Torche de la défiance
Histoire précédente : L’heure de l'innovation
Un Planeswalker de Kaladesh s’est rendu sur Ravnica afin de solliciter l’aide des Sentinelles. Or le serment qui unit ceux-ci spécifie cependant qu’ils n’interviennent qu’en cas de menace interplanaire, aussi ont-ils jugé qu’un hypothétique attentat menaçant la Foire des Inventeurs de Kaladesh n’était pas de leur ressort. Pour Chandra Nalaàr, néanmoins, tout ce qui touche à ce plan-là est affaire personnelle puisqu’elle y est née, même si elle n’y est jamais revenue depuis que son étincelle s’est activée et qu’elle s’en est transplanée, douze ans auparavant. C’est donc à l’insu de ses compagnons qu’elle vient d’y reposer le pied.
Le souvenir de son monde natal était comme un muscle atrophié. Avec le temps, le chemin vers Kaladesh s’était refermé, telle une route embroussaillée ; l’espace d’un instant, Chandra se demanda même si elle se souvenait encore de la direction à prendre. Pourtant, avant la fin de la profonde inspiration qu’elle avait prise pour recouvrer son calme, elle était arrivée.
Elle se trouvait au centre d’une place pavée de chaleur, submergée par un sentiment surréaliste de déjà-vu : cardamome et encens, brasure de cuivre et graisse d’engrenages, l’odeur musquée des piétineurs à dos arboré qui passaient, la senteur sui generis de la fourrure de bandar, sans parler des traces familières de l’Éther que recelait l’air, fraîches et claires comme du linge séché au soleil, mais chargées d’énergie. Ce fut cette dernière effluve qui, enfin, lui signifia qu’elle était de retour chez elle, car cette force primordiale était omniprésente : elle modelait les nuages dans le ciel, ronflait au cœur des aéronefs et parcourait la ville dans d’épaisses canalisations en verre.
L’ultime journée qu’elle avait passée sur ce monde était demeurée en suspens, inachevée, aussi lui sembla-t-il qu’elle reprenait là où elle s’était interrompue, si ce n’est que tout, autour d’elle, lui paraissait plus animé et plus vaste. Pourtant, en revoyant les lieux de son enfance, n’aurait-elle pas dû les trouver plus petits que dans son souvenir ?
Les gens passaient devant elle avec une hâte particulière aux Kaladeshis. La mélodie de leurs intonations l’émut. Elle saisit quelques bribes de conversations qui lui rappelèrent celles qu’elle avait entendues dans la maison de son enfance : pronostics passionnés sur le succès ou la déconfiture d’un inventeur vedette à la Foire, récriminations sur les inconvénients de tel ou tel nouvel aéronef, échanges hachés sur des échéances intenables…
Chandra croisa les bras. Elle aurait voulu se pelotonner dans le hamac de son enfance, suspendu dans une galerie de la vieille mine d’avant le boom de l’Éther, dans les cintres de l’atelier où ses parents travaillaient à quelque nouvelle invention. Si seulement elle pouvait revenir en arrière, à écouter leurs voix tandis qu’ils forgeaient le métal ! Elle en avait tant rêvé, de rentrer au bercail, et maintenant qu’elle s’y trouvait, ce n’était plus chez elle. De toutes façons, elle n’avait plus onze ans, et plus jamais sa mère ne la prendrait dans ses bras…
Elle grommela en tapant du pied, se frotta les mains sur les cuisses pour les éteindre et s’essuya un œil. Non !
Parmi cette foule se trouvait le renégat qu’elle cherchait, cet inventeur en danger, dont les autres Sentinelles se désintéressaient. Même si, durant toute son enfance, sa famille avait œuvré contre le Consulat, esquivant les patrouilles afin de fournir de l’Éther à de brillants innovateurs, elle n’aurait cependant pu expliquer pourquoi cette personne était si importante à ses yeux, ni pourquoi c’était cette mission qui l’avait enfin motivée à revenir sur Kaladesh ; elle savait seulement qu’il lui fallait impérativement retrouver cet inventeur, et vite.
Autour d’elle, Ghirapur grouillait de mille visages, or Chandra ignorait même à quoi ressemblait celui du renégat en question. Un sentiment familier la traversa alors : celui de s’être engagée dans une aventure sans avoir prévu d’échappatoire ; elle ressentit l’ombre d’une envie de rebrousser chemin vers Ravnica.
Deux gardelois du Consulat la fixèrent du regard, la jaugèrent, mais poursuivirent leur route. Une pointe de bravade bienvenue chassa alors ses velléités de fuite. Instinctivement, elle dissimula son poing serré et s’empara à pleine main d’une bannière qui se trouvait là. Elle posa un pied sur un support de cuivre ouvré, s’agrippa à un drapeau du Consulat qui pendait et se hissa sur un balcon situé un étage plus haut.
Au fur et à mesure qu’elle grimpait, la cité se dévoilait sous ses yeux dans toute son étendue. Des véhicules et des passants encombraient les rues, se rassemblant pour la Foire des inventeurs. Les serres des toits-terrasses tournaient sur elles-mêmes afin de suivre le soleil dans sa course. Au centre de la cité, une gigantesque flèche s’élançait à l’assaut du ciel. Autour d’elle, des aéronefs mus par l’Éther volaient comme des papillons de nuit autour d’une flamme. Chandra se demanda si elle serait un jour capable de décrire le tumulte d’émotions que Kaladesh éveillait en elle, mais, même si elle avait eu là un ami auquel se confier, quelqu’un qui aurait pu la comprendre, elle n’aurait su lui expliquer…
« C’est donc cela, ton monde ! » lâcha une femme à côté d’elle.
Chandra sursauta puis se renfrogna. Debout près d’elle sur le balcon vide jusque–là d’autres présences, Liliana était à présent accoudée au garde-corps et observait elle aussi Ghirapur.
Un individu aux cheveux gris se faufilait dans Ghirapur en louvoyant. Il évitait visiblement les principales artères ainsi que l’Express, ses zigzags le faisant tantôt s’approcher, tantôt s’éloigner des quincailleries, suivre les conduites d’Éther et traverser des cours ombragées. Il tenait sa capuche serrée autour de son visage afin de dissimuler ses traits des patrouilles comme des mécanoptères. Se tenant éloigné de tous, il se rapprochait pas à pas de la Foire des inventeurs.
Les mains de Chandra se crispèrent sur la rambarde du balcon, elle dévisagea Liliana et l’interpela : « Si tu envisages de me convaincre de rentrer, tu ferais tout aussi bien de repartir. »
Liliana s’esclaffa : « Je n’y pense même pas. Après tout, tu es chez toi. »
« Je ne rentrerai pas avant d’avoir trouvé la personne que cherchait ce Baàn, déclara Chandra en serrant les dents et en rajustant le châle de sa mère autour de sa taille. Peu importe ce que toi ou les autres voulez. »
« L’important, c’est ce que toi, tu souhaites ; la peste soit des autres s’ils n’apprécient pas à quel point ton monde est important pour toi ! »
« Ils veulent bien faire, nuança Chandra. C’est juste qu’ils… Ils ne pourraient pas comprendre… tout ceci. » Cent façons d’expliquer ce que Kaladesh représentait effectivement pour elle se débattirent dans son esprit pour se verbaliser, mais aucune ne lui parut suffisamment complète ou précise, car que pouvait signifier le lieu de votre enfance quand, justement, il vous avait privé de celle-ci ; dans quelle mesure cet endroit pouvait-il refléter quoi que ce soit d’elle si c’était précisément le fait d’en être partie qui avait fait d’elle celle qu’elle était devenue ?
« Raconte-moi, proposa Liliana. Peut-être pourrai-je t’aider ? »
« Tu ne comprendrais pas non plus, répondit Chandra. »
« Je sais pourtant que l’endroit d’où l’on vient peut être une source de souffrance, contra doucement la nécromancienne, le visage impénétrable. Je sais que Baàn incarne un ramassis de règles, sanglé dans un bel uniforme. »
« Baàn fait partie du Consulat. Ses membres administrent la ville et assurent le bon fonctionnement des services publics, mais, en bons bureaucrates, ils abominent aussi tous ceux qui osent sortir du rang : les parias, les renégats. »
« En d’autres termes, les gens sympathiques. »
« Oui, enfin, les gens comme moi et mes parents », précisa Chandra en reposant les mains sur la balustrade, et une volute de fumée s’éleva de la barre en bois.
Liliana invoqua un halo pourpre autour de ses doigts puis, le sourire aux lèvres, déclara : « Alors, je pense qu’il est grand temps que nous fêtions comme il se doit ton retour chez toi. »
Chandra la considéra, un sourcil levé. « J’avais un objectif en venant ici. »
« Rien ne nous empêche de joindre l’utile à l’agréable, que je sache. Mais regarde-toi ! Tu ne profites même pas de l’immense fête qui se déroule sous tes yeux. Qui plus est, j’ai dans l’idée que toutes les deux, lâchées dans cette ville, nous pourrions provoquer des tracasseries fort réjouissantes. »
À son tour, Chandra partit d’un large sourire et ironisa : « Liliana, tu as deux siècles de plus que moi. À ton avis, laquelle de nous deux devrait être la plus sérieuse ? »
« Laisse-moi te confier un secret, susurra Liliana, amusée, en plaçant l’une de ses mains près de l’oreille de Chandra. Il n’est nul besoin que l’une de nous deux soit plus sérieuse que l’autre. »
L’homme encapuchonné plongea dans le brouhaha de la Foire des inventeurs et prêta l’oreille. S’il dissimulait toujours son visage et son bras droit, ce n’était plus pour éviter les soldats du Consulat ni échapper au regard indiscret des mécanoptères, mais pour se déplacer dans la foule en tout tranquillité, car les inventeurs l’auraient reconnu sur-le-champ et l’auraient interrompu dans sa tâche. Or cela, il ne pouvait le permettre : il tenait absolument à accomplir sa mission avant que quiconque ne s’avise de lui.
Il suivit la marée des badauds, les écoutant attentivement pour les laisser le guider jusqu’à sa cible.
Dans le ciel étoilé, les traînées d’Éther virèrent successivement du bleu et blanc à l’or et au cuivre puis au rose saumon teinté de pourpre pour, finalement, illuminer de turquoise le noir de la nuit. Les lampes alimentées au fluide subtil s’animèrent, tandis que lumière et musique se déversaient depuis toutes les portes et fenêtres de la ville. En cherchant le renégat en danger, Chandra et Liliana avaient enchaîné les conversations avec des sympathisants de ce mouvement, ce qui les avait amenées dans les cénacles et salles de bal de sociétés savantes et, au bout du compte, à danser. Chandra participa ainsi à des quadrilles appelant pirouettes et bonds acrobatiques, ces danses cérémoniales saluant les exploits de grands artificiers et pilotes, et leurs pas démonstratifs la forçant à invoquer ses souvenirs de moniale regathane.
Ses joues s’embrasaient. Elle jeta un œil vers Liliana qui, après n’avoir passé qu’une journée à peine sur ce monde, y paraissait indignement à son aise. Un verre à la main, la nécromancienne s’adossa à l’un des murs du club où toutes deux se trouvaient, usant subtilement de tous ses charmes sur un vedalken en uniforme du Consulat, avec l’air d’un lion taquinant une antilope blessée.
Quand le visage du soldat vira soudain au pourpre et que son sourire s’assombrit, l’instinct justicier de Chandra prit le dessus : elle s’approcha à grand pas, pour entendre l’agent du Consulat se faire accusateur.
Ses yeux n’étaient plus que d’étroites fentes quand il déclara ainsi posément : « Et quand bien même j’aurais eu vent de menaces vis-à-vis de la Foire, en quoi cela vous concernerait-il, Madame ? Et si vous fûtes témoin d’un incident, il est de votre devoir que de le signaler. »
Liliana se redressa et lui fit face avec aplomb. « Monsieur, j’estime quant à moi qu’il est de votre devoir de vous… » Et elle lâcha alors une grossièreté si offensante que le vedalken n’aurait pas eu l’air plus surpris si elle lui avait lancé le contenu de son verre à la tête — ce qu’elle fit d’ailleurs également. Le liquide coula le long du visage ahuri de l’homme et dégoutta sur le galbe austère de son uniforme.
Les lèvres de Chandra s’arrondirent en parfait cul-de-poule. Elle ne parvenait pas à savoir si elle devait s’offusquer ou éclater de rire.
« Cela lui apprendra, n’est-ce pas, Chandra ? déclara Liliana en lui adressant un clin d’œil. Je vous présente ma consœur, Chandra, sympathisante des renégats et fière de l’être. »
Toutes les alarmes se déclenchèrent dans la tête de la pyromancienne.
« Des renégats ! » cracha le soldat vedalken de la manière dont il eût prononcé le nom d’insectes nuisibles découverts sous une lame de plancher. Il s’essuya le visage avec un foulard puis fouilla dans sa poche. « Vous deux, vous allez venir avec moi », les somma-t-il.
Quand Chandra vit ce qu’il avait tiré de son uniforme, à savoir une paire de menottes finement travaillées comme une parure, sa colère monta. Ses cheveux s’enflammèrent et ses doigts se contractèrent en un poing. Elle avait de nouveau onze ans et se trouvait, comme alors, emportée par une vague déferlante de fureur.
En voyant les flammes qui dansaient sur la tête de la pyromancienne, le soldat eut l’air horrifié, ce qui eût suffit à la provoquer, mais ce fut quand il lança, méprisant, « Tendez-moi vos poignets ! », que Chandra lui décocha enfin, dans un mouvement d’une parfaite fluidité, un splendide uppercut à la mâchoire. Sous le choc, le visage du butor pivota, son corps forcé de suivre, projeté face au mur derrière lui, contre lequel l’une de ses dents ricocha, avant qu’il ne s’écroule lui-même au sol.
Liliana lâcha un rire qui couronna la scène comme une salve d’applaudissements et leva son verre.
Chandra sentit peser sur elle les regards de tous les présents. « Partons d’ici ! » lâcha-t-elle.
« Comment ? Tu ne veux pas montrer à tous ces braves gens ce dont tu es capable ? N’as-tu pas envie de donner à cet imbécile la leçon qu’il mérite ? »
« Allons-nous-en, tout de suite ! »
Chandra sauta par-dessus une balustrade et s’esquiva par l’arrière de la salle de bal. Empruntant une porte de service, elle se retrouva dans une ruelle, Liliana à sa suite. Elles contournèrent deux inventeurs absorbés par le combat qui opposait leurs automates : l’un de ces derniers agitait des ailes de cuivre finement ouvragées alors que l’autre toupillait sur une roue gyroscopique.
Il faisait nuit quand le personnage à la capuche découvrit les marques qu’il cherchait. Une bande de jeunes gens sortait hâtivement de l’ombre des stands de la Course ovale, les jambes et les grappins cuivrés de leurs automates illicites dépassant de leurs havresacs : des inventeurs renégats.
Il les aborda en faisant de son mieux pour paraître inoffensif. Prenant soin de dissimuler ses longues boucles d’argent sous sa capuche, il leur tendit la main — pas celle-là, l’autre —, de manière à leur montrer le symbole de la tour percée caché dans la paume de son gant.
Après avoir vu la marque, une naine lui serra la main, en y plaquant un emblème identique. « J’ai bien peur que nous soyons à sec, ce soir, l’ami. »
« Je ne cherche pas d’Éther », répondit l’inconnu, en lançant discrètement un sort pour examiner le contenu du sac de son interlocutrice : l’automate de la naine renfermait un module métallique d’écoute. Parfait, il ne lui restait plus qu’à faire durer la conversation. « Je cherche l’une de mes relations de travail. J’espérais que vous sauriez où sa petite démonstration doit se dérouler, demain. »
« C’est qu’il y a beaucoup de présentations prévues ! Vous auriez son nom ? » demanda-t-elle en cherchant le regard de l’homme et en essayant de voir son visage, prudente comme il se devait.
Il ne disposait que d’informations fragmentaires, mais dont l’incomplétude s’accordait parfaitement avec l’image de renégat méfiant qu’il voulait projeter. « Elle a demandé à rester anonyme, je dois seulement la retrouver. Vous n’en auriez pas entendu parler ? » demanda-t-il alors qu’en parallèle, un nouveau sort qu’il venait de lancer remplissait son office : le petit module d’écoute obéit à ses ordres et s’extirpa de la machine de la jeune femme. Flottant en silence, il quitta le sac de celle-ci jusqu’à une poche de sa veste à lui.
« Navrée, s’excusa la naine dans un haussement d’épaules, je n’ai pas la moindre idée de quoi ou de qui vous voulez parler. »
Mais l’inconnu savait bien que cette femme était l’une des complices de sa cible. Il lui décocha un grand sourire aimable. « Je vous présente mes excuses, je cesse de vous importuner. »
« Il n’y a pas de mal, le rassura la naine. Comment pourrions-nous vous contacter si, d’aventure, nous entendions parler de votre amie ? Vous vous appelez… ? »
Il lui tourna alors le dos et lança, avec un signe de la main : « Je vous souhaite une bonne soirée. »
Sur ces entrefaites, il s’enveloppa de nouveau la tête de sa capuche et reprit son chemin. Il fixa du regard sa main — cette main-là —, où il tenait le petit dispositif en cuivre ouvragé. Tout en marchant, il le mit en route par la pensée et, sous l’impulsion de ses rouages, l’appareil lui révéla tout ce qu’il avait enregistré : conversations, heures et dates, mais aussi un lieu.
À chaque patrouille qu’elles apercevaient, Chandra et Liliana tournaient dans une rue adjacente, et chacun de ces détours les entraînait dans une visite sinueuse de la ville. Elles plongèrent sous un chapiteau, montèrent en courant les marches d’un élégant escalier et risquèrent un œil par une fenêtre : en contrebas, se trouvait une ruelle oubliée des rondes de la garde.
« Passons par là », décréta Chandra. La désapprobation de Liliana était flagrante. Néanmoins, en dévalant quelques échelles, elles se retrouvèrent rapidement dans la venelle.
Appuyées sur le mur d’en face, elle s’arrêtèrent pour reprendre leur souffle. Les premières lueurs du soleil effleuraient à présent le faîte des bâtiments. La foule des badauds venus pour cette nouvelle journée à la Foire commençait à s’assembler.
« Je ne vais pas tarder à en avoir soupé de ce cliché des romans d’aventure qu’est la course haletante à travers la ville. » Liliana s’essuya le front, d’un air contrit et précisa : « Je suis davantage partisane d’une arrivée en scène avec un déhanchement théâtral suivie d’un duel. »
Mais Chandra avait le regard fixé sur la mosaïque qui ornait le mur derrière elle.
Les tesselles étaient ébréchées et usées. L’inventeur représenté avec ses lunettes sur le front, dans le cadre rond, semblait mal centré, mais il avait un air des plus aimables et adressait à la pyromancienne ce regard légèrement amusé qu’elle connaissait bien. Chandra s’avisa d’un abacule coloré sur le sol, le ramassa et tenta de le remettre en place, mais celui-ci refusa de tenir.
Liliana s’était postée à côté de la jeune femme et observait le portrait.
« C’était mon père, expliqua la jeune femme. Il s’appelait Kiran. »
« Tu as son nez ainsi que ses lunettes. »
« Ma mère et lui étaient de grands inventeurs. Ils ont été tués quand j’étais enfant », précisa Chandra.
« Je suis désolée. Qui a fait cela ? Le Consulat ? »
Chandra ferma les yeux un instant puis répondit : « Un psychopathe en uniforme : Baral. C’est à cause de lui que mes parents sont morts, parce qu’il me haïssait et parce qu’ils ont essayé de me protéger. »
Liliana scruta sa jeune acolyte avec curiosité, ce qui mit la pyromancienne mal à l’aise.
« Ce n’est pas ta faute. Le coupable, c’est lui. »
« Je n’aurais jamais dû revenir ici. Pourquoi a-t-il fallu que je revienne ! » s’exclama Chandra.
« Parce que tu estimes avoir une dette envers eux. Nous devons tous assumer les conséquences des choix que nous avons faits quand nous étions jeunes, déclara Liliana en regardant l’effigie avant d’essuyer une trace de poussière qui la maculait. Peut-être devrions-nous chercher ce Baral dont tu parles. »
« Cet endroit… C’est à cause de lui que j’ai appris à toujours m’attendre au pire et à me méfier d’autrui », reprit la pyromancienne.
« C’est également lui qui t’as appris à te démarquer des autres et à te montrer redoutable. »
« À t’entendre, on croirait que c’est une qualité », rétorqua Chandra.
« Dans leur grande majorité, les gens se satisfont de leur sort : le monde leur fait comprendre qu’ils sont faibles, et ils l’acceptent. La vie n’est alors pour eux qu’une longue suite de désillusions, qu’ils laissent pourrir en eux, puis ils finissent par s’allonger pour mourir. Et nous, en quoi sommes-nous différents ? me demanderas-tu. Eh bien, nous, nous avons appris à dire non, à nous rebeller et à rendre les coups ; nous avons appris à survivre. Tu as survécu à l’adversité, Chandra », conclut Liliana.
La pyromancienne regarda le portrait de son père dans les yeux, puis s’empara de l’ourlet de son châle, celui qui avait appartenu à sa mère et qu’elle portait autour de la taille.
Liliana eut un petit sourire. « Si Baral détestait ta famille à ce point, mieux vaudrait découvrir s’il est toujours dans les parages : on n’est jamais assez prudent. Qui plus est, si nous venions à le croiser, c’est lui que tu pourrais regarder dans les yeux, plutôt que de fixer cette mosaïque, et lui dire son fait. Tu en as gagné le droit. »
« Je ne sais pas, murmura Chandra. Baral croit probablement que je suis morte, ce jour-là. »
« Alors imagine la tête qu’il fera en comprenant que ce n’est pas le cas, suggéra Liliana, quand il constatera que tu as survécu. »
À cette idée, Chandra se détendit quelque peu.
Liliana plongea alors son regard dans celui de sa cadette et, d’un ton implacable, ajouta : « Quand tu le réduiras en cendres. »
Chandra eut un mouvement de surprise, mais, dans le même temps, sentit monter en elle une terrible excitation. Baral avait exécuté son père sous ses yeux et elle savait qu’il commandait les soldats qui avaient bouté le feu à leur village, dans l’incendie duquel sa mère avait péri. Un seul et même homme était responsable de l’anéantissement de sa famille. Quelle satisfaction ce serait de le voir brûler !
« S’il est encore vivant, précisa Chandra, je jure qu’il paiera pour ses crimes. »
Dans un murmure, Liliana renchérit : « Ce n’est que justice de se venger du mal qu’on t’a fait. »
« Que justice… » répéta Chandra dans un souffle, et ses cheveux s’embrasèrent.
« Les voilà ! » hurlèrent deux hommes en uniforme depuis l’une des extrémités de la venelle, avant de se ruer vers les deux Planeswalkers : elles étaient repérées !
Chandra s’apprêtait à détaler dans la direction opposée quand Liliana la retint par le coude. « Inutile de s’enfuir, déclara la nécromancienne, toisant calmement les gardes. Il existe une autre solution pour mettre fin à cette traque. »
« Non, pas question », rétorqua Chandra.
« Il faut en finir », décréta Liliana, ses paroles comme soulignées en un effet dramatique par la stridence du sifflet d’un train, à quelques rues de là.
Chandra se libéra le bras, envisagea les deux hommes et invoqua un jet de flammes tourbillonnant. Toutefois, au lieu de frapper directement les gardes du Consulat, le sort s’étala sur le pavé de la chaussée, se transformant en un mur de feu qui occupait toute la largeur de la ruelle. Les patrouilleurs pilèrent à deux doigts du brasier.
Chandra se tourna vers Liliana pour s’exclamer : « Ne me donne pas d’ordres ! Viens, j’ai une idée. »
À quelques rues de là, elles débouchèrent sur une grande artère. Le premier train de la journée pour Aradara était éléphantesque et, pourtant, reposait en équilibre gracieux sur une glissière aménagée entre les pavés, le soleil se reflétant sur ses flancs de bois verni. Les voyageurs se pressaient pour y embarquer par les portes ouvertes sur toute sa longueur. Chandra se précipita et, se juchant sur un marchepied, glissa une main entre les portes d’un wagon qui commençaient à se refermer.
Liliana et elle entrèrent dans la voiture alors que le train démarrait dans un sifflement. D’un regard par une fenêtre, elles virent les gardes consulaires abandonner la poursuite et les regarder disparaître.
Un mécanisme complexe se mit à cliqueter devant elles, leur réclamant leurs tickets. Chandra frappa l’appareil du poing, y laissant une concavité ; le cliquetis s’interrompit.
Les deux Planeswalkers s’assirent. Chandra posa la tête contre une vitre et regarda les bâtiments de son enfance défiler dans un fracas de métal. Toutes deux restèrent silencieuses.
Tout à coup, le train fit une brusque embardée et ses freins hurlèrent. Chandra s’agrippa à son siège et tenta de se lever, mais fut immédiatement projetée vers la banquette en face d’elle. Le sifflet du wagon de tête mugit plusieurs fois, et elles sentirent les roues se bloquer sous leurs pieds tandis que des lampes rouges se mettaient à clignoter tout le long du plafond de la voiture, qui vacilla.
Chandra jeta un coup d’œil par la fenêtre. À l’extérieur, régnait le chaos : une escouade d’inspecteurs du Consulat dirigeait la foule vers des zones délimitées ; au loin, des canalisations d’Éther éclatées laissaient échapper des nuées de gaz scintillant tandis que des pilotes d’aéronefs se servaient de filets pour capturer des mécanoptères abandonnés à eux-mêmes ; privés de leur alimentation en fluide subtil, des bâtiments entiers étaient plongés dans le noir. Très agités, les visiteurs de la Foire conjecturaient en pointant le ciel du doigt, mais, de toute évidence, l’incident, quel qu’il fût, était déjà réglé.
Certains y voyaient une simple perturbation, d’autres, les conséquences de quelque démonstration de voltige aérienne et d’autres encore, considéreraient qu’il ne pouvait s’agir que d’un attentat commis par un renégat, celui-là même qui inquiétait tant Dovin Baàn.
Des conduits courant dans tout le train braillèrent une annonce : « Nous nous voyons malheureusement contraints à un arrêt imprévu. Veuillez rester assis… »
« Sortons d’ici ! » souffla Chandra à Liliana par-dessus son épaule avant de se faufiler rapidement entre plusieurs passagers pour atteindre une sortie.
« … en attendant les consignes que vous donneront un contrôleur ou un officier consulaire. Merci. »
Chandra donna un coup de poing enflammé sur la poignée de la porte. La clenche et son mécanisme disparurent dans une gerbe de flammes silencieuses, ne laissant qu’un trou aux bords fondus, encore rougeoyants. Elle donna un coup de pied dans la porte, qui s’ouvrit avec fracas. Par la fenêtre, la rue continuait de défiler.
« Ce pourrait être notre renégat, le responsable, suggéra Chandra. C’est même sûrement lui ! »
Liliana acquiesça, et elles sautèrent, atterrissant sur le pavé avant même l’arrêt complet du train. Autour d’elles, des gardes consulaires tentaient de canaliser les badauds dans la direction inverse à celle de l’origine de ce chambardement. Chandra plongea dans la foule compacte qui tentait ainsi de s’éloigner de l’incident et se mit à y jouer des coudes pour, au contraire, s’en approcher.
« Chandra ! » s’exclama la nécromancienne qui venait de remarquer quelque chose.
« Quoi ? »
« Là, avec la capuche ! » indiqua Liliana.
Chandra suivit son regard : une silhouette masculine se faufilait lestement parmi la foule, tout en veillant à dissimuler son visage sous une ample capuche sombre, sans les avoir remarquées. Il contourna la zone interdite, mais en continuant de se diriger vers le lieu de l’incident.
« Une discrétion ostensible, ne trouves-tu pas ? »
Chandra opina énergiquement : c’était leur renégat. Il fallait qu’elles le préviennent ! « Hé ! cria la pyromancienne avant d’ajouter : Hé, vous ! »
Soit il ne l’entendait pas, soit « Hé, vous ! » était précisément ce que cet inventeur renégat ne souhaitait pas qu’on lui criât au beau milieu d’une foule pleine de représentants de l’ordre, mais, quoi qu’il en soit, il accéléra le pas pour s’éloigner d’elles en traversant une rangée de badauds puis en évitant un poste de contrôle du Consulat.
Chandra et Liliana se lancèrent à ses trousses, mais ne le rattrapèrent qu’au moment où il s’arrêtait pour accoster une femme d’un certain âge.
L’inconnu avait ôté sa capuche, révélant une épaisse chevelure de boucles grises. Sa main droite, qui dépassait de sa manche, était une griffe mécanique, qu’il pointait vers l’inconnue.
Sortant de la foule à laquelle il tournait le dos, Chandra et Liliana allaient intervenir, mais ce fut la femme qui monopolisa l’attention de la jeune pyromancienne. Elle avait des cheveux auburn comme ceux de Chandra mais d’une nuance plus sombre et désormais parsemés de mèches poivre et sel. Elle portait des lunettes de soudeur, tenait un chalumeau portatif et ne détachait pas son regard de l’homme à la griffe.
Chandra sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine et des larmes brûlantes sourdre dans ses yeux. Elle restait sans voix.
« Je vous ai enfin trouvée, Victoire Renégate, gronda l’homme en brandissant sa main de métal comme une arme. Pensez-vous vraiment que votre misérable numéro va avoir la moindre incidence sur le déroulement de ma Foire ? »
La femme lui répondit d’abord avec une grimace de mépris, puis le menaça : « Nous mettrons fin à votre joug, Grand juge, peut-être pas aujourd’hui mais un jour prochain. »
Liliana saisit l’homme et le força à lui faire face. Elle murmura alors un nom que Chandra ne reconnut pas, avec, dans la voix, un dégoût qu’elle ne comprit pas non plus :
« Tezzeret. »
Alors, regardant toujours avec sidération cette femme dont les cheveux ressemblaient tant aux siens, Chandra trouva pourtant enfin le mot qu’il lui fallait dire. Elle le ferra dans un océan de stupéfaction et l’amena en douceur à la surface de son esprit pour, enfin, parvenir à le prononcer à haute voix.
« Maman ? »
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