions un accord, toi et moi », récrimina-t-elle.
Cela, il ne pouvait le nier. Cinq mille ans plus tôt, Nahiri avait accepté, bien qu'à son corps défendant, d'emprisonner les Eldrazi sur son monde de Zendikar et, de leur côté, les deux autres Planeswalkers qui l'avaient aidée lui avaient donné un moyen de les contacter si les captifs parvenaient à se libérer.
Ainsi, pendant cinq mille ans, Nahiri avait veillé sur leurs monstrueux prisonniers. Elle s'était elle-même claquemurée dans la roche, avait vu les décennies et les siècles passer comme des nuages par-dessus le soleil, puis les Eldrazi avaient mis à l'épreuve les chaînes de leur prison et libéré leurs engeances hideuses sur un monde déjà inexplicablement altéré par leur présence. Elle s'était alors réveillée, avait interrompu l'isolement qu'elle s'était imposé et donné l'alerte.
Nul n'avait répondu à son appel, que ce soit le dragon Ugin — en qui elle n'avait d'ailleurs jamais entièrement eu confiance, et dont les motivations comme les origines demeuraient mystérieuses — ou même Sorin, pourtant son mentor, son ami.
Elle avait repris, seule, le dessus, et son monde en avait pâti, bien plus que si ses alliés avaient tenu leur promesse. Elle n'avait d'ailleurs pas encore recensé toute l'étendue des dommages que les Eldrazi avaient infligés à Zendikar et à son peuple avant qu'elle ne parvienne à contrecarrer leur évasion. Pourtant, elle avait bel et bien réussi, et était ensuite partie à la recherche de Sorin, redoutant qu'il ne soit plus.
Et, aujourd'hui, elle découvrait qu'il avait en réalité fait bien pire qu'ignorer son appel à l'aide ! Il y avait mis obstacle, pour protéger son propre monde des influences extérieures.
Le vampire lui tourna le dos.
« Ne réagis pas ainsi ! s'écria-t-elle. J'étais prête à mettre mon monde en danger en y attirant les Eldrazi et j'ai promis de rester sur Zendikar pour les surveiller. J'ai passé des millénaires avec ces monstres. Comprends-tu le sacrifice auquel j'ai consenti ? Toi, il te suffisait de venir quand j'avais besoin de ta présence. »
Le sol se mit à trembler, la roche mère vibrant à l'unisson de sa rage grandissante. De tous les minéraux présents dans les environs, seul le Helgruft d'argent semblait échapper à son influence.
« Ne crois pas pouvoir ainsi disposer de moi, jeune fille. Je n'ai aucune obligation envers toi. Je ne te dois rien ! Quand ton étincelle de Planeswalker s'est embrasée, c'est moi qui t'ai trouvée. J'aurais pu te tuer, mais je t'ai épargnée. »
Il se retourna vers elle, ses yeux oranges pleins de fiel, son visage à quelques centimètres du sien.
« Je t'ai prise sous mon aile, j'ai fait de toi ce que tu es aujourd'hui, poursuivit-il. Si tu éprouves le besoin d'importuner quelqu'un, va trouver Ugin ! Pour ma part, je ne le tolérerai pas. »
De la tolérance ? De la tolérance ! En un instant, le déchirement céda la place au courroux.
Pendant cinq mille ans, Nahiri avait gardé les Eldrazi — pas seulement pour son plan, mais pour tous, dont Innistrad. Or voilà qu'une fois, une seule, en cinq mille ans, elle l'avait sollicité, de surcroît en vertu d'une promesse donnée — d'ailleurs uniquement parce que celle-ci servait ses propres intérêts, elle s'en rendait compte à présent —, et il s'était dédit !
Sa patience était à bout, usée à surveiller les Eldrazi pendant cette éternité, mais, aujourd'hui, c'était terminé ; elle en avait fini d'attendre, de supplier et, par-dessus tout, qu'il la traite comme une enfant. S'il fallait à Sorin une preuve qu'elle n'était plus son apprentie, eh bien, elle allait la lui donner.
Des profondeurs de la terre, elle appela une colonne de pierre — du granit immémorial et puissant. Le sol ondula, et Sorin éprouva quelque difficulté à conserver son équilibre. Le cylindre de roc jaillit sous les pieds de Nahiri et la souleva loin au-dessus du vampire.
« Je n'irai nulle part. »
Elle fit sortir du sol d'autres pierres, taillées en fers de lance, qui tournoyèrent autour des deux Planeswalkers.
Sorin dégaina son épée.
« Je ne t'ai jamais menacée, protesta-t-il, levant les yeux vers elle. Jamais. Mon enfant, si nous devons devenir ennemis, la faute n'en sera que tienne. »
« Je ne suis pas une enfant, se récria-t-elle. Quoi qu'il en ait été dans le passé, tu n'es pas aveugle au point d'ignorer que nous sommes dorénavant égaux. »
Cette hésitation fugace dans ses yeux orange trahissait-elle une pointe de doute, la crainte qu'elle puisse avoir raison et qu'il lui faudrait ravaler sa fierté ?
« Je ne vois qu'une enfant capricieuse, répondit-il. Si tu étais effectivement venue en égale pour me demander raison, tu aurais respecté les règles de trêve qui régissent la diplomatie entre Planeswalkers. »
« Je suis venue voir un ami », rétorqua Nahiri.
« Alors je ne vois pas de quoi tu te plains, car les amis ne servent-ils pas précisément à vous mettre en face de vos vérités, aussi difficiles à entendre soient-elles ? »
Jadis, la gamine qu'elle était alors avait commis l'imprudence de considérer cette misérable créature comme un ami. Quand les derniers vestiges de ce sentimentalisme puéril se dispersèrent, Nahiri attaqua.
Elle fondit sur Sorin, à cheval sur un rocher en forme de poing. Si elle n'avait pas d'épée, c'est qu'elle n'en avait nul besoin : son arme était le roc.
Sorin lui décocha une rafale de magie mortifère qui la frappa en pleine poitrine et la fit lâcher pied. Sa colonne de pierre recula avec elle.
Sorin se précipita, tous crocs dehors, son épée reflétant la lueur de cette étrange lune. Nahiri se jeta à bas de son fût de pierre et atterrit au sol en s'accroupissant pour amortir le choc. Le vampire se laissa retomber sur le pilier, prêt à en rebondir pour l'attaquer derechef… Mais celui-ci l'avala.
La lithomancienne se releva, les poings serrés, étouffant le vampire dans la pierre.
Néanmoins, des fissures y apparurent une à une, la magie de Markov éclairant la roche de l'intérieur, puis la colonne explosa dans une pluie d'étincelles et de gravats. Sorin retomba au sol avec agilité.
Mais il avait l'air attristé.
« Je ne souhaite pas être ton ennemie, plaida Nahiri. Tout ce que je voulais, c'était ton aide, Sorin ; celle que tu m'avais promise. Viens avec moi ! »
« Pas maintenant, répondit le vampire, avec un calme horripilant. Peut-être plus tard, mais l'heure est grave et… »
« L'heure est grave !? s'indigna la lithomancienne. Les Eldrazi ont failli s'échapper et, pour autant que je sache, ils se sont peut-être libérés à l'heure qu'il est. Tout ce pourquoi nous avons œuvré sera perdu, et ton plan sera en danger ! Cela ne te suffit-il pas ? »
C'est alors qu'elle comprit : la réclusion des Eldrazi était devenue sa raison d'être, un effort continuel qui l'avait elle-même claustrée sur son propre plan pendant presque toute son existence. Or ce chapitre déterminant pour elle n'avait représenté pour Sorin qu'une notule, à peine quarante années d'efforts, cinq mille ans plus tôt, contre des millénaires de tranquillité. De plus, désormais, avec les nouvelles protections qu'il avait mises en place, Innistrad n'était sans doute plus en péril. Peut-être que pour Sorin Markov, Nahiri, Zendikar et une centaine de millions d'hèdrons stratégiquement disposés avaient effectivement joué leur rôle.
Elle rugit et le bombarda d'une volée de pieux de roc, chacun de la taille de son avant-bras et taillé en pointe.
Sorin réduisit en poussière certaines des piques avant qu'elles ne l'atteignent, en dévia plusieurs autres du plat de son épée et pesta quand trois d'entre elles lui transpercèrent le torse.
Ses yeux se mirent à luire d'une lumière blanche aveuglante et, d'un seul coup, Nahiri sentit un tel poids sur ses épaules qu'elle s'écroula à genoux. Tout était si éclatant de lumière…
Elle leva les yeux.
La lune ! Il avait invoqué, pour l'immobiliser, un rayon de lune, aussi pesant qu'un rocher, mais sans substance. Enveloppée par cette lumière, respirant son odeur, elle comprit enfin ce que l'astre des nuits d'Innistrad avait de si étrange.
Elle était faite d'argent, comme le Helgruft.
Sorin extirpa l'un après l'autre les pieux de son corps, ses blessures se refermant sans saigner. Il approcha d'elle, le pas incertain, l'épée en berne, l'air usé.
Malgré sa mine décrépite, sa magie restait pourtant puissante : non seulement sa lumière immobilisait Nahiri physiquement, mais contrecarrait aussi ses pouvoirs. Tant que celle-ci l'enserrerait, la lithomancienne n'aurait en effet aucun ascendant au-delà.
« Rentre chez toi, Nahiri, dit-il sur un ton lassé. Finissons-en de cette farce, et je te laisserai… »
Elle plongea les mains dans la terre, projetant sa volonté, non pas alentour, mais vers le bas.
Elle s'enfonça alors dans un cocon de pierre et, l'espace d'un instant, se désintéressa de sa rage et de l'odieuse fatuité de Sorin ainsi que de ce bloc d'argent, déconcertant et inflexible, dont elle ne parvenait toujours pas à comprendre la fonction. Coupée de tout comme elle l'était, à l'exception du pouls lent et régulier du monde, il n'y avait plus qu'elle et le roc, de même qu'il en avait été durant cinq mille ans.
Elle pourrait se transplaner, retourner sur Zendikar et reprendre sa vie de recluse. En réalité, elle n'avait pas besoin de Sorin ni de son aide, plus à présent. Pourtant, leur querelle irrésolue risquait, un jour, d'appeler des représailles et de se révéler funeste. Pouvait-elle se permettre de se faire de lui un ennemi ? Elle ne s'en irait donc pas tant qu'il subsisterait une chance de prévenir cette situation.
Les pas désordonnés de Sorin résonnèrent au-dessus d'elle, prenant la direction du Helgruft.
Elle forgea la pierre sous elle pour façonner un autre pilier, réduisit la roche au-dessus à la densité de l'eau, puis jaillit de nouveau à l'air libre. Sorin avait dispersé son rayon de lune, et il se trouvait à présent le dos au Helgruft, pour s'assurer quelque protection.
Nahiri s'éleva sur son pilier de granit, par-dessus le vampire, faisant également sortir du sol une nuée de cailloux qu'elle ordonnança autour d'elle.
Elle n'avait pas l'intention de le tuer, ni même, en vérité, de le blesser. Elle ne souhaitait que remédier à la situation et retrouver son ami d'antan, mais, pour ce faire, elle devrait gagner son respect, autrement dit le vaincre.
Il s'appuyait à présent sur son épée. S'ils convenaient de se traiter l'un l'autre en égaux, c'est un service qu'elle lui rendrait.
Cependant, elle s'interrogeait : il était trop faible, bien plus que lorsqu'elle-même était jeune et inexpérimentée. Elle songea alors à la manière dont le Helgruft avait irradié l'essence du vampire et se demanda de quelle quantité de lui-même il en avait infusé la structure.
Elle fit évoluer son pilier dans sa direction. En passant près d'un des rochers flottants qui l'entouraient, elle y plongea la main. Celui-ci se mit instantanément à s'échauffer et se liquéfia lorsque les métaux qu'il contenait s'amalgamèrent sous sa volonté.
Elle en retira une épée de forgepierre parfaitement formée et continua d'avancer jusqu'à se retrouver juste au-dessus de Sorin, qui contempla la lame chauffée à blanc.
« Sorin, tu honoreras ta promesse ! Tu vas revenir avec moi sur Zendikar, m'aider à contrôler nos sceaux magiques et t'assurer que les Eldrazi ne puissent s'échapper. Quand ce sera fait, tu seras libre d'agir comme bon te semblera. »
Sorin cracha au sol.
Puis, dans un éclair aveuglant, plus brillant que la lune, le monde s'effaça, et une silhouette féminine descendit du ciel. Nahiri n'eut que le temps de deviner des ailes empennées et une lance scintillante avant que la nouvelle venue ne la jette à bas de son piédestal. Les deux protagonistes roulèrent violemment au sol, y creusant une profonde tranchée. Quand la concentration de Nahiri s'éparpilla, son bataillon de pierre s'écroula.
Enfin, allongée sur le dos, elle vit à quoi ressemblait son adversaire.
C'était un ange colossal, aux cheveux et à la peau de lis, mais aux yeux de jais dénués d'expression. C'est un ange qui l'attaquait !
Elle en avait rencontré sur Zendikar ; ils étaient hautains, parfois redoutables, mais c'étaient des protecteurs, des créatures de justice et de vertu, et aucun de ceux qui avaient croisé sa route n'avait été suffisamment stupide pour se frotter à un Planeswalker.
Sans laisser Nahiri ouvrir la bouche, ni assimiler entièrement ce qui se passait, l'ange brandit sa lance. Les deux pointes de celle-ci l'aveuglèrent comme des soleils.
La lithomancienne plongea à nouveau dans la pierre et sentit les lames s'enfoncer à l'endroit où elle s'était trouvée.
Cette fois, pas le temps de rêvasser ! Elle jaillit du sol au milieu d'une explosion de débris, son épée toujours en main et, pendant que l'ange se protégeait de la salve de pierre, elle attaqua. Elle abattit son épée, encore incandescente.
L'ange leva sa lance et para le coup de justesse. La lithomancienne poursuivit son attaque, encore et encore, pour forcer son opposante à céder du terrain. Combattre un ange lui parut aberrant, mais non, c'était lui qui l'avait attaquée le premier, sans provocation. Mais pourquoi ? Pour protéger Sorin ? Elle avait du mal à imaginer que ce soit possible.
L'ange s'envola, mais non pas pour battre en retraite ; pour attaquer Nahiri, au contraire, depuis les airs. La lithomancienne dressa un nouveau pilier de pierre pour forcer la créature à fuir ou à revenir au sol.
L'ange se posa effectivement, mais restait hostile, ce que voyant, Nahiri chargea. Son adversaire était sans conteste puissant, mais ce n'était pas pour autant un Planeswalker. Nahiri frappa encore…
… Pour voir son épée arrêtée net par la lame de Sorin, qui s'interposait.
« C'en est assez ! s'écria-t-il, pantelant. Assez ! »
Nahiri continua de fixer l'ange aux yeux de jais, derrière lui. La créature avait quelque chose de familier, de troublant, mais Nahiri était certaine de ne l'avoir jamais vue.
« Qu'est-ce à dire, Sorin ? Comment es-tu parvenu à faire d'un ange ton esclave ? Qui est-elle ? »
« L'autre protection », répondit-il.
Rapide comme l'éclair, il referma la main sur l'épée de Nahiri. La lame brûlante siffla au contact de sa peau, mais il n'y réagit pas. Les doigts de la lithomancienne étaient gourds, son esprit étourdi ; elle n'y entendait toujours rien. Sorin lui porta la pointe de sa propre épée à la gorge, lui arracha sa lame des mains et la jeta au loin.
L'ange se posa doucement derrière Sorin, mais celui-ci lui fit un signe de la main, et la créature s'immobilisa. Un ange lui obéissait !
« Sache que je n'ai jamais voulu en arriver là, jeune fille », prononça-t-il.
Ensuite, il brandit sa flamberge, en projeta un rayon de lumière sourde et imprima une poussée.
Nahiri fut projetée en arrière et percuta la surface argentée du Helgruft. Celui-ci n'était plus dur et froid, mais malléable, accueillant, engageant.
D'avides torons d'argent se refermèrent sur elle, l'attirant à l'intérieur du bloc, des fragments de roche tournoyèrent dans les airs, la roche mère trembla sous l'effet de sa rage, mais le Helgruft n'en avait cure.
« Sois maudit ! cria-t-elle. J'avais confiance en toi ! »
Il la dominait à présent, les ailes de l'ange déployées derrière lui, et il s'adressa à elle une dernière fois avant que l'argent bouillonnant ne lui envahisse les oreilles. Il paraissait presque triste — presque, mais pas tout à fait.
« Je ne t'ai jamais demandé ta confiance, mon enfant. Seulement ton obéissance. »
Puis le Helgruft se referma sur elle et l'enveloppa de vastes et absolues ténèbres.
Quiétude
Intermède
Elle s'abîmait dans l'obscurité.
En l'absence de tout stimulus, elle n'éprouvait nulle autre sensation : aucun son, ni lumière, ni le moindre souffle de vent, car, en ce lieu, il n'y avait rien, pas même une bouffée d'air, rien que ce néant et cette impression de chute infinie. Elle ne voyait plus sa main qu'elle pensait tendre devant son visage — à supposer, d'ailleurs, qu'elle ait encore une main, un corps.
Elle déploya ses sens, poussa et tira de ses pouvoirs lithomantiques, espérant trouver quelque part une prise sur la surface argentine du Helgruft, mais ce qui l'entourait n'était pas de l'argent et n'avait aucune substance. Elle tenta de se transplaner, mais même les Éternités aveugles, ce non-lieu chaotique entre les plans, restaient hors de portée.
Ce piège d'argent n'avait rien de son cocon sur Zendikar, ce bloc rocheux où elle avait sommeillé pendant cinq longs millénaires et où, comme dans un songe, elle percevait l'entièreté du plan, pour projeter ses sens en tous lieux et y apparaître à tout instant.
Ici ne régnaient que les ténèbres, ce sentiment de chute et l'odeur, reconnaissable entre toutes, de Sorin Markov.
Il lui rendrait justice de sa trahison. Elle allait s'échapper de cette prison et elle lui ferait payer cette avanie. Elle les avait cru alliés, amis, même ; à présent, elle le voyait au contraire pour ce qu'il était réellement : un monstre, tout bonnement.
Monstrueux, certes, mais pas faible d'esprit : il ne pouvait ignorer quel enjeu représentaient les événements sur Zendikar, ni s'en remettre si aveuglément à ses défenses sur Innistrad, à son Helgruft et à son ange asservi, qu'il permette aux Eldrazi de s'évader. Elle subodorait qu'il la libèrerait quand il aurait recouvré ses forces et serait prêt à l'affronter. Il l'attaquerait alors, la vaincrait et la laisserait rentrer chez elle. De fait, elle se refusait à croire qu'il l'abandonne à ce néant, car c'était impensable.
Il lui semblait pourtant qu'une éternité s'était déjà écoulée.
Enfin elle parvint à une décision.
« C'en est assez », murmura-t-elle.
Il n'y eut aucune réponse, pas le moindre son, nul écho à ses paroles, qui se perdirent dans la noirceur infinie.
« C'en est assez ! répéta-t-elle, plus fort. Si tu voulais me donner une leçon, c'est chose faite. Finissons-en, que je quitte Innistrad pour n'y jamais revenir. Nous n'avons d'évidence plus rien à nous dire. »
Encore une fois, il n'y eut aucune réponse. Attendait-il des excuses, voire qu'elle le supplie ? Non, elle ne lui donnerait pas cette satisfaction.
Elle songeait souvent à Zendikar, à ses pics aériens et à ses immenses ciels d'azur, mais aussi à la gangrène qui en rongeait le cœur, aux vampires qui y fourmillaient, érigeant des statues à des divinités d'une inimaginable monstruosité. Elle n'aurait jamais dû en partir.
Son confinement entamait peu à peu ses facultés, car même un Planeswalker qui aurait, comme elle, subi des millénaires de claustration dans la roche ne saurait endurer pareille déréliction. De fait, même un Planeswalker risquait de perdre l'esprit et, pour un être en l'occurrence purement psychique, les conséquences en étaient terribles. Autrefois, elle avait ainsi rencontré un Planeswalker devenu fou, et c'était plus qu'il n'en fallait. Elle refusait de connaître le même sort.
Au début, elle s'accrocha à un désir de vengeance, à l'idée d'écraser Sorin pour ce qu'il lui faisait subir, pour ce qui advenait peut-être sur Zendikar en ce moment même, mais elle épuisa rapidement les méthodes d'exécution qu'elle imaginait et, malgré son ressentiment, son désir de vengeance l'affligeait davantage qu'elle ne la satisfaisait. Ainsi, si sa rancœur ne faiblit pas, du moins s'apaisa-t-elle.
Ses souvenirs de Zendikar devinrent pour elle comme un fanal.
Elle connaissait en effet son monde dans ses moindres recoins, et son évocation était parfaite. Elle se remémora un lieu, en particulier : les tranchées d'Akoum, parcourues avec sa tribu avant d'enterrer son existence mortelle et de s'assoupir dans la pierre. Dans son esprit, elle reconstitua ces fossés, retraçant chaque couche de basalte, chaque éclat de verre magmatique grenat qui constituait le régolithe, chaque cristal et chaque diaclase dans la roche mère.
Toutefois, ce n'était pas le Zendikar actuel, mais le plan dont elle se souvenait : celui qu'avaient abandonné derrière eux les Eldrazi, mais avant que sa léthargie n'ait tout laissé partir à vau-l'eau.
L'éternité passant, elle arpenta une bonne partie d'Akoum, se remémorant chaque particule sédimentaire, la température et la viscosité du magma qui bouillonnait sous la surface. Elle poursuivit son exploration, jusqu'à des profondeurs insondables, aussi loin qu'elle osa jamais aller, jusqu'à parvenir au bord de la plaque tectonique qui supportait Akoum.
Elle maintint sa visualisation, délaissant certaines zones pour ce qu'il lui sembla être des années, mais les retrouvant ensuite exactement comme elle les avait laissées. Son esprit lui appartenait, de même que Zendikar, et elle se refusait à se détacher de l'un comme de l'autre.
Elle n'aurait su dire depuis combien de temps elle chutait, quand sa rêverie s'interrompit tout à coup : elle n'était plus seule dans les ténèbres ! Au départ, cette présence ne se manifesta que par une plainte lointaine, peut-être le bruissement d'ailes nues. Ainsi donc, le silence qui l'avait engloutie n'était pas immuable, mais fruit d'une absolue vacuité jusque-là.
Lentement, durant un laps de temps incommensurable, le Helgruft peu à peu se peupla. Elle comprenait à présent le rôle de celui-ci : Sorin ne tolérant la présence d'aucune menace pour son précieux Innistrad, il avait donc façonné cette chose — cet abîme, ce néant —, pour les y emprisonner.
Une souricière pour démons et autres abominations, et elle à présent. Après l'avoir compris, elle passa une année — ou dix — à ruminer.
N'avait-il pas mentionné une « autre protection » ? De fait, elle doutait qu'il se charge d'emprisonner lui-même tous ces démons, aussi comprit-elle enfin le rôle de l'ange — sans doute dupé ou suborné à cet effet.
Elle finit par recréer la totalité d'Akoum dans sa représentation géophysique de Zendikar, des pics vertigineux des Dents d'Akoum jusqu'aux eaux étales de Verremiroir. La mer qui entourait le continent de ses souvenirs n'était pourtant qu'une ébauche en comparaison, tant elle méconnaissait l'hydrologie et, en particulier, les marées, aussi les vagues qui léchaient les falaises rouges d'Akoum se contentaient-elles de clapoter indolemment, sans le flux et le reflux qui les animaient dans la réalité. Elle s'en détourna, de peur de briser l'illusion.
Il lui avait suffi de créer un simple fond marin avant de débuter le Ondou. Il lui tardait d'entamer les îles de la Couronne, et Valakut, son étincelant joyau. Pourtant, elle refusait de mettre la charrue devant les bœufs ; n'avait-elle pas tout son temps ?
Les autres habitants de ces ténèbres éternelles commencèrent à coudoyer Nahiri. Elle ne les voyait pas — rien n'avait changé —, mais elle entendait leurs cris juste avant qu'ils ne la heurtent : une serre par ici, une aile par-là, un contact fugace avec une anonyme peau inhumaine, aussitôt ravalés par l'obscurité.
Ces distractions, ces tamponnages furtifs et déroutants avec les êtres qui gîtaient dans le noir lui permirent cependant de mesurer le passage du temps. C'est pourquoi elle ne leur voua aucune aversion, pas même quand leur nombre augmenta et que ces chocs contre son pseudo-corps se firent plus fréquents et plus douloureux. Certes, les démons la répugnaient — elle en avait d'ailleurs abattu plus d'un pour les empêcher de vicier son monde —, mais elle ne les haïssait pas, pas ici !
Elle en avait au contraire pitié, car, comme elle, ils étaient prisonniers de Sorin Markov et de son angélique exécuteur des basses œuvres. De plus, contrairement à Nahiri, ils n'auraient jamais l'occasion de se venger. C'étaient des créatures pitoyables, bégayantes et ricanantes, démentes et terrifiées, des esprits inférieurs rendus fous par l'obscurité à perpétuité.
Nahiri, au contraire, était accoutumée à l'isolement, et son esprit demeurait intact. Dans cette nuit sans fin, c'était d'ailleurs tout ce qu'il lui restait : sa perspicacité, sa colère, ses souvenirs de Zendikar… et beaucoup de temps.
Elle compléta sa reproduction du Ondou, en s'accordant plus de temps pour peaufiner le pic sacré de Valakut, souvenir des années qu'elle avait passées à méditer dans la caldéra de ce volcan. Zendikar était son ancre, qui lui rappelait son identité et son origine. Il était essentiel que tout soit fidèlement représenté.
Parfois, elle retournait en esprit au cratère, mais elle ne pouvait pourtant se satisfaire de ne vivre qu'en Zendikar, du moins pas tant qu'il ne serait pas achevé.
Murasa fut rapide à reconstituer : ce n'était qu'un immense bloc de pierre émergé. Les forêts de ce continent étaient assurément remarquables, mais elles ne l'intéressaient pas, et elle ne tenta même pas de les représenter. Bala Ged retint très longtemps son attention : elle traça les contours fantasques de la baie de Bojuka et le sinueux réseau de cavernes sous les terres sauvages de Guum.
Ensuite, elle passa à Guul Draz : une strate supérieure simpliste, mais des profondeurs aussi fascinantes que celles de Bala Ged. Elle était en train de creuser les conduits souterrains de magma qui alimentaient les marais géothermiques de ce continent quand, enfin, après un nombre incalculable d'années, quelque chose changea.
De la lumière ! Un éclair bref et aveuglant fit voler sa concentration en éclats et, l'espace d'un instant d'affolement, oblitéra entièrement son Zendikar. Puis il y eut soudain près d'elle une présence, plus substantielle que tous ces démons pleurnicheurs et éthérés. Sorin ? s'interrogea-t-elle un instant. Mais non, ce n'était pas lui, pas tout à fait. Dans les abysses sous Nahiri, deux soleils s'enflammèrent, mais n'éclairant rien, et elle entendit un léger bruissement d'ailes.
L'ange, Ici ? Dans sa propre prison ?! Voilà qui était intéressant !
Les lumières approchèrent, et Nahiri, après des siècles de cécité, vit — de sa vue enfin recouvrée ! — la lance de l'ange qui fulgura, la créature poussant un râle d'épuisement en évoluant en larges cercles autour d'elle, les ailes déployées, mais inutiles en ce lieu dépourvu d'atmosphère.
Les démons se jetèrent alors sur l'ange en hurlant. Ils avaient laissé Nahiri tranquille pendant toutes ces années, ne se cognant à elle que par accident, mais ils connaissaient leur geôlier et savaient qu'il représentait leur unique chance d'assouvir leur vengeance.
L'ange s'éleva lentement, si lentement, dans ce vide hors du temps, jusqu'à se retrouver au même niveau que Nahiri, la nuée de démons s'étant dispersée dès que la créature ailée avait prévalu. Celle-ci se tourna vers Nahiri et, l'espace d'un instant, leurs regards se croisèrent. La lithomancienne comprit enfin : Sorin n'avait pas ensorcelé cet ange ; il ne l'avait ni berné ni subjugué. La créature céleste avait l'odeur de Sorin, comme le Helgruft.
Il l'avait créé, là encore, comme le Helgruft.
L'ange la reconnut, du combat qu'ils s'étaient livré jadis. Un éclair de rage traversa ses yeux noirs — une rage que Sorin lui avait insufflée. Il l'avait créé à sa propre image, l'avait corrompu dès sa naissance, et l'avait empli de haine. Elle était sa créature. Nahiri en frémit.
Encore un être abominablement trompé par Sorin Markov, mais privé, pour sa part, de toute possibilité de recours comme de revanche, de toute liberté ; une jolie marionnette, pour remplacer la disciple qu'il avait perdue.
Nahiri ignorait combien de temps elle et l'ange avaient continué de tomber ainsi, ensemble, les yeux rivés l'un sur l'autre, mais il semblait s'en être tant écoulé que tout dialogue paraissait ridicule.
Enfin, il fit jour, une vraie lumière, le vide autour d'eux se fissura, se déchira et enfin…
… Nahiri fut…
… libérée.
Désolation
Il y a un an…
Nahiri percuta soudain une surface dure, tombant à quatre pattes, sa chute perpétuelle enfin terminée. Ses pupilles se révoltèrent sous l'assaut de la lumière, ses tympans s'insurgèrent contre une explosion de bruits cacophoniques. Ses yeux s'adaptèrent enfin, et la lumière aveuglante se focalisa en silhouettes, le brouhaha en voix, sa surface d'arrivée en rue pavée. Elle leva la tête. Partout, des gens criaient et fuyaient, des maisons brûlaient, des cadavres claudicants déambulaient — des cadavres ? — et, au-dessus de ce sinistre chambardement, l'ange damné de Sorin s'élevait dans le ciel, enveloppé d'un rayon de lumière blanche.
Une pluie d'éclats d'argent tombait tout autour de lui.
Ses mains attirèrent son attention, de par l'étrange sensation qu'elles lui procuraient. Aussi Nahiri regarda-t-elle ses paumes, et les trouva couvertes de sang. Couvertes de sang. Elle ordonna à ses plaies de se refermer, mais en vain : son corps n'était plus une extension de son esprit. Comme il l'avait été si longtemps plus tôt, ce n'était plus qu'une défroque, une carcasse de chair. Elle sentit le sang courir dans ses veines, l'air pénétrer de force dans des poumons qui n'en avaient pas réclamé depuis des millénaires. Le monde chavira autour d'elle.
Il fallait qu'elle fuie avant qu'il ne la trouve — du moins si elle en était encore capable, si elle avait gardé la faculté de se transplaner.
Elle repoussa donc les cloisons de l'univers et tenta d'avancer dans cette direction irréelle que seuls les Planeswalkers savent détecter. Elle les sentit ! Quoi qu'il soit advenu de son corps, elle était donc toujours Planeswalker. Néanmoins, lorsqu'elle les sonda, ces parois lui parurent bien plus résistantes que dans son souvenir : jadis, elle les avait trouvées aussi ténues que des bulles de savon ; à présent, elles formaient une barrière qu'elle ne franchirait qu'à force de volonté et de temps. Était-elle réellement si diminuée ?
Mais non. Non ! Elle poussait, comme toujours, avec la même force que d'ordinaire ; la faute en allait aux cloisons, devenues plus hautes, plus épaisses. Les Éternités aveugles étaient moins présentes en ce lieu qu'à son arrivée : pendant sa chute interminable, la nature de l'univers avait évolué, elle le sentait.
Elle était encore Planeswalker, même si cela n'avait peut-être plus beaucoup de sens, désormais.
Avec effort, elle parvint à se projeter dans les Éternités aveugles. Celles-ci l'assaillirent, la déchirèrent, comme à chaque fois. Désorientée comme elle l'était, elle n'était capable d'atteindre qu'un seul plan : celui-là même où Sorin s'attendrait à ce qu'elle se réfugie. Cependant, elle n'avait pas le choix.
Ses pieds touchèrent la terre rocailleuse de Zendikar et, pour la première fois depuis son emprisonnement sans fin, ses pieds foulèrent la terre ferme. Zendikar, le véritable Zendikar : sa demeure. Elle ne se trouvait pas très loin du lieu d'où elle s'était jadis transplanée : dans le cœur déchiqueté d'Akoum, près de l'endroit où aurait dû se situer l'Œil d'Ugin.
Or celui-ci n'était plus qu'éboulis : une étendue de débris s'étalait sous ses pieds, tout autour d'elle et à perte de vue, des hèdrons et des éclats de roche volcanique rouge pivotant lentement dans les airs. La géométrie admirable de l'Œil, le réseau de hèdrons, parfaitement agencé, qui l'entourait autrefois ainsi que la salle elle-même, tout avait désespérément disparu.
Non. Non !
Pendant que la protectrice de Zendikar croupissait dans le cachot de Sorin, les trois titans eldrazi s'étaient échappés. Tout ce qu'elle avait construit, tout ce pour quoi elle avait œuvré, avait été réduit à néant pendant son long emprisonnement.
Nahiri serra ses poings ensanglantés. Mais où donc étaient-ils ? Elle espéra que les Eldrazi aient quitté Zendikar, que son monde soit enfin libéré d'eux.
Elle projeta ses sens dans les roches qui l'entouraient jusqu'à détecter une trémulation familière non loin de là, à peine un frémissement : les pas légers et alertes de ses compatriotes kor. Elle grimpa au sommet d'une crête pour les rejoindre, persuadant les pierres de l'aider, pour la dispenser de se servir de ses mains sanguinolentes et dont les entailles ne se refermaient toujours pas.
Une sentinelle poussa un cri, et Nahiri y répondit d'une voix rauque qui lui sembla étrangère. Cet éclat de voix était un signal qui signifiait simplement : Je suis kor.
Quelques instants plus tard, une douzaine de kor à l'air fatigué l'entouraient.
« Tu es blessée », remarqua l'un d'eux, une femme de grande taille affligée d'une cicatrice boursouflée sur son épaule nue. Leur accent était différent, leur élocution étrange, mais ils parlaient la même langue que Nahiri. La femme leva les mains, qui s'éclairèrent d'un halo de magie curative. Nahiri fit signe qu'elle acceptait, et l'inconnue lui toucha les paumes, refermant ainsi les cruelles écorchures qu'elle s'était faites sur un autre monde, sur des pavés et des éclats de lune.
« Je m'appelle Tenri », annonça la guérisseuse tandis que les plaies de Nahiri s'estompaient.
Celle-ci ne répondit pas, et tenta d'avoir l'air absorbé par la cicatrisation. Elle ignorait s'ils se souvenaient d'elle, du moins de « la maléfique prophétesse Nahiri » dont elle avait vu la statue avant son séjour dans le Helgruft.
« Tu es seule, constata le guetteur, armé jusqu'aux dents et muni de cordes. Sans équipement. »
« C'est une longue histoire, répondit Nahiri. Je suis… une sorte d'ermite, disons. Je suis restée isolée très longtemps et, dans l'intervalle, les choses ont changé. Qu'est-il arrivé à notre monde ?
À cette question, ses interlocuteurs écarquillèrent les yeux.
« Les Eldrazi et leurs méfaits sont partout, finit par expliquer la sentinelle. Où étais-tu donc, que tu n'en saches rien ? »
« Silence, Erem ! intima la femme nommée Tenri. Elle ne possède pas d'équipement parce que c'est une forgepierre, et elle a probablement vécu en recluse pour parfaire son art. »
« En quelque sorte », acquiesça Nahiri. Celle-ci réajusta son bracelet rouge, insigne de maître forgepierre, s'émerveillant de constater que les traditions de son peuple avaient survécu à tant de vicissitudes, et si longtemps, sans son aide.
« L'an dernier, expliqua Tenri, trois énormes monstruosités ont surgi des Dents d'Akoum. Apparemment, elles dormaient sous terre depuis très longtemps. Leurs engeances se sont répandues partout, mais les trois titans sont les pires : là où ils passent… rien ne subsiste. »
« Il y en a, continua Erem, qui voient en eux Kamsa, Talib et Mangeni incarnés. »
Plusieurs kor crachèrent au sol. Nahiri ne reconnaissait que l'un des noms, Talib : elle l'avait vu gravé sous une statue la représentant, la désignant comme la prophétesse de celui-ci. Pendant sa longue absence, et son isolement auparavant, des anecdotes à demi oubliées sur les Eldrazi — et dont elle était souvent à l'origine — s'étaient transformées en mythes. Les monstres en léthargie dans les entrailles Zendikar en étaient devenus les dieux.
Nahiri cracha à son tour.
« Rien ne subsiste… répéta-t-elle. Mais où ? Où sont-ils allés ? Qu'avons-nous perdu ? »
« Bala Ged », répondit Erem.
La lithomancienne attendit un peu, au cas où il dirait quelles régions de Bala Ged avaient été détruites, mais il ne formula aucune restriction.
Bala Ged ! Un continent entier…
« Il faut que je m'en rende compte par moi-même », annonça-t-elle.
Erem émit un grognement moqueur : Bala Ged était situé très loin de là. Tenri, quant à elle, opina du chef.
« Si vous voulez, avant de partir, je vous équiperai, ajouta Nahiri. C'est la moindre des choses. »
Erem refusa :
« Nous ne manquons pas de matériel, pas avec tous ceux des nôtres que nous avons perdus. »
« Que les dieux t'accompagnent, du moins ceux qui répondent encore à nos prières ! » dit Tenri.
Nahiri lui posa la main sur l'épaule.
« Merci pour votre aide. Je regrette de ne pas pouvoir en faire davantage pour vous. »
Elle s'enfonça alors dans la roche sous leurs pieds, abandonnant derrière elle ses compatriotes,… ces étrangers qui étaient devenus des amis.
Elle perçut rapidement l'étendue des ravages : les profondeurs de Zendikar étaient criblées de nouveaux tunnels, aux parois couvertes d'une étrange substance qui perturbait ses sens. Partout où elle regardait, elle ne discernait que destruction : les dévastations des Eldrazi étaient omniprésentes, depuis des paysages à ce point ravinés qu'elle ignorait comment pareille érosion était possible, jusqu'à l'autre bout du monde, en Bala Ged…
Elle se concentra — c'était si difficile, à présent — et étendit sa conscience à l'ensemble du plan, cherchant l'origine de cette dégradation. Elle se sentit brutalement prise de vertiges, nauséeuse. Elle ferait mieux d'attendre, de se reposer et de recouvrer ses forces.
Non, elle avait suffisamment attendu ! Elle devait en avoir le cœur net. Elle réapparut ainsi en Bala Ged, au beau milieu de ce qui aurait dû être une jungle luxuriante. Or elle ne vit plus autour d'elle qu'une étendue de poussière grise et crayeuse à l'infini, aussi stérile qu'un désert, que la surface d'une lune.
Aucun lieu de son monde, dans cette représentation mentale quelle s'était méticuleusement construite pendant ses années d'emprisonnement, ne comportait semblable désolation. Sur son Zendikar à elle, Bala Ged était exubérant, plein de vie ; sur celui-ci, seule régnait la mort, rien n'y subsistait. Même les roches restaient coites.
Le sol tressauta sous ses pieds, sans qu'elle puisse déterminer la source des secousses. La poussière poudroya.
Nahiri se retourna. Là, sur la ligne de cet horizon vaste et vide, se tenait un être qu'elle avait déjà vu deux fois auparavant, la première sur un monde anéanti par les Eldrazi, et l'autre quand elle l'avait emprisonné avec ses semblables sur Zendikar : le Dévoreur, Celui qu'Ugin appelait Ulamog.
Nahiri tomba à genoux, plongeant les mains dans cette poussière inféconde.
Si ce fléau s'abattait sur son monde…
Si ce qui était arrivé là survenait partout…
Sans préparation, Nahiri dépossédée de la majeure partie de ses pouvoirs d'autrefois et avec un réseau d'hèdrons hors d'alignement depuis des siècles…
Alors le Zendikar qu'elle connaissait était condamné. Impossible de le sauver ! Arrêter la course du soleil dans le ciel aurait été plus facile. Elle ferma les yeux et vit son Zendikar tel qu'il avait été, le monde qu'elle avait laissé Sorin Markov détruire. De brûlantes larmes de rage lui roulèrent sur les joues et tombèrent dans cette poussière abjecte en chuintant.
« Innistrad saignera comme Zendikar a saigné. »
Elle rouvrit les yeux et regarda ses mains, qui avaient forgé la pierre et emprisonné des titans. Elles étaient couvertes de poussière grise.
« Et Sorin pleurera comme j'ai moi-même pleuré. »
Elle fixa la silhouette qui se découpait à l'horizon, la regardant avancer comme un cataclysme.
« J'en fais le serment, sur les cendres de mon monde ! »
Nahiri se releva.
Elle avait beaucoup à faire.
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