Histoire précédente : La main sur l’échiquier

Venues sur Amonkhet pour percer à jour les machinations du Planeswalker dragon Nicol Bolas, les Sentinelles y ont découvert une civilisation apparemment florissante, à l’acmé de sa puissance et gouvernée par des dieux bienveillants. Quant à Gideon, même si ce monde reste mystérieux pour lui, la présence de divinités l’a étonné, puis fasciné.


Je marchais en silence sur les pas d’Oketra. La déesse allait d’un pas léger et rapide, ses pieds effleurant les pavés de grès, une sensation de calme irradiant de sa présence, en ondes presque palpables. L’implacable éclat des deux soleils se réverbérait sur la pointe de ses oreilles en une myriade de petites taches lumineuses qui dansaient sur son chemin, réfléchies par les bâtiments étincelants et les somptueux monuments qui ornaient Naktamon.

Partout, on se retournait sur notre passage, face à la présence d’Oketra, avant même qu’on ne l’aperçoive. Si je m’émerveillais aux signes de tête et aux sourires qu’on lui adressait en signe de révérence, je fus en revanche absolument effaré de voir la déesse féline saluer en retour de la tête et répondre d’un doux murmure, que seules les personnes visées pouvaient entendre. Ici, nul ne rampait ni ne tremblait en présence d’une déité toute-puissante ; celle-ci s’adressait directement aux habitants, son regard pénétrant, quoique chaleureux, apportant réconfort et encouragements.

Lorsqu’un enfant accourut auprès d’elle en posant timidement la main sur sa robe, elle s’arrêta, puis s’inclina tel un roseau, pour passer un immense doigt dans les cheveux ébène du garçonnet. Celui-ci marmonna quelques mots inaudibles, le visage pratiquement enfoui dans les pans du vêtement, le front plissé — de crainte ou d’inquiétude, je n’aurais su dire. Oketra sourit, radieuse et affable, et, quand l’enfant leva les yeux pour croiser son regard, ses tracas semblèrent s’envoler, ses traits tirés remplacés par une mine rieuse et un hochement de tête déterminé. Tournant les talons, il se hâta auprès de ses camarades, tout excité, afin de leur rapporter discrètement ce qu’il venait de vivre, ce qui lui valut de se faire copieusement ébouriffer les cheveux et taper dans le dos.

C’est ainsi que les choses devraient être.

Pourtant, la défiance de Chandra et la curiosité de Nissa hantaient toujours mes pensées. Leur prudence était en effet parfaitement justifiée : ce monde appartenait à Nicol Bolas et, en dépit de son absence, son ombre y demeurait omniprésente. Je jetai un coup d’œil aux immenses cornes que l’on entrevoyait entre les bâtiments les plus proches, silhouette menaçante qui entachait l’horizon. En chemin, je surpris des bribes de conversations, et quelques mentions du Dieu-Pharaon — « Puisse-t-il nous revenir bientôt et nous juger valeureux » — me parvinrent çà et là. La cité se caractérisait par une structure communautaire rigide, que je trouvais à la fois admirable et inquiétante, à la confluence de la perfection sociale et de la prouesse politique, mais sur fond de facticité et de malaise. D’un autre côté, il y avait les dieux… Je secouai la tête, désemparé. Mes pensées tournent en rond.

Je m’aperçus alors que mes réflexions m’avaient ralenti et, en levant le nez, qu’Oketra s’était arrêtée pour voir ce qui me retardait. Je m’empressai de la rattraper ; sentant un poids inhabituel rebondir sur mon torse au rythme de mes foulées, j’attrapai le cartouche bleu et or qui pendait à mon cou et me remémorai les paroles de la déesse : « Ceci est la première étape de ton parcours au fil des Épreuves. »

Lorsque nous bifurquâmes dans une autre rue, je me retrouvai face à une vaste place bondée. Hommes, femmes, avemains et chacals ainsi qu’une poignée de nagas et de minotaures, tous faisaient ripaille autour de longues tables basses entre lesquelles zigzaguaient une nuée de consacrés, porteurs de grands plateaux chargés d’un choix étourdissant de victuailles. Je remarquai que tous ces adeptes arboraient un cartouche divisé en trois parties.

Ils festoient avant la prochaine Épreuve. Je levai les yeux vers Oketra et rencontrai ses yeux pers. « Ces moissons se préparent à l’Épreuve d’ambition, poursuivit-elle sans ciller, d’une manière curieusement plus apaisante que troublante. Si tu souhaites réellement t’engager dans les Épreuves, c’est ici que tu dois commencer. »

J’acquiesçai d’un signe de tête. La déesse afficha un sourire satisfait avant de hocher la tête à son tour, puis nous reportâmes notre attention sur les adeptes. S’étant avisés de l’arrivée d’Oketra, nombre d’entre eux inclinèrent la tête ou s’agenouillèrent en signe de déférence, arborant le sourire de qui vient de retrouver une vieille amie. Un jeune homme se leva de table en la dévisageant, puis son sourire s’accentua lorsqu’il s’empressa vers nous, répondant à l’appel silencieux de la déesse.

« Salut à toi, Kytheon ! Je me nomme Djeru, de la moisson Tah », annonça-t-il avant de plaquer les mains sur mes épaules en plongeant ses yeux rieurs dans les miens et de m’embrasser sur les deux joues. Je lui rendis maladroitement son accolade.

« Tu peux m’appeler Gideon ; d’aucuns jugent ce nom plus facile. »

Djeru baissa un bras pour se pencher vers moi d’un air conspirateur et chuchota : « Peut-être, mais quel nom est gravé dans ton cœur ? »

Après un bref moment d’hésitation, je répondis : « Depuis longtemps, maintenant, c’est Gideon. »

« Et ce soir ? »

Je sentis la chaleur rayonner d’Oketra, près de moi, et fronçai les sourcils, en proie au doute, pour finalement admettre : « J’en suis moins certain. »

Djeru éclata de rire et s’exclama : « Tu représentes donc un mystère ! Et moi, j’adore les énigmes ! »

Je te laisse à cette Épreuve, Kytheon.

Lorsque je me tournai vers la déesse, elle était déjà partie. Djeru hocha la tête en souriant de plus belle. « Je ne m’habituerai jamais à la façon dont Oketra se déplace : une nébulosité dorée, un rayon de soleil du Dieu-Pharaon lui-même — puisse-t-il nous revenir bientôt. »

« Et nous juger valeureux », récitai-je, mais une seconde trop tard pour paraître naturel. Djeru ne s’en formalisa toutefois pas, car il m’entraîna vers le festin.

« Tu dois être exceptionnel pour qu’Oketra te conduise à nous en personne. Tu arrives d’ailleurs au bon moment ! Hier à peine, nous avons perdu l’une des nôtres. » À ce moment précis, sa main tressaillit légèrement sur mon biceps, me poussant à scruter son visage en quête de clarification, mais, derrière son large sourire, le jeune homme ne me révéla rien de plus. « Si tu dois t’engager dans l’Épreuve de Bontu avec nous, peut-être aiderais-tu notre moisson à retrouver son équilibre ? »

Sans crier gare, Djeru tendit une jambe devant moi, une main toujours serrée sur mon bras tandis qu’il me poussait de l’autre. Je butai mais pivotai aussitôt par réflexe, me libérant de sa prise, avant de projeter une paume contre son torse pour le chahuter à mon tour. Nous nous regardâmes un moment en chiens de faïence, prenant la mesure l’un de l’autre, puis il leva une main pour me faire signe de poursuivre le pancrace. J’esquissai lentement un sourire.

Nous luttâmes amicalement pendant quelques minutes dans un déluge de coups : Djeru faisait preuve d’une force et d’une concentration qui contrastaient avec son attitude joviale à notre rencontre, et sa technique pugilistique eut tôt fait de me clouer au sol. Le jeune homme retrouva alors son grand sourire, et je ris de bon cœur de ma défaite. À trop marteler et charcuter carcasses mécaniques et guivres des sables, on oublie comment se défendre au combat à mains nues !

Djeru m’aida à me relever. « Tu es doué, mais tu n’exploites pas assez ton potentiel, commenta-t-il. Viens, suis-moi. »

Il me fit faire le tour de l’assemblée en me montrant le vaste choix de viandes et autres mets. Il attira aussi mon attention sur les divers jeux de société auxquels on s’adonnait : le mancala, le senet, un autre qui portait le nom du dieu Rhonas… Je regardai les adeptes deviser gaîment, pousser des cris de joie, parier les uns contre les autres et se livrer de temps à autre à des joutes amicales. Cette scène me rappelait le Theros de ma naissance, de ma jeunesse. « Cela fait un certain temps que je n’ai pas assisté à de telles réjouissances », avouai-je à Djeru.

« En effet, c’est un privilège rare, opina-t-il. Alors que les autres dieux nous forçaient à nous endurcir presque sans répit pour leurs Épreuves respectives, Bontu nous enjoint uniquement à “nous préparer”. » Il croisa aussitôt mon regard, comme pris en défaut. « Même si, bien évidemment, se reprit-il, nous ne vivons que pour nous entraîner et nous mettre en condition en vue des Épreuves et du retour du Dieu-Pharaon. »

« Puisse-t-il nous revenir bientôt », marmonnai-je.

« Et nous juger valeureux, compléta l’adepte avant de retrouver sa jovialité. Viens, mon ami. Si tu dois te joindre à notre moisson, il te faut rencontrer les autres ! »

Djeru me conduisit alors auprès d’un petit groupe assis autour d’une table basse recouverte de plateaux débordant de fruits. Il fit les présentations, débitant si rapidement les noms de ses camarades qu’il me fut impossible de tous les mémoriser — Neit, Dedi, et comment cette minotaure a-t-elle prononcé le sien ? —, et changea très vite de sujet pour revenir sur les moments clés de l’Épreuve de solidarité et la contribution de chacun des présents à la victoire de leur phalange. « La rapidité de Setha et Basetha a joué en notre faveur : ils ont traversé le terrain à toute allure pour récupérer la flèche d’Oketra pendant que le reste de la moisson défendait l’obélisque. » Djeru désigna les deux cynocéphales assis côte à côte, manifestement frère et sœur jumeaux. Des sourires carnassiers se dessinèrent brièvement sous leur pelage noir.

« Comment ta moisson a-t-elle terminé l’Épreuve ? » me demanda une naga nommée Kamat, en agitant sa langue fourchue.

« Euh, je… » Mon instinct me souffla qu’il serait malvenu de la détromper. Je parcourus du regard le cercle d’adeptes assis devant moi : tous arboraient un cartouche tripartite, particulier à chacun mais d’une longueur et d’une facture similaires.

« Rien ne t’oblige à répondre, me rassura Djeru. Pardonne la franchise de Kamat, le succès de notre moisson nous fait parfois oublier que tous n’ont pas la chance de finir les Épreuves sans subir de pertes. Au combat, ses paroles sont aussi incisives que ses lames. »

« À moins d’être une hydre », marmonna quelqu’un, et l’assemblée éclata de rire. Kamat fit mine de chercher le plaisantin tandis que les autres se chahutaient joyeusement des coudes.

« Des pertes ? » répétai-je, en me tournant vers Djeru.

Ce dernier acquiesça sans perdre son sourire. « Beaucoup de moissons voient leur nombre décimé au fil des Épreuves : les survivants intègrent donc d’autres groupes. Tu n’es pas seul, mon ami, mais nous, de la moisson Tah, avons été assez valeureux pour rester au complet depuis le début — à l’exception, bien sûr, de notre camarade que tu remplaces. » Bien que Djeru ne marquât aucune hésitation, je vis le reste du groupe baisser le regard, un bref instant.

« Naturellement, nous avons hâte de saluer nos frères et sœurs tombés au combat à leur revivification, au retour du Dieu-Pharaon », lança une femme.

« Puisse-t-il revenir bientôt et nous juger valeureux ! » scandèrent en chœur les autres.

« Bien sûr, Kesi a raison. Allons, viens ! Fort heureusement, ces fripouilles ne sont pas notre seule force ! » Djeru m’entraîna de nouveau plus loin, ses compagnons feignant de protester bruyamment.

Tandis que nous nous faufilions à travers la foule, je tentai d’appréhender ces nouvelles informations, l’esprit bourdonnant. J’avais moi-même assisté à une réanimation des morts, sur ce plan, mais les propos de Djeru sur le retour à la vie des adeptes tombés au combat semblaient renvoyer à un phénomène différent ; la femme avait parlé de « revivification ». Disait-elle vrai : une réelle résurrection était-elle possible ?

Mon escorte ne me laissa guère le temps d’approfondir mes réflexions, car nous rejoignîmes un autre groupe, légèrement à l’écart des autres.

« Je te présente Meris, Imi, et Hepthys, déclara Djeru en désignant les trois adeptes devant moi. Mes amis, voici Gideon. Il va intégrer notre moisson pour s’engager à nos côtés dans l’Épreuve d’ambition. »

Les trois intéressés me saluèrent d’un signe de tête et, de nouveau, je ne pus m’empêcher de remarquer leur extrême jeunesse. Néanmoins, bien que Meris n’eût probablement guère plus de seize ans, ses yeux rieurs, bien plus âgés et sages que son apparence ne le suggérait et empreints d’une douce tristesse, semblaient déjà receler un secret. À côté de lui, Imi paraissait absolument rayonnante ; à peine plus grande que Meris, elle avait, à l’instar de bon nombre de ses concitoyens, des cheveux noirs qui lui tombaient aux épaules, mais sa coiffure soulignait sa beauté de façon tout à fait particulière. Les deux adeptes étaient presque l’un contre l’autre, leurs mains entrelacées effaçant tous les doutes que leurs échanges de regards et leurs petits sourires auraient pu laisser. L’expression d’Hepthys, quant à lui, était en revanche plus difficile à interpréter, en grande partie parce que j’avais rarement eu à lire des visages d’avemains. Il avait un port hiératique, ses ailes soigneusement repliées dans le dos.

« C’est à Meris que nous devons notre succès à l’Épreuve de connaissance », m’affirma Djeru à grand renfort de gestes emphatiques, mais l’intéressé hochait déjà la tête en signe de dénégation.

« Si nous avons réussi, c’est uniquement grâce à Djeru et au reste de la moisson, qui m’ont offert la marge de manœuvre et le temps de réflexion dont j’avais besoin », corrigea-t-il.

Djeru sourit, puis lui donna un coup de poing amical sur l’épaule en le taquinant : « Allons, Meris, notre prochaine Épreuve est celle de l’ambition, non de la modestie ; aucun de nous n’aurait su percer la dernière illusion avec la rapidité et l’assurance dont tu as fait preuve. »

Meris voulut le contredire derechef, quand une brusque agitation, derrière nous, attira notre attention. En me retournant, je vis une femme soulever à bout de bras un minotaure au-dessus de sa tête, rugir et le jeter violemment au sol pour l’y envoyer bouler. Les adeptes attroupés poussèrent des acclamations, certains remettant, en grommelant, qui des bijoux, qui des pierres précieuses à leurs voisins.

« Et voici Tausret, l’une de nos meilleures recrues », déclara Djeru, rayonnant de fierté, tandis que l’intéressée faisait le tour du public en défiant d’autres adversaires potentiels.

« Tu es le seul à la surpasser en force », souligna Meris en direction de Djeru, et ce dernier entreprit de le contredire, mais son ami lui faucha l’herbe sous le pied : « Souviens-toi qu’il s’agit d’être ambitieux et non modeste, Djeru. » Confronté à son propre argument, le jeune homme fut obligé de sourire ; Meris, quant à lui, opina du chef d’un air nonchalant. « Oui, toi et peut-être Samut », renchérit Meris.

À ce nom, un frisson parcourut notre petit groupe : le visage de Djeru se décomposa, et, dans le silence qui venait de s’abattre, Hepthys ainsi qu’Imi détournèrent le regard en se raidissant.

« Il est proscrit de mentionner le nom des compagnons fauchés », assena Djeru en lançant un regard noir à Meris. Celui-ci, à ma surprise, lui rendit la pareille.

« Je la nommerai, moi, puisque tu t’y refuses ! Si cet adepte doit remplacer notre sœur, il doit aussi connaître le rôle que Samut a joué, insista l’autre jeune homme avant de poser son regard sur moi. Saura-t-il remplacer notre coureuse la plus véloce, plus rapide même que les jumeaux chacals ? Est-il guerrier apte à t’égaler en adresse et en force ? Serait-il capable d’occire une manticore, seul ou presque, comme Samut l’a fait lors de l’Épreuve de force ? »

« Il est interdit. De parler. Des compagnons fauchés », martela Djeru, après quoi, en un clin d’œil, il agrippa Meris par son cartouche pour le tirer vers lui, le visage figé dans une grimace de colère. Imi, Hepthys et moi-même voulûmes intervenir, mais Meris leva la main, et les autres renoncèrent.

Je choisis mes mots avec soin avant de prendre la parole : « Il n’est pas dans mon intention de remplacer qui que ce soit, Meris. C’est impossible. Je ne peux me présenter à vous que tel que je suis, et, Djeru, je suis désolé que tu aies perdu ton amie. Apparemment, Meris ne pleure pas sa mort de la même manière et a besoin de… »

« Peut-être Oketra t’a-t-elle suggéré de te joindre à notre moisson, Gideon, mais elle ne t’a manifestement pas expliqué notre situation », me rétorqua Djeru, avant de me toiser d’un regard soupçonneux. Ensuite, il soupira et relâcha enfin son camarade. « Désolé, Meris, je me suis laissé emporter. Tu as raison, comme bien souvent : nous devrions expliquer à Gideon dans quoi il s’engage. »

Meris acquiesça et reporta son attention sur moi, plongeant ses yeux presque noirs dans les miens. « Samut n’est pas morte, m’expliqua-t-il. Elle est perdue pour nous, mais c’est son choix. »

Ma confusion devait être manifeste, car Djeru développa : « C’est une dissidente », dit-il en insistant sur le mot, et les autres grimacèrent à l’entendre.

« Oh, je vois », répondis-je en tentant de masquer ma totale incompréhension.

« J’ai la nausée d’en parler si nûment », lâcha-t-il, avant de cracher par terre, maussade et contrarié, et de s’éloigner quelque peu de nous.

« Nous ignorons ce qui a pu la pousser à commettre pareille hérésie, poursuivit Meris à voix basse. Pourtant, elle est coupable et c’est pourquoi elle nous a été soustraite. Sa perte a non seulement affaibli beaucoup notre moisson, mais Djeru s’en est trouvé très affecté, car elle et lui avaient toujours été très proches et ce, depuis avant même la Cérémonie de la mesure, quand ils n’étaient encore que des enfants. »

Je regardai successivement Meris, Imi, et Hepthys. Vous n’êtes encore tous que des enfants.

« Djeru est celui qui a le plus mal vécu sa perte, renchérit Imi d’une voix qui se voulait douce et apaisante. Il aurait mieux valu qu’elle mourût, même dans le déshonneur, car les dissidents n’ont pas leur place dans l’Au-delà. » Elle regarda le plus petit des deux soleils, ancré à l’horizon, près des immenses cornes sculptées. « Or l’heure de gloire est imminente : les Âges sont à nos portes ! »

Un souvenir me revint brusquement : celui d’une jeune femme qui se frayait un chemin dans une rue bondée, poursuivie par des soldats. « Tout n’est que mensonge ! Les épreuves ! Les dieux ! Les Âges ! » hurlait-elle.

« Cette tragédie est donc… récente ? » J’interrogeai Imi du regard, puis Meris, et ce dernier acquiesça d’un hochement de tête. « Je… je pense l’avoir vue, » avançai-je.

Djeru mit fin à la conversation d’un geste de la main et décréta : « Il suffit ! À présent que tu connais la situation, n’y revenons plus. »

Je voulus objecter, quand un brusque silence s’abattit sur la masse des adeptes. Une ombre interminable tomba sur la place, projetée par une silhouette immense qui s’approchait de nous à grands pas, flanquée des tous côtés par des personnages vêtus de noir. Le plus grand des deux soleils atteignait son nadir, me forçant à plisser les yeux pour discerner la forme obscure, à contre-jour de la lumière vespérale rougeoyante. Je reconnus ce qui ne pouvait être qu’une autre déesse : colossale, son corps humain surmonté d’une immense tête crocodile parfaitement terrifiante, la ligne de sa longue mâchoire tordue en un sourire féroce. Elle s’arrêta pour embrasser du regard la foule à ses pieds, un sceptre gigantesque à la main, drapée de noir. À son arrivée, je me sentis submergé par son aura divine ; cependant, la sensation qui palpitait dans mon torse ne ressemblait en rien à la chaleur et au calme qu’y éveillait Oketra, instillant plutôt en moi un intense sentiment de fierté et de puissance.

Bontu, the Glorified
Bontu la Glorifiée | Illustration par Chase Stone

Je m’aperçus également que, contrairement à ce à quoi j’avais pu assister en présence de cette dernière, pas un seul adepte ne courbait la tête ; non, ils se dressaient fièrement, épaules droites, désireux de se faire remarquer par la déesse crocodilocéphale. À côté de moi, Hepthys ébouriffa ses plumes et murmura : « Voilà qui est inhabituel, dirais-je. Sauriez-vous dire quand, pour la dernière fois, nous avons vu Bontu arpenter les rues de Naktamon ? »

Imi hocha la tête négativement puis hasarda : « C’est sans doute parce que les Âges approchent. »

Un grondement sibilant s’éleva, de plus en plus fort, puis je compris enfin que c’était la voix de Bontu qui résonnait à travers la place.

« Le temps nous fait défaut, déclara la déesse, tous les regards à présent braqués sur elle. Tous n’auront pas la chance de gagner mes faveurs. Qui, parmi vous, mérite donc de participer à mon Épreuve ? »

Un tonnerre de voix lui répondit, chaque adepte proclamant sa valeur. Le sourire de Bontu s’élargit.

« Seuls les forts pourront triompher, mais la force s’apprend, précisa-t-elle en étudiant la masse bruyante, de ses yeux étrécis. Nul ne naît fort. »

Je sentis un brusque élan d’intrépidité dans mon cœur ; enhardi, je m’avançai, et m’écriai par-dessus la mêlée : « Pas même les dieux ? »

La clameur fit soudain place à des hoquets de stupeur et à des marmonnements indignés. Je sentis de nombreux regards se river vers moi, mais ne quittai pas des yeux les pupilles perçantes de Bontu. Elle pencha la tête sur le côté et m’observa en cillant — une paupière, puis l’autre. Des crocs ivoire, d’une taille comparable à celle d’une chaloupe, apparurent, puis la déesse s’esclaffa, en un affreux sifflement qui se réverbéra dans mes viscères.

« Quelle audace ! » s’exclama-t-elle, avant de s’adresser aux adeptes assemblés : « Oui, même moi, je suis plus puissante qu’autrefois, affirma-t-elle de sa voix rocailleuse, car je l’ai voulu. »

Ses paroles suscitèrent des murmures d’admiration et d’approbation, puis Bontu leva la main, et le silence se fit quand elle me désigna.

« Kytheon Iora ! »

Un frisson me parcourut lorsqu’elle mentionna mon nom. Elle garda le doigt tendu vers moi pendant un moment, puis, lentement, le tourna vers les autres membres de la moisson de Djeru en nommant chacun de ses équipiers l’un après l’autre. Au bout du vingtième nom, elle baissa la main, avec la même lenteur, le même aplomb.

« Adeptes de la moisson Tah, vous serez les prochains à affronter mon Épreuve. »

Sans un mot de plus, elle fit demi-tour et s’en fut, ses vizirs lui emboîtant diligemment le pas, dans un silence absolu.

Tandis que je poussais un soupir, je m’aperçus subitement que j’avais retenu ma respiration. D’autres compagnons de la moisson Tah m’encerclèrent en poussant des acclamations, m’adressant remerciements et éloges. Djeru me rejoignit, un sourire circonspect aux lèvres.

« Il semblerait qu’Oketra ait eu raison de te pousser à te joindre à nous, en définitive. » Puis il m’empoigna la main pour la lever bien haut. Autour de moi et sur toute la place, s’éleva le rugissement triomphal de ses — de mes — compagnons de moisson. Tandis qu’ils me servaient mets et boissons en abondance, je ne pus m’empêcher de remarquer les mines sourcilleuses et les regards envieux d’autres adeptes.

Sans doute l’Épreuve d’ambition a-t-elle déjà commencé. Cette pensée me tarauda durant toute la soirée, qui se déroula dans un mélange confus de rires, d’anecdotes échangées et de divertissements, dans l’étrange rougeoiement improbable du second soleil.


Bontu's Monument
Monument de Bontu | Illustration par Jonas De Ro

Nous pûmes à peine fermer l’œil. Au matin, annoncé par le lever du plus grand des deux astres, les vizirs de Bontu nous firent entrer dans son monument, gigantesque pyramide à son effigie. Je n’eus cependant guère le temps de m’émerveiller devant la beauté de l’architecture, car, une fois à l’intérieur, nos guides nous remirent des armes raisonnablement effectives, puis nous menèrent, dans la foulée, jusqu’au cœur du temple. Au bout d’une longue série de galeries labyrinthiques, nous débouchâmes enfin dans une vaste salle, éclairée par une étrange nitescence dorée qui semblait émaner directement du sol.

Pour réussir l’Épreuve, nous expliquèrent nos cicerones, nous devions gravir les niveaux du monument et gagner son sommet, où Bontu elle-même nous attendait — mais pas pour longtemps. « Elle ne souffre guère les suppliants qui la font attendre », nous avertit en effet l’un des vizirs, flegmatique. Puis ceux-ci disparurent dans le couloir d’où nous étions venus, un mur de pierre se refermant derrière eux ; si je ne l’avais pas vu sceller l’accès, jamais je n’aurais deviné qu’il dissimulait une entrée.

Nous reportâmes notre attention sur le lieu où nous nous trouvions. Notre premier obstacle semblait assez simple : une grande mare remplie d’une substance innommable nous séparait de l’unique galerie qui s’ouvrait depuis la salle. Mes compagnons se déployèrent en formation défensive pour permettre à Djeru et Meris d’examiner la pièce, à la rechercher d’un moyen de la traverser. En un rien de temps, Meris avisa une manivelle qui affleurait la surface, au centre du cloaque.

« Dedi, va étudier ce mécanisme », ordonna Djeru. Sans hésitation, l’adepte en question s’avança jusqu’au bord de la mare, retira ses sandales, puis s’enfonça dans la fange. Voyant mon regard interrogateur, Djeru justifia sa décision : « Dedi est l’un de nos adeptes les plus grands, mais aussi l’un de nos plus faibles, m’expliqua-t-il à voix basse. C’est une belle occasion pour lui de s’illustrer et de prouver sa valeur. »

Nous patientâmes en regardant notre compagnon progresser péniblement vers le centre du bourbier, par endroits immergé jusqu’au cou dans l’horrible limon visqueux ; certains adeptes se plaignirent de sa lenteur, mais il atteignit finalement son objectif, tourna la manivelle et, lentement, un pont de chaîne émergea. Il entreprit ensuite de revenir vers nous, encouragé par les cris de ses camarades, tandis que Djeru nous menait vers la passerelle suspendue.

Nous venions à peine de nous y engager lorsque Dedi se mit soudain à hurler. Je crus d’abord qu’une créature tapie dans la bourbe s’attaquait à lui, car la noire substance s’était mise à clapoter et à bouillonner. Nous nous précipitâmes sur le pont en direction du malheureux. Deux adeptes se baissèrent pour lui tendre leur main et le hisser, mais, au même instant, des panneaux s’ouvrirent dans les murs en déversant dans la salle des tombereaux de purin. Le niveau du bassin s’éleva alors démesurément vite, et nos deux compagnons accroupis se relevèrent d’un bond, retirant leur main comme s’ils venaient de se brûler, le bras couvert d’horribles furoncles rouges, là où la substance ignoble les avait touchés. Je vis avec horreur Dedi tendre désespérément la main vers nous ; peau et chair s’étaient détachées de son avant-bras, mettant ses os à nu. Ses cris de détresse se muèrent en hurlements de douleur, et les autres se mirent à me pousser vers l’extrémité du pont, le lisier continuant d’inonder la salle, faisant déborder le bassin et rongeant peu à peu les chaînes du pont. À l’instant même où nous franchissions d’un bond la distance qui nous séparait de l’issue, l’un des côtés de la passerelle céda, et les maillons fondirent en dégoulinant dans la boue. Je roulai-boulai pour franchir le seuil du couloir, les cris et supplications de Dedi abruptement étouffés par l’épaisse porte de pierre qui s’abattit derrière nous.

Je me relevai, sidéré, les yeux rivés sur la paroi.

Dix-neuf.

Je tendis la main vers la dalle, mais Djeru me retint. « Il faut continuer », déclara-t-il. Déjà, le reste de la moisson s’aventurait dans l’étroite galerie.

Je le regardai, hébété, et protestai : « Mais il était encore vivant… »

« L’ambition ne recule jamais, grogna Tausret depuis la tête du groupe. Tu le déshonores en t’attardant ici. »

« Dedi a connu une mort glorieuse. Nous le remercierons dans l’Au-delà pour son sacrifice », conclut Djeru avant de me bousculer pour passer. En quelques secondes, je me retrouvai seul devant la porte.

Une mort glorieuse ? m’interrogeai-je en serrant les dents. La mort de Dedi n’avait absolument rien de glorieux.

Nous marchâmes en silence, dans une atmosphère sinistre. Ils n’avaient encore jamais perdu personne lors d’une Épreuve, me souvins-je. Et pourtant, nous y voilà, quelques minutes à peine après le premier obstacle… Dans quel but les dieux nous éprouvaient-ils ? Pourquoi Oketra m’avait-elle guidé vers cette Épreuve-là ?


Nous pénétrâmes finalement dans une autre salle, particulièrement longue, quoique basse de plafond et complètement dépouillée, à l’exception d’une créature sombre, accroupie au milieu. « Un ammout », souffla Imi. Aussitôt, tous les autres dégainèrent leurs armes.

« Qu’est-ce donc ? » m’enquis-je, récoltant pour ma peine un regard incrédule de la part de Djeru.

« Un dévoreur d’âmes, un démon pratiquement invincible. Le mieux serait qu’il ne nous remarquât pas… »

Fatalement, la créature leva la tête au même moment, pour nous détailler. De loin, elle ressemblait à un énorme lion, sauf pour la tête, qui se terminait par une gueule d’alligator ; elle mesurait aisément trois fois la taille des monstrueux lions de Bant. Enchâssés dans un crâne massif, ses yeux perçants rougeoyèrent, et elle se souleva pesamment.

Baleful Ammit
Ammout sinistre | Illustration par Seb McKinnon

Dans un juron, Djeru se mit aussitôt à donner des ordres afin de mettre en place une tactique improvisée. La raison de son empressement s’éclaircit brutalement lorsque l’ammout nous chargea, à une vitesse tout à fait surprenante au regard de son gabarit. Nous nous dispersâmes aussitôt, les archers lui décochant une volée de flèches pour couvrir le reste de la moisson, qui traversait la pièce au pas de charge.

Plutôt que d’affronter le monstre, nous tentâmes d’atteindre l’autre côté par groupes de deux ou trois, chaque binôme ou trinôme s’efforçant d’attirer tour à tour l’attention de l’ammout et de le distraire ainsi, le temps que d’autres lui échappassent à la dérobée. Meris et Imi parvinrent de la sorte à esquiver la créature, profitant de ce qu’elle poursuivait Neit et Tausret. Deux archers s’appliquèrent alors à occuper le démon, le temps que ces deux derniers s’enfuissent vers le couloir situé de l’autre côté, seule issue visible. La bête cavalcadait entre les groupes, incapable de se fixer sur une proie, désorientée par le remue-ménage.

Avec un signe de tête, Djeru et moi-même nous élançâmes à notre tour en direction de notre salut. Nous avions presque atteint notre objectif quand un cri effroyable me fit tourner la tête : le monstre était parvenu à acculer l’un des binômes et avait saisi une adepte entre ses puissantes mâchoires. Les hurlements de la jeune femme résonnèrent dans toute la salle, suivis par le son humide du sang giclant sur les dalles. En abandonnant son amie, sa compagne parvint à ramper loin du démon.

Je revins sur mes pas à toute allure, ignorant les protestations de Djeru, qui faiblirent derrière moi. Un autre cri, abrégé par une dentée de l’ammout, puis l’odeur écœurante des viscères sanguinolents envahit les lieux.

Dix-huit.

Les autres en profitèrent pour prendre leurs jambes à leur cou, et la bête, complètement absorbée par sa victime, sembla se satisfaire de les laisser disparaître. Dans un puissant cri de rage, je me ruai sur le monstre en déployant mon sural pour le frapper. À ma grande surprise, les lames ne lui entaillèrent pas les chairs, rebondissant sur son cuir épais pour n’y laisser guère plus que de vilaines zébrures rouges. L’abomination se tourna alors vers moi en poussant un mugissement accompagné de jets de bave et de sang, puis m’envoya un grand coup de patte qui m’atteignit en pleine poitrine et me fit percuter violemment le mur derrière moi. Je me relevai en titubant, clignant des yeux pour chasser les étoiles qui tournoyaient devant mes pupilles, le crâne martelé par le grondement sourd de la bête.

Je canalisai alors ma magie, qui irisa mon corps d’un ondoiement flavescent, d’ailleurs juste à temps, car le démon frappa à la vitesse de l’éclair, tentant de me happer de ses mâchoires. Je levai les bras pour me protéger, et, dans une pluie d’étincelles dorées, ses dents se heurtèrent à mes boucliers. Fermement campé sur mes pieds, je poussai de toutes mes forces pour tenter de projeter la bête contre le mur.

Elle ne broncha pas.

J’eus beau redoubler d’efforts, l’ammout tint bon. Il finit même par gagner du terrain. Sans aucune aspérité pour résister, mes pieds glissèrent sur le sol de pierre tandis que le démon me repoussait, ses crocs impitoyablement refermés sur mon bras, et, bien que ma magie les empêchât de me transpercer, je me retrouvai incapable de m’en libérer.

La panique s’insinua peu à peu dans mes pensées tandis que je réfléchissais désespérément à une solution. Je n’étais pas en mesure de soumettre la créature par la force ; certes, elle ne pouvait pas non plus percer ma protection, mais je venais de la voir dévorer une adepte en deux coups de dents ; de plus, mon sural s’était révélé inefficace contre elle. J’arrivais donc à court d’échappatoires. Lorsque mes pieds dérapèrent encore, l’ammout pivota la tête et parvint à me plaquer contre le mur. Sous le choc, le craquement de la pierre se répercuta dans ma colonne vertébrale, puis une nouvelle fois quand le monstre s’agita dans tous les sens pour me marteler contre la paroi, me coupant le souffle. Pris de vertiges, je serrai les dents. Si je ne parvenais pas à me libérer…

Soudain, un cri strident éclata, puis une rafale de vent frappa l’ammout. Celui-ci me lâcha, davantage surpris que meurtri, et je m’écartai d’une roulade. Lorsque je me relevai, je sentis un second souffle me raser : dernier à avoir pris la fuite, Hepthys s’avançait vers moi, mains dressées, en marmonnant une nouvelle incantation.

« Va-t’en ! Vite ! » m’exhorta l’avemain en me fixant intensément, avant d’envoyer une nouvelle bourrasque cinglante. La bête rugit en signe de défi.

« Tu ne saurais affronter ce monstre seul… », protestai-je, interrompu par une masse rendue confuse par sa rapidité, qui se précipita sur Hepthys.

L’avemain déploya ses ailes et bondit dans les airs, esquivant de justesse la charge de la bête. « Fuis, pauvre fou ! » vociféra-t-il en battant furieusement des ailes pour gagner de la hauteur. Tournant les talons, je m’élançai vers le corridor et passai en courant à côté du monstre, qui faisait déjà demi-tour pour revenir à la charge.

Une multitude de stratégies défilèrent dans ma tête : Si le couloir est trop exigu pour l’ammout, il suffirait à Hepthys de nous rejoindre quand nous le traverserons afin d’affronter le prochain défi… ou alors, je pourrais rester en arrière et…

Un criaillement, puis le bruit de dents lacérant la chair interrompirent le cours de mes pensées, et je me retournai. L’ammout venait de sauter incroyablement haut, jusqu’à happer l’une des ailes d’Hepthys de ses crocs, qui sectionnèrent os et tendons, puis il retomba dans un fracas qui fit trembler le sol et dévora son trophée en deux bouchées. Hepthys vacilla un moment dans les airs, un flot de sang s’écoulant du moignon de son aile, puis s’écrasa brutalement. L’ammout s’approcha lentement de lui, savourant déjà sa prise.

Dix-sept.

Malgré l’incrédulité qui me paralysait le cerveau, mes pas me portèrent machinalement vers la sortie. Je traversai ainsi la salle dans un brouillard et m’engouffrai dans le couloir, à ne retrouver mes esprits qu’en percutant presque Djeru, qui attendait dans la pénombre avec presque la moitié de la moisson, le regard tourné vers le prochain traquenard.

« Il y a des pendules tranchants droit devant », m’informa-t-il, et ce fut seulement à cet instant que je pris conscience de l’étrange chuintement stridulant. Dans l’obscurité du couloir, qui n’avait pour éclairage que la phosphorescence de la salle précédente, je ne distinguais devant nous qu’un vague mouvement intermittent. Djeru secoua la tête face à la difficulté de l’obstacle et s’expliqua : « Il y a un étranglement à quelques mètres d’ici, et on ne peut passer qu’à la queue leu-leu. Les premiers ont déjà réussi à atteindre l’autre côté, mais l’oscillation des lames s’accélère après chaque passage. »

« Djeru, Hepthys est tombé, il faut… »

Mon équipier m’interrompit en m’empoignant le bras : « Qu’est-ce qui te prend ? » La colère fit voler en éclat son masque d’impassibilité, celui qui sied au chef. « Toi qui as perdu la totalité de ta moisson dans les Épreuves précédentes, tu devrais savoir que chaque mort y est glorieuse et non pas tragique ! En persistant à jouer les héros avec ton complexe du sauveur, tu ne fais qu’insulter et rabaisser le courageux sacrifice de nos compagnons de moisson. »

Je restai coi, abasourdi par ses propos ; je voulus jauger la réaction de nos compagnons, mais les ténèbres m’empêchaient de discerner leurs traits.

Djeru me repoussa, puis aboya une liste de noms, envoyant un à un les membres de la moisson vers les lames pendulaires. En regardant ceux-ci franchir l’obstacle, je m’aperçus que Djeru déterminait l’ordre de passage en fonction de la rapidité de chacun. Personne n’hésitait, ne discutait, ni ne tergiversait : le jeune homme connaissait par cœur leurs capacités respectives.

J’inspirai profondément et secouai la tête pour me ressaisir.

Tu ne connais pas ce monde, Gideon. Il fonctionne différemment, la mort elle-même y est différente. Alors, mets tes jugements dans ta poche avec un mouchoir par-dessus ! Pourtant, le souvenir d’Hepthys et de sa mort atroce se rejouait sans cesse dans mon esprit, au rythme des lames qui se balançaient plus loin.

L’un après l’autre, mes équipiers traversèrent le piège et, très vite, il ne resta plus que Djeru, les jumeaux Setha et Basetha, et moi, enveloppés dans un silence que seul le macabre sifflement du piège infernal venait troubler.

Rien que le sifflement ? Prenant brusquement conscience que l’on entendait plus l’ammout, je fis volte-face : il ne restait plus rien dans la salle, à l’exception de quelques taches de sang éparses.

Djeru, lui aussi, prit note de cet inquiétant silence. « Nous devons partir d’ici », insista-t-il en hochant la tête vers moi. Tout à coup, l’ammout surgit à l’entrée du couloir et s’y engouffra brutalement avec un rugissement. Bien trop massives, ses épaules raclaient les parois, mais il continua de pousser en claquant des mâchoires, pour nous atteindre.

Obéissant à Djeru, Basetha se précipita entre les lames, talonnée par son jumeau. Au bout de quelques enjambées, cependant, l’odeur moite et cuivrée du sang nous assaillit : une lame traîtresse avait réduit Setha à l’état de quartiers de viande équarris.

Seize.

Par bravoure, par fortitude ou par simple inconscience, Basetha poursuivit sans s’arrêter et rejoignit ses compagnons au bout du couloir. Les implacables pendules oscillaient à présent à une vitesse étourdissante. Tirant son khépesh, Djeru s’accroupit pour protéger nos arrières de l’ammout qui nous rattrapait. Dans une grande inspiration, je recouvris mon corps de son aura protectrice et m’engageai dans le piège.

La première lame me faucha brutalement et, alors même qu’elle se brisait, elle me projeta contre le mur dans une pluie d’éclats de pierre et de métal. Djeru se baissa pour esquiver les débris et se retourna pour me dévisager, l’espace d’un instant, avant de s’élancer à ma suite lorsque je repris ma course folle, les dents de l’ammout clappant sur nos talons. Quand nous parvînmes de l’autre côté, mon corps entier semblait perclus de douleurs, et Djeru comptait de nombreuses entailles dues aux fragments de métal. Le reste de la moisson avait le mérite d’avoir dégagé notre point d’arrivée en pénétrant déjà dans la salle suivante.

Je tombai à genoux, mais Djeru me releva aussitôt pour m’entraîner en courant vers le centre de la pièce. « Je n’ai jamais vu quiconque, mage ou guerrier, accomplir pareil exploit, pantela-t-il en m’observant avec un regard lourd de méfiance.

« C’est tout autant un bienfait qu’un fléau », lui confiai-je, rongé par de sombres souvenirs.

Djeru hocha la tête, perplexe. « Tu demeures un mystère, mais je ne suis plus certain d’apprécier encore cette énigme-là », avoua-t-il.

Je voulus rétorquer, mais Meris décrivait déjà au reste de la moisson la découverte qu’il venait d’effectuer : « … Que quatre d’entre nous montent sur ces colonnes tronquées pour ouvrir la grande porte », expliquait-il en indiquant les quatre socles qui nous entouraient. Il manifesta ensuite son appréhension en hochant la tête. « Mais, à mon avis, la manœuvre va déclencher un mécanisme déplaisant. Ces quatre-là devront probablement rester sur les piliers pour maintenir la porte ouverte. »

« L’ammout est à notre poursuite, il va sans doute parvenir à traverser le couloir puisque Gideon a, euh, “neutralisé” le piège des lames », les avertit Djeru en me lançant un coup d’œil, avant de se tourner vers les rugissements et les grattements provoqués par le passage en force de la bête.

Après un bref instant d’hésitation, quatre volontaires se dirigèrent vers les fûts, mais Djeru arrêta l’une d’entre eux. « Masika, je te demande de prendre la place de Tausret. »

Les deux adeptes concernées s’entre-regardèrent, puis obtempérèrent à contrecœur : Tausret réintégra les rangs, et Masika se dirigea vers les piliers.

« Pourquoi cette permutation ? » demandai-je.

Djeru affichait une mine grave, visiblement tiraillé par ses responsabilités. « Tausret fait partie des survivants les plus forts, se justifia-t-il. J’ignore ce qui nous attend, mais Masika représente une perte plus acceptable que Tausret. »

« Laisse-moi rester, insistai-je en regardant les quatre adeptes derrière moi. Je pourrais… »

« N’as-tu donc aucune ambition ? cracha Djeru avec mépris. Te sacrifierais-tu en vain pour prolonger le combat de trois d’entre eux seulement, en abandonnant tout le reste de ta moisson alors que celle-ci a besoin de toi pour grimper le plus haut possible ? » Son regard exprimait un mélange de dégoût et de colère grandissante. « Nous connaissons tous le prix des Épreuves, nos propres capacités et limites, les forces et faiblesses de nos frères et sœurs. Nous nous hissons afin de nous assurer la meilleure situation dans l’Au-delà, et il ne fait aucun doute que nous aurons besoin de toi pour affronter les prochains défis. »

Puis Djeru se tourna vers les quatre adeptes qui attendaient de monter sur les colonnes. « Mes frères, mes sœurs, nous nous reverrons dans l’Au-delà », les exhorta-t-il.

Les volontaires échangèrent un regard, puis, comme un seul homme, grimpèrent sur les socles. Aussitôt, ceux-ci se mirent à s’enfoncer dans le sol, et une immense porte s’ouvrit de l’autre côté de la salle. Cependant, au même moment, d’autres panneaux coulissèrent lentement le long des murs, révélant les formes obscures de bêtes terrifiantes, réveillées par le frottement des dalles de pierre. Derrière nous, je vis les mâchoires de l’ammout pointer à la sortie du couloir, faisant voler des éclats de pierre tandis qu’il forçait le passage.

Nous nous ruâmes vers la sortie. Lorsque nous entrâmes dans la salle suivante, nous nous retournâmes une dernière fois, pour voir nos quatre camarades descendre des piliers, arme à la main. Aussitôt, l’immense porte de pierre commença à se refermer, étouffant le maigre et fol espoir que j’entretenais de voir mes équipiers parvenir à nous rejoindre. Nous vîmes ainsi l’ammout se précipiter vers eux tandis que les formes obscures d’autres chimères longeaient furtivement les parois de la salle, puis ils disparurent à notre vue.

Nous restâmes immobiles, nous accordant un moment pour reprendre notre souffle, puis nous poursuivîmes notre chemin.

Douze.


Plusieurs heures plus tard, nous avions enfin atteint le dernier niveau de la pyramide. La salle où nous nous trouvions se révélait plus vaste et majestueuse que toutes les précédentes : entièrement recouverte d’or, elle était illuminée par une multitude de braseros en bronze. Bontu en personne y était présente, assise sur un trône au sommet d’une volée de marches, entourée de ses vizirs, et nous toisait froidement. Derrière elle, trois grandes portes chatoyaient dans la lumière vacillante, scellées de métal et des mystérieux cryptogrammes d’Amonkhet. Un bassin d’eau claire nous séparait de l’endroit où siégeait la déesse, cruelle évocation du premier défi de l’Épreuve.

Nous n’étions plus que neuf. Tant de salles, chacune conçue pour faucher toujours plus d’adeptes : s’il nous était arrivé de franchir certains pièges sains et saufs, d’autres pièces, en revanche, avaient bien plus souvent eu raison de nous, dérobant de précieuses vies en dépit de nos plus grands efforts. Là, devant Bontu, nous n’avions rien de triomphant. Meris, les yeux rouges, un bras couvert de morsures sanglantes, souffrait de haut-le-cœur. Dans la toute dernière salle, une avalanche de scarabées carnassiers avait jailli en effet des murs et dévoré Imi, qui avait malheureusement trébuché tandis que nous tentions d’atteindre la sortie en escaladant tant bien que mal un mur incroyablement élevé. Quand Meris avait tenté de l’extraire de la masse grouillante, le bras d’Imi s’était détaché, et Djeru avait dû attraper Meris à son tour pour le sauver.

« Vous m’avez fait attendre », siffla Bontu, irritée.

Nos soupirs de soulagement à l’idée d’avoir réussi l’Épreuve s’évanouirent quand nous observâmes la salle déserte : des râteliers d’armes, des bassins d’eau claire. En y regardant de plus près, je distinguai des formes sombres et sinueuses ondulant sous la surface. « Des serpents aquatiques, m’expliqua Kamat en voyant mon regard. Ils sont venimeux. »

En scrutant les pièces d’eau, je repérai également un pont immergé qui s’étirait entre l’endroit où nous nous trouvions et l’estrade de Bontu. Cependant, à l’endroit où cette passerelle aurait dû s’amarrer, il n’y avait qu’une balance. Après un pénible silence lourd de griefs, Djeru prit la parole : « N’avons-nous donc pas achevé ton Épreuve, ô divine Bontu ? Que nous reste-t-il à accomplir pour obtenir tes faveurs ? »

La déesse crocodilienne cligna de ses doubles paupières, puis désigna la balance : « Seuls ceux qui peuvent payer le tribut ont le droit de traverser. »

« Quel est donc ce tribut ? » m’enquis-je.

Ses babines se retroussèrent sur ses longues dents d’ivoire. « Un cœur. »

« Un seul, pour nous tous ? s’étonna Djeru. Nous pouvons… »

« Chacun », assena la déité.

Je déglutis péniblement. Les membres de la moisson échangèrent des regards tendus ; j’en vis certains porter discrètement la main à leur arme.

« Bontu, nous avons certainement subi suffisamment de pertes pour te prouver notre valeur », hasardai-je.

Ses yeux redoutables s’étrécirent. « L’arrivée des Âges est imminente, or vous êtes trop nombreux. Payez la dîme ou bien échouez et périssez ! »

Je fixai la déesse, sidéré. Nous sommes trop nombreux ?

Un cri de surprise retentit. Je me retournai, horrifié, en voyant un adepte tomber, la dague de Neit plantée dans le dos. Après quelques incisions grossières dans la poitrine de sa victime, Neit s’élança vers la balance, ses mains sanglantes serrées autour de l’organe qu’elle venait de prélever. Kamat rampa vers elle pour la renverser d’un grand coup de queue. Profitant de cette rixe entre Neit et la naga, Basetha s’empressa de ramasser le trophée tombé au sol et le jeta sur la balance psychostasique. La passerelle scintillante s’éleva, permettant à la cynocéphale de franchir les eaux infestées de serpents. Elle s’agenouilla ensuite aux pieds de Bontu et, sur un signe de tête de la déesse, les vizirs lui remirent un cartouche.

La salle exhalait un parfum de terre humide, touffu et déplaisant. Une flèche vola vers moi et se brisa contre ma peau, éveillant à nouveau les rides de lumière dorée. Je me retournai juste à temps pour voir Tarik s’écrouler en lâchant son arc, le crâne défoncé par le casse-tête de Nassor, dans un horrible craquement d’os. Tandis que le minotaure tirait un couteau de sa ceinture pour récupérer son butin, Neit se releva, un cœur de naga entre ses mains écarlates.

La scène entière se déroula dans un grand silence : aucun cri ni sommation, rien que, de temps à autre, le fracas du métal des armes et le bruissement d’une lame qui s’enfonce dans les chairs. Les duels ne duraient guère, se limitant à une ou deux passes, tout au plus, car chaque combattant connaissait toutes les ruses de son adversaire.

Je restai paralysé au milieu de ce carnage, des reflets dorés ondoyant de temps à autre sur ma peau.

Soudain, des paroles brisèrent le silence. Djeru et Meris se faisaient face, la main sur leur arme, une accalmie dans la tempête.

« Je refuse de te tuer, tu es mon frère, déclara Meris en éclatant de rire. Comme si je le pouvais… »

Djeru balaya la salle du regard. « Je ne puis te protéger des autres », raisonna-t-il.

« La solution est évidente », conclut son ami avec un sourire contrit.

Djeru éloigna la main de sa lame, s’approcha de Meris et le prit dans ses bras. « Je m’arrangerai pour que tu ne souffres pas, mon frère. »

Meris lui rendit son étreinte. « Fais-moi signe au paradis. »

Les autres affrontements cessèrent à mesure que les vainqueurs se dessinaient et, très vite, tous les regards se braquèrent sur les deux amis. Djeru s’écarta de Meris pour le regarder droit dans les yeux et sourit, puis le poussa dans le bassin.

Les serpents venimeux convergèrent immédiatement vers Meris, et tandis que celui-ci remontait péniblement à la surface, Djeru se précipita pour lui maintenir la tête sous l’eau.

« Non ! » hurlai-je en courant vers eux. Deux adeptes, les mains rouges de sang, m’attrapèrent par les bras pour me retenir. Je les entraînai avec moi, luttant pour continuer d’avancer vers Djeru, puis toutes mes forces m’abandonnèrent brusquement. En levant les yeux, je croisai le regard insondable de Bontu, ses pupilles fendues fixées sur moi.

Regarde, Kytheon Iora ! Fais taire tes jugements et instruis-toi.

Réalité cruelle
Réalité cruelle | Illustration par Kieran Yanner

Je retombai, le corps atone, entre les mains des deux adeptes, en regardant, impuissant, Djeru noyer son frère. Je m’aperçus alors qu’il marmonnait une invocation funèbre tandis que Meris se débattait : « Repose, mon frère, dans la fraîcheur de l’onde, dans le calme éternel de la mort. Tu as parcouru un long chemin, et j’agis ainsi, à présent, afin de préserver l’intégrité et la pureté de ton corps, qui ne sera que passagèrement raidi par le poison dans tes veines et l’eau dans tes bronches. Puissent les Âges arriver bientôt, et le Dieu-Pharaon revenir pour nous conduire tous dans l’Au-delà ! »

Sa voix se brisa sur les derniers mots, et les soubresauts de Meris faiblirent. Je tombai à genoux ; mes deux gardiens me relâchèrent pour aller récupérer les cœurs qu’ils avaient si chèrement acquis.

Djeru sortit de l’eau le cadavre de Meris, le souffle court. « Les valeureux aspireront à l’excellence. La suprématie sera récompensée dans l’Au-delà », récita-t-il à voix basse, puis il plongea son couteau dans le corps de Meris en serrant les dents.

Pendant ce temps, les autres vainqueurs se dirigeaient vers la balance pour y déposer, l’un après l’autre, leur paiement. Djeru fut le dernier à s’y rendre, le cœur de Meris dégouttant entre ses paumes. Il franchit la passerelle, la tête haute, en essayant de cacher le léger tressaillement de ses mains. Lorsqu’il vint s’agenouiller devant Bontu pour recevoir son cartouche, le pont s’enfonça silencieusement dans l’eau.

Je me sentais envahi de colère, non contre Djeru et les autres, mais contre Bontu, et même Oketra. Je restai planté là, les poings serrés.

« Et quelle leçon dois-je en tirer ? » vociférai-je en direction de la déesse, ma voix résonant contre les marches de pierre glacée. Les flammes des braseros crépitèrent et les ombres vacillèrent. Tous les regards se tournèrent vers moi.

« Est-ce cela que je devais voir ? Que tu exiges le massacre des innocents ? À quoi ces morts pourront-elles bien servir ? Quel délirant travestissement de la divinité et de la foi est ce miroir aux alouettes ? »

Faisant fi de la clameur d’outrage qui s’éleva parmi les vizirs de Bontu, je plongeai dans le bassin pour nager vers l’estrade. Les serpents convergèrent vers moi, mais un éclat doré parcourut ma peau, et ils battirent en retraite, étourdis, leurs crochets brisés. Je me hissai hors du bassin et me dressai devant la déesse, que je foudroyai du regard.

Les vizirs s’avancèrent, les bras levés, en position de défense, la magie crépitant au bout de leurs doigts, mais Bontu leva la main. Impérieuse, elle me toisa du haut de son trône, museau baissé vers moi. Je ne fis aucun cas des regards horrifiés et indignés du reste de ma moisson.

« Tu n’as pas payé ton dû », me reprocha la déesse de sa voix rocailleuse.

« Il est ici, la provoquai-je en me frappant le torse. Viens le prendre ! »

Un long silence s’installa, puis Bontu s’esclaffa, dans un sifflement qui alla crescendo : « Toujours autant d’audace ! » Elle se leva. « Et, pourtant, toujours aussi ignorant de nos traditions. »

Je chancelai. Bontu saurait que je ne suis pas d’Amonkhet ? m’étonnai-je. Naturellement, c’est une déesse, mais, dans ce cas, peut-être n’ignore-t-elle donc pas que Bolas est, lui aussi…

« Tu parles en hérétique », m’accusa Djeru. Sa voix tremblait, empreinte autant de rage que d’angoisse. « Tu remets en question notre foi et nos usages ; tu ne vaux guère mieux que Samut ! »

« Ce n’est pas un hérétique, siffla Bontu, car il n’a pas encore trouvé sa foi. »

Je frissonnai.

« Tu t’es lancé dans mon Épreuve en quête de réponses, Kytheon Iora, mais tu as oublié de poser les bonnes questions. » Bontu se leva de son trône, sa silhouette massive dominant toute l’assemblée. « Tu en as appris davantage sur nous, sur nos exigences », reprit-elle, un autre rire strident jaillissant d’entre ses crocs. « Tu as vu que seules comptent l’excellence, et l’ambition sous sa forme la plus noble. Pourtant, je ne décèle nulle compréhension dans ton cœur, seulement le jugement que tu nous portes. »

Le lent battement reptilien de ses paupières et le sentiment qu’elle aussi lisait en moi comme dans un livre me privaient de toute répartie, aussi me tournai-je vers les adeptes. « Comment faites-vous pour ne pas douter — de la nécessité de ces morts innombrables, de la promesse de votre Dieu-Pharaon ? Et s’il n’était pas ce qu’il prétend ? Et si… ? »

« Assez d’hérésies ! » m’interrompit Djeru en dégainant son khépesh. Les autres adeptes se rapprochèrent, mais, là encore, la voix de Bontu nous figea : « Tant de naïveté ! »

Elle tendit un doigt vers moi, et je me retrouvai soudain privé d’air. Je suffoquai, transpercé par ses paroles.

« Tu ne cherches qu’à satisfaire ta conception de la justice. Ton désir éperdu de justifier l’orgueil démesuré dont tu as fait preuve par le passé bride ton ambition. » Elle arbora un sourire méprisant. « Je te vois futile et égoïste. »

Je me tournai vers mes compagnons, mais ne rencontrai que des regards durs et des yeux accusateurs. Je demeurai pétrifié, incapable de respirer, la voix de Bontu résonnant dans ma tête pour que moi seul l’entendît : Toi qui as passé tellement de temps à chercher la foi, Kytheon Iora, tu ignores tout encore à son sujet. Ils doutent, évidemment, car le doute est l’ombre que projette immanquablement la lumière de la foi : plus la foi est forte, plus l’ombre de l’incertitude s’intensifie. Malgré cela, frustrés par les divinités complaisantes, leur ambition les pousse à se distinguer de la masse, à viser toujours plus haut. Quand seras-tu capable d’en faire autant ?

Elle ébaucha un sourire, puis s’exprima de nouveau à voix haute : « Ils sont à moi, tout comme moi, j’appartiens au Dieu-Pharaon. »

« Puisse-t-il revenir bientôt et nous juger valeureux ! » débitèrent de concert adeptes et vizirs.

Enfin, Bontu se détourna de moi, et je tombai à genoux en toussant, l’oxygène emplissant brutalement mes poumons.

« Quitte mon temple ! »

La puissance de ce décret vibra jusqu’au plus profond de moi-même, et je me retrouvai à marcher librement, les autres s’écartant pour me regarder passer. J’empruntai la plus petite des portes situées derrière le trône de Bontu et eus la sensation de flotter dans un songe jusqu’à l’extérieur, où je me retrouvai, je ne sais comment, mais ébloui, baigné par l’éclat vermillon du second soleil. Je levai les yeux. Celui-ci semblait plus proche que jamais de sa position ultime, entre les cornes.

Loin de mieux comprendre ce monde, je me retrouve avec de nouvelles questions : sur celui-ci, sur moi-même —

sur tout.

Des bruits de pas attirèrent mon attention. Un cortège de consacrés sortait également du temple de Bontu pour emmener les morts en procession, déjà emmaillotés de gaze blanche. Lentement, je compris : les consacrés étaient les dépouilles des adeptes tombés au combat ! Tous les indices convergeaient : les membres amputés, cette docilité muette, les cartouches incomplets qu’ils portaient…

Leur simulacre de vie représente-t-il une faveur ou un carcan ? Ces dieux sont-ils de bienveillants démiurges ou les suppôts corrompus de Nicol Bolas ? Les Épreuves et leur cruauté sont-elles une funeste perversion de ce monde ou bien la mort est-elle réellement la plus haute aspiration sur ce plan où tout s’achève dans la morte-vie ?

Dans le ciel, le soleil pourpre poursuivait sa course laborieuse, quoique inexorable, pour marquer l’arrivée de Bolas, le retour du Dieu-Pharaon. Le mantra résonna dans mon esprit : Puisse-t-il revenir bientôt et me juger valeureux.

Je serrai les poings, puis arrachai le cartouche à mon cou pour le jeter à terre.

Assez valeureux, en tout cas, pour le détrôner.


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