Histoire précédente : Confiance

Naktamon se pare d’un vernis idyllique : étincelante, immaculée, des habitants jeunes, animés d’une grande ferveur ; tout cela est trop beau pour être vrai. Déterminées à percer à jour les intentions de Nicol Bolas à l’égard de ce plan, Nissa et Chandra partent explorer la cité, en quête de réponses, mais ce qu’elles vont découvrir va remettre en cause toutes leurs conjectures sur Amonkhet.


Cernée par les ténèbres et les pitoyables pulsations du plan, elle sombre dans un abîme de tourments.

Jadis, j’étais vivant, semble lui murmurer la voix éraillée de ce monde.

Si elle perçoit effectivement une forme de vie, celle-ci est cependant totalement dépourvue de vitalité, et les maigres reliques du plan grognent en signe de défi.

Il n’est jamais réellement parvenu à m’anéantir, car j’abomine la mort.

Une image s’impose dans l’esprit de l’elfe : celle d’une antilope morte-vivante, à moitié dévorée, dont le sort fait la joie des vautours affamés qui la traquent ; celle d’une éléphante en train de caresser de sa trompe le cadavre de son éléphanteau, qui vient de se relever.

Les trépassés finissent toujours par revenir : telle est la Malédiction d’errance, ce don qui est le mien.

Elle comprend : à moins de ne s’être entièrement décomposé, ce qui est mort renaîtra.

Tout à coup, elle s’enfonce loin, très loin sous la surface du plan.

Art by Sam Burley
Illustration par Sam Burley

Sa conscience se retrouve quelque part à plusieurs dizaines de mètres sous terre, dans une grotte creusée de main d’homme, lui semble-t-il, il y a fort longtemps. Dans la touffeur des ténèbres, l’air vicié stagne, comme accroché à la glèbe écœurante des parois et au sable compact du sol. Seuls le grouillement de scarabées vient perturber la torpeur des lieux.

Ils m’envoyaient leurs défunts afin que je les préserve du pourrissement…

Dans les salles successives, il n’y a rien ; même les insectes nécrophages ignorent où est passée leur provende.

Ici, la druidesse n’a aucune présence physique : son corps est resté en haut, à la surface, couvert de sueur et agité de frissons, gagné par la fièvre d’un monde dénutri.

Cet endroit m’était jadis le plus précieux !

L’écho d’un hurlement.

L’animiste comprend à présent qu’elle se trouve dans d’anciennes catacombes, autrefois paisibles et accueillantes.

Je protégeais leur dépouille afin d’assurer la survie de leur âme, et il les a… prises…

Malgré la distance qui la sépare de son corps, l’elfe sent sa poitrine se comprimer d’angoisse.

Il les a prises !

La grotte est complètement vide.

Je t’en supplie, il les a toutes prises, corrompues ; fais cesser la culpabilité qui me ronge, je n’ai pas su les protéger !…

À la surface, son corps tremble de peur. Levant les yeux au plafond, elle oblige son esprit à remonter, à s’arracher au sable, aux scarabées et aux serpents qui l’entourent…

Nissa se réveilla brusquement. À présent, elle connaissait Amonkhet : c’était un monde ancien, affligé et terrifié.

La lumière matinale du plus grand des deux soleils se déversait par la fenêtre, nimbant les draps d’un halo diaphane qui invitait à la somnolence. Tout était pur et chaud, la pièce fleurait bon l’air suave du désert, le matin, mais la douleur qui lui enserrait la poitrine persistait. Peut-être valait-il la peine d’essayer d’y remédier, ici, à la surface ? Fermant les yeux, elle appela silencieusement l’âme du monde — et éprouva la sensation de plonger dans un bain de clous et de punaises !

Paniquée, elle rompit immédiatement le lien, mais la pression sur sa poitrine perdura. Elle se redressa pour balayer la chambre du regard : Chandra et Jace dormaient toujours ; Gideon, quant à lui, brillait par son absence.

« Chandra ? » chuchota-t-elle.

La jeune femme étalée sur le lit, de l’autre côté de la pièce, remua légèrement.

« Chandra, réveille-toi, s’il te plaît ! »

L’intéressée entrouvrit un œil encore ensommeillé, puis marmotta : « Quessec’est ? »

Bien que Jace n’eût pas encore donné signe de vie, Nissa se garda de hausser la voix quand elle annonça : « Je vais aller me promener et essayer de retrouver la femme d’hier. Veux-tu m’accompagner ? »

« D’accord, balbutia la pyromancienne dans un bâillement, avant de s’asseoir pour étirer un bras, puis l’autre, et se frotter les yeux. J’aimerais juste prendre un petit déjeuner avant de… »

À peine eût-elle prononcé les mots petit déjeuner qu’une momie emmaillotée de blanc ouvrit la porte à la volée avec, entre les mains, un plateau comportant du pain et un pichet de ce qui, à l’odeur, ressemblait à de la bière.

Nissa glapit en se plaquant contre le mur, tandis que le cri que poussa Chandra, pétrifiée, résonnait à l’unisson. Réveillé en sursaut par ce vacarme, Jace s’extirpa péniblement de son lit, aussi désorienté par la chambre qu’il ne reconnut pas aussitôt que par la présence du serviteur mort-vivant.

Imperturbable, celui-ci déposa le plateau sur une crédence, en veillant à ce que le cruchon ne risquât pas de se renverser par accident. Dans un silence troublé seulement par leur souffle angoissé, les trois équipiers observèrent la scène d’un œil alarmé, tandis que la momie se redressait lestement et tournait les talons pour quitter les lieux. C’est alors que retentit le concert de questions…

« Mais que fait-elle dans notre chambre… ? »

« Ne frappe-t-on jamais dans cette ville ? »

« Vous pensez qu’elle obéissait à Liliana ? »

« J’espère pour toi que tu n’es pas responsable de cette mauvaise plaisanterie ! » vociféra Jace en direction du mur mitoyen.

« Je n’y suis pour rien ! » répondit la nécromancienne d’une voix forte quoique étouffée par le mur.

Nissa se tira du lit, visiblement ébranlée. « Je ne peux pas rester ici, j’ai besoin de prendre l’air », s’écria-t-elle.

Chandra opina du chef et enfila ses bottes. « Quitte à être réveillée, autant te tenir compagnie », proclama-t-elle en remettant rapidement sur le lit les draps tombés à terre. En la voyant revêtir son armure métallique, Nissa se demanda distraitement comment la jeune femme parvenait à ne pas souffrir de la chaleur sous tout cet attirail, puis prit conscience du ridicule de sa question.

Resté debout, Jace poussait du doigt la nourriture que la momie avait abandonnée sur la table, jetant à la bière brune un regard sourcilleux. « Laissez-moi le temps de me réveiller », grogna-t-il.

Chandra s’approcha de lui, encore occupée à fixer son armure, et lui demanda d’une voix teintée de compassion : « Ce n’est pas vraiment du café, n’est-ce pas ? »

« Non, c’est tout le contraire d’un stimulant. »

La pyromancienne prit alors congé avec un petit salut de la main, et Nissa lui emboîta le pas.


Même le matin, Naktamon exhalait la sueur ; non celle du labeur ou de la torture, mais celle de l’effort sportif. Une nuée de jeunes gens divisée en petits groupes sillonnaient les rues de la cité au pas de course. Deux à deux, d’autres pratiquaient l’haltérophilie sur les innombrables terrains d’entraînement qui bordaient l’artère principale, tandis que d’autres encore s’affrontaient en répétant des chorégraphies pugilistiques dans des palestres soigneusement délimitées par des cordes. Pas un commerce en vue, ni aucune marchandise à la vente ; il n’y avait ni boulangers ni bouchers ni maçons ni police. La métropole entière était réveillée, s’entraînait, et les plus âgés de ces athlètes ne devaient pas avoir plus de vingt ans.

« C’est bien la première fois de ma vie que je me sens vieille », plaisanta Chandra, mi-figue mi-raisin. Nissa et elle s’arrêtèrent un instant pour regarder un garçonnet d’une huitaine d’années assurer l’un de ses camarades, sans doute de deux ans son cadet, tandis que ce dernier soulevait une barre de musculation, allongé sur un banc : celui-ci ahanait sous l’effort, peinant à soulever la barre, avec ses deux poings collés l’un à l’autre.

« Ne la tiens pas ainsi, elle va t’échapper des mains », le réprimanda son aîné.

Nissa se pencha vers son amie et lui murmura sotto-voce : « Voilà qui est bizarre ! »

C’était la première fois que Chandra l’entendait prononcer ce mot. Elle hocha gravement la tête en signe d’approbation, puis toutes deux poursuivirent leur chemin.

Chaque bâtiment qui jalonnait la rue était d’un blanc immaculé, parfaitement entretenu et pimpant ; aucun détritus sur les pavés de grès, ni le moindre nid-de-poule. Les deux Sentinelles prirent soin de rester côte à côte au milieu des innombrables groupes de jeunes gens et finirent très vite par s’apercevoir que personne ne se contentait de flâner ; elles exceptées, tous s’adonnaient à une activité physique.

Cependant, en y regardant de plus près, Nissa comprit qui étaient les chevilles ouvrières de la cité : ici, une momie chaulait un mur ; là, l’une de ses congénères balayait l’entrée de dortoirs ; une autre encore menait du bétail à l’étable tandis qu’une quatrième jetait le contenu d’un pot de chambre dans le caniveau. Les morts envoûtés s’occupaient de tout.

« Pourquoi Nicol Bolas s’échinerait-il à créer un plan pour l’abandonner subitement ? » s’étonna l’animiste.

Chandra manifesta son ignorance d’un haussement d’épaules. « Peut-être n’est-ce qu’une question d’orgueil ? hasarda-t-elle. Construire un plan tout entier dans le seul but de s’y faire idolâtrer me semble parfaitement correspondre au personnage. »

« Mais, dans ce cas, ne chercherait-il pas à s’y prélasser ? »

Chandra n’en savait rien.

Attardant son regard sur les momies qui passaient près d’elles, Nissa réfléchit à son propre rapport à la mort. Les Mul Daya de Bala Ged entretenaient avec les esprits de leurs ancêtres une relation particulière, qui les distinguait des autres communautés elfiques : pour eux, le trépas, de même que l’esprit des défunts, faisaient tout autant partie de la vie que le monde matériel. Sur Amonkhet, en revanche, la mort prolongeait visiblement l’existence physique, et la préservation des corps devait donc y être aussi cruciale que les offrandes aux ancêtres l’étaient pour l’elfe. Singularité comprise affranchit de la crainte qu’elle suscite, songea Nissa en repensant à Yahenni, qui s’était éteint d’une manière tout à fait singulière. Peut-être la mort revêtait-elle effectivement un caractère différent d’un plan à un autre ?

Une brusque migraine lui vrilla brusquement les tempes et la fit chanceler. Elle posa les yeux au sol pour éviter de tomber. Une horrible nausée lui souleva l’estomac.

« Qu’y a-t-il ? » s’inquiéta Chandra.

Nissa se rendit compte qu’elle s’était arrêtée au beau milieu de la rue. « Je ne sais comment l’exprimer… » avoua-t-elle.

« Tu ne te sens pas bien ? Attends, viens t’asseoir. »

La pyromancienne mena son amie jusqu’à une fontaine, sur une place plantée d’arbres. Prise de vertiges, Nissa vit sa compagne interpeller une momie qui passait par là, lui parler à grand renfort de gesticulations et la lui désigner, elle-même, du doigt. Le serviteur en bandelettes jeta un coup d’œil dans sa direction, puis quitta la place, pour revenir quelques instants plus tard avec un gobelet vide, que Chandra prit en remerciant d’un hochement tête, avant de s’empresser auprès de Nissa, annonçant : « Je sais que nous le tenons de l’un des zombies, mais je pense que tu peux y boire sans crainte. »

L’elfe accepta la timbale et la plongea dans le bassin. En se désaltérant, elle prit conscience qu’elle mourait de soif, cause probable de son étourdissement.

« Merci, Chandra. »

Celle-ci remplit derechef le gobelet. « Reposons-nous un peu, proposa-t-elle avec un sourire. Car comment combattre des dragons si l’on est déshydraté ? »

Nissa laissa un petit rire dépité lui échapper. Il est vrai que, dans cet état, je serais tout bonnement incapable de combattre qui que ce soit, s’avoua-t-elle.

Elles restèrent sur le banc pendant plusieurs minutes, la druidesse savourant l’ombre prodiguée par les lieux. Le malaise de ce monde s’insinuait en elle, et elle savait qu’il persisterait tant qu’elle n’aurait pas définitivement quitté Amonkhet. Plus vite ils auraient défait le dragon, mieux elle s’en porterait.

Elle se prit à contempler le ciel, sa voûte bleu clair légèrement irisée par le chatoiement de l’Hekma. Sa contemplation de l’infinité céleste se heurta malheureusement à l’affreux attribut cornu qui saillait derrière le bâtiment face à elle.

Elle vida une seconde timbale d’eau fraîche. « Merci de m’avoir accompagnée, ce matin, Chandra. »

« Je ne peux pas imaginer un endroit où je serais mieux qu’ici, avec toi », lui répondit cette dernière en triturant les sangles de son brassard, avant de lui lancer un coup d’œil. Un sourire involontaire lui éclaira le visage : un rosissement, l’expression fugace mais indéniable d’un élan réprimé.

Nissa se moqua gentiment : « Je connais bien une vingtaine d’endroits où je préférerais me trouver plutôt que sur Amonkhet. »

À cette apparente rebuffade, le sourire de Chandra s’estompa, et elle baissa les yeux.

Un silence s’installa, de bonne compagnie pour l’une, chargé de non-dits pour l’autre. Nissa inspira, laissant le clapotis de la fontaine et l’ombre rafraîchissante l’apaiser, tandis que Chandra fixait obstinément une boucle de fixation de son armure.

« Je n’ai jamais passé si longtemps dans une ville, confessa l’elfe. Entre Kaladesh et ici, je n’avais jamais côtoyé tant de monde, et je ne m’en portais que mieux. »

« Tu sembles désormais moins affectée par les foules », la rassura Chandra.

Nissa hocha la tête et la détrompa : « Je me contente de mieux dissimuler mon ochlophobie. Les interactions sociales trop fréquentes m’épuisent. »

« Sauf avec nous, tu veux dire ? »

La question interpella Nissa, qui regarda Chandra méthodiquement défaire et rattacher tout à tour la même sangle de son brassard. Elle fronça les sourcils en pesant précautionneusement les mots qu’elle allait employer : « Oui et non », finit-elle par répondre.

Les mains de Chandra interrompirent leur rituel nerveux tandis que Nissa cherchait les termes adéquats pour donner corps à des sentiments nouveaux pour elle : « L’amitié qui me lie à chacune des Sentinelles est toute fraîche, et je n’ai pas encore assimilé ce qu’avoir des amis implique. »

Chandra laissa échapper un plainte à peine audible, puis embrassa la place du regard, sa posture à présent contristée et ses doigts contractés.

« Sur Zendikar, j’avais passé la majeure partie de ma vie sans aucune compagnie, expliqua l’animiste. Le plan lui-même était ce qui se rapprochait le plus d’un ami. Apprendre à m’en remettre à autrui est donc pour moi un processus lent, et j’ai encore beaucoup à apprendre. Forger et entretenir des liens d’amitié n’est pas tâche aisée pour qui l’entreprend si tard. »

Chandra remua, l’air embarrassé. « En d’autres termes, l’amitié ? »

Nissa cilla. Chandra, quant à elle, s’efforçait de ne pas la dévisager.

« Oui », confirma l’elfe.

Nissa ferma les yeux et prit une nouvelle inspiration, sa migraine la quittant peu à peu. Comme il était agréable de confier ses doutes ! Elle sourit en regardant Chandra droit dans les yeux et admit : « J’apprécie beaucoup ta compagnie. Tu m’as beaucoup appris sur le sens de l’amitié, Chandra, ce qui compte beaucoup pour moi. »

« Je comprends, répondit la pyromancienne en retrouvant son sourire. Je veux être pour toi une amie fidèle. »

Nissa afficha un sourire radieux. « Et tu l’es. Je fais tout mon possible pour te rendre la pareille », assura-t-elle.

Le sourire timide de Chandra s’élargit, franc, quoique gêné. Elle plongea à son tour le regard dans celui de la druidesse. « Tu te débrouilles très bien, Nissa. »

Rassurée, cette dernière posa la timbale sur la margelle de la fontaine.

« Je crois que je me sens mieux, reprenons notre promenade », déclara-t-elle.

L’elfe se leva et repartit d’un bon pas. Après un long soupir, Chandra l’imita.


Elles poursuivirent leur chemin jusqu’à un édifice visiblement ancien, situé sur une rive du fleuve : le monument de Rhonas. Immense et totalement dénuée de subtilité, la structure principale avait la forme d’une gigantesque tête de cobra et, contrairement aux bâtiments alentours, elle arborait la patine d’un ouvrage qui avait traversé les siècles. L’uræus géant avait les yeux tournés vers les cornes, à l’horizon.

En s’approchant, Nissa avisa une étrange silhouette, perchée au sommet de l’un des obélisques qui avoisinaient l’entrée : un sphinx stylite, occupé à observer impassiblement la moisson de disciples qui s’entraînait en contre-bas.

Art by Christine Choi
Illustration par Christine Choi

Nissa s’arrêta au pied du monolithe, puis leva les yeux. Chandra suivit son regard, s’interrogeant manifestement sur la manière de s’adresser au sphinx.

« Vous faites sûrement partie des voyageurs dont j’ai tant entendu parler. »

Art by Tyler Jacobson
Illustration par Tyler Jacobson

L’elfe se retourna et se retrouva face à la personne la plus vieille qu’elle eût croisée sur Amonkhet. Âgée d’une trentaine d’années, l’inconnue à la mine sévère arborait la haute coiffe des vizirs, position que confirmait sa démarche altière, menton levé et épaules droites. Presque tout, dans sa contenance, contrastait avec l’attitude de la multitude de jeunes gens qu’ils avaient rencontrés jusque-là.

Elle leva une main en signe de salut et déclara : « Temmet a informé les autres temples que la ville accueillait des visiteurs. »

En voyant Chandra s’avancer pour prendre la parole, Nissa esquissa un sourire : elle appréciait que son amie sût reconnaître sa réticence à s’adresser à une étrangère et que toutes deux eussent, sans se concerter, établi un protocole d’approche.

« Salut à toi, répondit la pyromancienne avec un sourire engageant, saupoudré de taches de rousseur. Nous espérions pouvoir parler à ce… »

« Sphinx, compléta la vizir. Je crains que vos espoirs ne soient déçus. »

L’autorité dont sa voix était empreinte rappelait à Nissa une humaine qu’elle avait rencontrée sur Ravnica, Lavinia : celle-ci connaissait toutes les règles protocolaires par cœur et s’agaçait constamment que nul ne prît la peine de s’en souvenir.

« Et pourquoi donc ? » s’enquit la rousse.

« Eh bien, pour être tout à fait honnête, c’est une histoire tragique, déplora la femme avec un vague soupir. Ces anachorètes sont des plus infortunés : dotés d’un savoir infini et pourtant tous affligés de la même malédiction… »

Consternées, Nissa et Chandra restèrent interdites.

La vizir les toisa d’un regard austère et dénué d’expression. « … Ils ont tous contracté une laryngite en même temps. »

Les deux femmes la dévisagèrent, ahuries.

La vizir afficha alors un sourire hilare et s’exclama : « Je plaisante ! Ils vont très bien. »

La pyromancienne se fendit d’un rire forcé ; la druidesse, quant à elle, ne trouvait guère la plaisanterie amusante.

La vizir adopta alors soudain un comportement largement plus détendu, et Nissa remarqua un adorable petit serpent enroulé autour de sa main, comme un animal de compagnie. Mettant l’autre main en visière pour se protéger du soleil, la notable regarda le sphinx et reprit ses explications : « En réalité, ils ont fait vœu de silence en attendant le retour du Dieu-Pharaon, ce qui, par chance, ne saurait tarder ! Je m’appelle Hapatra. En quoi puis-je vous être utile, voyageuses ? »

« Je m’appelle Nissa, et voici Chandra, répondit l’elfe. Nous venons de très loin et sommes peu au fait de vos us et coutumes. »

Chandra se racla la gorge pour l’interrompre : « Ce que mon amie veut dire, c’est que nous nous interrogions au sujet des, euh… » Elle désigna deux momies qui balayaient les marches du monument.

« Les Consacrés vous intriguent ? » suggéra Hapatra.

« Oui, confirma la jeune femme. C’est bien cela. Comment se fait-il qu’ils soient si nombreux ? »

« C’est grâce à eux que nous sommes à même de nous dédier à la compétition et à l’abnégation. »

« Même s’ils sont morts ? »

Hapatra sourit, puis esquissa un geste vers le monument devant elles. « Tant que le corps perdure, l’âme existe également dans l’au-delà. Nous préservons les corps que les esprits ont abandonnés et, puisque l’entraînement pour les Épreuves constitue notre devoir sacré, nous enchantons leurs enveloppes pour qu’elles se dévouent à l’humanité. »

Nissa s’agita, mal à l’aise. Les catacombes qu’Amonkhet lui avaient dévoilées étaient un lieu de repos éternel : ce que l’on y confinait aurait dû y demeurer à jamais, en sécurité. Pourtant, à entendre Hapatra, les momies auraient, de toute éternité, joué le rôle de serviteurs…

La vizir transféra distraitement son reptile d’une main à l’autre. « Les momies ne présentent aucun risque dans l’enceinte de l’Hekma. Nous prenons soin d’elles et, au travers du travail, nous leur offrons une utilité. L’âme de ces trépassés ne connaîtra certes jamais la glorieuse destinée qui attend les vainqueurs des Cinq Épreuves, mais leur sort est néanmoins préférable au malheur de voir leur enveloppe se déliter à l’extérieur de l’Hekma. Un corps décomposé, sans la moindre existence, c’est une abomination ! »

« Qu’en est-il des Épreuves ? » s’enquit à son tour Nissa. Elle se demandait pourquoi les habitants de ce monde se montraient si réticents à expliquer ce qui, en somme, constituait le principe moteur de leur civilisation.

Hapatra fronça les sourcils et s’étonna : « Les dieux ne vous en ont-ils pas parlé ? »

« Je n’ai pas imaginé qu’ils consentissent à nous adresser la parole », se justifia simplement Chandra.

Hapatra parut s’en attrister et s’émut : « Les dieux offrent toujours leur aide à ceux qui la demandent. »

Nissa sentit son cœur se serrer en voyant de la pitié dans le regard de leur interlocutrice ; elle qui n’avait jamais ressenti le besoin de se tourner vers des divinités se demandait à présent si elle n’avait pas manqué le coche.

« Nos cinq dieux ne sont qu’amour et bienveillance, insista la vizir. Je suis certaine qu’ils vous dispenseraient volontiers leurs enseignements. »

« Que vous a enseigné le vôtre ? » l’interrogea Chandra.

« Rhonas m’a appris que ma force est celle du phalanstère dont j’ai la charge. Oh, et il m’a aussi initiée à l’art des poisons ! » précisa-t-elle avec un sourire mutin.

Bien qu’elle-même ne sût que penser d’Hapatra, Nissa remarqua que Chandra souriait de bonne foi à la vizir et que cette dernière semblait charmée de discourir avec elles.

« Vous avez encore le temps de participer aux Épreuves. Dans le cas contraire, le Dieu-Pharaon sera de retour d’ici à quelques jours, expliqua-t-elle en regardant le plus petit des deux soleils, qui effleurait les cornes, à l’horizon. En revanche, si vous préférez éviter la ruée, vous pouvez toujours attendre que viennent les Âges. »

Nissa se rappela subitement ce qu’avait crié la femme au milieu de la foule : « Tout n’est que mensonge ! Les épreuves ! Les dieux ! Les Âges ! Libérez-vous ! »

« Mais que sont les Âges ? » s’enquit-elle en sentant Chandra se retirer quelque peu de la conversation. La jeune femme avait dû percevoir que Nissa prendrait le relais de l’interrogatoire.

« Ils succéderont au retour du Dieu-Pharaon, événement que nous attendons depuis l’aube de notre histoire. »

Alarmée, l’animiste pressa son interlocutrice : « Et quand adviendront-ils ? »

Hapatra tendit le doigt vers les gigantesques spires, au loin. « Les Âges débuteront quand le soleil se sera niché entre les cornes, ce qui, à mon avis, devrait se produire d’un jour à l’autre », répondit-elle.

Toute la sérénité de Nissa s’effondra. Chandra se tourna vers elle en feignant la surprise et s’exclama : « Tu entends cela, Nissa ? Le Dieu-Pharaon sera là d’un jour à l’autre ! Quelle nouvelle ! »

Hapatra acquiesça : « La qualité que je préfère, chez nos dieux, c’est qu’ils tiennent parole. Vous devriez en consulter un : Kefnet a généralement réponse à tout. »

Nissa avait toutes les peines du monde à masquer sa terreur devant pareille imminence. Il ne leur restait ainsi que quelques jours avant d’affronter le dragon, et ce, sans l’ombre d’une stratégie.

Chandra inclina légèrement la tête. « Merci, Hapatra, mais nous devons partir. »

« Je vous en prie, n’hésitez pas à venir me trouver au monument de Rhonas si vous souhaitez vous initier à la concoction de poisons. C’est toujours un plaisir que de partager mon savoir-faire. »

« Tant que ce n’est pas nous que tu empoisonnes !… » plaisanta Chandra en plaquant un sourire factice sur ses lèvres.

Hapatra s’esclaffa avec un peu trop d’enthousiasme. Nissa n’avait plus qu’une envie : partir.

« J’ai été ravie de faire ta connaissance, Chandra ! Concours avec bravoure ! » Hapatra leur adressa un salut affable, puis gravit l’escalier qui menait au monument.

Chandra se remit aussitôt à resserrer machinalement l’une de ses sangles. « Eh bien, voilà qui était intéressant ! Qu’as-tu pensé de notre nouvelle amie ? »

Nissa ne savait trop qu'en penser, ni comment exprimer ses sentiments. Elle répondit donc par un vague grommellement, en faisant osciller sa main comme elle avait vu Liliana s’y prêter, un jour, pour exprimer ses réserves.

La pyromancienne pouffa et admit : « Il est vrai que sa boutade sur la laryngite était déplorable. »

« Deux jours ! » se lamenta la druidesse en s’asseyant sur l’une des marches.

« Eeeh oui, deux jours. »

Nissa hocha la tête de consternation, réfléchissant à voix haute : « Ces gens se fient absolument à leurs dieux, énonça-t-elle en réfléchissant à voix haute, et s’en rapportent aux dires de ces derniers. Puisque leurs divinités tutélaires l’affirment, ils pensent donc naturellement que le Dieu-Pharaon est digne de confiance. »

« Ce qu’elle a dit des Âges m’a fait repenser à la femme qui hurlait hier », dit Chandra en prenant place à côté d’elle.

« Oui, à moi aussi. Il faudrait la retrouver le plus vite possible. »

« Saurais-tu percevoir où elle se trouve ? »

Nissa inspira profondément pour se préparer à l’exercice, puis ferma les yeux et se concentra. Cette fois, elle eut la sensation de plonger ses doigts écartés dans un cloaque. Elle en frissonna de répugnance, mais, au milieu de ce qui subsistait des lignes ley, elle détecta le fil ténu de l’inconnue et de son énergie. Elle remonta péniblement à la surface, le souffle court, pour découvrir que Chandra la dévisageait, l’air inquiet.

« Alors ? »

Nissa opina, puis tendit le doigt. « Elle se trouve près de ce monument », révéla-t-elle, pantelante.

Toutes deux se levèrent, l’une sur des jambes un peu plus flageolantes que l’autre, et contournèrent l’édifice. Le trajet leur prit plusieurs minutes et, à mesure de leur progression, l’architecture autour d’elles évoluait : ces bâtiments-là étaient bien plus anciens que ceux du reste de Naktamon, et plus encrassés que le centre-ville, avec son grès éclatant.

S’immergeant de nouveau dans la fange, Nissa sentit le fil d’énergie s’étirer par une venelle coincée entre le monument et une autre structure. Les deux femmes s’y engagèrent, la bande de ciel bleu s’étrécissant au-dessus de leur tête. Les murs qui les encadraient étaient fort anciens et recouverts d’antiques inscriptions gravées dans la pierre ; au bout de la ruelle, une série de grandes caisses de forme insolite reposaient contre la paroi.

Chandra effleura les glyphes des deux mains, et ses doigts rencontrèrent un pictogramme représentant les cornes, désormais ô trop familières, de Nicol Bolas. Nissa avait la sensation que quelque chose clochait… Quelque chose qui lui rappelait sa vision de la matinée. Elle caressa à son tour l’inscription. Ces pictogrammes semblaient narrer une histoire : la vie de famille, des nourrissons accrochés à leurs mères, des grands-parents assis autour de l’âtre, une femme âgée courbée sur une canne. Or cette cohabitation des générations, naturelle partout ailleurs, représentait une incongruité, à Naktamon. Au-dessus des silhouettes du peuple siégeait l’effigie en bas-relief du panthéon d’Amonkhet, huit divinités zoocéphales : mammifères, oiseaux et reptiles doux et bienveillants. Huit ? s’étonna l’elfe. Enfin, sculptées plus récemment et au-dessus de ces déités, trônaient les incontournables cornes.

Le cœur de Nissa battait à tout rompre : la pierre dans laquelle on avait ciselé ce dernier symbole était certes patinée, mais ne présentait pourtant pas le même niveau d’encrassement que les autres glyphes ! Or, si le dragon était effectivement le fondateur de ce monde, son emblème n’eût pas été un simple ajout plus tardif.

Nicol Bolas n’a pas créé ce monde ! conclut-elle, les mains tremblantes de colère. Il s’est contenté de le corrompre absolument. Le souvenir des Eldrazi surgit dans son esprit, leurs tentacules gangréneuses et asphyxiantes, en train d’empoisonner un monde qui n’était pas le leur. Nicol Bolas n’avait créé ni ce lieu, ni sa religion ; il n’y avait pas acclimaté sa propre culture, mais déformé et perverti les traditions existantes, en conservant ce qui avait eu l’heur de lui plaire et en saccageant le reste.

Sans réfléchir, elle explora le monde de ses sens, à la recherche de quelque chose qu’elle ne trouva pas, puis les rétracta presqu’aussitôt, saisie d’une douleur qui lui souleva le cœur. Ce monde était à l’agonie, assassiné à peine quelques décennies plus tôt. « Chandra ? » appela-t-elle en réprimant sa rage.

L’intéressée s’était avancée dans la venelle et s’approchait des étranges caisses appuyées contre le mur. À peine plus grandes que la pyromancienne, leurs angles étaient arrondis, leur couvercle orné de gravures complexes. Malgré la peinture défraîchie et écaillée, l’elfe discernait un visage sur chacune d’elles.

Art by Mark Poole
Illustration par Tyler Jacobson

« Chandra, qu’est-ce donc ? »

« Je n’en ai pas la moindre idée. »

Plantée devant l’un de ces coffres, la jeune femme tendit la main pour toucher le visage peint…

« Mais que faites-vous ici, toutes les deux ? »

Gideon se tenait à l’entrée de la ruelle, un pendentif en forme de cartouche autour du cou, le visage assombri d’inquiétude.

Nissa s’écarta du mur, les lèvres tremblantes, et Chandra se détourna de la mystérieuse boîte pour s’avancer vers leur équipier.

« Nous avons découvert ces caisses… »

« Des sarcophages », précisa quelqu’un d’une voix retentissante, qui provenait d’une voie perpendiculaire.

L’effroi qui enserrait le cœur de Nissa se volatilisa aussitôt ; son estomac se dénoua, et elle eut la sensation qu’une brise rafraîchissante venait vers elle. Oketra apparut au détour de la venelle. Plus grande que les murs qui l’encadraient, elle était suivie d’un agréable silence qui calma les craintes de Nissa. La déesse la regarda dans les yeux, puis se figea. Une voix souffla alors délicatement dans l’esprit de Nissa : Cette terre t’a parlé, Nissa, éveilleuse de mondes ? Ses intonations étaient à la fois aussi douces que les blés et aussi robustes qu’une fleur du désert. Nissa frémit : aucun dieu ne s’était jamais adressé à elle.

Oui, et votre monde se meurt. Il est terrifié, répondit-elle.

Oketra resta coite, mais Nissa vit ses oreilles félines se rabattre en arrière sous l’effet d’une peur subliminale. Leur échange prit fin aussitôt ; Nissa s’aperçut subitement qu’elle retenait sa respiration et expira lentement.

« Il est interdit d’approcher ces sarcophages, décréta Oketra. Je suis navrée, voyageuses, mais je dois vous demander de passer votre chemin. »

Gideon s’avança pour s’adresser directement à ses amies : « En nous efforçant de ne pas enfreindre les règles du cru, nous éviterons les désagréments. Je compte sur vous. »

Nissa comprit qu’il ne dissimulait pas, que ce monde et ses dieux représentait beaucoup pour lui.

« Merci de votre compréhension, voyageurs, reprit Oketra. Je ne saurais trop vous en exprimer ma reconnaissance. »

Nissa se sentait étonnamment apaisée en sa présence. Elle remarqua cependant que le cartouche qui pendait au cou de la déesse différait de ceux qu’arboraient ses acolytes : elle était probablement déjà présente sur ce plan quand Bolas y était arrivé.

Qu’est-il advenu des trois autres déités ? demanda mentalement la druidesse en apposant la main sur l’évocation du panthéon octothéiste gravée dans la pierre. Oketra tourna légèrement la tête, et son regard se perdit dans le vague.

Je n’ai aucun souvenir d’avant.

D’avant quoi ?

Je l’ignore.

Gideon interrompit leur conversation silencieuse : « À mon retour, je remercierai aussi mes autres équipiers de leur obligeance. »

Oketra se redressa, comme refoulant un souci, puis baissa les yeux vers Gideon. « Viens, champion, il est temps pour toi d’affronter l’Épreuve suivante. »

Appréhendant la situation avant Nissa, Chandra se récria : « Tu participes aux Épreuves ?! »

« Oui », répondit Gideon. La déesse tourna les talons pour prendre congé, mais lui s’attarda auprès de ses équipières.

« Mais enfin, pourquoi ? » interrogea Chandra, alarmée.

Gideon prit une grande inspiration, s’attendant manifestement à une joute verbale. « Ces dieux ont bon fond. Je veux leur prouver ma valeur. »

« C’est ridicule ! protesta la jeune femme en croisant les bras. Ce plan est une catastrophe à retardement ! Bolas a créé ces dieux, alors pourquoi envisagerais-tu une seconde de leur faire confiance ? »

« Je me doutais que tu ne comprendrais pas… »

« Oh, mais je comprends parfaitement ! »

« C’est important pour moi, Chandra, et j’ai la certitude absolue que ces dieux-là sont différents ! »

Nissa savait au fond d’elle-même qu’il avait raison.

« Je vous reverrai au gîte », conclut-il en leur tournant le dos pour aller rejoindre la déesse.

Chandra jeta un regard déçu aux sarcophages, derrière elle. « Alors là, je ne comprends vraiment pas. Essaie-t-il de glaner plus d’informations en jouant leur jeu… ? »

« Il le fait parce qu’il en a besoin, lui expliqua l’elfe. Pour des raisons personnelles. »

Il en va de même pour chacun d’entre nous.

« C’est stupide. »

Oppressée par l’exiguïté du passage, Nissa regagna la grand-rue pour retrouver un peu d’air, le crâne martelé par la migraine, le cœur au bord des lèvres.

« Qu’y a-t-il, Nissa ? »

« Chandra, Nicol Bolas n’a pas créé ce monde, il s’est borné à le dépraver. »

La rousse s’arrêta net, interloquée. « Comment le sais-tu ? » demanda-t-elle.

« Regarde ces bâtiments : ceux qui intègrent des cornes à leur architecture ou à leur ornementation sont tous neufs, mais, dans les quartiers anciens, toutes les gravures comportant le symbole de Bolas constituent un ajout tardif ; si le dragon avait bâti ce plan, alors ses pictogrammes seraient aussi vieux que le reste des glyphes. Tous les ouvrages sans exception qui portent sa marque sont de construction récente. J’ai parlé au plan, la nuit dernière, et il est vraiment très ancien, mais son affliction, à l’inverse, est plus récente. L’arrivée de Nicol Bolas ici, et son départ, ne datent donc que de quelques dizaines d’années. »

La chaleur ambiante s’intensifia et Nissa recula devant la colère grandissante de son amie.

« Il n’y a aucune personne âgée, ici. Il aurait simplement débarqué et…? » Chandra laissa sa phrase en suspens, incapable de formuler les horreurs qui cherchaient à s’imposer à toutes deux.

Nissa ne voulait guère davantage mettre des mots sur sa théorie. « Quand j’ai parlé au plan, la nuit dernière, j’ai perçu une profonde cicatrice. »

« Il faut découvrir ce qu’il a fait. »

« Chandra… »

« Nous devons trouver ce qu’il a changé, exactement. S’il a atterri ici pour s’autoproclamer dieu, quelle qu’en soit la raison, alors nous devons déterminer ce qu’il a trafiqué durant son séjour, afin de tout remettre en ordre. »

Abaissant des poings serrés, l’elfe tempéra son amie : « Si nous tentons de renverser la situation par nous-mêmes, nous ne vaudrons guère mieux que lui. »

« Mais alors, qu’allons-nous faire ?! Il n’est pas là pour le moment : comment ne pas aider ces gens ?! »

« Ils n’ont pas l’air de vouloir qu’on les aide. »

Chandra cessa de s’agiter pour prendre une grande inspiration, et Nissa attendit qu’elle se fût calmée.

« Il nous faut tout de même découvrir ce qu’il a changé ici, insista la pyromancienne d’une voix plus mesurée mais déterminée. Si les dieux d’Amonkhet existaient avant son arrivée, alors eux aussi subissent son joug. Je veux en savoir plus sur la femme d’hier et la raison de sa fuite et de ses cris. Elle sait quelque chose sur la véritable nature de ce lieu. Nous pouvons au moins lui venir en aide, à elle. »

« Je veux parler à Kefnet. Si quelqu’un peut m’aider à comprendre ce monde, c’est bien le dieu de la Connaissance. »

Une lumière blanche aveuglante. Trois dieux oubliés et cinq mémoires occultées…

Nissa se massa les tempes. « J’ai besoin de repos. Rentrons en lieu sûr, dans nos chambres. »

Elles se mirent en route, Chandra bouillonnant de rage, Nissa perdue dans ses pensées.

Une noble cérémonie pervertie en sentence à perpétuité. Des milliers de jeunes orphelins engendrant trois générations d’individus sans passé. Il était venu, les avait tués, puis était reparti, laissant derrière lui une société entière se débattre avec le fantôme de sa civilisation perdue…

Quand les deux Sentinelles parvinrent à leur gîte, Chandra partit sans un mot s’asseoir sur la terrasse, et Nissa se mit au lit. Elle s’assoupit, l’esprit hanté par les gémissements d’un monde à l’agonie et le rire lointain d’un dragon.


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