Tyrans
Histoire précédente : Dernier repos
Adriana est capitaine de la garde de la Haute Cité de Paliano, poste qui la place directement au service de Brago, le roi fantôme. Depuis peu, cependant, elle s’interroge sur les actes de son souverain, bien plus cruel dans la mort qu’il ne l’était, vivant. En ville, la grogne monte, preuve que d’autres partagent ses doutes.
Les vieilles habitudes ont la vie dure, et les plus difficiles à réformer sont celles des morts. Adriana, capitaine de la garde de la Haute Cité de Paliano, le savait mieux que quiconque. Elle était, comme toujours, à son poste, aux côtés du grand roi Brago, qui jetait des regards furtifs par-dessus son épaule. Depuis son passage dans l’au-delà, le monarque, singulière conséquence de son immortalité, souffrait en effet de paranoïa et exigeait ainsi que sa capitaine se tînt en permanence à ses côtés, jusque pendant ses entretiens d’état. Celle-ci se trouvait pour l’heure dans la salle des banquets, pièce imposante aux murs de pierre nus qui résonnait davantage qu’elle ne réchauffait. Elle n’était guère douillette, mais, pour une raison qu’elle ignorait, c’était là que le roi préférait tenir ses assises. Peut-être trouvait-il un certain réconfort aux grandes oriflammes brodées des armes de la ville qui s’y trouvaient, ainsi qu’aux épées et aux sceaux qui en décoraient les murs. Curieusement, le roi semblait en effet tirer satisfaction à évoluer, dans la mort, parmi les objets qu’il avait touchés ou portés de son vivant. En tout état de cause, son immatérialité ne paraissait pas l’attrister et, de fait, bien qu’il fût toujours capable de sentiments, la pitié et la tristesse n’en faisaient en revanche pas partie. Mais ce n’était pas le rôle d’un capitaine que de remettre en cause son roi, aussi Adriana se pencha-t-elle vers la gauche pour soulager la crampe qui lui tenaillait le mollet droit, attendant que le monarque ait terminé de jouer à la dînette.
Brago, en effet, était installé en tête de table, devant une assiette vide et de l’argenterie scintillante, s’entretenant à voix basse avec deux Custodi fantômes vaguant sur les sièges situés à sa gauche. Les voix des morts s’amenuisaient souvent avec le temps et, de là où elle se tenait au fond de la salle, Adriana n’entendait que les cliquetis de sa propre armure. Les trois spectres débattaient des affaires de l’Église et, comme par force d’habitude, la table était mise ainsi que pour un repas. En gesticulant, ils évoluaient ainsi en un étrange pas de trois autour d’une forêt de verres et de timbales vides.
Adriana servait le roi depuis des années et savait que, même dans la mort, une certaine rémanence de ses habitudes de vivant perdurait. De vrai, les fantômes n’étaient pas des êtres à part, mais nul n’en devenait néanmoins un sinon volontairement. Or, lorsque son maître avait conservé son trône après sa mort, Adriana avait soudain pris conscience, avec effroi, de sa propre situation : s’il ne s’éteignait pas, elle serait condamnée à le chaperonner jusqu’à la fin de ses jours. Certains de ses prédécesseurs avaient certes servi plusieurs générations de princes, mais elle-même ne connaîtrait qu’un seul monarque. Le trône de Paliano subissait une prise d’otages, les règles de succession ayant depuis longtemps été bafouées.
Les spasmes de sa jambe la tirèrent de ses réflexions.
De temps à autre, elle surprenait un mot ou deux des échanges entre les fantômes : ils paraissaient discuter de leur élimination réussie de tous les automates des rues de Paliano. La fermeture de l’Académie ainsi que le départ ou la mort de ceux qui leur avaient résisté, semblaient tout particulièrement les réjouir.
C’était elle qui avait reçu l’ordre de mettre fin à l’insurrection, de démanteler ce collège, d’étouffer toute velléité de recherches en matière d’invention et d’innovation.
Un soupçon de culpabilité s’éveilla en elle. Le roi qu’elle avait connu bienveillant de son vivant était, dans la mort, devenu hargneux. Jamais elle ne l’admettrait à voix haute, mais elle le savait dans son for intérieur.
La discussion se termina enfin. Les Custodi se levèrent, et Adriana s’avança pour les escorter jusqu’à la porte. Une servante entra derrière elle pour débarrasser la table. Les domestiques allaient-ils jusqu’à faire la vaisselle ? Quel gaspillage d’eau et de savon ! songea Adriana. Le roi lui adressa un signe de tête discret, lui signifiant de raccompagner les clercs jusque dans le couloir. Les deux Custodi avançaient lentement, l’air autour d’eux encore plus glacé que d’habitude. Il avait semblé régner un malaise entre les trois fantômes.
Trois minutes plus tard, dans le couloir, les deux religieux s’arrêtèrent devant la porte principale. « Capitaine… » murmurèrent-ils. Adriana se figea : jamais les Custodi ne s’étaient ainsi adressés à elle.
Le spectre le plus proche leva les mains pour la bénir. Ses doigts glacés lui touchèrent la peau en lui effleurant successivement l’épaule droite, puis la gauche et enfin le front. Adriana accepta la bénédiction, mais se demanda pourquoi ils prenaient congé d’elle avec tant d’affectation.
Les esprits la quittèrent, et elle fit demi-tour, heureuse de pouvoir enfin apaiser sa contracture en marchant un peu. Un fracas soudain mais distant retentit alors à ses oreilles, et elle se dirigea rapidement vers son origine. Était-ce le vestiaire, l’office ? Non, l’arrière-cuisine !
La servante aperçue plus tôt avait les bras chargés d’un monceau d’assiettes de fine porcelaine et de couverts en argent, marqués au chiffre de roi, qu’elle précipitait, les uns après les autres, dans la trappe à déchets, les vouant au sort indigne de la butte à ordures.
« Petite ! » l’apostropha Adriana.
La fille de cuisine sursauta et lâcha une soucoupe.
« Mais que fais-tu donc ? Cette vaisselle est la propriété de la couronne ! »
« Not’ chef nous a dit que Madame n’aimait point ces assiettes », répondit la servante, visiblement intimidée.
Madame ?
« Mais il n’y a pas de souveraine, dans ce château ! »
« No’t chef l’a dit que je devais pas vous parler de Madame. »
La main d’Adriana se crispa sur le pommeau de son épée, et elle tourna des talons, montant les escaliers quatre à quatre vers la grande salle des banquets. Derrière elle, le fracas de porcelaine brisée retentit de nouveau. La bénédiction des Custodi lui faisait de plus en plus penser à des excuses anticipées.
Elle dévisagea les autres domestiques qu’elle rencontra sur son chemin. L’un s’empressa de détourner les yeux. Un autre vira brusquement dans un couloir menant aux quartiers des domestiques. Un troisième déployait un nouvel étendard — marqué d’une rose à épines, appliquée sur du velours —, et Adriana se mit à courir pour aller retrouver son roi.
Le cuir de ses semelles martelait les dalles de pierre, les pièces de son armure s’entrechoquant dans sa course et, lorsqu’elle arriva dans la salle des banquets, elle s’arrêta net, stupéfaite.
Quoiqu’elle eût réagi aussitôt, il lui semblerait cependant plus tard avoir mis une éternité à se reprendre, tant la scène qu’elle découvrit la décontenança.
À l’autre bout de la salle, une femme à la peau sombre portant une jaquette d’étrange facture et dont tout le corps semblait contorsionné se tenait derrière le roi, lui maintenant fermement l’épaule — mais comment ?! — pour lui planter jusqu’à la garde une dague à rouelles dans le cou. C’était la première fois de sa vie qu’une situation confondait ainsi la capitaine, pourtant aguerrie. Bien que l’égorgeuse parût trop tangible pour être elle aussi ectoplasmique, ses bras, cependant, semblaient flous et dégageaient une lueur papillotante, tandis qu’elle s’évertuait à enfoncer sa dague encore plus profondément. La bouche du roi s’ouvrait sur un cri muet. L’intruse raffermit sa prise sur l’arme, qui projetait des éclats mauve, puis son regard se porta sur Adriana.
La capitaine de la garde de la Haute Cité de Paliano se rappela soudain comment respirer.
Puis elle se souvint du rôle qui était le sien.
Elle se précipita donc vers son roi. Elle ignorait tout de la nature de son adversaire ; en revanche, elle comptait sur l’impalpabilité de son souverain, aussi dégaina-t-elle son épée pour en porter un coup d’estoc au travers du visage de Brago, avec la ferme intention d’embrocher la régicide. La peur et l’adrénaline ralentirent l’écoulement des secondes. À cet instant, le regard de la soldate et celle de la tueuse se croisèrent. Tandis que son épée traversait inoffensivement le visage de Brago, les chairs de l’assassine virèrent au mauve translucide, ses yeux fixés sur Adriana.
Son attaque déjouée, celle-ci lâcha sa lame et se jeta sur l’inconnue, qui laissa glisser Brago au sol. D’instinct, la capitaine voulut rattraper son roi d’ordinaire diaphane et se stupéfia d’y parvenir : le lien mystique qui liait Brago à son armure était en train de se dissiper tandis qu’il agonisait, et Adriana se retrouva à étreindre une armure redevenue matérielle, refuge de l’âme mourante de son roi.
Cette mort, pourtant, ne ressemblait en rien à toutes celles auxquelles Adriana avait assisté et elle ne parvenait pas à en détourner les yeux.
Là où l’assassine avait enfoui son poignard dans le cou de Brago, comme sous l’effet d’un virus foudroyant, la peau ectoplasmique était en train de se déliter, en une gangrène violacée qui s’étendait rapidement au reste du corps, pour finir par s’évaporer peu à peu. En quelques secondes, le corps du roi disparut entièrement.
Sa couronne chatoyante, redevenue tangible en l’absence d’une tête pour la ceindre, roula au sol.
Son épée resta dans son fourreau, à sa ceinture.
Dans les bras d’Adriana, il ne restait plus du monarque qu’un monticule de vêtements et de pièces d’armure lustrées.
L’assassine la toisa d’un air flegmatique et blasé.
La soldate dégaina l’épée de Brago de son fourreau, pour être parée contre toute attaque de l’inconnue, qui n’affichait pourtant qu’un masque de tranquille insolence. Devant tant d’impudence, le sang d’Adriana ne fit qu’un tour, et elle se précipita sur la meurtrière, la lame du roi prête à frapper.
« Scélérate ! » fulmina-t-elle.
Elle frappa à l’emplacement précis du foie, mais, en un clin d’œil, le ventre de l’étrangère prit cette étrange teinte mauve et était devenu translucide. Ainsi, l’épée la traversa aisément. La meurtrière sourit face à l’ébahissement d’Adriana.
Celle-ci recouvra toutefois aussitôt ses esprits et poussa sa lame dans un mouvement ascendant. Là encore, celle-ci se contenta de ressortir, par l’épaule, du torse de l’inconnue devenu lui aussi violine et translucide, sans même l’égratigner. Tandis que la capitaine achevait son geste, un coude étonnamment compact lui cogna la mâchoire, ce qui la prit au dépourvu. Retrouvant péniblement son équilibre, elle recula pour jauger son adversaire.
« Je n’ai été payée que pour une seule cible, lui signifia celle-ci en souriant. Je n’entends pas vous tuer. »
Adriana sentit la rage bouillonner en elle, et se récria : « Affrontez-moi donc à armes courtoises, couarde que vous êtes ! »
Son opposante eut un sourire amusé, et lui adressa un clin d’œil malicieux.
La militaire y répondit en lui crachant dans l’œil.
Une fois encore, le visage de l’assassine miroita et devint transparent : le crachat s’écrasa sur le mur derrière elle.
« C’est bien la première fois que je doive esquiver ce genre de projectiles », ironisa la jeune femme. Toujours souriante, elle fit un pas en avant, au travers de l’armure vide de Brago. Ses pieds et ses jambes brasillèrent de cette même lueur mauve tandis qu’elle traversait le tas de métal.
« Que voilà bien de l’acharnement pour ne protéger qu’une armure vide ! » gouailla-t-elle.
« Cet homme était notre roi !… »
« Il n’était déjà guère plus qu’une armure vide avant même que je ne lui plonge ma dague dans le cou et, avant cela, ce n’était qu’un tyran, l’interrompit la meurtrière. Or tant que peuvent mourir les despotes, subsiste un espoir de liberté. »
Adriana se sentit envahie d’un étrange sentiment de culpabilité et ne savait quoi répondre.
Son adversaire lui fit une courte révérence, la fixant toujours d’un œil goguenard. « Ce fut un plaisir que de vous rencontrer. »
L’intruse réajusta sa jaquette, plongea dans le sol et disparut dans un ondulement violacé du dallage. Adriana, interloquée, fixait le point qui l’avait engloutie : Juste au-dessus des écuries ! Jamais ne je ne la rattraperai à temps !
La salle des banquets était à présent silencieuse. Adriana poussa un long soupir. L’armure et la couronne de Brago reposaient en tas, là où il était tombé. Il ne restait aucune trace de son esprit, à l’exception d’une lueur qui persistait encore sur le métal désormais tangible. Jamais elle n’avait vu mourir de fantôme — peut-être était-il normal que ses possessions se matérialisassent à l’instant où son âme le quittait définitivement…
Pourtant, rien de tout cela n’avait de sens ! Rien de tout cela n’était possible !
Quelle idiote j’ai été d’avoir accepté ce poste ! songea-t-elle. Mon rôle était de protéger le roi, or je ne suis même pas parvenue à défendre un homme que l’on ne pouvait tuer. À quoi ai-je donc servi ?
Le château commençait à s’agiter, comme s’il réagissait soudain au coup de théâtre. On déroula des bannières portant une rose noire ; des serviteurs, animés d’une curiosité malsaine, arrivèrent pour inspecter l’armure vide. Pendant tout ce temps, Adriana demeura silencieuse, rencognée au fond de la grande salle.
Elle avait la paume sur le pommeau de l’épée de Brago, supposant que l’arme serait plus en sécurité entre ses mains.
Les Custodi couronnèrent la reine Marchesa, première du nom, dès le lendemain.
La cérémonie se tint dans la salle du trône, richement décorée pour l’occasion : des bannières à l’insigne de la Rose Noire étaient suspendues à des poutres époussetées de frais et, accrochés aux murs, des plastrons d’armure neufs reflétaient la lumière de bougies visiblement coulées la semaine précédente ; la salle était fleurie de primevères et sentait les habits neufs.
La domesticité du château admirait la nouvelle reine d’un air entendu. Les Custodi suivirent à la lettre le rituel du sacre. Personne dans le gotha de Paliano ne semblait pris au dépourvu. Bref, tout le monde était prêt ; ils savaient.
Adriana résistait à l’envie de tuer séance tenante chacun de ces traîtres. Chaque centimètre carré de la salle arborait le chiffre de la nouvelle reine, et ce n’était pas logique.
Dans la matinée, quand elle avait discuté avec le reste de la garde, elle avait été soulagée de constater que ses hommes ignoraient tout autant qu’elle ce qui se passait. On leur avait donc caché la conjuration, mais elle tirait un certain réconfort de ce que sa compagnie, au moins, ressentait autant qu’elle même indignation et incompréhension.
Ses soldats lui prêtaient main-forte, postés à chaque porte, continuant à servir la Couronne et l’Église, mais aucun d’eux ne semblait s’en réjouir. L’épée de Brago, qu’Adriana n’osait perdre de vue, n’avait pas quitté sa main de toute la cérémonie.
Marchesa, la Rose Noire, se tenait, altière, au milieu de ce grand-guignol, chef d’orchestre éblouissant d’une hideuse symphonie. Sa robe était discrète et ses bijoux modestes, à l’exception de la couronne fantomale qui scintillait à son front. Adriana se retint de lever les yeux au ciel devant une tentative aussi cauteleuse de plaire aux Custodi.
Dès que les esprits eurent achevé la cérémonie et que la couronne éthérée de Paliano enserra la tête de Marchesa, Adriana s’empressa de la suivre jusqu’aux appartements royaux. Elle monta les escaliers à la suite de la nouvelle reine, dépassant une véritable mer de regards détournés, un essaim de demoiselles de compagnie dans son sillage. Adriana commençait à entrevoir les sommes d’argent englouties dans ce complot : des pots-de-vin pour les Custodi, des enveloppes pour la valetaille, la rémunération de l’assassine, et c’était sans compter les centaines de mètres de tissu brodé de roses noires qui recouvraient les murs, les serviteurs et les chevaux du château.
Dire que je n’ai rien soupçonné ! J’ai veillé pendant si longtemps sur un fantôme négligent et je n’ai rien vu venir.
Adriana réfléchissait…
Mais si j’avais eu vent de la conjuration, l’aurais-je empêchée ? Brago était cruel, ne méritait-il pas de mourir deux fois ?
La capitaine fixa le dos de Marchesa tandis qu’elles montaient de concert l’escalier. Le cycle se reproduirait : un monarque serait couronné, tué, remplacé ; une reine serait sacrée, occise, supplantée. Et combien de centaines de ses compatriotes périraient afin de perpétuer cet abominable cycle ?
C’est une chaîne sans fin.
Nous nous contentons d’alimenter une mécanique infernale.
La rage lui emplit le cœur tandis que les paroles de la meurtrière résonnaient à nouveau dans sa tête : Tant que peuvent mourir les despotes, subsiste un espoir de liberté. Paliano avait eu l’occasion de recouvrer la sienne à la mort d’un tyran, mais en avait sacré un autre à la place. Les tuer ne suffit pas ! Comment transformer cette aubaine en réalité ?
Marchesa s’arrêta devant les portes de ses appartements et laissa l’une de ses suivantes la précéder pour les lui ouvrir. Adriana suivit, attendant patiemment près de l’entrée tandis que les camérières aidaient la souveraine à se changer avant son premier discours.
Elles la déshabillèrent couche après couche : robe, guimpe, vertugadin, cotte, jupon et corset. Quand il ne lui resta plus que ses bas et ses sous-vêtements, ses filles d’honneur la rhabillèrent, avec des vêtements plus fastueux, cette fois. La capitaine remarqua des coutures qui masquaient d’innombrables poches intérieures, soit autant de doublures secrètes où dissimuler des fioles de poison. Et corset. jupon, cotte, vertugadin guimpe, et robe. Elles parachevèrent cette tenue somptueuse par une plaque thoracique.
Il n’avait pas été question de tenter de séduire Adriana durant tout ce rituel, mais de lui rappeler qui avait les atouts en main. Une infinité de secrets dissimulés en couches infinies : si vous voyez tout ce que je porte, alors imaginez tout ce que je cache !
Ses derniers lacets serrés, Marchesa congédia ses suivantes. Face à cette reine noyée sous le velours, souveraine de la Haute cité de Paliano, Adriana se redressa et bomba le torse.
« Il semble que vous souhaitiez me parler, roucoula la maître-empoisonneuse. J’ai un discours de couronnement à adresser, alors ne me faites pas perdre mon temps. »
« Ce n’est pas ainsi que s’applique la règle de succession. »
« Ce n’est pas ainsi que s’applique la règle de succession, votre Majesté ! »
Adriana ravala un grognement et accusa : « Les Custodi prétendent que le testament du roi Brago fait de vous son successeur. Comme je ne suis pas lettrée, peut-être pourriez-vous, dans ce cas, m’expliquer pourquoi un fantôme prévoirait un testament ? »
La nouvelle reine sourit, une réponse toute prête : « Les immortels n’ont nul besoin de se prémunir contre le sort commun, il est vrai, mais les Custodi ont très volontiers entériné des documents en bonne et due forme. »
La capitaine avança d’un pas dans un cliquetis d’armure et objecta : « Brago possédait une descendance : ses filles sont… »
« Vieilles et faibles d’esprit, et leur progéniture à elles tout aussi médiocre. D’ailleurs, je me suis occupée de tout ce petit monde voilà un certain temps déjà et, il se trouve que mon nom était le suivant dans l’ordre de succession. »
Son nom ? La branche mineure dont était issue Marchesa était bien plus distante que cela dans l’arbre généalogique de la maison royale ! Adriana fut prise de nausée. Marchesa marcha calmement jusqu’à la coiffeuse qui se trouvait près de la soldate, s’asseyant délicatement pour s’appliquer une touche sang de bœuf sur les lèvres.
Adriana ne put réprimer ni sa question, ni son ton acerbe : « Combien d’autres prétendants au trône avez-vous fait assassiner ? »
« Uniquement tué Brago, répondit Marchesa en levant les yeux au ciel. Enfin, c’est Kaya qui s’en est chargée, ce pour quoi elle a d’ailleurs été généreusement gratifiée. Le reste de la famille de mon prédécesseur a simplement reçu un généreux dédommagement, et les Custodi percevront une libérale dîme annuelle pendant toute la durée de mon règne. »
La reine se leva avec un sourire vénéneux : « Que tous ceux qui, dans la Haute Cité, m’ont dite le tendron dégénéré d’une maison déchue jouissent à présent de leur propre déchéance ! »
Adriana avait été confrontée à bien des ennemis durant ses années de service ainsi qu’à son lot de nuisibles, or cette vipère n’avait rien à leur envier. « Notre ville ne se soumettra pas si aisément », protesta-t-elle.
« Mais c’est pourtant déjà fait », rétorqua Marchesa. Elle s’écarta de la coiffeuse et ouvrit un coffre, sous une fenêtre. De là où elle se trouvait, Adriana y aperçut une armure de plaques rutilante. La reine en souleva le plastron décoré d’une rose noire pour le montrer à la capitaine. L’armure avait été d’évidence forgée aux mesures d’Adriana.
« Vous savez déjà que je vais refuser de l’endosser. »
« J’ai pensé devoir ne serait-ce que vous le proposer. »
La militaire hocha la tête, incrédule, et se récria : « Et le peuple ? »
« Mais le peuple m’adorera, bien sûr ! » répondit Marchesa, retournant à sa coiffeuse. Bien qu’elle n’eût que dix doigts, il semblait lui falloir trente bagues.
Le cœur d’Adriana menaçait d’exploser de rage. « Et s’il ne vous adore pas ? »
Marchesa, qui n’y avait visiblement pas songé le moins du monde, se contenta de la fixer du regard tandis que la capitaine poursuivait.
« Qu’arrivera-t-il si, durant votre discours, dix-mille citoyens crient à la tyrannie ? »
« Eh bien, je serai tyrannique. »
Adriana refusa de baisser les yeux et contra : « Vous ne me tuerez pas, car, si vous l’osez, ma garde ripostera sans hésitation. »
Marchesa haussa les épaules et passa encore des anneaux à ses doigts, avant de répondre : « Malheureusement, vous dites vrai. Il est en effet dans mon propre intérêt que de vous laisser vivre, mais il est aussi du vôtre que de m’obéir. »
Adriana lui cracha au visage.
Contrairement à la veille, elle fit mouche.
La Rose Noire, pour une fois dans sa vie, n’avait pas anticipé la réaction d’un adversaire : elle resta assise, bouche bée, essuyant d’une main tremblante la salive qui lui coulait sur un œil, tandis que la capitaine s’emparait de l’armure, dans le coffre, et quittait la pièce.
Adriana s’empressa faire connaître ses opinions.
Elle se rendit ainsi immédiatement là où ses gardes étaient en poste et leur enjoignit de la retrouver après le discours, puis elle prit la direction des écuries, attacha l’odieux plastron d’armure à une corde, qu’elle noua à l’arrière de sa selle pour le traîner dans la poussière derrière elle.
Ensuite, elle monta en selle et éperonna son cheval.
La foule qui se rendait au discours de la reine s’écarta pour la laisser passer. Regardez votre capitaine, pensa Adriana, et voyez en quelle estime elle tient votre nouvelle reine !
Au loin, elle entendait la péroraison de Marchesa, amplifiée afin que tous pussent en profiter. « L’ancien capitaine a pris sa retraite avec les remerciements de notre belle cité et une généreuse pension versée par le trône, qui couvrira ses besoins pour le reste de sa vie, aussi longue soit-elle. »
La militaire pesta tandis qu’elle encourageait sa monture à accélérer. Elle se dirigea vers le Quartier des Voleurs, passant à côté de centaines de citadins, et se sentit submergée d’émotions et de fatigue à la perspective de prononcer elle-même un discours. Elle s’arrêta, contemplant les visages interrogateurs et inquiets de ses concitoyens. De son cheval, Adriana y puisa un ascendant qu’elle avait toujours laissé à d’autres. Elle était lasse de ne faire rien tandis qu’autour d’elle, on agrippait les rênes du pouvoir.
Elle s’adressa à la foule du Quartier des Voleurs avec une conviction inébranlable : « Marchesa préférerait que vous vous rangiez à ses côtés, au service d’une couronne légitime posée sur sa tête d’imposteur et, ainsi, faire de vous un traître ! »
Adriana brandit l’épée de Brago et en frappa le blason de la ville sur son bouclier. « Si son drapeau n’est pas votre drapeau, ne vous inclinez pas face à lui. Si son règne est illégitime, ses lois le sont tout autant. Si elle n’est pas la reine de droit, alors les serviteurs du trône ne valent pas mieux que ses espions ou ses assassins et seront traités en conséquence ! »
Des murmures parcoururent la foule, et Adriana sentit son cœur s’envoler dans sa poitrine. Eux aussi en ont assez de ce cycle infernal.
Pendant les semaines qui suivirent, la quiétude forcée qu’avait imposée Brago céda la place à une profonde agitation : ceux qui servaient dans la garde parjuraient leur serment à la Couronne, sous couvert de la nuit, pour aller patrouiller les rues et protéger les citoyens. Le coucher du soleil s’accompagnait ainsi d’un changement de blason, et les armoiries de la ville devinrent rapidement le signe de reconnaissance de ceux à qui l’on pouvait se fier dans l’obscurité.
« Soutenez-vous la ville ? » demandaient des graffiti aux passants. Les citoyens de la Haute Cité prêtaient l’oreille aux rumeurs et remarquaient l’agitation, ils entendaient les diktats d’une souveraine maître-empoisonneuse et sentaient l’odeur abjecte de la corruption semée par ses partisans. Tout cela, les citoyens le percevaient, et Adriana plus fort que les autres, mais, depuis sa harangue dans le Quartier des Voleurs, elle tenait sa langue. Sa voix n’était en effet pas celle qui devait, en définitive, gouverner. Je suis la main qui protège la voix du pouvoir, se convainquit-elle. Je suis l’oreille à l’affût des dangers.
C’est ainsi que, trois lunes après la nuit du régicide, elle se rendit, sous cape et capuche, à la faveur de la nuit, chez qui pourrait l’aider.
Adriana n’avait pas dormi depuis des jours. Elle avait écouté les doléances, celles de sa garde comme celles des civils, qui exprimaient ce que réclamait le peuple ainsi que sa rancœur à n’être pas considéré comme il aurait dû l’être, avec le respect et la sollicitude qu’il eût convenu. Tout cela lui avait prouvé une chose : Paliano n’avait nul besoin d’une monarchie qui se cachait dans ses châteaux et derrière des spadassins. Fiora réclamait un chef qui la comprendrait.
Arrivant à destination, la capitaine frappa discrètement à une porte sculptée dans un bois exotique. Lorsque celle-ci s’ouvrit, c’est un visage connu de tous, à Paliano, qui l’accueillit.
L’exploratrice elfe Selvala toisa son invitée inattendue d'un air surpris.
« Adriana ! Vous apportez des nouvelles ? »
« J’ai une proposition à vous soumettre. »
Selvala prit une seconde pour étudier le visage de l’ancienne capitaine avant d’acquiescer et de la faire discrètement entrer.
La maison de Selvala était rustique et modeste : le simple pied-à-terre d’une voyageuse.
Adriana déposa sa cape près de la porte et rejoignit l’elfe à la table, devant un poêle à bois. Selvala, conformément aux usages de son peuple, attendit en silence que l’ancienne capitaine de la garde lui exposât le motif de sa visite.
Nous n’avons pas d’autre choix, argumenta Adriana pour elle-même. Si elle refuse, les destinées de notre ville nous échapperont à jamais, au bénéfice des tyrans.
La soldate accepta la petite tasse de thé que l’elfe lui avait déposée sur la table. Elle fixa Selvala droit dans les yeux et rassembla son courage pour la déclaration la plus déterminante qu’elle eût jamais effectuée : « La monarchie à Paliano est précaire. Nous sommes esclaves d’un cycle de violence meurtrière », commença-t-elle d’une voix assurée.
Selvala acquiesça, geste simple pourtant lourd de sens.
« Or si les citoyens de Paliano que nous sommes veulent ne serait-ce qu’entrevoir la possibilité de s’en libérer, il faut briser ce cycle. La population vous respecte, et vous représentez une force fédératrice pour notre cité, poursuivit-elle. Vous êtes sans doute la meilleure candidate pour le Sénat. »
Selvala ouvrit grand les yeux, sa surprise à peine contenue.
Adriana se pencha par-dessus la table, le cœur brûlant des espoirs de toute une cité. Elle permit, une fois n’est pas coutume, à un sourire de se dessiner sur ses lèvres tandis qu’elle posait la question la plus importante de toute sa vie :
« Nous aiderez-vous à établir la République de Paliano ? »
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Profil du Planeswalker : Kaya
Profil du plan : Fiora