Histoire précédente : Nostalgie

Sur Kaladesh, la Foire des inventeurs, où la créativité rencontre le génie, s’est ouverte. Des innovateurs de tous poils ont envahi la ville de Ghirapur pour prendre part à cet événement majeur dans leur carrière. Celui-ci représente en effet une chance unique de voir et d’être vu, de séduire la population comme les juges. C’est en tout cas ce qu’espère Rashmi, chercheuse spécialisée dans l’Éther : que son invention sache convaincre le jury et lui permette d’entrer dans l’histoire pour avoir changé le monde.


Ghirapur et ses habitants avaient fini par s’habituer à la présence de l’énorme circarium aux allures de scarabée. Vaste et ultramoderne, le centre de recherches se dressait sur six longues pattes de métal repliées sous son corps, à l’angle de la place centrale de la ville. Avant son implantation à cet endroit, la circulation ralentissait souvent à ses abords jusqu’à s’immobiliser, les conducteurs admirant, ébahis, ses protubérances métalliques et ses sondes éthérologiques en forme d’antennes ; désormais, ils passaient devant lui sans guère y prêter encore attention. Le circarium était resté immobilisé depuis si longtemps qu’une famille de paons y avait même élu domicile et nichait dans un interstice de la partie qui ressemblait le plus à une tête d’insecte. Toutes les heures environ, un crépitement perçant montait des entrailles du laboratoire, et une gerbe d’étincelles fusait dans le conduit d’évacuation. Pourtant, même cette bruyante manifestation dérangeait à peine les oiseaux. Ghirapur s’était adaptée ; elle s’était appropriée le circarium comme élément de son identité, de la même manière qu’elle l’avait fait de tant d’autres édifices. Ainsi, rares étaient ceux qui songeaient encore à la brillante chercheuse vivant à l’intérieur.

Au demeurant, Rashmi avait elle-même pratiquement oublié le monde extérieur. Elle avait d’ailleurs presque tout effacé de sa conscience, hormis l’appareil sur lequel elle travaillait. Quelques mois plus tôt, en effet, l’idée de translation de la matière avait déchaîné les passions au sein des sociétés d’éthérologie, d’habitude plus pondérées. Dans le petit cercle des inventeurs, elle était alors passée du rang des théories qu’on n’évoquait qu’à voix basse à celui de véritable obsession. Néanmoins, seule Rashmi possédait un appareil capable de faire une réalité de cette théorie. Son incroyable condenseur d’Éther, pourtant passé pratiquement inaperçu la première fois qu’elle l’avait présenté, allait ainsi enfin faire parler de lui en devenant la pièce maîtresse du translateur. C’était comme s’il avait été créé dans ce but unique, comme si Rashmi l’avait mis au point pour cette seule expérience. Les courants éthériques étaient alignés, ils aiguillaient les événements, les précipitant en un irrésistible élan.

Bref, elle était sur le point de réussir. Elle allait finaliser la machine juste à temps pour la Foire, à temps pour prouver au monde entier que c’était possible.

« Pince ! » intima-t-elle en tendant la main.

« Pince ! » répondit Mitul, son assistant vedalken, en lui plaquant l’outil dans la paume.

Elle recourba un long câble et le mit en place, tout en prêtant l’oreille aux mouvements de l’Éther, car c’était grâce à lui qu’elle pouvait serrer ce câble et le fixer sans pour autant soumettre le métal à une tension. « Pied à coulisse ! »

Son assistant échangea la pince contre l’outil demandé. « Réglage sur 3,084, annonça-t-elle avant d’effectuer la mise au point. Nous sommes vraiment en train de repousser les limites. »

« Mais ça va tenir : j’ai vérifié tous les calculs, à deux reprises », confirma Mitul en reprenant le pied à coulisse, puis il tendit à Rashmi un pointeau optique.

Avec une dextérité digne d’un chirurgien, celle-ci perça un trou dans un tuyau en métal doré, y inséra le nouveau filament, ce qui le connecta au reste du circuit alimenté à l’Éther. « Cela devrait suffire », conclut-elle en se relevant et en massant sa nuque ankylosée, alors qu’un frisson de nervosité la parcourait tout entière. Même s’ils avaient effectué des centaines d’essais, l’inventrice était toujours sur les charbons ardents au moment d’en lancer un nouveau, et celui-ci allait peut-être confirmer sa théorie, ce qui était d’autant plus important que la Foire approchait.

« Je vais la mettre en place », déclara Mitul. Avec un calme que Rashmi lui enviait, celui-ci s’approcha d’un pot baigné par les rayons du soleil que déversait le dôme vitré du plafond. Il y cueillit une fleur et la mit dans un vase vide, posé sur la table, au centre de la pièce. « Sujet numéro 848 : prêt », déclara-t-il avant de reculer.

De son côté, Rashmi s’efforça de ne pas penser aux fleurs qui avaient précédé la 848.

Elle souleva le transporteur de l’établi et le porta jusqu’à la zone des essais. Rutilant comme de l’or, il avait la forme d’un grand cerceau, et un diamètre comparable à celui de la barre d’un croiseur du Consulat. Tout en le maintenant au-dessus de la fleur, Rashmi fit coulisser un interrupteur en filigrane pour activer la valve à Éther. Des vibrations s’élevèrent tandis que le fluide subtil bleuté parcourait l’arceau. Rashmi s’ouvrit au Conduit, amenuisant ses autres sens afin de voir l’Éther. Le chemin qu’il dessinait en ruisselant dans le transporteur était de toute beauté. Les modifications apportées à ce dernier faisaient s’écouler juste assez de fluide pour dessiner, à intervalles réguliers sur tout le périmètre du cerceau, un motif qui lui rappelait une queue de bandar. Elle considéra le phénomène comme un bon présage : certains elfes estimaient, en effet, que ces animaux portaient chance.

« Cette fois, c’est peut-être la bonne, Mitul. L’Éther me le murmure », chuchota-t-elle, les mains tremblantes.

« D’après mes calculs, cette version paraît très prometteuse. » L’expression de Mitul demeura inchangée. Comme toujours, il restait très professionnel. Contrairement à Rashmi, il ne paraissait ainsi pas ressentir la moindre nervosité quand ils procédaient à un essai, sa concentration et son calme sans faille faisant de lui une appréciable constante.

« Prêt ? » demanda l’inventrice.

L’assistant approuva d’un signe de tête. Il se tenait face à une écritoire sur laquelle étaient rangés divers instruments de mesure de l’Éther, la pointe de son crayon suspendue au-dessus des pages de son journal d’essais. « Je suis prêt », affirma-t-il.

Tu peux y arriver, pensa Rashmi, encourageant ainsi en silence le sujet numéro 848. « Bien. Déblocage du translateur dans trois, deux, un… » Elle lâcha le cerceau et, ce faisant, le volume d’Éther y gonfla, pour soulever le dispositif torique et le maintenir en lévitation juste au-dessus de la fleur.

« Heure de début de l’essai : notée, annonça Mitul tout en griffonnant. Mesures initiales de l’Éther : enregistrées. »

Dans un doux murmure, le cerceau commença à descendre vers les pétales. Les sens de Rashmi étaient submergés par le bourdonnement de l’Éther. Elle était incapable de détourner le regard de la pulsation de son flux tandis que le translateur approchait petit à petit de 848. La cadence de ce battement accéléra régulièrement jusqu’à dépasser les limites de la structure, instant où celle-ci se modifia. Rashmi vit ses courbes douces devenir des angles vifs, et les motifs en queue de bandar s’entrelacèrent. Elle reconnaissait cette configuration : l’Éther était en train de tracer les motifs qui allaient permettre de défier les lois physiques de ce monde.

Au moment où le cerceau atteignit le niveau des pétales, elle entendit la voix de son assistant comme si elle lui provenait de très loin. « Heure du contact : consignée. »

Rashmi retint sa respiration.

La pointe des pétales frémit quand le cerceau passa à leur hauteur, puis le translateur continua de descendre.

Il se produisit un nouveau tressaillement et, soudain, l’intégrité structurelle de la plante céda : celle-ci implosa dans un petit claquement, et seule sa forme subsista un instant, dessinée dans ce qui n’était plus que poussière. Une fraction de seconde plus tard, ces contours explosèrent, propulsant à très haute vitesse de minuscules éclats de matière qui frappèrent le cerceau en le bosselant voire, par endroits, en le transperçant. Le translateur grésilla en libérant une gerbe d’étincelles puis, avant que Rashmi ne puisse le soulever pour le dégager, le délicat filament d’Éther crissa et s’éteignit.

« Échec de l’essai, annonça Mutil. Désintégration du sujet d’essai numéro 848. »

Rashmi poussa un soupir en promenant ses doigts sur le métal du translateur afin d’évaluer l’étendue des dégâts. Elle avait vraiment cru, cette fois, que l’expérience allait réussir.

Mitul poursuivit : « Il convient de noter que les instruments de mesure ont détecté des traces de matière transmutée, ce qui indique que le sujet numéro 848 a bien réagi à la phase initiale de contact. »

« S’agissait-il de transmutations préalables à la translation ? » demanda Rashmi en redressant les épaules, l’esprit soudain plus léger.

« Tout paraît l’indiquer, en effet. »

« Bien. Dans ce cas, il ne nous reste plus qu’à renforcer la stabilité de l’environnement », conclut la chercheuse.

« C’est effectivement ce que je pense », répondit le laborantin, avant d’ajouter : « Permettez-moi de vous suggérer de procéder à l’essai suivant dans un flux d’Éther moins fluctuant : en augmentant le diamètre des tuyaux… »

« Nous réduirons les turbulences générées par le flux initial et nous diminuerons l’instabilité, compléta Rashmi. Mitul, c’est génial ! »

« En effet, je trouve cette hypothèse très prometteuse », renchérit l’assistant.

Voilà justement pourquoi ils s’entendaient si bien : ni l’un ni l’autre ne restait découragé très longtemps. Rashmi avait le Grand Conduit pour lui rappeler qu’elle était sur la bonne voie, et Mitul possédait une foi indéfectible dans la méthode scientifique par itérations, car, même si son bras droit n’avait jamais critiqué les rapports qu’elle entretenait avec le Grand Conduit, la savante sentait bien qu’il n’y croyait pas vraiment. Elle imaginait que, comme la plupart des vedalkens de sa connaissance, Mitul ne se fiait qu’au mécanisme de recherche scientifique qui consistait à répéter inlassablement une expérience en la modifiant légèrement à chaque fois. Même si elle ne comprenait pas vraiment qu’on puisse trouver l’inspiration dans ce genre de procédures, elle avait cependant toujours eu totalement confiance en lui. Peu importait à Rashmi que leurs philosophies divergeassent et que le ressort de leur motivation différât, c’était leur optimisme inébranlable et leur engagement envers leurs recherches qui les unissaient. Il ne se passait ainsi pas un jour sans qu’elle ne remerciât la bonne fortune qui avait mis sur son chemin, en la personne de Mitul, un compagnon de recherches aussi talentueux, doublé d’un ami fidèle.

Le vedalken releva la tête après avoir consulté son journal. « Voilà qui tombe bien. Nous avons justement des tubes d’un diamètre adéquat dans la réserve. Je vais les chercher. Je reviens tout de suite. » Avant même d’avoir fini sa phrase, il était déjà de l’autre côté de la pièce. Rashmi, pour sa part, était plongée jusqu’aux coudes dans les réparations du cerceau du translateur.

Il n’était plus question de se disperser. Même si elle faisait de son mieux pour ignorer son existence anxiogène, elle savait que la date entourée sur son calendrier approchait à grands pas : les qualifications pour la Foire se dérouleraient dans moins d’une semaine. Cette manifestation constituait l’occasion unique de présenter le translateur au monde entier, mais surtout aux juges et aux mécènes. Elle allait gagner — de cela, elle était certaine — et, ensuite, cette victoire attirerait les clients et les financements pour ses recherches. Elle obtiendrait du Consulat son soutien plein et entier, au lieu d’un approvisionnement en Éther de plus en plus chichement dispensé. Peut-être lui octroierait-on même sa propre équipe de travailleurs automates pour l’assister au circarium ? Mais elle allait un peu vite en besogne ; pour l’heure, il fallait se concentrer sur le sujet numéro 849.


« Sujet numéro 887 : en place », annonça Mitul d’une voix enrouée. Ni lui ni Rashmi n’avaient dormi depuis deux jours. C’était l’après-midi des qualifications pour la Foire, et aucun de leurs essais n’avait encore été couronné de succès. Bref, c’était leur dernière chance. Si cette expérience réussissait, ils auraient juste assez de marge pour empaqueter le cerceau, le charger dans une carriole, filer vers l’arène et y parvenir à temps pour pouvoir se qualifier ; si elle se soldait par un nouvel échec, tout serait en revanche terminé.

Rashmi tenait le cerceau au-dessus des fleurs légèrement flétries. Si ses bras tremblaient, ce n’était pas de nervosité, mais parce qu’elle était épuisée. Pourquoi le Conduit l’avait-il amenée si loin si elle ne devait pas remporter ce concours ? Pourquoi l’avait-il poussée jusque-là si c’était pour la voir échouer ? Elle avait envie de hurler, mais se contint. À cet instant, elle vit Mitul étouffer un bâillement, et ce geste fit sourdre en elle une détermination neuve. Il n’était pas question qu’elle abandonne, pas encore.

Il reste encore une chance , se dit-elle pour s’encourager. Elle fit de son mieux pour écarter toutes les pensées négatives qui lui encombraient l’esprit et se dit que Mitul et elle allaient sans doute devoir se battre jusqu’au dernier instant, que tout cela faisait peut-être partie de la tapisserie tissée par le Grand Conduit, que leur heure de gloire allait enfin sonner. « Bien ! Débutons, lança-t-elle avec toute la ténacité dont elle disposait encore. Dans trois, deux, un… » Elle libéra le cerceau.

« Heure de début de l’essai : notée, avisa Mitul en écrivant quelques mots dans son journal. Mesures enregistrées, elles aussi », ajouta-t-il en frottant ses yeux rougis.

Rashmi faisait tout pour se cantonner à son rôle d’observateur objectif, mais, tandis que le dispositif descendait vers les pétales avachis, elle ne put s’empêcher de retenir de nouveau sa respiration et d’espérer. Cette fois, l’expérience devait réussir, il le fallait !

Le cerceau atteignit le pétale le plus haut. « Heure du contact : relevée », déclara Mitul.

Le pétale tressaillit. N’implose pas, n’implose pas ! supplia Rashmi.

Il se produisit un nouveau tressaillement.

Un autre suivit.

Le transporteur avait désormais parcouru la moitié de la hauteur de la corolle. Rashmi sentit un frémissement naître du plus profond d’elle-même. Cette fois, il fallait que ce soit la bonne ! Émerveillée, elle regarda les motifs ouvrir un passage à travers l’espace. Plongeant son regard au plus profond de l’Éther, elle voyait presque la faille se former dans le tissu de sa réalité. Elle regretta d’en avoir jamais douté. Elle pouvait à peine croire ce qui était en train de se produire sous ses yeux. La fleur entière s’effaça pendant une fraction de seconde, puis se rematérialisa, tandis que tous les muscles de Rashmi se tendaient, puis…

POP ! La fleur implosa.

Rashmi sentit son sang se glacer. Le cerceau crépita projetant des étincelles. Elle entendit le filament céder et casser. Non ! Ce n’était pas le résultat attendu, impossible !

« Échec de l’essai. Désintégration du sujet d’essai numéro 887. »

Rashmi ne se donna même pas la peine de ramasser le transporteur, ni de l’écarter des débris de la fleur. Il était désormais inutile de le réparer, c’était terminé. Elle se détourna, incapable de contempler le désastre. Elle entendit vaguement le cerceau tinter contre la table de travail. Dans sa tête, ce son résonna comme la cloche marquant la fin des épreuves à l’académie : l’examen venait de s’achever et elle avait échoué.

« Addendum : durant la période succédant à l’expérience sur le sujet numéro 887, la poursuite de l’observation montre une possible différence dans la façon dont la matière, selon qu’elle est organique ou non, réagit face aux vagues éthériques. » La voix de Mitul coulait par-dessus Rashmi comme de l’eau sur une blessure ouverte.

« Mitul, ce compte rendu ne sert plus à rien », l’admonesta-t-elle tout en regardant les rappels de factures rédigés à l’encre rouge, qui s’accumulaient sur un bureau. « J’aurais dû vous en parler il y a longtemps. Je suis vraiment navrée, mais le circarium est… »

« Rashmi », l’interrompit Mitul. Il était étrange de l’entendre l’appeler par son prénom, lui qui n’usait même jamais de son nom. « Rashmi ! » Quelque chose dans la voix de son assistant la força à se retourner. « Re… Regardez ! » Il pointait du doigt un coin du laboratoire et ses paupières papillotaient.

Rashmi regarda dans la direction indiquée : là, appuyé contre le mur, dans un petit cercle tangent à sa base, se trouvait le vase. La chercheuse tressaillit. Elle regarda à nouveau sur la table au centre de la pièce : seul le translateur y subsistait. D’abord, elle se crut victime d’une illusion d’optique ; il s’agissait peut-être d’un second vase. Non, il ne pouvait y avoir de méprise puisque le laboratoire ne recélait pas d’autre. Il avait donc traversé deux épaisseurs de métal, une pile de matériel ainsi que Mitul en personne, pour finir là, délicatement posé contre le mur, placé parfaitement au centre du cercle prévu pour la fleur.

Rashmi éclata d’un rire dont la tonalité étrange la surprit elle-même. Elle aurait sans doute continué à s’esclaffer, si ce n’est que son cœur bondit si fort dans sa poitrine qu’il lui sembla risquer de finir dans sa gorge et l’étouffer. Elle ne parvint pas même à articuler une phrase complète : « Mitul… Mitul… N… Nous… »

« Oui, coupa le laborantin en continuant de battre des paupières à un rythme effréné. Nous avons réussi à translater de la matière inorganique à travers l’espace. »

« Ha ! Nous y sommes parvenus ! » Rashmi sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle se précipita alors vers son ami, les mains tendues, passa les bras autour de son long cou de vedalken et l’étreignit. « Nous avons vraiment réussi. »

« Oui, il semblerait que ce soit le cas, lui confirma celui-ci en s’extirpant de son embrassade. Maintenant, je dois me concentrer sur la consignation de ces résultats. Je ne peux me permettre de me laisser déstabiliser par les émotions à l’heure d’une découverte scientifique aussi cruciale. »

Rashmi s’esclaffa de nouveau. Apparemment, c’était la seule réaction dont elle était, pour l’heure, capable.

« Mais n’en concluez pas pour autant que je ne sois pas ravi », ajouta Mitul en lui adressant un semblant de sourire : une très légère contraction aux commissures des lèvres. « Je suis absolument extatique, je vous assure », ajouta-t-il, avant de retrouver son sérieux habituel et, en faisant courir son crayon sur le papier, de s’éclaircir la voix pour déclarer : « Bien ! Donc, voilà : en prenant en compte notre plus récent essai, il apparaît que c’est l’interaction entre la matière organique et l’espace transdismensionnel qui produisait la réaction que nous observions. D’essai en essai, nous avons modifié notre modèle, mais nous n’avons jamais changé la nature de notre sujet. » Devoir se concentrer sur les faits semblait avoir rendu à Mitul le contrôle de ses paupières.

De plus, le ton rassurant et familier de sa voix apaisait Rashmi. « La Foire ! » s’exclama-t-elle.

Son cri n’altéra en rien la concentration de son assistant. « Je vais maintenant procéder à l’examen de toutes les caractéristiques visibles du vase afin de m’assurer que sa translation est tot… »

« Non, Mitul ! Nous n’avons pas le temps ! intervint Rashmi en s’emparant du translateur laissé sur la table. Il faut filer à la Foire, à l’audition ! »

« Oh ! fit l’assistant en se retournant, le regard brillant. Oui, vous avez tout à fait raison. » Il faillit en laisser tomber son journal. « Je subis une telle montée d’adrénaline que je parviens à peine à réfléchir. Je terminerai ce rapport à notre retour. Si nous l’emballons immédiatement, nous devrions avoir tout juste le temps d’installer l’appareil dans un contenant adéquat afin de le transporter en toute sécurité, pour le charger dans la carriole et le conduire à travers la ville, dont les rues, à n’en pas douter, seront noires de monde, ce qui devrait nous ralentir et nous faire arriver, selon mon estimation, à peu près une heure avant le créneau prévu pour notre démonstration de qualification. »

« Parfait, répondit Rashmi tandis qu’elle inspectait la machine. Mais d’abord, il va nous falloir un filament neuf. Celui-ci est grillé. »

« C’est certainement dû au contact initial avec la matière organique, dit Mitul. Je doute que cette réaction se reproduise quand nous translaterons de la matière inorganique. »

« Espérons-le », répondit Rashmi, penchée sur la table de travail, en train de dénuder le filigrane pour atteindre le filament. « Je préférerais éviter de distraire les juges en leur offrant un spectacle pyrotechnique. »

« Oui, je ne pense pas qu’ils apprécieraient. » Alors que Mitul partait en trombe vers la réserve, Rashmi aurait juré l’avoir entendu émettre un petit rire.

Elle passa les doigts sur le filigrane. Il présentait bien quelques écorniflures et autres marques, mais rien qui puisse empêcher l’appareil de fonctionner. Et quand il fonctionnerait, il déplacerait de la matière à travers la pièce ! « Nous avons vraiment réussi », murmura de nouveau Rashmi. Par-dessus son épaule, elle jeta un regard sur le vase. Une partie d’elle-même ne pouvait croire qu’il fût là, et pourtant ! « Je n’aurais jamais dû douter », se dit-elle en fermant les yeux. Le Grand Conduit était présent, brillant de mille feux devant elle. Sa chaleur l’enveloppa et elle tendit la main pour le toucher.

Illustration par Magali Villeneuve

« Nous n’avons pas d’autre filament. » En entendant Mitul, Rashmi ouvrit de grands yeux et le vit entrer dans la pièce à pas hésitants. « Nous sommes à court. Je savais que notre réserve diminuait, j’aurais dû… Mais je n’ai pas eu le temps d’en commander. Nous avons enchaîné les essais… Mais ce n’est pas une excuse ; je suis seul responsable. Je comprendrais que vous ne me pardonniez pas cette erreur. » Témoins de son embarras, ses douze doigts voletaient autour de son long visage bleu.

« Tout va bien, Mitul », dit doucement Rashmi en posant la main sur l’épaule de son assistant. Elle se sentait étrangement calme. Elle devinait que le Conduit la guidait. Ce qu’ils allaient faire lui apparaissait donc clairement. « Emballez le transporteur, ordonna-t-elle. Nous allons l’emporter jusqu’au marché, où nous nous procurerons un filament, avant de nous rendre à la Foire. Nous devrions arriver à l’arène à temps pour notre démonstration. »

« Oh, lâcha Mitul en clignant des yeux. Oh, oui, ajouta-t-il dans une grande exhalation. Nous devrions effectivement y parvenir. »

« Mais bien sûr, le rassura la chercheuse. Notre heure est venue. »


Rashmi se protégea les yeux de l’éblouissement. Tout, absolument tout étincelait sous l’éclat du soleil pourtant déclinant : le métal poli des automates, la pierre des édifices et les innombrables bannières, cocardes et festons dont la place était couverte.

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Illustration par Jonas De Ro

La Foire des inventeurs s’était installée aux abords du circarium dans lequel les deux chercheurs travaillaient depuis des mois, en ignorant ce qui les entourait. Rashmi eut l’impression de s’être retirée dans son laboratoire en tournant le dos à un monde et d’en ressortir pour en découvrir un autre, à l’allure de gigantesque labyrinthe où régnaient le métal scintillant et les réjouissances. Mais l’heure n’était pas aux festivités : le Conduit la pressait d’agir. « Par ici », indiqua-t-elle à Mitul en montrant au loin les énormes plumes de paon qui marquaient l’entrée du marché. Pourtant, avant qu’elle ne puisse faire un pas, un automate roula dans sa direction pour se planter devant elle.

« Bienvenue à la Foire des inventeurs ! claironna-t-il. Au carrefour de la créativité et du génie. »

Elle poussait de côté la carriole où se trouvait son appareil, pour contourner l’importun, quand un autre surgit devant elle. « Ne manquez pas les compétitions de dragsters de la Course ovale ! Achetez dès à présent vos billets ! »

L’inventrice recula, à la recherche d’une échappatoire.

« Venez visiter le zoo des Cent Acres ! Ses nombreuses mécaniques animalières vous y attendent ! »

Elle était encerclée !

« En passant par là, nous trouverons peut-être un autre itinéraire », suggéra Mitul en ouvrant le chemin. Rashmi le suivit, mais plusieurs automates l’imitèrent.

« Admirez l’architecture mécanique vivante conçue par certains des métallurgistes les plus réputés de Ghirapur ! N’est-ce pas merveilleux ? »

« Oui, oui », répliqua Mitul, avec un geste d’agacement. « C’est que nous sommes un peu pressés, voyez-vous. »

La machine, pourtant, insista : « Vos goûts vous portent-ils plutôt vers les duels d’automates ? »

« Mais non ! Maintenant, si vous voulez bien m’excuser… »

Toutefois, le raseur refusait toujours de le laisser passer. « N’oubliez pas que les gremlins sont interdits dans l’enceinte de la Foire. »

« Évidemment, leur présence serait absurde ! Maintenant, je me dois d’insister pour… »

« Ne faites pas pénétrer dans l’enceinte des cylindres d’Éther venus de l’extérieur. Au cas où vous noteriez la moindre activité suspecte, veuillez le signaler à un Honorable Garde ou à un autom… »

« Je vous en prie, laissez-nous passer ! » explosa le laborantin en repoussant le gêneur. « Voilà », dit-il en faisant signe à Rashmi. « Je pense que nous pouvons enfin nous rendre au marché. »

La jeune femme pressa le pas en poussant la carriole tandis qu’un automate leur souhaitait encore une agréable visite à la Foire aux Inventeurs. Elle n’avait jamais vu Mitul faire preuve d’une telle autorité. La chercheuse observa son assistant quelques instants. Était-il possible qu’il subisse lui aussi l’influence du Conduit ? Un jour peut-être parviendrait-elle à le convaincre qu’il existait des forces que son esprit analytique ne pouvait expliquer. Ils pressèrent tous deux le pas, jusqu’à courir à petites foulées en direction de la place du marché.

Illustration par Craig J Spearing

Le soleil plongeait déjà sous l’horizon tracé par le faîte des gigantesques plumes marquant l’entrée du marché quand ils traversèrent en courant le Neuvième Pont et qu’ils entrèrent ensuite en toute hâte à la quincaillerie de Remi. Le mécanisme d’enclenchement de la porte grinça et cliqueta lorsque Rashmi poussa sa carriole à l’intérieur. Les odeurs de métal poli, le doux arôme de la rouille et la senteur âcre de la graisse de lubrification les accueillirent. D’habitude, ce bouquet apaisait Rashmi mais, aujourd’hui, il eut l’effet inverse et exacerba son impatience. Elle sorti le filament cassé de sa poche. « Il nous faut un modèle WP », précisa-t-elle à Mitul. Ils savaient tous deux précisément où ils devaient chercher : dans les tiroirs parfaitement organisés et repérés par couleurs, contre le mur du fond. Ils avaient en effet déjà acheté la plupart de leur matériel chez Remi, car celui-ci proposait des prix défiant toute concurrence et, de surcroît, les autorisait à rester pour assister aux combats clandestins d’automates organisés chez lui.

« Cela devrait se trouver… commença Mitul en faisant coulisser un tiroir vert. …Là ! »

Vide !

Rashmi céda à la panique, du moins l’espace d’un instant, puis se reprit : « Je suis certaine qu’il en a en réserve. Remi ! » appela-t-elle en apercevant la grande silhouette bleue du boutiquier, entre deux étagères.

« Serait-ce… ? Cette voix… ? Rashmi ! Mitul ! Cela fait un bail ! » Couvert de taches de graisse, Remi traversa son échoppe en s’essuyant les mains sur un chiffon. Il posa celui-ci sur son épaule avant de prendre Rashmi dans ses bras. « Seriez-vous là pour… »

« Il nous faut un filament », l’interrompit Rashmi. « Un modèle WP », précisa Mitul, qui tenait toujours le bouton du tiroir vide.

« Hein ? s’étonna Remi en inspectant le compartiment. Je suis en rupture de celui-là aussi ? Ces inventeurs sont pires que des gremlins. Ils vont finir par me déposséder ! »

« Il vous en reste sans doute en réserve », suggéra Rashmi en faisant de son mieux pour rester calme.

« Je crains bien que non, ma pauvre », répondit Remi en hochant la tête. « La réserve est aussi vide que le magasin : depuis l’arrivée du premier train de Peema, ce sont des hordes de clients qui ont débarqué ici. On se serait cru en état de guerre : tout le monde avait besoin de remplacer ceci ou cela, de se procurer telle ou telle pièce de rechange, et je ne serai réapprovisionné qu’avec le chargement en provenance de Lathnu. »

« Ce chargement… Quand ? »

« Oh, dans trois jours environ. »

La dernière once de retenue dont Rashmi faisait preuve vola en éclat. « Non, non, non ! Nous avons besoin de ce filament immédiatement, Remi. Je vous en supplie. Dites-moi que vous pouvez nous aider ! »

« Je voudrais bien. Vous savez pertinemment que vous êtes tous les deux mes inventeurs préférés. »

Justement ! S’ils ne trouvaient pas de filament, ils pourraient lui dire adieu, à cette carrière d’inventeur. L’image des factures impayées se mit à danser dans l’esprit de Rashmi, ses paumes se firent moites ; soudain, l’échoppe lui parut minuscule.

« Bon, il ne nous reste plus qu’à faire ce qui s’impose, annonça Mitul d’un ton qu’il voulait ferme, même si ses longs doigts tremblaient en refermant le tiroir. Allons nous adresser chez d’autres fournisseurs. »

« D’autres fournisseurs, répéta Rashmi, qui maîtrisait à grand-peine son affolement. C’est logique, oui. »

« D’après ce qu’on dit, tous les autres magasins sont aussi vides qu’un cylindre d’Éther usagé », objecta Remi.

Mais Rashmi avait déjà saisi les bras de sa carriole, pour sortir de l’échoppe avec la même hâte qu’à son entrée et filer droit vers la boutique la plus proche, sur le pont. Elle était prête à s’enquérir dans toutes les quincailleries de la ville, s’il le fallait.

« Vraiment navré… »

« J’aurais voulu vous aider, mais… »

« Vous savez, vous êtes la deuxième personne qui me demande un modèle WP aujourd’hui… »

« Nous avons été littéralement pris d’assaut… »

« Repassez demain… »

« Nous n’en avons plus aucun… »

Apparemment, il ne subsistait plus le moindre filament modèle WP dans tout Ghirapur.

Épuisée, Rashmi s’écroula contre la balustrade du pont. Venant des magasins situés de l’autre côté, Mitul la rejoignit, le front bas. « C’est de ma faute », gémit-il.

Ce n’était pas le cas, mais Rashmi ne se sentait pas la force de le contredire, pas pour l’instant. Elle dégagea ses longs cheveux de sa nuque tout en regardant le soleil qui disparaissait derrière l’eau, au loin. Leur démonstration devait débuter incessamment et ils n’y seraient pas. Il lui paraissait inconcevable qu’ils puissent se trouver sur ce pont avec le translateur, à deux doigts de la réussite, mais dans l’impossibilité absolue de le réparer.

La chercheuse ne ressentait cependant plus le moindre affolement, ni aucune colère, rien qu’une immense déception, car cette déconfiture ne se limitait pas au translateur : l’avenir du circarium lui-même était en jeu. Sans les clients et les mécènes qu’elle espérait trouver grâce à la Foire des inventeurs, ils allaient en effet tout perdre. Elle devait se résoudre à l’avouer à Mitul.

Cette résolution prise, Rashmi sentit son estomac se nouer. Elle fixa du regard un automate-estafette qui passait à proximité, pour éviter d’avoir à soutenir le regard de son ami.

Illustration par Craig J Spearing

« Mitul, nous allons devoir fermer le circarium. Il est trop tard. C’est de ma faute. J’ai investi tout ce que nous possédions dans ce projet et maintenant… » Sa voix se brisa, elle ne put terminer sa phrase. « Pardon. Travailler à vos côtés, ces dernières années, a été un honneur insigne. » Sans lui laisser le temps de répondre, elle saisit les bras de la carriole et s’éloigna, empruntant le pont en direction du soleil couchant.


Le circarium n’était pas l’endroit où Rashmi aurait souhaité se trouver, mais elle n’avait pas non plus envie d’aller où que ce soit d’autre. L’atmosphère de liesse qui régnait autour d’elle et partout ailleurs en ville lui était insupportable. Elle traîna la caisse contenant le translateur jusqu’au sommet de l’escalier et ouvrit la porte. Il ne lui restait plus qu’à libérer les lieux ; inutile de repousser l’inévitable.

« Alors, vous êtes vivante ?! » Au son de la voix de son amie, Rashmi, surprise, faillit tomber à la renverse et dégringoler les marches.

« Saheeli ? » La jeune et brillante inventrice se tenait au centre de l’atelier, l’illuminant presque avec l’élégant tissage de métal coloré qui lui enlaçait les bras et la taille. On eût dit le soleil apparaissant dans un ciel chargé de nuages.

Illustration par Willian Murai

« Je vous ai cherchée partout », accusa cette dernière en observant sa consœur, avant de froncer les sourcils et de remarquer : « Vous avez une mine affreuse. Mais que faites-vous donc ici, alors qu’on vient de vous appeler dans l’arène ? »

Les larmes montèrent aux yeux de Rashmi, et elle n’eut plus la force de les retenir.

« Qu’y a-t-il ? s’enquit Saheeli en venant à ses devants et en lui glissant le bras autour des épaules. Que s’est-il passé ? »

Rashmi secoua la tête. « C’est fini. Il n’aura fallu qu’un filament brisé, et il n’y en a aucun pour le remplacer, de toute la ville. » Elle laissa alors ses larmes couler.

« Allons, allons… la consola Saheeli en lui caressant le dos. Calmez-vous… Si je comprends bien, vous avez cassé une pièce en métal et vous n’avez pas songé à faire appel à moi ? »

Rashmi émit une reniflement de vexation. « Vous ? » demanda-t-elle, avant de comprendre, une fraction de seconde plus tard, et de s’exclamer : « Vous ! Vous pourriez le réparer ? » Bien sûr que Saheeli en était capable ! Elle était experte en métallurgie, habituée à intégrer à ses réalisations les pièces les plus délicates. Elle savait donc bricoler pratiquement n’importe quoi. Dans l’affolement, l’idée de demander son aide à Saheeli n’avait pas traversé l’esprit de Rashmi. Les mois passés à travailler en recluse lui avait en effet fait oublier tout ce qui existait en dehors du circarium.

« Alors, donnez-le moi ! » lança Saheeli, impatiente, en tendant la main.

Rashmi plongea les doigts dans sa poche et en tira le filament cassé, mais, au moment de le confier à sa consœur, se ravisa. « C’est inutile. Je vais rater l’heure de ma démonstration. »

« Ne vous inquiétez pas pour cela, la rassura son amie avec un sourire complice. Je connais très bien Padeem. Je suis persuadée que, si je lui parle de votre condensateur éthérique, elle sera bien trop curieuse pour refuser d’y jeter un coup d’œil. »

« Vous feriez cela ? »

« C’est vous qui l’avez dit : le condensateur n’est peut-être pas spectaculaire, mais c’est une invention qui pourrait servir de base à d’autres chercheurs. Qui sait à quoi elle pourrait donner naissance, un jour ? »

« En fait, il y a au moins une chose que je sais, dit Rashmi, incapable de contenir sa jubilation. J’ai réussi, Saheeli. Nous avons réussi : Mitul et moi avons conçu un translateur de matière, et il fonctionne ! Nous avons déplacé un vase d’un point à un autre de l’atelier, annonça-t-elle, radieuse, en désignant du doigt l’endroit où le récipient s’était trouvé. N’est-ce pas incroyable ? Je ne sais même pas exactement comment nous y sommes parvenus. Les équations semblaient indiquer que nous travaillions avec des forces extérieures à notre monde. Quand je regarde dans l’Éther, je le vois s’écarter pour ouvrir un chemin, et celui-ci s’étend à l’infini. C’est magnifique, et c’est spectaculaire ! Padeem et les autres juges vont être ébahis, et ce sera grâce à vous. » Elle tendit le filament à Saheeli. « Je vous serai éternellement redevable. »

Mais Saheeli ne prit pas l’objet. Elle ne fit d’ailleurs pas le moindre geste.

« Qu’y a-t-il ? » demanda Rashmi.

La métallurgiste baissa les yeux et recula d’un pas. « Je suis désolée, mais je me l’interdis. Je ne souhaite pas vous blesser, mon amie, mais je ne peux pas. »

« Vous ne pouvez pas quoi ? » l’interrogea Rashmi, confuse.

Saheeli secoua la tête et leva les mains. « Je ne peux pas vous aider », précisa-t-elle.

« Mais vous disiez… »

« Et vous, vous disiez qu’il s’agissait d’un condensateur à Éther », répliqua Saheeli d’un ton exaspéré.

« C’était bien le cas, mais, par la suite, nous avons prouvé que la translation de la matière était possible. C’est un résultat bien plus étonnant, et tellement plus important ! »

« Cela, vous n’en savez rien. Vous ignorez jusqu’au fonctionnement du processus et n’avez pas la moindre idée des conséquences possibles de votre invention. C’est trop dangereux ! »

Rashmi comprenait à peine ce que Saheeli lui disait, mais tenta de se défendre : « Certes, des risques existent, mais nous procéderons à d’autres essais, nous progresserons par itérations successives. C’est précisément pour cette raison que nous devons remporter le concours de la Foire aux inventeurs : il faut que le Consulat nous commandite, pour nous permettre de perfectionner notre dispositif. Nous sommes au seuil d’une découverte capitale, propre à bouleverser le monde. »

« Vous êtes-vous seulement dit qu’il était peut-être des bouleversements dont le monde n’avait aucun besoin ? » rétorqua Saheeli en se dirigeant vers la porte.

« Où allez-vous ? », l’interpella Rashmi, l’esprit en ébullition, essayant de comprendre ce qui se passait.

« Je ne veux pas vous blesser, répéta Saheeli en partant, mais je ne peux pas vous aider. »

« Attendez ! » Pour la deuxième fois de la journée, la panique s’empara de Rashmi. « Saheeli, Je vous en prie ! Je ne comprends pas, j’ai besoin de votre aide, supplia-t-elle en rattrapant son amie et en l’agrippant par le bras. Je vous en supplie ! »

Saheeli se retourna, les joues empourprées, le regard furieux, et riposta : « Je vous dis que je ne saurais vous aider. Vous ne disposez peut-être pas du recul nécessaire pour le comprendre, mais ce que vous avez accompli ici ne devrait pas exister. »

Stupéfaite, Rashmi contempla son amie. Son effarement se transforma alors en irritation. « Je croyais que, pour vous, l’innovation ne devait pas connaître de bornes. Je croyais que vous souhaitiez voir s’accomplir des merveilles. Je vous croyais prête à participer à l’accomplissement de ces merveilles ! »

« Oui, mais pas cela, asséna Saheeli tout en dégageant son bras. Je dois partir », ajouta-t-elle avant de prendre l’escalier.

La colère submergea Rashmi : « Alors quoi, vous ne croyez à l’innovation que dans vos propres travaux ? Seulement si elle dirige l’attention sur vous ? » fulmina-t-elle.

Saheeli se raidit.

« Vous menez votre vie sous les projecteurs, Saheeli, mais, aujourd’hui, c’est mon tour. Seriez-vous jalouse ? Craignez-vous que votre propre invention ne soit pas la plus spectaculaire de la Foire ? »

Saheeli serra les poings, mais ne se retourna pas plus qu’elle ne ralentit le pas. De son côté, Rashmi regarda cette femme qu’elle avait prise pour son amie s’éloigner au moment même où elle avait le plus besoin d’elle.


Saheeli avait passé la nuit à participer à des duels d’automates avec les renégats, mais sans y trouver la moindre consolation.

Après avoir quitté le circarium de Rashmi, elle s’était rendue directement à l’« arène » de la Foire, lieu qui servait de cadre aux concours le jour, et à des duels improvisés la nuit. Il s’y trouvait bon nombre d’inventeurs impatients d’essayer leurs créations, ce qui tombait à pic, car elle mourrait d’envie de planter les griffes de son automate dans un adversaire qu’elle pourrait réduire en miettes.

Depuis son entrée en lice, elle avait ainsi pilonné pas moins d’une vingtaine de créations métalliques. On était d’ailleurs encore en train d’évacuer de l’arène le gros de leurs dépouilles. À présent que le soleil se levait, elle pilotait l’une de ses créations favorites, un oiseau magnifiquement profilé, qui allait devoir affronter un automate vert aux allures de brute. Elle trouvait que son gigantesque adversaire de l’autre côté de l’arène ressemblait beaucoup à l’un des géants qui, parfois, migraient en passant par la ville. Voilà qui constituait une raison de plus pour l’écraser.

« Que le combat commence ! » s’écria le présentateur depuis l’une des tribunes.

Dans les gradins, la foule acclama Saheeli quand celle-ci lança son oiseau à l’attaque, en ciblant la nuque du colosse mécanique.

Illustration par Victor Adame Minguez

Le volatile fit mouche. Un coup parfait ! Des sifflets et des huées s’élevèrent quand le géant vacilla. Encore un coup direct comme celui-là, et l’affaire serait entendue. Saheeli émit pourtant un grognement d’exaspération : tout cela ne servait à rien. Si seulement l’un de ces inventeurs avait mis au point une mécanique capable de lui opposer un défi, de lui faire oublier tout le reste ! Elle était venue là en quête d’un dérivatif, mais elle n’avait, de toute la nuit, pas réussi à penser à autre chose qu’au translateur, au visage de Rashmi et à ses paroles acerbes.

Elle fit effectuer un looping à son oiseau avant un second passage. De quel droit Rashmi osait-elle la taxer de jalousie ? Comme si la rivalité avait joué un quelconque rôle dans sa réaction quand son amie lui avait parlé du translateur de matière ! Comment osait-elle ? L’inventrice fit plonger l’oiseau pour porter une autre attaque au cou du géant, mais celui-ci s’en protégea en faisant pousser une sorte de protubérance à l’endroit de son point faible. Pas mal, concéda Saheeli, félicitant par devers elle son confrère inventeur pour sa prévoyance — même si elle savait déjà comment contourner cette parade. Elle tira son oiseau de son piqué et le laissa prendre du champ afin de pouvoir accélérer en vue d’une troisième attaque.

Elle avait pris la bonne décision, la seule possible, en fait : sachant ce qu’elle savait sur les Éternités aveugles, il en allait en effet de sa responsabilité de Planeswalker. Il ne faisait certes aucun doute que l’appareil de Rashmi présentait un potentiel qui dépassait de loin ce que l’elfe pouvait envisager, mais c’était précisément ce qui rendait son invention si dangereuse, pour Rashmi comme pour tous les habitants de Kaladesh. Elle avait donc agi comme cela s’imposait.

Avec un puissant croassement, l’oiseau de Saheeli plongea dans le dos de l’automate géant et lui planta le bec dans la nuque. La foule retint son souffle et se dressa d’un même mouvement. Le mastodonte tangua comme une grande flèche d’Éther prise dans une bourrasque, mais ne tomba pas. Bien. Alors, un autre coup serait nécessaire. La Planeswalker fit se dégager l’oiseau, qui reprit son essor pour un ultime assaut.

Rashmi avait reconnu elle-même qu’elle ne comprenait pas son équation. Elle déchirait des trous dans l’espace sans penser aux conséquences ! Il appartenait à Saheeli de la protéger et de défendre ce plan, même si cela signifiait devoir tourner le dos à une amie.

Elle projeta l’oiseau à pleine vitesse, évitant un coup des grands bras verts qui battaient l’air, et le précipita la tête la première contre le torse de son adversaire. Après un interminable et tragique grondement, le géant s’effondra sur le dos dans un infernal tintamarre. Le public se déchaîna.

« Et un point de plus pour Saheeli l’inventrice, toujours invaincue ! hurla l’annonceur, Elle obtient ainsi un score de vingt-cinq pour la nuit ! » Les acclamations redoublèrent.

Saheeli se courba en une révérence, tout en cherchant déjà du regard qui serait son prochain adversaire.

« Et il semblerait que ce soit tout pour aujourd’hui, chers spectateurs : la Foire va bientôt rouvrir ses portes et nous ne voudrions pas nous faire surprendre à occuper l’arène. Pour ma part, je ne souhaite pas voir la tête que ferait l’inspecteur Baàn s’il nous découvrait ici. »

Les applaudissement s’amenuisèrent avant de céder la place au bruit des pas et des étirements, tandis que les aficionados, ankylosés mais revigorés, se dirigeaient vers les sorties.

« Merci d’être venus, dit le présentateur. Pensez à vous renseigner pour savoir où se déroulera le combat de ce soir. »

C’était là une allusion au code secret des renégats, qui servait à diffuser des informations sur les duels d’automates et autres activités illicites. Saheeli aurait aisément pu découvrir où elle devrait se rendre après la tombée de la nuit, mais elle n’avait aucune envie de musarder toute une journée. À quoi allait-elle bien pouvoir s’occuper en attendant le soir ? « Oh, allons, s’exclama-t-elle au beau milieu de l’arène. Nous avons bien le temps pour un dernier combat ! À qui le tour ? » L’inventrice regarda à la ronde, mais les autres concurrents décampaient aussi vite qu’ils le pouvaient. L’arène était pratiquement vide. « Pleutres ! » pesta-t-elle à voix basse.

Elle se sentait, si c’était possible, encore plus furieuse que la veille. C’était bien la première fois qu’une série de combats d’automates ne lui avait pas permis d’oublier tout le reste, et c’est furibonde qu’elle franchit la sortie la plus proche.

Au même moment, la foule prenait déjà très rapidement possession des allées de la Foire. Les portes étaient sans doute déjà ouvertes, et Saheeli n’était pas d’humeur à coudoyer tant de gens. Elle n’était d’ailleurs d’humeur à rien d’autre qu’un nouveau duel. Peut-être trouverait-elle son bonheur chez Gonti ? Elle contourna la rue la plus bondée et poursuivit son chemin en direction de la porte principale. Elle avait fait ce qu’il fallait. Vraiment ? Oui, le translateur de matière représentait un trop grand danger. Mais était-ce bien sûr ? « Oui, se dit-elle pour s’en convaincre. C’est certain. »

« C’est elle ! » s’exclama une petite voix à sa gauche.

Dans un même mouvement, l’inventrice recula et se baissa, tentant de se cacher. Elle avait reconnu ce ton extatique et savait exactement ce qui allait suivre si elle ne parvenait pas à se dérober. Une vive volte-face lui permit de partir dans l’autre sens mais, deux pas plus loin, elle se retrouva bloquée par un cordon tendu entre des guide-foules.

« Par ici ! » cria la même voix, par-dessus le brouhaha de la foule qui se rassemblait.

Saheeli fit demi-tour, mais pour se retrouver face à un nouveau cordon. Elle tourna au premier croisement qui se présenta et pesta : d’autres cordons encore. On en avait donc disposé partout !

« Excusez-moi. Excusez-moi ! » insistait quelqu’un en lui tapant sur l’épaule. Saheeli inspira profondément, tenta de reprendre une expression qui puisse éventuellement ne pas la faire passer pour une égorgeuse. « Oui ? » dit-elle en se retournant.

Il s’agissait d’une naine vêtue d’une jupe et d’un pourpoint d’un bleu éclatant, qui tenait la main d’une autre naine de toute évidence plus jeune et affublée de lunettes de protection. « Ma fille pense que vous êtes Saheeli », dit la plus âgée des deux.

« “Saheeli Rai, inventrice de renom, métallurgiste d’exception et sommité de notre époque” », récita la fille d’un seul trait.

Sa mère rougit. « Soit, mais tâchons d’abord de savoir si c’est bien elle. »

« Mais oui, c’est elle ! » affirma la fillette, rayonnante, en montrant du doigt un portrait de Saheeli dans son carnet d’autographes réservé à la Foire aux inventeurs. Elle lut la page à haute voix : « “Réputée avant tout pour son talent inégalé à créer de parfaites répliques animées des créatures et des structures dont elle possède un modèle.” Bref, elle est géniale ! conclut-elle en posant sur Saheeli des yeux éblouis. Un jour, je serai inventrice comme vous. »

La mère, qui tentait de faire taire sa fille, y parvint enfin. « Je suis navrée, assura-t-elle. Zara est tellement heureuse de se trouver ici. Il y a des mois qu’elle parle de la Foire sans discontinuer. Cela vous gênerait-il beaucoup de lui signer un autographe ? »

La jeune naine tenait son carnet ouvert à la page du portrait de Saheeli, aussi haut qu’elle en était capable. Saheeli laissa échapper un soupir : impossible de refuser. Elle s’empara du stylo.

« Signez donc à côté de votre citation, proposa l’enfant. De toutes celles que je connais, c’est ma préférée. »

Saheeli jeta un coup d’œil à la page, trouva la citation en question et commença à griffonner son nom, mais elle s’interrompit subitement en lisant ses propres mots : Il est des périodes où il convient de suivre règles et protocoles. Or l’ère de progrès technique que nous vivons n’est pas de celles-là. Nous devons au contraire aller, sans crainte, de l’avant, et créer sans contraintes. Il est de notre devoir d’inventeurs que de mener à bien les projets les plus remarquables dont nous soyons capables, de nous entraider pour réaliser l’extraordinaire et de changer le monde. « Eh bien ! C’est donc cela qu’on ressent à devoir ravaler ses paroles ! »

« Je vous demande pardon ? » s’inquiéta la naine.

« Oh, veuillez m’excuser », bredouilla Saheeli en battant des paupières. L’espace d’un instant, elle avait oublié où elle se trouvait. « Je suis désolée, j’étais… Tenez, voici votre autographe », conclut-elle en rendant son carnet à l’enfant.

« Merci, répondit celle-ci avec un sourire radieux. Merci beaucoup ! »

Saheeli l’entendit à peine. Comme dotés de leur volonté propre, ses pieds l’entraînaient, et elle connaissait parfaitement leur destination. Pourvu simplement qu’il ne soit pas trop tard !


Saheeli n’avait encore jamais vu de bâtiment affligé d’un air de découragement, mais c’était le cas du circarium : l’antenne paraissait pendouiller comme une fleur fanée et la structure ressemblant à la tête d’un scarabée s’était affaissée, pour reposer à présent sur les deux pattes avant. La jeune femme grimpa l’escalier, s’armant de courage pour frapper à la porte. Elle se répéta ce qu’elle allait dire et la manière dont elle allait le faire. Elle n’était guère douée pour les excuses et, à dire le vrai, elle n’était pas certaine de devoir en présenter. Néanmoins, il lui fallait bien parler, voire agir, avant qu’il ne fût trop tard. Elle toqua.

Des pas de l’autre côté lui indiquèrent que quelqu’un approchait. La porte s’ouvrit sur le visage bleu de Mitul. « Mitul, il faut que je parle à Ra… » L’assistant l’interrompit en lui claquant la porte au nez.

« Très bien, admit Saheeli, rageuse. C’était de bonne guerre », ajouta-t-elle en lissant ses jupes. Les mâchoires serrées et résistant à une furieuse envie de battre en retraite, elle toqua à nouveau. « De bonne guerre, mais puéril ! précisa-t-elle en haussant la voix sur le dernier mot et en cognant de plus belle. Allons, laissez-moi entrer ! Je ne vais pas m’éterniser ici. »

Un nouveau bruit de pas se fit entendre. Cette fois, ce fut Rashmi qui ouvrit. L’elfe avait encore moins bonne mine que précédemment : des cernes rouges lui bordaient les yeux, et de la poussière mélangée à de la sueur noircissait son visage ainsi que ses bras. Cette vision éteignit la dernière étincelle d’animosité qui animait encore Saheeli, désespérée de constater dans quel état se trouvait son amie. Elle mourait d’envie de la prendre dans ses bras pour la consoler, mais se retint. Avant tout, elle devait s’exprimer : « Je tiens à vous expliquer pour quelle raison je ne vous ai pas aidée. » Rashmi fuyait son regard. « J’étais effrayée et troublée. Ce que vous faites est dangereux, et… »

« J’ai déjà entendu tout cela, Saheeli, l’interrompit Rashmi en se redressant. Si vous êtes revenue pour me faire de nouveau la morale, vous pouvez repartir. » Rashmi voulut refermer la porte, mais Saheeli l’en empêcha.

« Laissez-moi finir, conjura-t-elle en se plaçant entre la porte et le chambranle. Oui, votre invention est dangereuse. Toutefois, poursuivit-elle en ignorant Rashmi qui se renfrognait, elle est également fascinante — émoustillante, pourrait-on même dire. Elle est susceptible de changer le monde, de le rendre meilleur. » Rashmi desserra quelque peu sa prise sur la porte. « Si quelqu’un peut réussir la prochaine grande avancée en éthérologie, c’est bien vous, et je tiens à y assister. Je voudrais vous aider », conclut Saheeli en présentant à sa consœur un filament parfaitement forgé, assemblé dans le métal le plus solide qu’elle ait pu conjurer. « Je vous l’offre, ajouta-t-elle. Si votre invention fonctionne, Padeem m’a promis qu’elle vous accorderait une entrevue. »

Rashmi l’observa, puis son regard descendit lentement pour se poser sur le filament.

« Eh bien ? Qu’attendez-vous ? la pressa Saheeli. Vous n’auriez pas un essai à mener, par hasard ? »

Rashmi appela Mitul et, ensemble, ils s’activèrent sur le cerceau doré comme s’il se fût agi d’un patient qu’eux seuls pouvaient sauver. D’un coin de l’atelier, Saheeli observait en silence, tandis que Rashmi posait précautionneusement un vase sur la table, au centre du cerceau.

Mitul approuva d’un mouvement de tête en annonçant : « Sujet numéro un : prêt. »

Rashmi appuya sur un interrupteur en filigrane, et le translateur sembla revenir à la vie. Saheeli se raidit en retenant sa respiration. Elle n’osait pas regarder, mais elle ne voulait pas non plus détourner le regard. Elle choisit donc de ne suivre l’expérience que d’un œil.

« Heure de début de l’essai : consignée », annonça Mitul avant d’ajouter : Mesures initiales de l’Éther : enregistrées. »

Le cerceau se souleva de la table et, ce faisant, le vase sembla trembloter, puis disparut.

Illustration par Nils Hamm

Un instant plus tard, il réapparut de l’autre côté de la pièce.

Saheeli le fixa du regard, bouche bée, émerveillée. Son amie avait réussi l’impossible ! Il existait désormais un appareil capable de translater la matière à travers l’espace ; elle n’espérait qu’une chose : avoir pris la bonne décision.


Rashmi fixait la paroi de verre de la cabine d’ascenseur qui les emmenait vers les étages où résidaient les juges. Le soleil se couchait sur Ghirapur, et le brouhaha de la journée avait laissé la place à la quiétude du soir. Un courant d’Éther vagabond folâtrait entre les dômes en spirale, au sommet des bâtiments les plus hauts. Une grue rasa dans son vol les eaux étincelantes du canal que ceux-ci surplombaient. Tandis qu’elle observait la ville se préparer pour la nuit, Rashmi se sentit pleine de sérénité, sentiment qu’elle n’avait pas éprouvé depuis longtemps. L’elfe tenait son translateur tout contre elle. Le tour qu’avaient pris les événements lui semblait inespéré : Padeem, consul de l’Innovation, lui avait accordé une audience privée. Parfois, même Rashmi ne parvenait pas à interpréter les voies du Grand Conduit. Malgré tout le temps qu’elle avait consacré à l’étude des flux d’Éther, tous les travaux qu’elle avait menés pour démythifier son influence sur le vivant, les instants comme celui-ci restaient ceux qu’elle préférait, quand l’existence la surprenait et que ses semblables l’émerveillaient.

« Comment avez-vous fait ? demanda-t-elle à Saheeli. Comment avez-vous convaincu Padeem de nous rencontrer ? »

Un sourire facétieux se dessina sur le visage de l’élégante inventrice tandis que les portes de l’ascenseur s’ouvraient. « Une place au premier rang pour le duel clandestin d’artificiers, le mois prochain. »

Rashmi en trébucha au moment de quitter la plate-forme. « Le consul Padeem… assiste aux duels ? »

« Bien sûr, répondit Saheeli en riant. Auriez-vous l’obligeance d’expliquer à notre amie, Mitul ? »

« C’est une chose que peu de gens savent, commença l’assistant. Personne ne s’y attend de la part d’un vedalken, mais nous savons nous montrer très lestes quand le besoin s’en fait sentir, ce qui fait de nous de redoutables duellistes. »

« Êtes-vous en train de me dire que Padeem a été forgevif clandestine ? » interrogea Rashmi d’un air ébahi.

« La meilleure de sa génération, affirma Saheeli. Aujourd’hui encore, je pense qu’elle pourrait en remontrer à beaucoup. »

« Mais… Vous combattez aussi ? » demanda Rashmi à Mitul.

« Oh, moi, vous savez… Je ne suis qu’un amateur », lui répondit le vedalken, soudain très intéressé par les portes qui venaient de s’ouvrir pour leur permettre d’entrer dans un petit hall, où il pénétra prestement.

Rashmi voyait désormais son collègue sous un jour nouveau. Il semblait effectivement ingambe, et elle ne doutait pas que sa maîtrise du calcul géométrique ne lui donnât un avantage certain en situation de combat. Apparemment, cette journée n’avait pas encore livré tout son lot de surprises.

« Les inventeurs Rashmi et Mitul pour l’honorée juge Padeem », annonça Saheeli à un huissier du Consulat à l’allure austère, debout derrière son écritoire.

« Un instant », répliqua le fonctionnaire avant de disparaître derrière une porte coulissante, les laissant seuls.

Saheeli se tourna alors vers Rashmi, l’air plus sérieux, et lui dit : « Je pourrais vous souhaiter bonne chance, mais vous n’en avez nul besoin. »

« C’est grâce à vous, répondit l’elfe en inclinant respectueusement la tête. Merci pour tout ce que vous avez fait. Vous avez toute ma gratitude. »

« Cela aurait pu sans doute mieux se passer, admit Saheeli, contrite. Je… Je suis désolée. » En baissant la tête, gênée, elle posa sur Rashmi un regard furtif. « Amies ? » proposa-t-elle.

« À jamais », répondit l’autre en lui offrant l’accolade.

Saheeli serra Rashmi contre elle. « Allez ! Maintenant, montrez donc à cette duelliste vedalken l’invention qui va très bientôt révolutionner notre monde. »

« Entendu. » Rashmi empoigna fermement son transporteur quand la porte coulissante s’ouvrit à nouveau devant le fonctionnaire.

« Le consul va vous recevoir. »

Rashmi se tourna vers Mitul. « Vous êtes prêt ? » lui demanda-t-elle.

Il acquiesça d’un signe de tête, tenant le vase dans les mains. « Je suis paré », confirma-t-il. Ils passèrent les portes à la suite de l’huissier. Le couloir menait à une petite pièce, où Padeem était mollement assise sur un siège très rembourré. Rashmi ne parvenait pas à la regarder sans voir en elle l’audacieuse artificière qui, apparemment, bénéficiait de surcroît d’une illustre réputation. L’idée la fit sourire.

« Inventeurs Rashmi et Mitul, le consul », annonça le fonctionnaire.

Padeem hocha la tête et susurra : « Soyez les bienvenus. »

« Vous pouvez commencer. » D’un geste de la main, l’huissier désigna une table placée face à Padeem, de toute évidence aux fins de la démonstration.

Mitul s’en approcha et y déposa le vase en prenant soin de le positionner parfaitement au centre. Après qu’il se fut reculé, Rashmi avança, souleva le cerceau et, le passant autour du vase, le posa sur la table. Hésitante à entamer la démonstration, l’elfe expira longuement, puis scruta le Conduit. D’abord, elle le crut disparu, puis comprit qu’elle se trouvait à l’intérieur de lui, baignant dans sa lumière. L’instant qu’elle avait tant attendu était enfin venu, et elle se rendit compte qu’elle ne s’était pas autorisée à imaginer ce qui suivrait. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’après cet instant, il serait impossible de revenir en arrière : lorsqu’ils auraient montré à Padeem ce qu’ils avaient réalisé, le monde ne serait plus jamais le même. Peut-être ce résultat suffisait-il ? Rashmi recula d’un pas et fixa la juge vedalken du regard.

Illustration par Matt Stewart

Padeem posa son menton sur la pointe de ses doigts. « Très bien, Madame l’inventrice, impressionnez-moi. »


Histoires archivées Kaladesh
Profil du Planeswalker : Saheeli Rai
Profil du plan : Kaladesh