Histoire précédente : Né de l’Éther

Chandra est retournée sur le plan qui l’a vue naître pour venir en aide à un renégat traqué par le Consulat de Kaladesh. Or cette « terroriste » qu’elle cherchait n’était autre que sa mère. Ces retrouvailles inespérées furent cependant de courte durée, car des soldats du Consulat ont surgi pour appréhender cette dernière. Tandis que Liliana menait sa propre enquête, Chandra et Nissa avaient par ailleurs retrouvé Oviya Pashiri, ancienne amie des parents de Chandra, qui devait leur trouver l’endroit où Pia était détenue. Grâce aux nombreux contacts que possède Oviya parmi les renégats, les deux Sentinelles ont appris que Pia Nalaàr était incarcérée au Dhund, terrible bastille dirigée par le non moins cruel mage Baral, celui-là même qui avait persécuté Chandra, enfant, et tué le père de celle-ci.


La tête de Nissa lui tournait tandis que Mme Pashiri les entraînait, elle et Chandra, loin du brouhaha auditif et olfactif de la réception organisée par Yahenni, au travers de rues sombres, où la clameur de la Foire des inventeurs avait laissé la place à la joyeuse turbulence de la nuit.

Ghirapur se révélait bien plus jolie que Ravnica, construite tout en angles droits et en allées grisâtres. Il était évident que cette ville-ci avait au contraire été tracée pour favoriser le passage du flux de magie — l’Éther — dans les rues et autours des bâtiments, et son architecture, tout en courbes gracieuses et délicates, rappelait davantage les forêts de Zendikar que l’austère urbanisation hippodamienne de Ravnica.

Cela étant, harmonieuse ou non, et jusqu’en pleine nuit, cette ville était noire de monde.

Malgré les événements dramatiques qui avaient émaillé la journée ainsi que l’exaspération palpable de Chandra et la pagaille générale qui régnait sur ce monde, Nissa faisait de son mieux pour ne pas se laisser distancer par ses deux compagnes.

« Le Dhund, lança Mme Pashiri en hochant la tête, indignée. Il fallait qu’elle échoue là-bas ! »

Chandra grommela : « Baral, pourquoi lui ? Ne devrait-il pas être mort ou… Ou bien à la retraite ou que sais-je encore ? » Elle marqua une pause, avant d’ajouter : « Mort eût été préférable. » Alors qu’elle se remettait en route, quelques petites flammèches lui léchèrent les doigts. Elle les éteignit en serrant les poings. « Dans un incendie », conclut-elle dans un murmure.

« Oui, s’il y avait une justice en ce bas monde, c’est ce qui aurait dû lui arriver », confirma la vieille dame.

« Eh bien, quand je lui mettrai la main dessus… » Sa phrase restant inachevée, on aurait pu croire que Chandra s’était mordu la langue, ce qui était peut-être le cas. « Veuillez me pardonner, Mme Pashiri. »

Étonnée, Nissa fronça les sourcils. Jusque-là, elle n’avait vu Chandra tourner sa colère incendiaire que contre les Eldrazi, voire des créatures d’Innistrad dont la perfidie et la cruauté en faisaient les égales de ces derniers, aussi l’idée que son ami pût haïr à ce point un humain troublait l’elfe. Mais quelles souffrances lui a-t-il donc fait subir ? se demanda-t-elle.

« Liliana m’a conseillé de me lancer à sa poursuite, ajouta Chandra, de le retrouver et d’assouvir ma vengeance. J’aurais sans doute dû l’écouter. »

Nissa fut tentée de tendre la main pour la poser sur l’épaule de sa compagne afin de lui offrir un peu de réconfort, mais une crainte l’en empêcha. De quoi avait-elle peur ? De raviver la douleur de Chandra, comme lorsque l’on touche une blessure, voire d’exacerber sa propre perception du désarroi qu’elle sentait en Chandra et de risquer de le sentir déborder entre elles comme un incendie ?

Toute à sa frustration, Chandra s’exclama : « D’ailleurs, où donc est passée Liliana, bon sang ?! Que peut-il bien y avoir de plus important que de découvrir où on a emmené ma mère ? »

L’anxiété qu’avait manifestée Liliana s’était atténuée au moment où elle les avait quittées, mais était restée flagrante : pour la première fois depuis qu’elles se connaissaient, Nissa avait vu la nécromancienne se départir de son imperturbable morgue. Elle subodorait donc que, quelle que fût la tâche qu’avait entreprise Liliana, celle-ci était de première importance.

Chandra s’immobilisa puis se mit à taper du pied sur le pavé, créant ainsi quelques flammettes sous sa semelle, et demanda : « Et nous ? Où diable allons-nous ? »

« Il nous faut traverser la rivière », répondit Mme Pashiri.

Chandra fronça les sourcils un instant puis s’enquit encore : « Qu’y a-t-il de l’autre côté ? Les anciennes centrales énergétiques ? »

« Effectivement, ainsi que le secret le moins bien gardé de Ghirapur, expliqua Mme Pashiri en baissant la voix. Chez Gonti. »

« Chez qui ? » interrogea Chandra.

« Gonti, répéta leur guide. C’est un autre éthérien. Disons qu’il a fait fortune dans la contrebande. J’ai d’ailleurs fait appel à ses services, il y a longtemps. Son marché nocturne est une plaque tournante du trafic d’Éther et un lieu de rencontre pour les inventeurs renégats. »

Exaspérée, Chandra triturait des mèches de ses tempes, générant d’autres langues de feu qui léchaient son crâne et ses mains avant de s’évanouir en fumée. « Mais pourquoi là-bas, justement ? s’exclama-t-elle. Où est ma mère ? »

« Je suis navrée, mon enfant. Je ne peux que suivre les informations les plus fiables dont je dispose, or on m’a dit que le Dhund se trouvait dans les tunnels sous le marché nocturne. »


À demeurer assise sans bouger pour traverser la rivière, de peur de faire chavirer la coque de noix poussée, à la perche, par un jeune homme qui feignait l’indifférence alors que son visage trahissait tout l’intérêt qu’il portait à la pyromancienne, Chandra semblait subir les affres d’une douleur physique. Elle trompait son impatience en tapant du pied, ses mains frétillaient sans cesse, et elle donnait l’impression de se mordre la langue pour éviter de prononcer le moindre mot susceptible de froisser quelqu’un.

Durant ces instants passés loin des lumières et des bruits de la ville, Nissa observait les étoiles ainsi que les tournoiements bleus dans l’éthersphère et se sentait envahie de leur sérénité ; cette quiétude se trouvait néanmoins tempérée par la crainte que Chandra, cédant à sa colère et à son impatience, ne mît le feu à leur esquif. Le plus puissant des courants d’Éther dans le ciel suivait presque parfaitement le tracé de la rivière, et Nissa percevait au plus profond de son être leur affinité, comme si les deux fluides — l’Éther et l’eau — étaient des compagnons cheminant ensemble pour un même voyage.

Île | Illustration par Johannes Voss

Ses pensées la ramenèrent à Ashaya, son compagnon élémental, fragment de l’âme de Zendikar. Elle se demanda alors, et ce n’était pas la première fois, pourquoi elle avait accepté de quitter son plan pour s’embarquer dans une équipée échevelée aux côtés de ces humains. Certes, leur groupe avait accompli une tâche considérable, nul ne pouvait le nier, et elle avait trouvé qu’ils se complétaient admirablement les uns les autres au combat, chacun contribuant à l’ensemble par des atouts précis et suppléant aux faiblesses des autres. Elle appréciait de posséder une place dans un tout supérieur à la somme de ses parties. D’une certaine manière, ce sentiment d’appartenance revenait à un rapport privilégié avec l’âme d’un plan, à l’idée de servir, en symbiose, un but qui la dépassait.

Toutefois, prise dans le tourbillon qu’avait été l’affrontement contre les Eldrazi, elle n’avait pas vraiment eu l’occasion de démêler les relations affectives qui la liaient aux autres. Or celles-ci étaient pour le moins complexes, et trouver sa place dans ce compagnonnage se révélait tâche épuisante. Quel contraste avec l’entente candide et implicite qu’elle avait vécue avec Ashaya, cette communion de l’esprit pour laquelle il avait suffi d’un contact tactile.

Quand elle avait touché Ashaya, de l’énergie… du mana… non, plutôt la vie elle-même avait flué entre eux et les avait unis, reliant ainsi Nissa à l’essence même de Zendikar. Le plus près qu’elle s’en fût approchée par la suite, c’était Jace avec sa télépathie, puisque les pensées de celui-ci s’imprimaient directement dans son esprit à elle. Au pire du combat aux côtés des autres Sentinelles, alors que Jace relayait les communications, elle maîtrisait le flux de mana que le groupe partageait, lui permettant de s’y abandonner et de contribuer ainsi à leur effort commun. Au cours de ces instants, Chandra et elle avaient partagé un lien puissant en s’ouvrant toutes deux au flux de magie qui parcourt les plans.

Mais, face à face, que ce soit avec Chandra ou l’un de ses autres compagnons, les rapports étaient infiniment plus délicats. Ainsi, dans les échanges au quotidien, chacun portait son masque social, sans exprimer son monologue intérieur, aussi, de même que Jace ne faisait pas appel à la transmission de pensée pour les conversations triviales, elle-même ne pouvait escompter forger des liens profonds à la table du petit déjeuner, dans le sanctuaire de Jace. Aussi, en voyant Chandra dans un tel état d’impatience, Nissa craignait que vouloir la réconforter n’ait pour résultat que d’ouvrir une digue retenant un lac de flammes.

Elle s’abandonna en soupirant aux flux qui l’entourait, pour devenir à la fois l’Éther au-dessus d’elle et l’eau au-dessous. Elle sentit alors battre le cœur même de Kaladesh, et tout le reste s’effaça.


Nissa tenta de maintenir ce lien tandis qu’Oviya les guidait parmi la foule amassée au marché nocturne de Gonti, mais le perdait à chaque pas à cause d’une ribambelle d’inventeurs leur vantant les mérites de leur dernière trouvaille ou de contrebandiers leur proposant des bonbonnes d’Éther sous le manteau, à des prix défiant toute concurrence. Cette cacophonie lui assaillait les oreilles, l’odeur des corps se pressant les uns contre les autres lui agressait les narines, et Chandra elle-même constituait un braséro d’émotions, avec sa propre bulle calorifère au milieu de celles des corps agglutinés.

Alors que Mme Pashiri s’était arrêtée pour discuter avec un autre de ses contacts (un nain à l’air maussade, dont une oreille avait en partie été amputée par ce qui ressemblait à une morsure) dans l’espoir de découvrir comment entrer au Dhund, Nissa avança une main hésitante vers l’épaule de Chandra. Elle voulait… Oui, mais quoi ? Réconforter Chandra, sans doute, la délester d’une part de son angoisse, si possible, et partager ainsi le fardeau qui accablait la pyromancienne, mais l’armure de celle-ci irradiait de chaleur, et Nissa retira sa main, visualisant à nouveau la digue qui retenait ce feu rétif.

Elle finit néanmoins par se risquer : « Chandra… Sur Ravnica, tu m’avais demandé… Tu souhaitais que je t’aide… Tu voulais trouver un peu de calme. »

L’intéressée se retourna vers elle, la fustigeant du regard. « Je n’ai nulle envie de me calmer, s’exclama-t-elle, le visage et la gorge crispés. Tout ce que je veux, c’est retrouver ma mère ! » Ses yeux parcoururent un instant le visage de Nissa — qu’y cherchait-elle ? —, puis elle se détourna en maugréant : « Tu ne comprends rien ».

Il semblerait, en effet, pensa Nissa juste avant de fermer les yeux, et, tout en prenant une profonde inspiration, elle tenta de bloquer le déferlement de sons, d’odeurs de couleurs.

Intéressant, se dit-elle : l’Éther véhiculé par les conduits de ventilation puis poussé par le vent s’insinuait et sinuait dans son esprit. Je me demande si…

« Rien, pesta Mme Pashiri alors que le nain s’éloignait dans l’obscurité d’une ruelle. Tout le monde pense que le Dhund se trouve là, quelque part, mais personne ne sait comment y accéder. À moins qu’ils ne se refusent tous à me le dire. Si seulement je trouvais… » mais elle laissa sa phrase en suspens tout en scrutant la foule.

Nissa rouvrit les yeux et déclara : « Moi, je sais. »

Les yeux de Mme Pashiri s’écarquillèrent de surprise, mais Chandra lança d’un air revêche : « Pourquoi ne l’avoir pas dit plus tôt ? Bon sang, Nissa, peut-être sont-ils en train de la torturer ! Qui sait si elle n’est pas même déjà morte ? »

« Je sais. » Elle ressentait effectivement l’angoisse qui tenaillait Chandra, aussi crûment qu’elle avait perçu la révolte de Zendikar envers l’immonde présence des Eldrazi. « Je ne te cache rien, Chandra. Je viens juste de comprendre. C’est à cause de la manière dont l’Éther parcourt la cité. Si je parviens à me concentrer… »

« Je m’en fiche, la rembarra Chandra. Contente-toi de nous y emmener ! »

« Si je parviens à me concentrer, répéta Nissa, je pense que je pourrai y arriver, voire nous aiguiller dans le dédale des tunnels. »

Chandra la saisit par les épaules, faisant mine de la secouer. Le bouillonnement de ses émotions, qui faisait pression contre la digue, devenait intolérable. « Alors concentre-toi ! » ordonna-t-elle.

« Chandra, ma chérie, implora Mme Pashiri en posant délicatement une main sur le dos de la pyromancienne. Je crois que ton amie n’a nul besoin qu’on la rudoie. »

Nissa cilla. Son amie ? Je ne suis pas…

Ashaya, lui, l’avait été. Avec lui, il lui suffisait de tendre la main pour communiquer au-delà des mots, aussi spontanément que naturellement, sans la moindre peine ; avec Chandra — ou Gideon ou encore Jace —, au contraire, rien ne venait sans effort, pas même un geste aussi anodin que de toucher l’autre, comme l’avait justement fait Mme Pashiri.

Chandra la lâcha et recula légèrement. « Oh, pardon », s’excusa-t-elle en posant sur Nissa un regard chargé d’espoir.

L’elfe soutint son regard et, soudain, toute la douleur et la colère que ressentait la pyromancienne s’embrasèrent en elle. Les larmes lui brûlèrent les yeux et elle détourna la tête. « Je vais essayer », murmura-t-elle. Elle se retourna, ferma les paupières pour mieux refouler ses émotions et posa ses doigts sur ses tempes.

En un instant, le monde qui l’entourait envahit alors sa conscience, comme une carte que l’on déroule pour l’étendre sur une table. L’Éther parcourait ce monde en traçant une sorte de grand réseau fluvial, rejoignant tantôt les cieux, tantôt plongeant jusqu’à frôler la terre, suivant parfois le tracé des cours d’eau ou le plan des rues. L’Éther raffiné, d’une saveur différente, coulait dans des canalisations installées au-dessus de la chaussée et en dessous. Par endroits, de petits nœuds d’Éther concentré s’étaient formés là où son écoulement était contrarié.

Dans un réseau de tunnels, l’Éther pouvait en revanche s’écouler sans retenue. Son flux n’avait certes rien de comparable avec les torrents qui fusaient dans l’éthersphère, car il s’y réduisait à des volutes vagabondes, mais Nissa le percevait sous ses pieds : comparé à l’impétuosité du courant autour et au-dessus d’eux, ce n’était qu’un ruisseau, mais il était bien là. En se concentrant sur cette partie du flux, elle se mit à chercher les endroits où l’Éther entrait et sortait des ruelles.

« Par ici ! » finit-elle par annoncer en pointant un doigt vers la gauche.

Mme Pashiri redressa la tête pour demander : « Mais comment… ? »

Chandra, quant à elle, était déjà partie dans la direction indiquée par l’elfe. « Montre-moi, lui enjoignit-elle. Dans quelle direction faut-il aller ? »

Nissa se hâta pour la rattraper et la dirigea vers un édicule érigé contre la paroi de la salle caverneuse qui accueillait cette zone du marché. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, elle s’assura que Mme Pashiri les suivait toujours, et elles fendirent la foule jusqu’à une porte d’acier.

Chandra s’empara de la poignée et la fit jouer. « Verrouillée », constata-t-elle.

Mme Pashiri se mit à fouiller dans les innombrables drapés de ses robes en disant : « Un instant, que je sorte mes outils… »

Un jet de flammes blanc à très haute température jaillit de la main de Chandra et frappa la poignée ainsi que, visiblement, son verrou. Nissa eut à peine le temps de se protéger les yeux de l’éclair lumineux, mais n’en sentit pas moins la chaleur intense lui gifler le visage.

« Tu attires l’attention », reprocha Mme Pashiri à la pyromancienne.

Chandra lança alors un violent coup de pied dans la porte, qui s’ouvrit en grand. « Qu’ils osent donc se mettre en travers de mon chemin ! » grogna-t-elle.

Comme s’il relevait ce défi, un homme à la stature de colosse se dirigea à grands pas vers les trois femmes, suivi de près par un mastodonte encore plus impressionnant, tout en plaques de métal, filigranes et engrenages. D’un geste brusque, il repoussa Chandra sur le côté et s’interposa entre la porte à moitié fondue. Soit il n’avait pas vu le jet de flammes de la pyromancienne, soit il ne possédait pas l’intelligence nécessaire pour le craindre. Nissa opta pour cette seconde possibilité, à moins que ce fût son sens exacerbé du devoir qui le poussait à négliger sa propre sûreté.

« Halte là, intima-t-il. Où croyez-vous aller ? »

Les cheveux et les poings de Chandra s’enflammèrent alors qu’elle fixait l’homme droit dans les yeux. « Nous voulons entrer au Dhund, lança-t-elle. C’est par là ? »

Au-delà de la porte, Nissa aperçut une salle encombrée mais désaffectée depuis longtemps, d’où partait un escalier qui s’enfonçait dans le sol. Elle pouvait pratiquement goûter sous la langue le filet d’Éther qui remontait des souterrains.

« C’est une propriété privée », décréta l’homme, auquel cet échantillon des pouvoirs pyrotechniques de Chandra n’en imposait visiblement pas. Même s’il bénéficiait d’un physique comparable à celui de Gideon, ce butor n’avait ni son charisme, ni son humour bon enfant. Il rappelait à Nissa les ogres de Murasa — et elle ressentit une nouvelle pointe de mélancolie en pensant à son cher Zendikar.

« Et si nous en parlions en privé ? » proposa d’une voix douce Mme Pashiri en prenant l’homme par le bras et en l’attirant à l’intérieur de la petite bâtisse.

Apparemment, il était également dépourvu de l’intelligence de Gideon, à moins que l’affabilité apparente de l’inventrice n’eût suffi à lui faire baisser sa garde. Alors qu’il penchait la tête pour passer la porte, Chandra lui servit un coup de pied au creux des reins qui l’envoya s’écraser à terre. Sa tête cogna violemment sur le ciment, à tel point qu’il ne se releva pas. À l’instant où Chandra saisit la main de Nissa pour l’entraîner dans la salle où gisait l’homme, le garde du corps automate décida de venir au secours de son maître. Trop massif pour passer la porte, il se pencha en avant et, y passant les bras, tenta d’attraper l’une des fuyardes. Tout en faisant signe à Chandra et à Mme Pashiri de reculer, Nissa se concentra sur la magie qu’elle percevait dans le sol là où se tenait la machine menaçante. Des racines percèrent alors la dalle de béton et étreignirent les jambes de l’automate. D’autres se dressèrent juste devant lui pour immobiliser ses bras battant l’air. L’Éther s’échappa alors en sifflant de sa carcasse, sous la forme d’une myriade de petits geysers, tandis que la végétation animée le mettait en pièces.

Emboîtant le pas à ses deux compagnes, Nissa descendit l’escalier qui s’enfonçait très profondément et se retrouva au milieu d’un long tunnel.

Chandra la prit dans ses bras pour s’exclamer : « Tu as réussi ! »

La pyromancienne pressa son armure encore chaude contre la poitrine de l’elfe, et une mèche de ses cheveux enfumés vint lui chatouiller le nez. C’est une autre forme de chaleur, ce brasier inextinguible alimentant l’énergie incommensurable de Chandra, qui envahit Nissa : elle y vit néanmoins le signe qu’un lien, encore ténu, naissait entre elles. Chandra mit pourtant un terme à ses effusions pour aller et venir en explorant le tunnel dans les deux directions.

« Dans quel sens ? » interrogea-t-elle.

« Je n’en ai pas la moindre idée », reconnut Nissa.

« Comment cela ? Tu nous as bien amenées jusqu’ici ! »

« Nous cherchions les tunnels situés sous le marché nocturne, expliqua l’elfe. Je les ai détectés en suivant le flux d’Éther qui circulait sous nos pieds, mais y retrouver ta mère est une toute autre affaire. »

« Suivez-moi, intervint Mme Pashiri en partant vers la droite de l’escalier. Hâtons-nous. Quelqu’un ne va pas tarder à remarquer l’automate. »

« Sans doute juste avant de le désosser pour en récupérer les pièces : je sais ce qui s’y passe, dans ces marchés nocturnes ! » précisa Chandra tout en gratifiant Nissa d’un sourire désabusé.


Une fois encore, l’elfe sentit que la tête lui tournait. La marche fébrile qu’imposait Chandra, motivée par le besoin impérieux de retrouver sa mère, laissait Nissa hors d’haleine. À chaque fois que Mme Pashiri s’arrêtait à un embranchement pour décider quelle direction emprunter, la pyromancienne arpentait le couloir, serrant et desserrant des poings d’où fusaient de petits jets de flammes. N’ayant trouvé aucun indice suggérant la présence d’une prison, Nissa en vint à se demander si elle n’avait pas tout simplement égaré ses compagnes dans un réseau de canalisations désaffecté, mis en place pour les anciennes centrales. Des individus interlopes mais aux allures de renégats surveillaient d’un œil distrait certains des passages. Il fut cependant aisé de les en éloigner puisque Oviya n’eut qu’à y lâcher l’un de ses petits automates zoomorphes ou un servo pour qu’ils détalent à leur suite.

« Nous nous sommes forcément trompées, déclara l’elfe. C’est trop simple, et ces gardiens sont bien trop ineptes pour avoir reçu l’entraînement réservé à la police secrète. »

Chandra s’esclaffa : « Il ne faut jamais sous-estimer la stupidité humaine. »

« Ils sont sur le qui-vive, ajouta Mme Pashiri. Ils ont les nerfs à vif et bondissent au moindre bruit dans le noir. »

Les deux explications paraissaient plausibles. Pourtant, Nissa n’était pas convaincue. Elle ferma les yeux un instant et se concentra sur sa respiration, bien décidée à retrouver le calme qui l’habitait, sur la rivière.

Chandra l’en empêcha d’un coup sec dans le bras : « Ce n’est guère le moment de méditer. »

Nissa se renfrogna. « Prendre le temps de respirer pourrait t’être utile, à toi aussi », lui souffla-t-elle de la voix la plus douce dont elle fût capable.

« Plus tard, peut-être », la rembarra la pyromancienne.

« Prends donc juste une profonde inspiration, insista Nissa. Ouvre-toi au flux d’énergie qui parcourt ce monde. Vois à quel point il est vaste. »

« J’ai dit : plus tard ! » s’écria Chandra en repartant dans le tunnel d’une démarche décidée.

Nissa pressa le pas pour la rattraper, laissant ainsi Mme Pashiri loin derrière.

« Tu intériorises trop, Chandra, commenta l’elfe. C’est comme si tu t’étais recroquevillée autour de ta peine et de ta peur pour les serrer tout contre toi. »

L’angoisse et la colère de Chandra jaillirent à nouveau comme la lave d’un volcan. « Comment pourrait-il en être autrement ? s’écria-t-elle. Il n’est pas question que je me détende ni ne me calme tant qu’ils détiendront ma mère ! »

« Pourtant, tu aurais plus de chances de la retrouver… »

Chandra se planta devant elle et des flammes surgirent de son corps, dangereusement proches du visage de Nissa. « C’est ma mère, bon sang ! Durant douze longues années, je l’ai crue morte. Est-ce que tu comprends ? Et toi ? As-tu seulement une mère ? »

Nissa se pétrifia. Une peine atroce venait de lui saisir la poitrine et l’enserrait, l’empêchant de reprendre son souffle.

La colère subite de Chandra parut s’estomper dès qu’elle comprit ce que ses mots avaient provoqué. « Pardonne-moi… »

« Quand tu es venue sur Zendikar, as-tu eu l’occasion de voir Bala Ged ? » marmonna Nissa.

Chandra secoua la tête sans comprendre le sens profond de la question.

« C’était la terre des Joraga, mon peuple. Quand Ulamog s’est évadé de sa prison, c’est ce qu’il a détruit en premier, ajouta-t-elle avec difficulté. Il n’en est resté que poussière. »

« Et donc… Tes parents… ? »

« Ils ne sont pas morts, si l’on en croit ce que nous enseignent les anciens : les esprits des générations précédentes vivent parmi nous. J’espère qu’ils aident ceux qui tentent de reconstruire… » conclut-elle avant que sa voix ne se brise. La dernière fois qu’elle avait vu sa mère, c’était longtemps avant l’éveil d’Ulamog et, même si elle savait que certains Joraga avaient survécu, elle n’avait jamais tenté de la retrouver pour autant.

Sans lui laisser le temps de réagir, Chandra l’attira à elle pour une nouvelle accolade, la ceinturant de ses bras. Malgré cette brusquerie, elle se sentit libérée de la pression qui l’oppressait un instant plus tôt.


Mme Pashiri se tenait à l’intersection de quatre tunnels identiques, quelque part dans le dédale sous le marché nocturne de Gonti.

« Je sais que le Dhund ne peut pas se trouver dans cette direction, affirma-t-elle en pointant un doigt vers la droite. Il ne peut pas non plus être là d’où nous venons », dit-elle en désignant le tunnel auquel elle tournait le dos. « Mais il peut être au bout de n’importe lequel de ces deux-là. »

« Alors, comment décider ? demanda la pyromancienne. Comment être sûres que tous ces tunnels aboutissent même quelque part ? »

« Si ce n’était pas le cas, reprit Mme Pashiri, quel serait l’intérêt d’y poster des factionnaires ? J’ai essayé de deviner dans quelle direction nous nous dirigions en notant ceux des tunnels qu’ils considèrent assez importants pour valoir une sentinelle, mais je crois que nous tournons en rond autour de ce que nous cherchons et je ne parviens pas à trouver de chemin qui nous mènerait au centre du cercle. »

« Non ! » hurla Chandra en projetant une gerbe de flammes dans le tunnel de droite. Le vacarme combiné du brandon et de son cri se dispersa en écho dans les étroits passages. « Tu nous as fait tourner en rond alors que ma mère est leur prisonnière ? » Elle se retourna et saisit à nouveau Nissa par les épaules. « Je t’en supplie ! Recommence ce que tu as fait : sentir le flux d’Éther ou je ne sais quoi. Trouve une solution ! »

« Je vais essayer, répondit Nissa en grimaçant sous la morsure des mains brûlantes de Chandra. Ici, c’est… différent. »

Chandra recula pour lui laisser le champ libre.

Nissa se plaça à la croisée des tunnels et se concentra pour éveiller ses sens aux souffles d’air circulant autour d’elle, à la terre qui l’entourait de toutes parts ainsi qu’au flux de l’Éther, aux lignes ley et à la magie qui les imprégnait. Hélas, aucun courant d’air ne se fit sentir, seules de minuscules poches d’Éther flottaient, immobiles, et la terre refusait de livrer ses secrets.

« Les canalisations, lâcha Chandra. Pour leur base secrète ou leur prison ou quoi qu’ils aient enfoui dans les parages, ils ne peuvent pas se passer d’Éther raffiné. Y a-t-il des canalisations ? »

« Oui », répondit Nissa. Elle se concentra alors sur l’aspect particulier de l’Éther raffiné dont le débit concentré passait juste au-dessus des tunnels. « Par ici », indiqua-t-elle en pointant dans la direction vers laquelle s’écoulait le flux, à savoir le tunnel de gauche.

Chandra entra sans hésiter dans le passage en question, laissant Nissa et Mme Pashiri la rattraper à l’intersection suivante… Un instant…

« Chandra ! Par ici », appela Nissa. L’éthéroduc effectuait un brusque virage à droite, mais aucun passage ne permettait de le suivre, le chemin se terminant par un mur…

« Voilà ! » s’exclama-t-elle. Les parois des tunnels étaient toutes constituées de pierres nues mais ornementées d’un lacis d’arabesques et de volutes inspirées de l’architecture qu’elle avait pu voir en ville. Des piliers, sans doute installés dans un but ornemental et non pour soutenir le plafond des galeries, émergeaient des murs, en haut-relief et à intervalles réguliers, sur toute la longueur du tunnel. Des spirales de filigranes partaient du sommet de chacun d’eux pour le relier au suivant, formant ainsi des arcades décoratives surplombant des murs de pierres nues.

Sachant cela, était-ce un hasard si la canalisation qu’elles suivaient faisait un détour exactement au sommet de l’une de ces arches ?

« Quoi ? » demanda la pyromancienne. Elle était revenue sur ses pas pour rejoindre Nissa et Mme Pashiri et s’était mise à sonder la paroi à la fois des doigts et du pied, créant ainsi, qu’elle en eût conscience ou non, un rythme que l’elfe trouva intéressant.

« Se pourrait-il que ce mur dissimule une porte secrète, ici ? » demanda Nissa en désignant l’obstacle.

Chandra s’en approcha, posa les mains bien à plat sur les moellons, mais, sans rencontrer aucune résistance, elle partit en avant, disparaissant à travers la surface de pierre comme s’il s’agissait d’un voile d’eau ou, plus probablement, d’une illusion.

Elle repassa la tête à travers la pierre, donnant l’impression d'un trophée de chasse accroché au mur.

« Non, il n’y a pas de porte dérobée, annonça-t-elle, mais il n’y pas de mur non plus. Allez, venez ! »


Ce nouveau réseau de tunnels n’avait rien à voir avec l’autre. À la place des galeries sombres et apparemment abandonnées qu’elles avaient parcourues jusque-là, elles se retrouvèrent dans des passages aussi bien entretenus que brillamment éclairés et d’une construction récente. À intervalles réguliers, les couloirs s’ouvraient sur des portes, la plupart entrouvertes et laissant apercevoir ce qui ressemblait à des bureaux de fonctionnaires, étrangement analogues, de par les amoncellements de paperasse qu’ils recélaient, au cabinet de travail de Jace sur Ravnica.

« Qui donc peut travailler dans un bureau souterrain ? » se demanda Nissa.

Désormais, il ne faisait plus aucun doute qu’elles suivaient la bonne piste, et Nissa craignait de découvrir d’un instant à l’autre la geôle tant cherchée, mais aussi son immanquable cohorte de cerbères menaçants. Toutefois, il n’était pas question de faire demi-tour. Elle les conduisit donc d’intersection en intersection, en suivant le tracé des canalisations d’Éther. Les trois femmes atteignirent ainsi bientôt une jonction, où une conduite descendait du plafond et décrivait un élégant arc de cercle en suivant la paroi du passage avant de disparaître sous leurs pieds.

« Nous ne devons plus être très loin, en conclut Nissa. D’autres canalisations convergent ici… Tout autour de nous, en fait. »

« Euh… Nissa ? » lâcha Chandra.

L’elfe leva les yeux et vit des silhouettes en armure qui s’approchaient d’elles de toutes parts. L’éclat bleu du conduit d’Éther se reflétait sur le métal de leurs cuirasses et de leurs lames brandies.

Illustration par Victor Adame Minguez
Illustration par Victor Adame Minguez

L’une de ces silhouettes s’avança et se défit du masque de filigrane qui lui couvrait le visage. Nissa vit tout d’abord des yeux d’un bleu éblouissant, semblables à des fenêtres ouvertes sur une infinitude baignée de lumière. La peau du visage qui les entourait était toutefois hideusement mutilée et, dans cette luminosité étrange, paraissait presque aussi azuréenne que ses yeux.

La colère de Chandra entra en éruption, et un tourbillon de feu balaya le tunnel en direction de l’homme défiguré, en un opportun rappel de la manière dont il avait obtenu ses cicatrices. Néanmoins, au moment de l’atteindre, les flammes disparurent. Nissa suivit du regard les dernières flammèches que la main de l’individu sembla aspirer, sans doute grâce au dispositif alimenté à l’Éther qu’il portait au bras.

« Pas cette fois, Pyromancienne ! » annonça-t-il en tendant la main vers le mur pour y manipuler un dispositif dissimulé et, à l’instant où Chandra se précipitait vers lui, elle percuta une cloison qui venait de s’élever du sol.

Prises au piège ! s’exclama intérieurement Nissa, qui n’entendait plus que le battement de son propre pouls.

D’autres parois semblables les encerclaient à présent, formant une alvéole exigüe et, semblait-il, parfaitement étanche. L’une d’elles paraissait faire office de porte : une fenêtre de verre épais s’y découpait, entourée, comme il se devait, de filigranes tarabiscotés.

Ici, même la mort se devait d’être élégante , se dit Nissa, elle-même étonnée de l’incongruité de cette réflexion.

Chandra frappa du poing contre la porte, suscitant un crépitement de flammes orange qui se transformèrent instantanément en étincelles bleues avant de se disperser, inoffensives. Elle appuya son visage contre le verre pour hurler : « Baral ! »

C’est donc lui, Baral, pensa Nissa.

Surprise, elle eut un mouvement de recul quand le visage du soldat s’encadra dans la lucarne. L’elfe put alors détailler ses cicatrices : la moitié de son nez, l’une de ses joues et son front étaient boursouflés et dépigmentés, comme le sont les chairs qui ont subi de terribles brûlures. Le mépris lui crispait le haut du visage et lui tordait la bouche en un sinistre rictus.

Pyromancienne. Il avait craché ce mot, à peine audible derrière l’épaisse porte. « Baàn m’avait dit que vous étiez de retour, mais je ne pouvais y croire. Je ne sais pas comment vous êtes parvenue à m’échapper la dernière fois, ni même où vous vous êtes terrée durant toutes ces années, mais il n’en ira pas ainsi cette fois. »

Chandra se précipita de nouveau sur la porte, tambourinant contre le verre de ses deux poings enflammés, mais pour ne produire que d’autres escarbilles bleues. Un contresort, jugea Nissa. « Je vous tuerai ! rugit Chandra. Espèce de charogne ! »

Malgré la violence de cet accès de colère, Baral ne daigna même pas ciller. « Vous me faites pitié, petite Nalaàr. Vous n’êtes qu’une lamentable erreur de la nature. »

Même si Baral était incapable de s’en rendre compte, Nissa constata que les paroles de leur geôlier avaient bouleversé Chandra en ravivant une blessure d’enfance, aussi s’approcha-t-elle de la pyromancienne pour la réconforter, et fixa Baral du regard.

« Je vous ai flanqué une déculottée alors que je n’étais qu’une gamine ! s’exclama Chandra. Alors, attendez un peu de voir ce dont je suis capable aujourd’hui ! »

« C’est cela, consumez-vous de colère, brûlez l’oxygène qui vous entoure ; vous ne ferez qu’accélérer votre trépas, le vôtre et celui de vos amies. »

Chandra lança un regard désespéré à Nissa par-dessus son épaule. Son émoi et sa fureur étaient si violents, si enflammés, qu’une partie de l’elfe ne voulait qu’une chose : reculer. Pourtant, elle tendit la main et la posa sur le dos de Chandra, comme Mme Pashiri l’avait fait auparavant.

Un trait d’union s’établit alors entre elles, et Nissa sentit le feu de Chandra la brûler au plus profond de son âme. Elle retira la main et recula d’un pas.

« Que ce soit fulgurant ou à petit feu, poursuivit Baral, c’est ici que vous mourrez. J’ai attendu cet instant si longtemps, pyromancienne. » Sur ce, il fit volte-face, replaça son masque sur son visage et entreprit de s’en retourner d’où il venait.

« Attendez ! protesta la pyromancienne, relâchez ma mère ! C’est à moi que vous en voulez. Vous pourriez donc libérer aussi Nissa et Mme Pashiri. Tuez-moi si vous le voulez mais épargnez-les ! » supplia-t-elle.

Baral ne prit même pas la peine de se retourner, aussi sa réponse fut-elle à peine audible : « Non. »

Incapable désormais d’articuler le moindre mot, Chandra poussa un hurlement de rage et une trombe de feu jaillit de son corps pour s’écraser contre la porte. À l’image de l’océan quand il percute le grand barrage de Porte des Mers, la vague de flammes s’éparpilla en une vaste gerbe de braises bleues, qui éclaboussa la pyromancienne.

Chandra embrasée | Illustration par Steve Argyle

Nissa plongea à terre pour s’écarter de Chandra et recouvrit Mme Pashiri de sa cape tout en se positionnant afin de faire rempart de son corps à la vieille dame. La chaleur la frappa dans le dos, la plaquant au sol, mais disparut en un instant. Elle roula sur elle-même pour étouffer les flammes qui auraient pu mettre le feu à sa cape, puis s’assit.

Mme Pashiri semblait parfaitement indemne. Chandra était à genoux, les épaules affaissées et la tête basse, éteinte au propre comme au figuré.

À mon tour, décida Nissa.

Elle se releva, passa devant Chandra et posa les mains sur la porte. Immédiatement, elle constata qu’elle était hermétiquement close. De plus, ce n’était pas un simple charme antifeu qui contrait toutes les attaques de Chandra, mais un enchantement dénaturé en contresort, imprégnant apparemment la substance même de la paroi.

Dans ce cas, oublions la porte, conclut Nissa.

Elle posa un genou à terre, toucha le sol et étendit sa conscience, à la recherche de racines, rhizomes et autres radicelles qui, à son appel, pourraient remonter jusqu’à elle. Avec le temps, le plus chétif des arbrisseaux finissait par briser le béton et, sous l’impulsion de l’elfe animiste, le délai nécessaire à une plante pour faire sauter cette porte de ses gonds serait insignifiant.

« Quelle est cette odeur ? » interrogea Mme Pashiri.

Chandra lui tapa sur l’épaule : « Nissa, regarde. »

L’elfe se retourna pour observer l’endroit que lui indiquait la pyromancienne, en haut du mur : d’une petite grille semblable à d’autres disposées à intervalles réguliers autour de la pièce s’échappait une vapeur verdâtre formant des volutes qui devenaient invisibles quand elles se dispersaient. L’odeur, âcre et nauséabonde, lui parvint alors. Aucun doute n’était possible : cette puanteur était d’origine chimique. « Du poison, murmura-t-elle avant d’ajouter : Tous comptes faits, Baral a l’intention de nous voir mourir rapidement. »

Chandra s’effondra au sol en position fœtale.

« Tout va bien, voulut la rassurer Nissa en la rejoignant à croupetons. Je vais nous faire sortir… »

Mais cela ne fonctionnait pas. Le sol était imprégné de la même magie dissipatrice que la porte et les murs. Il lui était impossible de diriger ses sens, sa volonté et ses invocations vers la terre. Rien de vivant ne se trouvait à sa portée.

La pression sur sa poitrine refit son apparition. Comme si se retrouver prise au piège tel un animal ne suffisait pas ! Au cours de son existence, il ne lui était arrivé qu’une seule fois de se sentir aussi délaissée, et coupée de la vie et de l’âme du monde qui l’entourait : quand le démon Ob Nixilis avait perturbé les lignes ley sur Zendikar et lui avait arraché Ashaya.

Elle s’assit, le dos appuyé contre la porte, et inspira par petites bouffées, cherchant à ralentir son cœur qui battait à tout rompre.

« J’ai de plus en plus de mal à respirer », annonça Chandra calmement.

Nissa la regarda dans les yeux. « Je ne sais pas quoi faire », reconnut-elle.

« Jace aurait un plan, lui. » En disant cela, Chandra s’efforça de sourire sans vraiment y parvenir.

« Ce… Baral ? Il a conçu un sacré piège pour nous : inhiber nos pouvoirs et les retourner contre nous… »

« Il a bâti sa carrière en persécutant des victimes comme Chandra, précisa Mme Pashiri. Il était donc prévisible qu’il piégerait son antre pour contrecarrer toute tentative de vengeance. »

« S’il était là, Gideon n’aurait qu’à défoncer cette porte, constata Chandra. Elle se briserait sans doute bien avant lui. »

Nissa secoua la tête, dépitée. « Je suis vraiment coupée de tout, Chandra. Je ne parviens même pas à atteindre les plantes les plus proches, ni à appeler un élémental. Je ne sais plus que faire. »

« Peut-être que Liliana va arriver à la rescousse, comme elle l’a fait sur Innistrad. »

Le désespoir qui habitait Chandra s’affichait de manière si évidente sur son visage que Nissa avait envie de la prendre dans ses bras et de la serrer contre elle, même si cela signifiait se retrouver prisonnière des flammes de rage de la pyromancienne, même si elle devait s’y brûler…

Mais bien sûr !

« Tentons quelque chose ensemble », proposa-t-elle en se levant et en tendant la main pour aider Chandra à l’imiter.

Dès que la pyromancienne lui toucha la paume, Nissa sentit son sang s’échauffer. Au lieu de consolider la digue, elle laissa au contraire le feu l’envahir. Elle ressentit tout à trac la colère, la désespérance, la souffrance d’avoir retrouvé sa mère pour la perdre aussitôt, mais aussi une toute petite lueur d’espoir. Nissa plongea alors en son for intérieur et découvrit ce qu’elle pouvait offrir en échange : un profond souffle d’apaisement, une transparence, la saveur de l’âme de ce monde. Les yeux de Chandra s’écarquillèrent.

« Laisse-moi nourrir ta flamme, lui enjoignit Nissa. Ensemble, nous pourrons peut-être vaincre le contresort de Baral. »

Chandra, enfin, se départit de son air misérable et s’enthousiasma : « Cela vaut la peine d’essayer. Ce lien… »

« Une flamme concentrée, l’interrompit Nissa, pas un autre déferlement de feu, c’est trop dangereux. Petite mais aussi chaude que tu le pourras, dirigée là, à l’embrasure de la porte. Peut-être parviendrons-nous à faire fondre les gonds. »

« Allons-y ! Donne-moi de l’énergie ! »

L’empressement de Chandra était aussi palpable que le reste de ses émotions. Nissa prit une profonde inspiration, attirant à elle le mana de toutes choses vivantes aux alentours. L’astuce fonctionnait : même s’il lui était impossible d’étendre ses pouvoirs vers l’extérieur, elle parvenait à l’attirer la magie vers elle.

Ses poumons, pourtant, commencèrent soudain à la brûler. Le poison ! Elle toussa, relâchant un peu son emprise sur le mana qu’elle retenait. « Allez ! » hoqueta-t-elle.

Chandra essaya de respirer aussi sereinement que l’elfe et prit gauchement une pose qu’elle avait sans doute apprise des moines de Regatha. Ma chère petite Chandra, songea Nissa, la concentration n’est vraiment pas ton fort.

Malgré tout, une flamme en forme de poignard apparut dans la main de la pyromancienne, petite mais parfaitement contrôlée. Nissa se mit alors à diriger le mana vers sa partenaire, et la dague de feu devint de plus en plus brillante, jusqu’à atteindre une blancheur aveuglante. En souriant, Chandra dirigea cette lame vers le mur de leur cellule et entreprit de faire fondre le jointoiement qui scellait la porte.

Des braises bleues voltigèrent vers elle telles des étincelles soulevées par un chalumeau, et la pyromancienne semblait faire un effort surhumain pour conserver la flamme allumée et la maintenir plantée dans l’interstice.

L’espace d’un instant, elles espérèrent voir leur stratagème triompher, car le bras de Chandra progressait régulièrement, mais, soudain, un éclair d’un blanc bleuté claqua comme un coup de fouet et les aveugla. La pyromancienne recula vivement, pour se retrouver dans les bras de Nissa alors que les restes de la dague ignée mouraient dans sa main.

« Mâchefer ! s’exclama la pyromancienne. Maudit sois-tu, Baral, toi et toute cette engeance du Consulat ! La peste soit de Kaladesh ! Pourquoi a-t-il fallu que je revienne ici ? Soyez maudits, maudits, maudits, maudits, maudits ! » Elle ponctua chacune de ses exclamations d’un coup de poing sur la porte, créant à chaque fois une petite couronne d’étincelles bleues.

Elle se retourna et se laissa tomber au sol, le regard levé vers Nissa. Sur son visage, la colère avait cédé la place à l’abattement.

« Comment cette aventure a-t-elle pu si mal tourner ? » demanda-t-elle, pensive.

« Pourquoi es-tu venue ici ? s’enquit à son tour Nissa. Qu’espérais-tu y trouver ? »

« Mes émotions refoulées… Je ne sais pas. Liliana m’avait dit… Je ne sais pas. » Durant quelques instants, elle garda le silence en se mordillant les lèvres puis reprit : « Pourquoi t’es-tu jointe aux Sentinelles, Nissa ? »

« Comment ? »

« Ton lien avec Zendikar reste très fort, n’est-ce pas ? Pourquoi en être partie ? Pourquoi avoir choisi de nous accompagner, nous qui ne sommes pas de ta race, et de subir nos travers ? »

« Unis, nous sommes plus forts, déclara l’elfe. Or cette force peut nous aider à secourir d’autres mondes, comme nous l’avons fait pour Zendikar, et il n’est pas question que je laisse un plan endurer les souffrances qu’a connues le mien. »

« Plus forts, unis, répéta Chandra. C’est ce qu’a dit Liliana, n’est-ce pas ? Je ne crois pas que ce soit cela. »

« Que veux-tu dire ? »

Chandra posa alors son regard sur Mme Pashiri, assise contre le mur, de l’autre côté de la cellule, à ménager ses forces. « Nous sommes des Planeswalkers, non ? Cela signifie que nous possédons une propension à nous sentir seuls, marginaux, exclus, comme tu l’as dit tout à l’heure. La capacité à arpenter le Multivers finit toujours par obliger à laisser sa famille derrière soi, à quitter ceux que l’on aime. J’ai retrouvé ma mère et Mme Pashiri, mais, pour autant, je n’ai pas envisagé, fût-ce un instant, de revenir vivre sur Kaladesh. Nous sommes des Planeswalkers, mais, faire partie des Sentinelles, c’est ne plus jamais être seul. »

Nissa cligna des yeux et ajouta : « C’est faire partie d’un tout qui nous dépasse… »

« Non, c’est simplement être ensemble. C’est avoir une famille, quel que soit le plan où l’on se trouve, précisa Chandra avec un faible sourire. C’est avoir des amis. »

Nissa tenta de se remémorer la dernière fois qu’elle avait considéré quelqu’un comme son ami, hormis Ashaya, l’âme de Zendikar, bien sûr, car elle parlait d’une personne.

Mazik ? Bien avant de quitter Zendikar, avant…

Chandra s’était relevée et lui faisait face. « Il ne s’agit pas seulement de sauver le Multivers, mais de nous protéger les uns les autres, de nous entraider, comme tu l’as fait précisément en venant ici, pour moi, afin de m’aider à retrouver ma mère. »

« Je n’en ai jamais vraiment eu… »

Chandra l’interrompit en lui posant une main sur l’épaule. « Cela n’a pas de prix pour moi, Nissa. Merci. »

Alors que l’elfe tentait de trouver une réponse à la hauteur de cette déclaration, Chandra s’éloigna d’elle et s’agenouilla à côté de Mme Pashiri.

« Comment vous sentez-vous, Madame ? »

« Très bien, mon enfant », répondit l’inventrice.

« Ce n’est pas l’impression que vous donnez, la contredit la pyromancienne en se tournant vers Nissa, l’air inquiet. Tu devrais partir. »

« Comment ? »

« Eh bien, nous sommes Planeswalkers, non ? Tu devrais te transplaner, voilà tout. »

« Mais… Et toi ? »

Chandra lui sourit alors que des larmes faisaient briller ses yeux, et elle hocha la tête en signe de dénégation. « Je vais rester ici avec Mme Pashiri. Je crois que c’est ce que maman voudrait. »

« Tu dis des sottises, ma petite, l’accusa la vieille dame. Si vous avez une échappatoire, même si vous ne pouvez pas m’emmener, vous devez partir toutes les deux. »

« Non, se récria Chandra. Je ne peux pas vous laisser mourir ici toute seule. »

Alors, Mme Pashiri prit délicatement les deux mains de la pyromancienne entre les siennes. « Pars, Chandra, pars ! J’ai mené une vie longue, bien remplie et exaltante. J’ai enterré ma compagne il y a des années. Je suis prête. »

Chandra secouait la tête sans sembler pouvoir s’arrêter. Sans lâcher les mains de Mme Pashiri, elle s’assit à côté d’elle.

« Chandra… C’est à toi qu’il revient de retrouver ta mère », lui rappela Nissa. Va la sauver. C’est moi qui vais rester auprès de Mme Pashiri. »

Chandra sourit à nouveau et eut un mouvement de tête désabusé. « Tu es une amie loyale, Nissa. »

C’est insensé, pensa cette dernière. Nous sommes des Planeswalkers, nous faisons partie des Sentinelles. Nous avons juré de protéger le Multivers. Nous pouvons faire tant de bien et sauver tant de gens.

Mais mon seul désir, c’est de rester ici.

Elle prit place à côté de Chandra et Mme Pashiri.

Avec mon… mon amie.


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