Histoire précédente : L’inquisition lunarque

Depuis son arrivée sur Innistrad, Jace Beleren a passé son temps à poursuivre un mystère, d’abord chez Liliana Vess, puis au manoir Markov et enfin au temple du cimetière marin, avant de retrouver Liliana et de se rendre seul à la cathédrale de Thraben. Il s’est laissé guidé dans ce périple par un journal : un recueil relié, composé de notes de recherches, qu'il a trouvé au manoir Markov.

Or il se trouve que l’auteur de ce manuscrit, la Planeswalker lunaréenne nommée Tamiyo, a plusieurs longueurs d’avance sur lui…


En lévitation dans la chantrerie de la cathédrale de Thraben et bien qu’elle ne touchât pas le sol dallé, Tamiyo se figura cependant avancer sur la pointe des pieds. Sur des dizaines de plans, elle avait trouvé des références à des bipèdes marchant ainsi à pas de loup, souvent de manière affectée, pour signifier l’intention d’agir furtivement. Pourtant, cette posture concentrait le poids du corps sur une surface d’appui plus réduite. Or, sur un plancher (revêtement de sol commun sur de nombreux plans qu’elle avait étudiés), ce facteur augmentait en réalité la probabilité d’un grincement des lattes. Ainsi, il s’agissait là du plus fort risque d’être percé à jour. En revanche, quoiqu’elle déplorât pareils illogismes si caractéristiques des humains, elle s’amusait d’habitude beaucoup à les étudier. Hélas, Innistrad n’avait rien d’amusant. En effet, ses constatations attestaient d’emblée d’un phénomène bien plus insidieux et dangereux qu’une vulgaire incongruité, si pernicieux qu’elle avait déjà passé sur ce plan plus de temps que de raison et pris trop de risques. Il s’agissait pourtant bel et bien d’un monde désaxé, et il fallait qu’elle en sache la raison.

Néanmoins, plusieurs voies d’investigation rationnelles s’étaient révélées sans issue, alors même que certaines s’étaient montrées prometteuses au départ. Ainsi, si ses recherches d’ordre astronomique avaient presque parfaitement abouti, la cause première du phénomène lui échappait en revanche encore, comme une boîte à secret faite de mille panneaux coulissants, une énigme composée de mille mensonges. Jamais elle n’avait eu à résoudre un mystère aussi difficultueux.

Mais jamais elle n’avait non plus baissé les bras avant d’avoir élucidé une énigme.

Sa dernière piste l’avait conduite à la cathédrale où les humains d’Innistrad archivaient leurs chroniques d’Avacyn les plus anciennes. Prises individuellement, celles qu’elle avait rassemblées jusque-là se révélaient fragmentaires et obscures. Pourtant elle connaissait le canevas des récits : elle savait sur quels fils tirer, quelles pistes suivre, afin de parvenir, pas à pas, jusqu’à la trame de la vérité. Elle ne s’attendait certes pas à découvrir tout bonnement ce qu’elle cherchait dans un livre, noir sur blanc, et, même si elle avait ouï dire que d’autres avaient eu cette chance, jamais elle-même n’en avait bénéficié. Quand bien même, c’était dans les annales les plus anciennes qu’il fallait se plonger, car moins de copistes révisionnistes avaient eu l’occasion de les dénaturer à leur propre avantage. Avacyn. Innistrad était désaxé ; or elle était le pivot de ce plan. Une métaphore tout à fait pertinente.

Elle murmura une courte prière aux kami. Bien entendu, elle savait que ces esprits étaient absents de ce lieu, qu’ils se manifestaient différemment d’un plan à l’autre et que les geists d’Innistrad ne ressemblaient en rien aux lares de son propre monde. De fait, aucune de ses expériences ne laissait à penser que les kami percevaient ses prières par-delà les frontières planaires, mais cette limitation ne justifiait en rien qu’on les traitât autrement qu’avec courtoisie, voire déférence.

Impavides mais vigilants, des cathares armés patrouillaient les salles, à l’affût, justement, d’intrus comme elle. Si elle avait déjà établi davantage de contacts avec la population locale qu’elle ne l’eût souhaité, elle avait cependant aussi atteint les bornes de la discrétion et de la circonspection qui lui étaient naturelles. Il fallait donc à présent s’introduire au plus profond des bibliothèques et, pour ce faire, concocter une excuse à offrir à quiconque exigerait d’elle qu’elle s’en justifiât.

Un vieux parchemin, l’un de ses premiers mais aussi de ses préférés, lévita de sa ceinture en se déroulant. C’était une parabole venant de son monde, exactement ce dont elle avait besoin.

Celui-dont-le-soleil-a-peur

Voici l’histoire de ce monde qui s’était enténébré, et de Celui-dont-le-soleil-a-peur. Son ombre portait la nuit dans son sillage, et sa faim était insatiable. L’akki savait ce que cachait l’oni, une vie de butin et de pillage. Mais nul n’osait risquer son ire, sauf elle, qui ne ressentait pas la peur.

Lorsqu’elle trouva une grande pierre plate, elle se la posa sur la tête. Quand l’oni la regarderait d’en haut, il ne verrait rien d’autre qu’une pierre. Ainsi dissimulée, elle pénétra dans la caverne, assurée qu’elle ne risquait rien.

Mais l’oni était curieux.

« Il est étrange, petit caillou, de voir comment tu te déplaces ! Es-tu venu pour me voler mes richesses ? »

« Ô Grand d’entre les grands, répondit le galet, jamais une pierre ne déroberait de richesses : qu’en ferait-elle ? Je te promets de te prévenir si j’aperçois des voleurs ! »

L’oni perçut la vérité dans les paroles de l’akki, et décida que tout allait bien. Il s’endormit, et l’akki se saisit de tout ce qu’elle pouvait emporter : de l’or, des joyaux et un plateau brillant dans lequel son reflet lui souriait.

Le lendemain, elle revint, et l’oni l’interpela.

« Petit caillou, petit caillou ! Quelqu’un s’est emparé de mon trésor ! As-tu vu le voleur ? »

Se rappelant sa promesse, l’akki répondit : « Oui ! Je l’ai vue : c’était une petite akki très rusée ! Peut-être devrais-tu partir à sa recherche et la punir de sa vilenie ! »

L’oni acquiesça et s’en alla à la recherche de la voleuse. En son absence, l’akki continua de piller le trésor.

Si seulement elle s’était arrêtée là !

La petite akki avide revint à la caverne de l’oni une troisième fois, sa pierre sur la tête et la cupidité au cœur. Celui de l’oni, lui, n’était que rage.

« Petit caillou ! Cela s’est encore produit ! Je n’ai pas trouvé la voleuse, mais, une fois de plus, mes trésors ont disparu ! Je ne sais plus que faire, excepté me rendre aux terriers des akki à l’ouest et les dévorer tous, pour être certain de punir le bon ! »

Craignant pour sa garenne et ses amis, l’akki répondit : « Grand d’entre les grands, les akki sont durs et amers, très peu comestibles ! Mieux vaut les laisser tranquilles et reprendre tes recherches ! »

Pourtant, si l’oni n’y connaissait rien sur les pierres, en revanche, il savait reconnaître un mensonge. Il ramassa la petite akki, avec sa pierre, et n’en fit qu’une bouchée.

Les akki racontent cette parabole pour se rappeler que la vérité est un leurre bien plus efficace que tous les mensonges du monde.

Une fois l’histoire invoquée, sa magie devint réalité, et Tamiyo disparut. Désormais, pour quiconque la verrait, elle aurait l’apparence d’un élément de ce milieu — un autre cathare ou un vase décoratif —, et ce jusqu’à ce qu’elle mente ou qu’elle ne désire plus abuser. C’était une histoire fort utile, mais, comme d’habitude, elle s’excusa à voix basse de s’en servir. Les paraboles étaient sacrées, et les utiliser ainsi que de simples outils lui paraissait toujours un peu iconoclaste.

Aujourd’hui, elle portait à sa ceinture vingt-neuf parchemins, sans compter les trois cerclés de fer, ceux dont il ne fallait user sous aucun prétexte.

D’une démarche assurée, elle passa près de deux cathares (à présent, ses pieds touchaient les dalles glacées), qui la saluèrent aussitôt. Elle leur rendit leur geste sans y mettre autant de révérence, mais tous virent ce qu’ils devaient voir. La grande bibliothèque était située droit devant elle. Tamiyo passait mentalement en revue les parchemins qu’elle avait apportés, essayant de déterminer lequel déverrouillerait le plus aisément les serrures qui, sans nul doute, l’attendaient, quand elle remarqua quelque chose d’étrange. La porte était déjà entrouverte, et la lueur d’une chandelle filtrait de l’intérieur.

Elle fit un geste, et un souffle d’air repoussa la lourde porte de quelques degrés de plus. Elle se campa sur ses pieds (alors même que, pour des raisons qu’elle ne s’expliquait pas, elle se voyait toujours marcher sur les pointes) et s’approcha de la porte, prête à bondir comme à fuir.

Les battants aux gonds bien huilés s’écartèrent un peu plus. Elle entendit alors un son très reconnaissable, juste avant d’en obtenir la confirmation visuelle : un corps inconscient s’écroulant comme si la personne s’était subitement assoupie. C’était un vieux bibliothécaire, sans arme ni armure et, penché sur lui… un Planeswalker.

Profitant de la seconde de répit dont elle disposait avant de devoir réagir, elle détailla la scène. Dans le cadre de ses recherches, elle préférait éviter les Planeswalkers, autant que faire se peut. C’étaient en effet des êtres impétueux et imprévisibles, qui agissaient en fonction des préjugés et mentalités d’autres mondes : bref, une véritable épine dans le pied de scientifiques comme elle. Celui-ci était humain, mâle et jeune, mais les volutes de mana qui l’enveloppaient empestaient le subterfuge. Il portait certes des vêtements du cru, mais les avait ornementés de sigilles qui ne provenaient visiblement pas d’Innistrad, ce qui donnait à l’ensemble l’allure d’un accoutrement plus que d’un déguisement. Ses yeux brillaient, paniqués, affolés, peut-être même contaminés (elle n’y avait pas encore songé, mais, si un Planeswalker contractait la folie qui affligeait ce plan, risquait-il de la propager à d’autres mondes ?) Dans ses mains, il tenait son carnet de recherches ! Nouvelle complication ! Au bout d’un instant, elle se décida à lui laisser l’initiative, mais tout en invoquant néanmoins l’un de ses parchemins, déjà en lévitation et en train de se dérouler.

Une succession d’émotions traversa alors le regard du jeune homme : d’abord surprise, fureur, terreur, curiosité ; puis, soudain, un éclair de compréhension et de soulagement.

« Toi ! C'est toi ! balbutia-t-il. Tu es celle qui m’a conduit jusqu’ici… Non, pas toi, mais ce journal. Ton journal ! M’as-tu attiré ici pour que nous nous rencontrions ? Non, comment serait-ce possible ? » Il marqua une pause, baissa les yeux, puis la fixa brusquement d'un air accusateur. « Tu m'observais ? Tu savais ! » Puis son regard s’adoucit, triste, suppliant. « Aide-moi ! Je crois… Peux-tu m’aider ? Aide-moi ! » Ce n’était pas une supplique, mais une sommation, impérieuse et oppressante, qui lui martelait l’esprit comme une soudaine bourrasque. Tamiyo barricada alors son mental dans une forteresse imprenable, prit un instant pour réfléchir, puis arbora son sourire le plus inoffensif. D’une pensée, elle enveloppa le Planeswalker de son sort de dissimulation et préleva un nouveau parchemin de sa besace. Ensuite, elle se faufila dans la bibliothèque en refermant la porte derrière elle, sans bruit. Si elle n’avait jamais usé ainsi de cette histoire, c’était peut-être qu’elle n’avait jamais envisagé se heurter à un télépathe déséquilibré, capable de se transplaner. Elle avait déniché celle-là il y avait bien longtemps, sur un monde à cinq lunes, recouvert de métal à perte de vue.

L’original

Leur créateur disparu, les créatures qu’on appelait les myrs se retrouvèrent désemparées.

Si quelques-uns continuaient d’obéir aux dernières instructions que celui-ci leur avait données, d’autres, en revanche, s’étaient tout bonnement désactivés en attendant des directives qui ne viendraient plus. La disparition de Memnarch ne les avait certes pas anéantis, mais, dépourvus d’une conscience à part entière, ils se contentaient désormais de végéter.

Certains d’entre eux avaient cependant reçu pour mission de veiller sur leurs congénères ainsi que d’en créer de nouveaux pour remplacer ceux qui auraient été endommagés ou détruits. Or l’un d’entre eux, qui se trouvait en hibernation depuis des mois, s’éveilla quand ses consignes le lui dictèrent : les myrs de sa catégorie étaient bien trop peu nombreux, et il devait se reproduire.

Cependant, sans son créateur pour le diriger, il ne disposait pas de directives claires quant à la procédure exacte à suivre. Il fit donc ce qu’il savait faire : il rassembla les matériaux voulus, les transporta dans la petite pièce sphérique qui servait de fabrique et assembla un myr en tous points identique à lui-même.

C’était à ce moment du processus que le Maître donnait habituellement au nouveau myr une parcelle de vie et d’intelligence. Or celui-ci était absent. Pourtant, ses instructions demeuraient, et le myr se devait d’y obéir. Celui-ci décida ainsi d’employer son propre intellect comme modèle, et le copia sur sa réplique, créant ainsi un parfait fac-similé de lui-même. Sa mission remplie, le myr fit demi-tour pour sortir de la pièce, mais son double s’interposa.

Il voulut le laisser passer, mais le duplicata fit de même, en même temps. Ils patientèrent tous deux pendant un laps de temps identique, puis réessayèrent de sortir, se heurtant derechef l’un à l’autre. Les deux myrs s’évertuèrent à faire cesser cette pantomime en miroir, mais en vain. Finalement, ils se détruisirent l’un l’autre de frustration.

Un troisième myr arriva peu après, chargé des réparations. Quand il en eut reconstitué un, celui-ci l’empêcha de faire de même pour son double, afin d’éviter que le même cycle absurde ne recommence. Il décida au contraire de tenter une nouvelle approche au problème et copia de nouveau son intellect, mais seulement en partie, cette fois.

De la même manière, ce tout nouveau myr fut en mesure de fabriquer d’autres de ses semblables, et ces myrs à l’esprit inachevé purent à leur tour se multiplier et se modifier, pour finir par adopter les myriades de formes qu’on leur connaît aujourd’hui.

Si les myrs célèbrent à juste titre cette histoire comme étant leur mythe fondateur, leur raison pour le faire est cependant curieuse. Il existe en effet trois interprétations divergentes quant à savoir quel protagoniste de cette histoire est le tout premier de l’espèce. Primo, était-ce celui qui s’était dupliqué sans bénéficier de consignes précises de son créateur ? Ou bien, secundo, le myr réparateur était-il intervenu, non sur ce dernier, mais son duplicata et, dans ce cas, le tout premier myr était-il le second ? Ou encore, tertio, le premier-né était-il au contraire celui à l’esprit incomplet ? Quoi qu’il en soit, les avis continuent de s’opposer aujourd’hui parmi les myrs, mais c’est précisément cette divergence de vue qu’ils célèbrent : le fait qu’un désaccord sur une question aussi fondamentale ne les empêche pas de coexister en parfaite harmonie est l’un des fondements de leur société.

Le jeune humain prit lentement plusieurs inspirations profondes et ferma les yeux. Lorsqu'ils les rouvrit, le calme y était revenu.

« Merci. Whaou ! Je… Oh. Bon sang ! Liliana !… » Il se frotta le crâne comme si on l’avait frappé, puis regarda piteusement la lunaréenne. « Je m’appelle Jace. Toi, tu es bien Tamiyo, n’est-ce pas ? Ton journal… »

Il le lui tendit des deux mains, mais elle leva l’une des siennes, paume ouverte, pour refuser.

« Il m’a conduit jusqu’ici. Tes calculs, tes recherches, la lune, tout est si logique… Du moins c’est l’impression que j’en ai eue. J’étais contaminé par cette folie et tu m’as guéri. J’ignore comment. Mais je radote, je dois te donner l’impression d’être aussi fou qu’auparavant. Je te remercie. »

Tamiyo lui adressa un doux sourire.

« Mes notes de terrain. Je les ai remises à un homme de confiance, et c’est toi qui les as en ta possession. As-tu causé tort à Jenrik, Jace ? »

Le jeune homme hocha la tête en signe de dénégation.

« Non, mais ce qui lui est advenu au manoir Markov — et j’ignore ce dont il s’agit — lui a été fatal. »

La lunaréenne ne répondit pas de suite, songeant visiblement à son ami, mais son visage n’exprima nulle tristesse. « Tu dois partir d’ici, Jace. Cet endroit est dangereux, encore plus pour quelqu’un comme toi : tes pouvoirs télépathiques engagent ta responsabilité ; si tu perdais la raison, les dommages que tu risquerais d’infliger aux autres plans seraient immenses, et il serait irresponsable de ma part de le permettre. »

« Non, j’entends bien, mais… » Jace s’interrompit brusquement : il lui avait fallu quelques instants pour comprendre qu’elle venait de le menacer, aussi leva-t-il les deux mains et recula-t-il d’un pas.

« Tamiyo, je souhaite simplement t’apporter mon aide. Nous pouvons sauver ce monde. Avec mes amis, nous saurons te prêter main-forte pour résoudre le mystère qui plane ici et restaurer l’ordre. Nous l’avons déjà fait sur un autre plan… En quelque sorte. »

Tamiyo haussa un sourcil, mais ne dit mot.

« Écoute, nous savons tous deux qu’Avacyn est au cœur de l’énigme. Comme tout être, elle a un mental. Or je pourrai découvrir ce qui l’afflige et, si nécessaire, la mettre hors d’état de nuire. Ensuite, nous pourrions envisager de régler le problème. »

Tamiyo se rembrunit.

« Tu ne sais rien, Jace. Tu présumes, tu conjectures, tu supposes, mais rien de tout cela n’est concluant. Que sais-tu vraiment d’Avacyn ? Sa raison d’être ? Tu n’as aucune idée de ce qu’il adviendrait si elle périssait. Elle protège le plan dans sa totalité ; as-tu déjà eu vent d’un être incapable de quitter son plan, mais qui interagit ainsi avec le Multivers ? Je serai brutale, Jace : tu sais moins de choses que tu n’en ignores, et je ne suis pas ici pour résoudre les difficultés de ce monde. Je suis ici pour le comprendre, investiguer la situation, afin de découvrir la vérité et la consigner pour l’éternité. En tout état de cause, Innistrad est vraisemblablement condamné, et je n’ai nulle intention de m’opposer à l’inéluctable. Il est certes triste de perdre un lieu d’une telle beauté, mais, telle la floraison d’un verger au printemps, cette beauté n’est qu’éphémère. Ce n’est qu’un plan parmi tant d’autres. Il en disparaît et il en renaît continuellement. Tes prémisses sont erronées. »

Jace sursauta comme si on l’avait giflé. « Mais Innistrad compte des millions d’habitants ! Tu les abandonnerais à leur sort ? À la folie, et pire encore ? Nous avons le pouvoir d’intervenir. Toi, tu l’as. M’aideras-tu ? »

L’expression de Tamiyo ne varia pas, mais sa voix se durcit : « Je t’ai déjà aidé, Jace. Je te propose en revanche un compromis. Je te communiquerai le fruit de mes recherches, et tes amis et toi pourrez exploiter ces informations pour empêcher semblable désastre sur d’autres plans, si cela vous chante. Quant à moi, si j’ai archivé dix mille gestes héroïques, un héros n’est, à mes yeux, que le redoutable grain de sable qui vient mettre un terme à une situation établie. »

Le jeune homme insista : « Sans conclusion irréfutable sur ce qui affecte Avacyn, tes recherches resteront incomplètes et contestables. Avec mon aide, au contraire, tu disposeras des faits dans leur entièreté. Et si je parvenais à arrêter Avacyn, cela n’affecterait pas tes recherches, tout en sauvant un nombre incalculable de vies. »

De la curiosité anima le visage de Tamiyo, juste un soupçon. « Il serait assurément avantageux que d’appréhender parfaitement ce qui afflige à présent Avacyn, mais je doute que, même si tu parvenais à t’introduire dans un esprit aussi singulier… »

« Mais si, j’en suis capable ! »

La lunaréenne trouva l’arrogance de Jace aussi charmante qu’agaçante. « Si tu t’y essaies, sa folie te consumera, comme elle l’avait déjà fait. Pourtant, en théorie, je pourrais te servir de point d’ancrage, t’arrimer dans la lucidité. En revanche, si le danger me paraît démesuré, tu interrompras à l’instant la connexion, et nous partirons. La procédure nécessitera en outre de relier nos esprits à un niveau fondamental : je te comprendrai, tu me comprendras et, si ce que j’apprends me déplaît, j’amenderai les termes de notre compromis. De ton côté, tu sauras précisément ce dont je suis capable. Consens-tu à mes conditions ? »

« Oui, je les accepte. »

Jace perçut une sorte de tintement dans sa tête, une tonalité limpide, sereine et pure.

C’était une invitation.


En l’espace d’un instant, elle le connut, ce qui se révéla largement plus difficile qu’escompté : l’esprit du jeune homme était puissant, mais fragmenté en mille éclats, comme autant de facettes différentes d’une même personnalité. La plupart essayaient d’œuvrer de concert, mais d’autres, au contraire…

Fact or Fiction
Fait ou fiction | Illustration par Matt Cavotta

Jace avait effacé ses propres souvenirs, il avait détruit la vérité sienne. Il avait conquis l’esprit d’innocents, tué par colère et usé de ses pouvoirs par bassesse et égoïsme.

Et pourtant…

Il était capable de sacrifices, de courage et de compassion. Il était prêt à assumer ses responsabilités ; trop, peut-être, pour un être aussi jeune, et ce d’autant plus si l’on considérait les années de sa vie qu’il avait si brutalement effacées. Néanmoins, sa soif de la vérité était authentique, et son altruisme indéniable envers les habitants de ce plan.

De plus, il était à peu près certain de pouvoir tenir ses engagements.


En l’espace d’un instant, il la connut, mais connaissance ne signifiait pas compréhension. Jace avait toujours tenu les soratami de Kamigawa en haute estime, toujours admiré la force et la discipline de leur esprit. Il embrassa la vie de Tamiyo, et le contraste avec la sienne lui fut physiquement douloureux : alors que lui-même n’avait aucune attache, ses racines familiales à elle étaient au contraire fermement ancrées dans la tradition ainsi que dans l’amour et le respect du foyer.

Ce foyer, il le vit : une incommensurable bibliothèque, suspendue dans les nuages ; un lieu qu’elle aimait comme nul autre. La gaîté et l’harmonie dans sa famille, ses enfants. Ils ne comprenaient pas vraiment les lieux qu’elle visitait lorsqu’elle les quittait, mais leurs visages s’éclairaient tant quand elle leur rapportait de nouvelles histoires impossibles, d’endroits qu’ils ne verraient jamais, mais narrées sur le ton de la véracité.

Il vit quel était son fardeau, cette charge atrocement pesante qu’était le savoir, et le besoin de protéger des vérités trop dangereuses à partager, mais trop importantes pour sombrer dans l’oubli. Trois parchemins cerclés de fer, chacun renfermant un enchantement…

Jace !

La connexion changea de teneur, et les deux Planeswalkers se concentrèrent de nouveau sur l’instant présent.

« Jace, mon sort de dissimulation a été percé. Je détecte une puissante présence en approche. »

Le mage acquiesça, et les deux Planeswalkers s’élancèrent dans le couloir menant à la chapelle centrale de la cathédrale.

« Je vais tenter de communiquer avec Avacyn, de la distraire, déclara Tamiyo. Par la force, s’il le faut. Tu n’auras guère de temps pour la neutraliser avant qu’elle ne nous détruise tous les deux. »

Jace ouvrit la bouche pour répondre, mais le monde autour d’eux se mua en une symphonie de vents hurlants et de tintements de verre fracassé.

L’archange descendit, ses immenses ailes entachées de sang frais, brandissant sa lance incandescente. On lisait sur son visage le plaisir contenu. Tamiyo lévita vers Avacyn. Les ailes de l’ange créaient de violentes rafales ; lorsque la lunaréenne s’éleva, en revanche, l’air ne frissonna même pas.

« Avacyn, je suis en visite sur ton monde et je me suis montrée jusqu’ici aussi respectueuse de son hospitalité que possible. Je ne désire que la quiétude et la félicité de tes protégés. L’ange que tu es n’ignore pas que je dis vrai. Qu’as-tu à me répondre ? »

Le visage d’Avacyn se tordit dans une horrible parodie de sourire, et une sorte de ricanement caquetant s’échappa de ses lèvres pourtant immobiles. Sa voix n’était qu’un grincement douloureux qui rappelait les stridulations de certains insectes ou un crissement d’ongles.

« Ce que j’ai à te répondre ? Je dois… protéger. Contre toi. Intruse. Envahisseuse. Colporteuse de corruption. Impure ! IMPURE ! »

« Je vois, trancha Tamiyo, un parchemin se déroulant déjà près d’elle. C’est regrettable. »

Il lui suffit de jeter un rapide coup d'œil aux mots inscrits sur le rouleau. C’était une lamentation, une complainte issue d’un monde ancien, où le froid et la glace étaient aussi dangereux que des prédateurs, une élégie de chagrin et de regret, dont elle connaissait chaque verset par cœur.

Le hurlement de l’hiver

Une enjambée, et le jeune fermier franchit de la montagne le pas,

Une courte marche qui à ses tâches le menait,

Mais le froid de l’hiver et la glace sous la neige

De lui eurent raison et d’un ultime baiser l’étreignirent.

Son épouse, une beauté qui, de toute son âme, l’aimait,

Poursuivit sa journée sans de l’horrible drame se douter,

Qu’à peine à une volée de pierre du pas de la montagne,

Le sang de son bienaimé sur le sol s’était figé.

Lorsque veuve elle soupçonna d’être devenue,

D’un souffle de terreur, depuis le pas de la montagne, elle hurla.

De l’océan le froid dévorant était monté

Et seul le hurlement d’angoisse du trépassé lui répondit.

Avacyn plongea d’un puissant battement d’ailes, et Tamiyo glissa sur l’air, échappant de justesse à la lance brûlante de l’ange. Tandis que cette dernière virevoltait sous la voûte de la cathédrale, la lunaréenne lui décocha des rafales de vent glacé parfaitement ciblées. Une zone de plumes gela et se fracassa dans une pluie rouge et blanche, tombant comme de la neige sur le dallage.

L’ange fondit vers son adversaire, plus rapidement cette fois, sa lance décrivant un grand arc. Tamiyo s’avança dans une feinte, puis inversa sa course, projetant d’autres salves glacées pour s’écarter de la pointe incandescente. Elle cibla le poignet droit de l’ange, puis l’articulation de l’aile gauche et, passant derrière elle, frappa l’endroit où ce membre rejoignait l’épaule. Avacyn était plus rapide, et un simple coup de sa lance eût probablement achevé Tamiyo, mais l’ange combattait sous l’emprise de la rage, et la soratami évoluait autour d’elle avec la précision d’un acrobate. Le visage de l’ange n’affichait ni douleur ni désagrément, mais ses manœuvres perdaient en précision et en rapidité. Elle ralentit et, ce faisant, la cathédrale trembla à nouveau sous l’effet de ce rire impossible, ce fracas d’os desséchés et de griffes de rats.

Tamiyo adressa une pensée pressante à Jace, caché en contrebas.

Elle s’adapte. Nous n’avons plus guère de temps.

Avacyn brandit sa lance et, pendant un instant, la lunaréenne reconnut la gardienne des allégories, l’Avacyn qui avait été un phare pour le peuple d’Innistrad. Il jaillit d’elle une lumière aveuglante, qui illumina les moindres recoins de la cathédrale, et Tamiyo recula devant tant de puissance. La lumière s’intensifia encore, cinglant les deux Planeswalkers comme un fouet, repoussant la soratami et faisant tomber Jace à genoux. L’ange descendit doucement, sa lance pointée vers la poitrine de Tamiyo, toute rage subitement effacée : elle était l’incarnation même de la justice dernière.

Presque…

Puis elle se figea. La lumière persista, mais Avacyn ne bougeait plus : elle se tenait à moins d'un pas de la forme gisante de Tamiyo, lance tendue, mais comme réifiée. Point de respiration ni bruissement d’aile ; une immobilité absolue. Pourtant, l’intense luminosité continuait de peser sur eux.

« C’est fait, Tamiyo. Elle n’est pas réellement endormie, mais c’est le mieux que je puisse faire eu égard aux circonstances. »

« Jace, peut-être ne te l’es-tu pas figuré, mais… »

« Je m’en charge, mais auparavant, écoute-moi. Elle est la source de la folie qui frappe les anges. Je ne sais trop comment, mais ils s’accordent sur elle et, à travers elle, la folie se répand sur l’Église. Cependant, elle n’en est pas le point d’origine, c’est autre chose qui l’affecte, et… Tu avais raison ! Elle n’a pas entièrement cédé à cette chose. Je ne la vois pas, mais, si je plonge un peu plus profond… »

« Jace, arrête ! »

« Attends ! Non ! Il y a… »

C’est alors qu’une odeur pestilentielle de chair putréfiée emplit l’air. La lumière d’Avacyn conserva toute son intensité, mais sa magnificence disparut ; elle était à présent insensible, abjecte, fourbe et cruelle. Oubliant Tamiyo, l’ange se tourna vers Jace et s’approcha d’un pas décidé de son corps prostré.

« Contaminateur, murmura-t-elle, le son de sa voix évoquant une peau tombant en cendres dans les flammes. Voleur. Pustule de corruption. » Elle se baissa et posa une main sur la poitrine du mage. Ce qu’elle lui murmura ensuite fut englouti par les hurlements qu’il poussa.

Tamiyo se concentra sur le lien qui unissait leurs deux esprits, tenta de lui offrir du réconfort, de le soulager de ses tourments avant la fin. Des strates de sa conscience lui avaient déjà été arrachées, déchiquetées par l’étreinte mortelle de l’ange, mais l’esprit de Jace était protégé de couches successives, et la souffrance n’avait pas encore pénétré son être le plus intime.

Tamiyo ! Le parchemin. Le parchemin de fer. Tu me l’as montré. Une histoire ancienne. Puissante. Les survivants d'un lieu perdu… le Royaume de Serra. Le cataclysme, cette puissance… L’histoire convient parfaitement. Tu le sais. Tu as le pouvoir de toute arrêter. »

Alors même qu’elle vivait l’agonie du jeune homme, qu’elle sentait sa mort toute proche et même sachant que ce serait ensuite son tour, elle n’hésita pas un instant dans sa réponse.

Et quand bien même ? Malgré sa folie, elle défend toujours ce monde, Jace. As-tu déjà juré promesse ? Moi, je l’ai fait, il y a fort longtemps, et l’on ne tient pas parole uniquement quand c’est commode ; les promesses se donnent au contraire précisément pour des situations comme celle-ci, quand on voudrait plus que tout au monde se dédire. Non, Jace, le parchemin restera fermé.

Incrédulité. Colère.

Je suis navrée, Jace. Certaines histoires ont une fin.


Ténèbres sur Innistrad Histoires archivées

Profil du Planeswalker : Jace Beleren

Profil du Planeswalker : Tamiyo

Profil du plan : Innistrad