Histoire précédente : Le dernier espoir d’Innistrad

Une rancune vieille de mille ans trouve aujourd’hui son cataclysmique dénouement.

Pour Sorin, ce sont tout à la fois la souillure et la destruction de son fief ancestral, l’annihilation d’Avacyn et la libération d'Emrakul qui ont mis le feu aux poudres.

Pour Nahiri, c’est la trahison d’un ami, un millénaire d’emprisonnement dans le Helgruft et la destruction de son cher Zendikar.

Or, lorsque deux Planeswalkers parmi les plus anciens s’affrontent, ce sont des plans entiers qui en pâtissent.


Jeton Indice | Illustration par Cliff Childs

Ils surnommaient Nahiri l’« Annonciatrice ». Ces fanatiques et sectateurs n’avaient pas tort, et ils l’avaient suivie jusqu’en ce lieu, leur nombre croissant sans cesse, pour être témoins de son œuvre sur Innistrad. Non seulement ils lui étaient dévoués, mais ils servaient aussi à lui rappeler qu’Innistrad n’avait désormais plus d’autre raison d’être que l’assouvissement de sa vengeance.

Le bourdonnement de leur indistincte litanie résonnait dans le manoir alors qu’elle dévisageait le vampire dans toute sa hideur. Des lèvres béantes révélaient ses terribles crocs, et ses yeux, escarbilles d’ambre plongées dans des globes emplis d’encre, la fixaient en retour, mais sans la voir. Ses vêtements somptueux suggéraient une vie de fastes. Dans la mort, en revanche, il était habillé de la paroi qui l’enchâssait, de même que ses congénères par dizaines alentour, tous tués de sa main au manoir Markov.

En dépit du plaisir que lui procurait cette hécatombe, Nahiri exécrait cet endroit : comme une grande partie de ce plan, il suintait l’insupportable odeur de Sorin. Malgré tous les efforts de la lithomancienne pour broyer et refaçonner ce lieu selon ses désirs, celui-ci restait imprégné de l’essence même du vampire. Néanmoins elle se devait d’être là, pour veiller à ce que tout se déroule comme elle l’avait prévu.

La vengeance était certes une entreprise délicate, mais Nahiri avait disposé de mille ans pour ourdir la sienne.

Tout un millénaire.

Cette éternité lui avait amplement suffi pour envisager ses représailles sous tous les angles, à tous les niveaux, à en dérouler le scénario et à les parfaire jusqu’à que toutes les pièces soient en place, pour parvenir à une stratégie imparable.

Tandis qu’elle traversait la carcasse éclatée de ce qui avait été le manoir, elle s’autorisa l’esquisse d’un sourire : acteurs et décor était effectivement prêts, comme elle les avait mis en scène ; il ne manquait plus que Sorin, et il serait bientôt là.

Cette fois, elle lui réservait une surprise, un bestiaire rassemblé quand on lui avait rapporté que Sorin venait à sa rencontre accompagné d’une armée. Certes, elle avait aussi la troupe de ses fidèles à lui opposer, mais vengeance rimait avec prévoyance.

Les premières forces vampiriques à apparaître furent les porte-étendards, chevaliers recouverts de rutilantes armures de plates qui tenaient bien haut leurs gonfanons au manche d’ébène. Des centaines de leurs semblables les talonnaient, et tous prirent position sur un tertre, face au manoir.

Nahiri observa cette procession depuis l’arche magistrale qui subsistait de l’entrée du château. Lorsque Sorin émergea enfin des rangs de son contingent rassemblé, la lithomancienne crispa les mâchoires. Elle le vit s’adresser à ses lieutenants autour de lui, mais elle était trop loin pour comprendre ses paroles.

Illustration par Igor Kieryluk

Ses propos n’avaient de toute façon aucune importance : tout serait bientôt terminé. Épée en main, de l’ombre du manoir où elle se trouvait, Nahiri sortit dans la lumière morne du jour, s’avança sur la chaussée fracassée et s’apprêta à accueillir Sorin.


Dans un crissement métallique, elle dégagea sa lame de la plaque thoracique ciselée d’un vampire, où elle était encore fichée. Le cadavre en rejoignit d’autres, étendus autour d’elle en demi-cercle. Les poumons brûlants, elle bondit par-dessus les corps pour affronter une nouvelle vague d’attaquants.

Ils étaient si nombreux !

Pourtant, un seul l’intéressait.

Une hache apparut dans son champ de vision, une lame noire, et des fumerolles pourprées dans son sillage. Nahiri l’esquiva et planta la pointe de son épée dans la gorge d’un autre assaillant qui lui arrivait par la droite. Une poussée de sa main libre vers le bas, et le sol se cava sous elle ; lorsque la hache revint pour un second assaut, celle-ci se planta dans la roche au bord de la concavité. L’impact déclencha une pluie de pierres, mais Nahiri les attrapa de sa magie et les projeta au visage du porteur de la hache.

D’autres vampires l’encerclèrent. L’un d’eux, une femelle resplendissante dans son armure blanc émaillé, s’avança, son épée pointée vers le sol, et la lithomancienne remarqua que l’arme se composait de deux lames formant une double hélice et se rejoignant en une pointe acérée. Sans quitter Nahiri des yeux, la vampire lui lança : « Tu ne t’échapperas pas ! »

La lithomancienne inclina la tête de côté, haussa un sourcil et s’étonna : « M’échapper ? »

« Quand nous aurons remporté la bataille, poursuivit la vampire caparaçonnée de blanc, je m’abreuverai de ton sang dans… » C’est alors qu’une corniche de marbre lui fracassa la mâchoire, lui pulvérisant les crocs. Nahiri avait saisi le fragment d’encorbellement parmi le tourbillon de débris qui lévitait au-dessus d’elle. Elle en avait assez entendu. La vampire s’écroulait à peine que, déjà, le même bloc frappait une escouade d’autres suceurs de sang, qui bientôt ne furent plus qu’un amas de corps et de têtes pilonnés. La corniche sanglante tournoya dans l’air, projetant des gouttes de sang dans toutes les directions.

Nahiri en essuya une de sa joue. Si la stratégie de Sorin consistait à tenter de l’éreinter avant de l’affronter, il se fourvoyait, car mille ans passés dans le Helgruft lui procuraient des réserves d’énergie pour plusieurs vies, et s’il s’agissait d’éliminer tous les vampires qui la séparaient de lui, qu’à cela ne tienne !

Elle le savait dans les parages. Autour d’elle, le combat faisait rage dans ce qui avait jadis été, elle s’en souvenait, la grand-salle du manoir, à présent noire de vampires et de sectateurs en train de s’entre-massacrer. Elle scruta le désordre, espérant apercevoir une crinière blanche ou…

Des yeux jaunes et cruels ! L’espace d’un instant, ceux-ci la fixèrent, avant d’être avalés par la cohue des combattants.

Nahiri eut soudain la gorge sèche et son cœur lui martela la poitrine ; toute la rage contenue des mille dernières années lui monta au gosier et jaillit en un cri : « Sorin ! »

Elle concentra sa volonté sur le sol en pente et, saisissant psychiquement chacune des énormes dalles de pierre, elle tira dessus d’un coup sec avec son esprit. Dans un grondement de pierre, un mur jaillit de part et d’autre, jusqu’à une hauteur de près de quatre mètres, pour aménager, sur toute la longueur de la salle, un couloir la retranchant de la mêlée. Elle se tenait à une extrémité de cette galerie, Sorin à l’autre.

Seuls quelques combattants les séparaient encore, soit une vingtaine de vampires et au moins le double de sectateurs, tous absorbés par la bataille. L’un des vampires se jeta toutefois sur Nahiri, mais sa vengeance était trop proche à présent pour qu’elle se laissât distraire. Un mouvement de l’index, et une lance de pierre jaillit soudain du sol. L’arme empala le suceur de sang par-dessous son plastron d’armure, lui perforant l’abdomen, pour ressortir avec un grincement à travers l’acier rouge de sa spalière. Le vampire s’affaissa sur la lance, et la lithomancienne le contourna tandis qu’il croulait lentement sur la hampe de pierre.

« Sorin ! » s’écria-t-elle de nouveau, la voix aussi forte et glacée que le roc qu’elle maniait. Elle avançait d’un pas régulier et déterminé, alors qu’autour d’elle d’autres pieux fusaient du sol et empalaient indifféremment vampires et sectateurs.

Bientôt, il ne resta plus qu’eux deux.

La dernière fois qu’elle avait vu Sorin, le visage du vampire avait été l’ultime image à s’imprimer sur ses rétines avant que la solitude du Helgruft ne l’engloutisse. Aujourd’hui, il était tel qu’elle se le rappelait, mais sans cet affaiblissement qu’elle lui avait connu lors de leurs retrouvailles. Il portait également la même armure, mais celle-ci était éclaboussée de sang, ce qui colorait d’un éclat barbare la gemme rouge qui lui ornait la poitrine. Son épée aussi portait des traces de carnage. Son visage, si coutumier de ce demi-sourire sarcastique, était à présent creusé de sinistres rides qu’elle ne lui avait jamais vues, mais qui lui procurèrent une profonde satisfaction.

« Tu as vraiment convié le ban et l’arrière-ban de tes amis à nos retrouvailles, ironisa Nahiri, passant entre deux piques dégoulinantes. Dommage que tous n’aient pu venir ! » Elle savait qu’évoquer Avacyn le blesserait, mais aucun sarcasme ne vint répondre à sa raillerie. Sorin leva simplement une main d’albâtre, projetant vers Nahiri des traînées d’énergie fuligineuse. C’était la mort qui fusait, la mort qu’il lui destinait. D’évidence, il ne comptait s’embarrasser ni de discours lyriques, ni des règles du duel. Qu’elle meure lui suffirait. Nahiri observa son adversaire, sans bouger, tandis que les sinistres griffes de fumée se tendaient vers elle.

Pourtant, elles ne l’atteignirent pas : elles se séparèrent soudain, filant dans plusieurs directions, traçant dans l’air les contours d’une forme invisible. Sorin lança une seconde salve de magie mortifère, à l’instant même où la première lui revenait de plein fouet, en un staccato de sifflements suraigus. Sorin plia le genou, se mordant la lèvre sous la douleur et, entre les plaques de son armure, une vapeur noire s’éleva de ses blessures.

« Tu dois avoir une bien piètre opinion de moi si tu m’imaginais vulnérable à ton attaque, déclara Nahiri quand le second assaut retourna lui aussi à son envoyeur. La magie emprunte le canal des lignes ley, qui traversent elles-mêmes la roche, et nous connaissons tous deux l’emprise que j’ai sur celle-ci. Alors, je t’en prie, Sorin, recommence si tu as du temps et de l’énergie à perdre ! le défia-t-elle en le contournant. J’ai conduit Emrakul à ta porte, et tu me prends toujours pour une enfant ? »

Il s’ensuivit un long silence. Voilà où les avaient conduits plus de six mille ans d’un passé commun. Scrutant les yeux de Sorin, Nahiri se demanda s’il se faisait la même réflexion. Ils avaient été amis, autrefois, du moins l’avait-elle cru et, à présent… À présent, elle allait assouvir sa vengeance. Enfin, elle prit la parole : « Mille ans, Sorin. Tu m’as enfermée pendant tout un millénaire. »

« Et pourtant, tu es là, répondit le vampire, que les bouffées noires faisaient tousser. Tu aurais dû t’en aller. »

« C’est ce que j’ai fait : je suis retournée sur Zendikar, pour retrouver mon plan anéanti par les Eldrazi. Et tu n’as rien fait pour les en empêcher ! » Elle leva son épée au niveau de la gorge de Sorin. « Tu nous a condamnés, moi et mon monde. »

« Quand tu as accepté d’emprisonner les titans sur Zendikar, tu connaissais les risques. Tu savais que leur évasion était une éventualité. »

« Certes, mais nous avions un pacte, rétorqua Nahiri, que la colère et le ressentiment commençaient à échauffer. Au cas où ils s’échapperaient, Ugin et toi deviez venir m’aider. Or, quand cela s’est produit, vous n’avez ni l’un ni l’autre levé le petit doigt ! À trois, nous les avions capturés ; à trois, nous devions les reprendre. Pourtant, il m’a fallu agir de moi-même. Pendant tout ce temps, je suis restée toute seule ! »

« Alors tu as décidé de condamner ce plan ? »

« J’ai assez joué les garde-chiourme, et Zendikar ne sera plus jamais une prison. Il fallait donc bien parquer Emrakul ailleurs. Tu t’es contenté de rendre ma décision plus facile à prendre. »

« Sorin, je suis tentée de laisser cette scène parvenir à son dénouement naturel », énonça une voix féminine aussi mélodieuse que péremptoire, au-dessus d’eux. Nahiri leva la tête et vit une vampire, parée d’une élégante armure de plates noire, en lévitation à la tête d’une bonne douzaine de ses congénères semblablement harnachés. Elle ne portait pas de casque, et son pâle visage ainsi que sa brillante chevelure cuivrée contrastaient avec le métal sombre de sa cuirasse. Il émanait d’elle une certaine grâce, et Nahiri reconnut une force comparable à celle de Sorin. Cette femme était une doyenne parmi les suceurs de sang.

« Je n’en doute pas, Olivia », répondit Sorin, toujours un genou à terre.

La dénommée Olivia pointa sa délicate épée d’acier noir vers la lithomancienne. « Ainsi donc, la voici ! » Sans même attendre confirmation, elle s’adressa à la kor : « Quoi que Sorin ait fait pour provoquer votre ire, je suis certaine qu’elle est justifiée, mais il mérite néanmoins tout autant mon aide, aussi ne puis-je vous autoriser à vider votre querelle. »

« Un autre ange gardien, Sorin ? Il n’est pas aussi réussi que le précédent », railla Nahiri. Elle fit un geste, et les dalles de pierre devant elle se mirent à rougeoyer de chaleur.

La vampire sourit. « Son attitude me plaît, Sorin, je dois l’avouer. Cependant… » À son signal, ses vampires fondirent sur la lithomancienne.

Les pierres avaient à présent atteint leur point de fusion et, avant que les créatures ne parviennent jusqu’à elle, son esprit les façonna en quatre lames identiques à la sienne, chacune brasillant d’énergie. Elle en prit une dans sa main libre, les trois autres se déployant au-dessus d’elle comme un phénix faisant la roue.

Illustration par Chris Rahn

« Ma vengeance m’appartient ! Je l’ai gagnée. C’est moi qui décide du sort de Sorin ! »

« Tu oublies que je t’ai épargnée ! s’insurgea ce dernier. Le Helgruft était une mesure de clémence. »

« De la clémence ?! s’indigna Nahiri, à deux doigts de le mettre en pièces. Les monstruosités en compagnie desquelles tu m’as enfermée pendant une éternité, je leur ressemble, désormais ! »

Sur ce, la lithomancienne enfonça ses épées dans l’une des dalles de pierre. Elle serra les poings, et les armes se mirent à vibrer. Le tremblement résonna à travers le sol, s’amplifiant jusqu’à s’étendre à toute la salle. Le bourdonnement sourd se mua en un grondement qui secoua les restes du manoir. Des rubans d’énergie ondoyèrent des mains de Nahiri et, canalisés par les lames, se propagèrent le long des murs, jusqu’à irradier chaque moellon du bâtiment.

Plusieurs monolithes infusés d’énergie ley surgirent autour d’elle, pointés vers l’extérieur en formant une sorte d’étoile.

Ensuite, le manoir tout entier chavira. Les cloisons qu’elle avait érigées pour les isoler des combats, Sorin et elle, basculèrent, et l’ensemble de la salle se mit à pivoter indépendamment du reste de la structure. Les fondations craquèrent comme les articulations d’une antique divinité qui se lèverait pour la première fois depuis une éternité ; il régnait un vacarme assourdissant, aux limites du supportable.

Bientôt, un autre bruit s’insinua dans son oreille, enflant au même rythme que la salle tournait. C’était un grincement râpeux et continu, qui n’était pas sans rappeler le chœur incessant des sectateurs, mais qui n’avait, pour sa part, rien d’humain, ni dans son origine, ni quant aux oreilles capables de le percevoir.

L’arche qui marquait le seuil de la salle tournoyait en même temps que l’immense pièce, de sorte qu’elle ne se trouvait plus en vis-à-vis de la chaussée qui menait au manoir. Lorsque la giration cessa enfin, l’arcade s’immobilisa devant un mur borgne. Le son suprasensible s’intensifia encore. À présent que la pierre s’était tue, plus rien ne l’atténuait, et Nahiri le sentit vibrer jusque dans ses mâchoires. Le moment était venu : de sa magie, elle détacha les pierres du mur, par couches successives, en les projetant dans des directions opposées.

Avant même qu’elle n’écarte la dernière rangée, celle-ci explosa dans une pluie de débris, et c’est alors qu’ils surgirent : des monstres par légions, boursoufflés et difformes, où l’on reconnaissait à peine les humains ou animaux qu’ils avaient été. Avec leurs chairs étirées par-dessus leur corps mutés au contact du titan eldrazi, telle une carapace réticulaire née d’une croissance anarchique, ils n’étaient désormais plus que les âmes damnées d’Emrakul.

Illustration par Darek Zabrocki

Depuis l’arrivée de celle-ci, Nahiri les avait rassemblés et enfermés dans son propre caveau, en prévision du cadeau qu’elle destinait à son vieil ami.

Ils s’élancèrent hors de leur prison, se déversant dans la grand-salle et convergeant dans sa direction. Elle ne broncha pas : n’était-elle pas accoutumée aux cauchemars ? Ils approchèrent en une hideuse horde et, à l’instant où ils auraient dû la piétiner, ils se contentèrent de la contourner. Retranchée au centre de son cercle de monolithes, elle leur était invisible. Les sectateurs avaient donné à ces blocs l’appellation de « cryptolithes », mais ceux-ci n’avaient rien de cryptique. Les Eldrazi suivaient les lignes ley, ce réseau de mana qui quadrille tous les mondes. Or, tout comme elle l’avait fait sur Zendikar six mille ans plus tôt, Nahiri avait pétri ces pierres pour plier les lignes ley d’Innistrad à sa volonté. Pour ces monstres, elle occupait un angle mort, elle n’existait pas.

Seulement, ce n’était pas le cas des vampires. Les Eldrazi se précipitèrent sur eux, et leur générale à la chevelure cuivrée, ainsi que ses soldats, se mirent prestement à écharper les monstruosités avec toute la sauvagerie qui les caractérisait.

Illustration par Karl Kopinski

Nahiri s’éloigna à reculons de la cohue, des blocs de pierre venant se mettre en place derrière elle à chaque pas, en un escalier improvisé, dont les marches l’amenèrent ainsi au-dessus du fracas des combats. Sorin avait compté la vaincre avec une armée de mercenaires, mais elle s’y était préparée ; il avait tenté de la battre en usant de sa magie, mais elle s’était également pourvue là-contre.

Pour autant, s’était-il, lui, prémuni contre ce dont elle était capable ?

Elle sentit justement le regard de Sorin se poser sur elle et, quand elle repéra celui-ci dans la cohue en contrebas, elle vit qu’il la fixait intensément. De ses mains pendait le corps désarticulé d’un sectateur, et du sang coulait sur son menton. Ce n’était pas la première fois qu’elle le voyait se repaître ainsi, mais jamais, pourtant, il n’avait paru aussi monstrueux, révélant enfin sa vraie nature : celle d’un monstre.

Sorin ne la quittait pas des yeux, même quand il se mit à grimper : rapide comme l’éclair, il escalada les parois gauchies, puis usa des pans de murs flottants comme d’un gué, sans lâcher le cadavre bringuebalant, à l’instar d’un félin en chasse, le pied sûr et rapide. Le temps que Nahiri parvienne aux vestiges éparses des voûtes du manoir, il était sur ses talons.

Mais c’était une kor de Zendikar : sauter d’un tremplin précaire à un autre était pour elle seconde nature ; lithomancienne de surcroît, là, dans un champ de décombres fait d’arcs-boutants, de tourelles et de corps de logis éparpillés aux quatre vents, elle était à double titre dans son élément. Elle se percha sur le rebord d’une haute fenêtre sertie dans un pan de mur qui flottait, défiant la gravité. Ses épées orbitaient au-dessus de sa tête, telles une couronne acérée dénotant sa domination sur le lieu. Le moment était venu de voir si Sorin parviendrait à la lui contester.

« Enfin, nous allons achever — sans interruption, cette fois — ce que nous avions entamé » annonça-t-elle au vampire. Celui-ci se redressa, juste après avoir atterri avec agilité sur un palier encore rattaché à un fragment de grand escalier, dont les quelques marches étaient toujours recouvertes d’un long tapis rouge, à l’extrémité pendant dans le vide, comme une langue d’animal mort.

« Es-tu si pressée de mourir ? demanda Sorin. À notre dernier face-à-face, mes forces étaient grandement diminuées, mais tu n’auras pas cet avantage aujourd’hui, je le crains. » Comme s’il s’agissait d’un gant, il jeta à Nahiri le cadavre du sectateur, qui, dans un craquement sinistre, percuta le mur encadrant la lithomancienne. « Or j’ai réellement l’intention de te tuer, cette fois. »

« Tu crois me faire peur ? »

« Peut-être pas pour l’instant, mais cela viendra. » Ses yeux n’étaient que cruauté, pure et primale.

« Je ne me défilerai pas avant que nous n’en ayons terminé, Sorin. »

« Au moins, là-dessus, nous tombons d’accord, jeune fille. »

Jeune fille ! Sans répondre à l’insulte, Nahiri projeta ses épées, sauf celle qu’elle tenait. Sorin parvint cependant à esquiver les lames, qui se plantèrent dans la pierre sous ses pieds. Pourtant, sans lui laisser le temps de recouvrer l’équilibre, Nahiri empoigna le palier de son esprit et le fit basculer.

Un instant, elle crut qu’il s’y agripperait, mais les doigts du vampire n’y trouvèrent aucune prise, et il tomba.

Le lourd tapis rouge claqua sous l’effet du brusque mouvement, ce qui permit à Sorin de l’attraper de justesse, pour ainsi se balancer au bout.

Nahiri se mit alors à démanteler les dalles du palier. À l’instant où la structure s’écroulait, Sorin lâcha prise, mais l’élan acquis dans une oscillation l’emporta jusqu’à une poutre isolée. De là, il bondit sur un mur éventré, puis sur une autre solive qui s’avançait de biais dans les airs. Toutes ces acrobaties parurent ne prendre qu’un court instant, tant Nahiri peinait à les suivre.

Soudain, il disparut, si rapide que, le temps qu’elle ajuste sa posture dans l’embrasure de la fenêtre pour suivre cet exercice de voltige, elle l’avait perdu de vue.

Pendant quelques secondes, elle scruta fébrilement ses environs immédiats, en quête d’un mouvement, puis il y eut un éclair d’acier, laissant à peine à Nahiri le temps de se faufiler à l’intérieur de la paroi. La lame de Sorin rebondit sur l’encadrement de fenêtre, dans un tintement assourdissant, qui se réverbéra dans la pierre.

Les paroles perfides du vampire lui parvinrent atténuées par les moellons : « Ma petite Nahiri, voilà bien des débordements pour un simple séjour dans le Helgruft, alors même que tu sembles tellement à l’aise dans la pierre ! »

Il se produisit alors un craquement sinistre, et une vive douleur traversa le flanc de la lithomancienne, comme un fer chauffé au rouge. Elle sentit que la pierre avait cédé et que l’acier lui pénétrait les chairs. L’épée se retira dans un crissement et, sans attendre le prochain coup, Nahiri se laissa glisser vers le bas, tombant ainsi soudain en chute libre, la main sur la brûlure à son flanc, qui était trempé.

Un morceau de balustrade dériva à sa portée, qu’elle tenta d’attraper, mais ses doigts, dégoulinant de sang, dérapèrent, et elle reprit sa dégringolade. Le paysage tournoya autour d’elle, puis se stabilisa abruptement quand elle percuta la surface de l’immense flèche d’une tour, qui s’étirait à l’horizontale sur toute la longueur d’un plafond éventré.

Quand elle eut recouvré suffisamment de force, Nahiri se releva précautionneusement, en s’appuyant contre un ornement en saillie de la flèche, à bout de souffle, et la bouche sèche malgré le goût du sang.

À un bruit de bottes devant elle, sur la flèche, elle leva les yeux : Sorin se redressait après l’avoir rejointe d’un bond. Il s’avança, sa haute silhouette la dominant, son épée levée et menaçante, comme mille ans plus tôt lorsqu’il l’avait vouée au Helgruft — à la différence que cette prison n’existait plus.

« Tu avais l’opportunité de me tuer, jeune fille. Tu aurais dû la saisir quand elle s’est présentée. » Nahiri ne décela aucune exultation dans la voix du vampire : c’était au contraire celle d’un mentor à sa protégée, pour lui donner une ultime leçon.

« Peut-être », répondit Nahiri, s’adressant davantage à elle-même qu’à Sorin. L’épée de la lithomancienne traînait à moitié au sol, tant la douleur lui tenaillait le flanc. Elle avait plaqué sa main libre sur la blessure, et ses doigts tremblèrent quand Nahiri baissa enfin les yeux pour regarder la plaie.

Tout ce sang !

Dans ce cas, qu’importait qu’elle en perdît un peu plus ! Elle prit une grande inspiration, puis répondit : « Quoi qu’il advienne, que je vive ou que je meure, je l’emporte, Sorin ! Regarde autour de toi, dit-elle, en indiquant le manoir d’une main affaiblie. Regarde bien ce que j’ai fait subir à ton royaume. » Elle pointa le doigt vers sa gauche : au loin, au-dessus de la ville de Thraben, se dressait Emrakul. « Cette fois, ton ange bien-aimé ne s’interposera pas. »

D’un coup d’épée, Sorin dépouilla Nahiri de sa lame. « Ce que tu m’as volé en Avacyn, je le regagnerai dans ton sang ! » Avant même qu’elle n’ait le temps de réagir, les crocs du vampire lui déchiraient le cou, aspirant vers sa jugulaire tout le sang de son corps, qui obéissait à l’irrésistible appel en lui brûlant les veines. Sorin s’abreuva à grandes lampées, tout à sa soif, et Nahiri y vit sa chance.

Elle s’appuya contre le mur dans son dos, qu’elle persuada de l’envelopper sur ses deux flancs. Chaque battement de cœur lui était un supplice, mais elle parvint à murmurer : « Moi aussi, je sais mordre, Sorin, et mes dents sont plus longues que les tiennes. »

La maçonnerie les recouvrit tous deux, et plusieurs rangées de pointes en pierre s’enfoncèrent dans le corps de Sorin, depuis les jambes jusqu’au thorax. Il lâcha son épée, et un cri de souffrance lui échappa. Nahiri se libéra, puis se glissa hors des moellons, laissant Sorin à leur étreinte. Ceux-ci se replièrent sur lui jusqu’à l’enserrer. Lorsque Nahiri en eut terminé, le vampire était suspendu en l’air, prisonnier de Nahiri et de sa magie, incapable de se transplaner. Les éperons de pierre lui taraudaient les entrailles, le maintenant dans des affres de douleur incompatibles avec la concentration nécessaire pour s’y dérober.

La kor fit alors pivoter Sorin et son carcan en direction des plaines vallonnées que surplombait le manoir. Le vampire tenta de s’exprimer, mais ne parvint qu’à émettre un hoquet étranglé, tandis que Nahiri escaladait le pilori qu’elle venait de forger. Ce qu’il avait à dire n’avait aucune espèce d’importance ; ce qu’elle voulait, c’est qu’il l’entende, elle. S’agrippant d’une main au sommet du bloc, elle se pencha de façon à pouvoir lui murmurer à l’oreille : « Je t’ai épargné, faisant montre de la même clémence que toi. »

Illustration par Cynthia Sheppard

Au loin, sous une barre de nuages sinistres, se tenait Emrakul.

Sur ces entrefaites, Nahiri se transplana d’Innistrad, abandonnant Sorin au même sort que son monde.


Emrakul occupait tout l’horizon. Le vampire ne pouvait que contempler la fossoyeuse d’Innistrad, qui progressait lentement sur la Gavonie, en direction de Thraben. Peu lui importait, désormais, le sort de la population, mais ce plan lui appartenait, et c’était à Thraben qu’il avait créé Avacyn pour protéger celui-ci. Assister ainsi à sa destruction lui était supplice plus cruel que les crocs de pierre qui lui déchiraient les entrailles.

Sorin le sentit avant de l’entendre : du métal frottant la pierre, dans un long crissement qui parcourait de bas en haut l’arrière de son sarcophage de pierre.

« Il me semble que je préfère celle-ci », déclara une voix moqueuse. Olivia apparut alors dans son champ de vision, lui masquant la vision apocalyptique qui s’étalait sous ses yeux, l’épée de Sorin à la main.

« Olivia, parvint à articuler Sorin entre ses dents, libère-moi ! »

« Même si j’en étais capable, pourquoi le ferais-je ? Avacyn est morte, Nahiri a pris la fuite ; j’ai rempli ma part du marché. » Elle eut un rire cruel. « N’est-ce pas une victoire ? Alors fais donc contre mauvaise fortune bon cœur : après tout, tu es de retour chez toi, dans ton fief. Pour ce qui me concerne, poursuivit-elle en examinant le tranchant de l’épée, le titre “Olivia, Souveraine d’Innistrad” me plaît assez. »

Tout vestige de patience que possédait encore Sorin s’évanouit dans un accès de désespoir. Ce monde était condamné ; Olivia représentait sa seule chance d’en réchapper. « Écoute ! » marmonna-t-il, luttant contre la pierre intraitable. Olivia jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, mais resta coite. « Ne comprends-tu pas ce qui va se produire ? Tu as vu son œuvre, ce dont elle est capable ! énonça-t-il de plus en plus vite, la voix cassée. Tu vas avoir besoin de mon aide pour l’affronter ! »

Sorin n’apprécia guère la manière dont Olivia le regardait : elle était l’araignée, et lui la mouche. « Écoute-moi ! répéta-t-il. Quelle sera ta victoire si ce monde disparaît demain ? »

« Avacyn a péri, et toi, répliqua-t-elle en appuyant la pointe de son épée contre sa joue, tu n’es plus un obstacle. Je considère que c’est une victoire. » Olivia lévita alors hors du champ de vision de Sorin, qui s’emplit à nouveau d’Emrakul et de l’anéantissement qu’elle promettait à Innistrad.


La lune hermétique Histoires archivées

Ténèbres sur Innistrad Histoires archivées

Profil du Planeswalker : Sorin Markov

Profil du Planeswalker : Nahiri, la lithomancienne

Profil du plan : Innistrad