Histoire précédente : L’Âge de l’Éternité

« Lorsque le tout-puissant Dieu-Pharaon écrasa le monde sous son talon, advint un Âge innommé, qui engloutit Amonkhet sous la nappe purpurine d’un soleil rouge sang. Ainsi commença le règne de l’Âge de la Destruction, parachèvement du grand projet du dieu souverain, qui ne laissa derrière lui que ruine et dévastation tandis que les ténèbres annihilaient la cité toute entière. »


Samut courait inlassablement dans les rues de Naktamon.

Blur of Blades
Flou de lames | Illustration par Anna Steinbauer

Un petit groupe de survivants la talonnaient, Djeru accompagnant les plus lents afin d’assurer leurs arrières.

Fuyez la cité, réfugiez-vous dans le désert. L’ordre d’Hazoret brûlait perpétuellement en marge de ses pensées. Djeru et elle avaient obéi, abandonnant la déesse pour gagner la périphérie de Naktamon. En chemin, d’autres rescapés les avaient rejoints afin de combattre à leurs côtés ; malheureusement, certains les avaient rapidement quittés, fauchés par les multiples fléaux dont les dieux maléfiques accablaient leur cité. Réfugiez-vous dans le désert.

Endless Sands
Sables infinis | Illustration par Noah Bradley

Si cette étendue de dunes infinies et de sables étouffants avait longtemps été synonyme de mort et de danger pour les habitants de Naktamon et, aux yeux de Samut, le souvenir d’une bêtise aux funestes conséquences, elle représentait pourtant à présent leur dernière chance de salut.

Leur petite troupe bigarrée atteignit un bâtiment non loin de la ligne où, à peine quelques heures auparavant, l’Hekma se dressait encore. Le lieu, qui servait naguère de caserne aux vizirs de Kefnet responsables de l’entretien et de la réparation du dôme protecteur, semblait tout à fait abandonné, à l’exception de quelques grappes de sauterelles agglutinées çà et là. Invitant d’un geste ses compagnons d’infortune à s’abriter derrière l’un des murs, Samut escalada la paroi raboteuse afin d’observer les environs depuis le toit.

Devant elle, le désert d’Amonkhet s’étendait jusqu’à l’horizon. Balayées par les vents, les dunes ondoyaient en projetant des ombres inquiétantes ; Samut n’aurait su dire si leur remuement était le fruit d’un effet d’optique, du simoun ou des abominations qui s’y embusquaient. Elle savait en revanche que ces terres arénacées recelaient d’autres ruines, à moitié enfouies, qui leur permettraient éventuellement de se cacher pendant quelques temps — malheureusement, cela mis à part, elle était totalement désemparée.

À l’instar d’Hazoret, certains survivants devaient encore croire que le Dieu-Pharaon finirait par venir les sauver des ténèbres, car ils persistaient à invoquer son nom dans leurs cris de guerre et à prier à mi-voix pour que son retour réparât les torts qu’on leur avait causés. Samut, quant à elle, connaissait la vérité et n’aurait pas commis une telle erreur.

Une soudaine clameur au pied du bâtiment attira son attention et, baissant les yeux, elle remarqua que tous les rescapés pointaient le doigt vers la cité. Une brèche obscure s’était ouverte dans le ciel et de ses entrailles insondables surgit un être gigantesque à la peau dorée. Pendant un moment, Samut sourcilla, confuse, puis elle avisa les cornes vermeilles de la créature, et blêmit.

Il est là.

Certains poussèrent des acclamations de joie tandis que d’autres couraient déjà vers le lointain cœur de la cité, où le Dieu-Pharaon s’était posé. Mais alors, ce dernier leva les mains et un déluge de flammes noires s’abattit sur la cité.

Samut sauta du toit et, hurlant pour couvrir le tumulte ambiant, exhorta les survivants à s’abriter dans la caserne. Si elle ne put qu’assister impuissante à la mort d’un jeune minotaure, foudroyé par un trait igné tandis qu’il revenait vers eux, elle eut cependant le temps de voler au secours d’une fillette avemain qu’elle saisit dans ses bras avant de l’emporter vers l’abri et de la pousser vers les autres. Une fois tout le monde à l’intérieur, elle se mit à son tour à couvert. Djeru s’affairait à rassembler les habitants au centre de la pièce, loin des fenêtres et des entrées. Dehors, les trombes de feu martelaient les murs de leur refuge et des bâtisses environnantes avec une telle violence que les tremblements se répercutaient jusque dans leurs os, ponctués seulement par les sanglots étouffés des plus jeunes.

« Pou… Pourquoi le Dieu-Pharaon voudrait-il… ? » balbutia un jeune naga, sans doute à peine en âge d’être disciple, interrogeant les gens autour de lui de ses yeux apeurés.

« Le Dieu-Pharaon n’est qu’un mensonge, répondit Samut d’une voix assez forte pour être entendue de tous. Il n’a rien d’un grand rédempteur : c’est un intrus, un imposteur venu d’un autre monde. »

« Non ! C’est impossible ! Ce monstre assoiffé de sang ne peut être le Dieu-Pharaon que nous attendions ! » Un homme robuste et imposant se fraya un chemin tout devant. Samut le reconnaissait : c’était Masikah, de la moisson Ahn.

« Ne crois-tu donc rien de ce que tes yeux, tes oreilles et même ton cœur t’ont révélé ?! La mort de nos dieux ! La destruction de notre cité ! Ce sortilège de flammes infernales qui a jailli des griffes même du Dieu-Pharaon ! » lui asséna froidement Samut en le fixant droit dans les yeux.

« On nous a trompés ! Nos dieux ont été abusés ! » s’indigna une voix dans la foule en recueillant aussitôt une salve de cris approbateurs.

« Les dieux maléfiques sont ses hérauts, non ses adversaires, confirma Samut avant de poser une main sur l’épaule de Masikah. Il nous faut affronter la vérité et lutter pour notre survie ! » Puis elle fit de nouveau face au reste du groupe et reprit, en regardant chacun dans les yeux : « J’ai mis au jour l’histoire effacée de notre peuple et vu les ruines cachées dans les sables. » Sa voix s’adoucit peu à peu. « J’espérais de tout cœur me tromper ou avoir perdu la raison, et prouver la fausseté des hérésies que je découvrais. Malheureusement, mes pires craintes se sont avérées. »

Des murmures parcoururent l’assistance ; certains se renfrognèrent, d’autres se tournèrent vers Samut pour connaître la suite de son discours. Elle allait d’ailleurs poursuivre quand, brusquement, une douleur fulgurante lui transperça la poitrine, la forçant à courber l’échine en inspirant entre ses dents. Lorsqu’elle releva la tête, elle s’aperçut que tous ses compagnons étaient pliés en deux, poing contre le cœur, le visage figé dans une expression d’effarement ; l’un des plus jeunes ne put s’empêcher de vomir.

Quelle divinité nous a-t-on encore arrachée ? se demanda-t-elle.

Dominant sa souffrance, elle reprit sa harangue en choisissant ses mots avec soin : « Quatre de nos dieux ont déjà trépassé. Eh oui ! Quatre ! » s’exclama-t-elle pour couvrir les gémissements et lamentations des survivants. Quelques-uns hochèrent vivement la tête pour nier l’atroce vérité tandis que d’autres regardaient simplement dans le vide, hébétés. Elle insista : « Je ne vis que pour la gloire de mes dieux et je rejette les mensonges de l’imposteur. Nous devons faire face pour protéger notre monde et survivre ! Nous devons braver le grand intrus ! »

« Je suis avec elle. »

Samut se retourna, surprise, le cœur serré par l’émotion. Se détournant du jeune survivant qu’il réconfortait, Djeru s’était relevé pour s’adresser à ses concitoyens : « Samut est ma plus vieille amie. J’étais pourtant le premier à ne voir dans ses paroles qu’une ignoble hérésie lorsqu’elle a, pour la première fois, dénoncé la fourberie du Dieu-Pharaon. Mais depuis, il m’a été prouvé, bien plus que je ne l’aurais souhaité, qu’elle disait vrai. »

Un silence gêné s’installa, très vite brisé par le jeune naga : « Alors, qu’allons-nous faire ? » s’enquit-il en se tournant de nouveau vers les gens autour de lui.

« La question est plutôt : que pouvons-nous faire ? » geignit quelqu’un dans la foule. Des marmonnements d’approbation circulèrent.

« Bonne question, renchérit une autre voix, claire et assurée. Que pouvons-nous faire, en effet, contre des dieux maléfiques qui terrassent leurs semblables et contre un dragon qui fait pleuvoir des torrents de flammes ? » Les survivants s’écartèrent pour révéler Hapatra, qui s’avança devant l’assistance.

Samut jeta un coup d’œil à Djeru, puis reporta son attention sur la vizir pour lui répondre : « Hazoret nous a demandé, à Djeru et moi, de protéger tous ceux que nous pourrions et de nous cacher dans les dunes du désert, car le simple fait de survivre est un acte de résistance. » Voyant quelques têtes opiner, elle dégaina ses deux khépeshs. « Pour ma part, je retourne dans la cité. »

Elle gagna la porte à grands pas avant de se tourner une dernière fois vers ses compagnons : « Je ne demande à aucun d’entre vous de me suivre, énonça-t-elle. En vous échappant pour survivre, vous respecterez non seulement la volonté de notre déesse, mais ferez aussi un formidable pied-de-nez à l’intrus. » Sa voix se brisa. « Cependant, je ne supporterai pas la mort de notre dernière divinité. Même si Hazoret nous a commandé de fuir, je vais revenir sur mes pas parce que je dois essayer de protéger celle qui, avec sa fratrie, a toujours veillé sur moi. »

Djeru tira son arme en réponse. « Je t’accompagne, ma sœur, annonça-t-il avant de s’adresser aux rescapés : Enfants des dieux, nous n’avons jamais craint la mort. J’étais naguère enchanté de consacrer ma vie au glorieux au-delà. Aujourd’hui, je suis fier de la dévouer à la défense de notre déesse. »

Exaltés par son intervention, d’autres guerriers se redressèrent en dégainant leurs lames et levant leurs bâtons, un masque de farouche détermination sur le visage.

« Je n’irai pas avec vous, déclara Hapatra, s’attirant par là tous les regards. Même si j’aurais ardemment souhaité saisir la moindre occasion de venger la mort de Rhonas, je sais que mes poisons seront mieux employés à ouvrir la voie qui mènera les vivants en sûreté. » Elle sortit sa dague et la plaqua contre sa poitrine en signe de salut tandis qu’un petit serpent sortait de sa manche pour remonter le long de son avant-bras. « Je suis le crochet brisé de Rhonas : je sais exactement où mordre morts-vivants et monstres pour les neutraliser, et je terrasserai tous ceux qui menaceront notre exode dans le désert. » Elle fixa intensément la guerrière de ses yeux de braise. « Je m’en remets à toi pour veiller sur notre déesse, Samut. »

Cette dernière leva ses khépeshs pour lui rendre son salut et loua son abnégation : « Connaître ses forces tout en sacrifiant ses désirs pour le bien commun n’est guère aisé, j’admire ton courage. » Puis, brandissant ses sabres, elle lança aux volontaires : « Les autres, avec moi ! Nous allons retrouver notre dernière divinité et la protéger ! »


Samut serra les dents. Impossible de les arrêter, se désespéra-t-elle.

À peine Djeru en repoussa-t-il deux, qu’un troisième le chargea, lance au poing. La jeune femme cria, craignant pour la vie de son ami, tandis que ce dernier parait le coup du minotaure bardé de lazotèpe. S’élançant à son secours, elle abattit brutalement ses khépeshs sur le guerrier mort-vivant et lui zébra le torse de deux entailles. La blessure ne sembla néanmoins pas affecter leur adversaire le moins du monde, car celui-ci virevolta pour les renverser d’un grand coup de pied.

 

Lorsqu’elle se releva, Samut remarqua qu’il ne leur restait que quatre alliés ; les autres avaient succombé au flot continu des guerriers éternels. La cruelle plaisanterie des Âges tant annoncés ne cessait de la tourmenter : L’Âge de l’Éternité, quand les valeureux défunts se relèveront pour jouir d’un glorieux au-delà. Elle grimaça. Si par « glorieux au-delà », on entend le massacre de tous ceux qui, jadis, leur étaient chers.

Soudain, le minotaure invoqua une flamme crépitante, qui enveloppa la pointe de sa lance. Abasourdi, Djeru se rapprocha de Samut en bredouillant : « Je… Je n’avais encore jamais vu un mort-vivant lancer de sorts ! »

« Et moi, je n’avais encore jamais vu les cadavres de nos champions se déchaîner sur notre cité tout cuirassés de lazotèpe, répliqua Samut. Que veux-tu ? C’est la journée des grandes premières… »

« Quelle chance ! » ironisa le jeune homme avec un sourire forcé.

« Si ces revenants sont effectivement nos anciens champions, je crois savoir à qui nous avons affaire » avança la guerrière en désignant leur adversaire.

Ils reculèrent face au minotaure qui revenait à la charge en faisant tournoyer sa haste derrière lui dans un tourbillon igné étourdissant. Djeru acquiesça : un champion brutal, armé d’une lance enflammée ? Ce ne pouvait être que Neheb le Valeureux, adepte légendaire, aussi bien expert en magie que virtuose du combat. Il avait remporté ses Épreuves alors que Samut et Djeru n’étaient encore que des enfants. « Le plus grand guerrier de sa génération », avaient affirmé leurs entraîneurs. « Battez-vous comme Neheb ! », avaient répété leurs maîtres d’armes.

Neheb, the Eternal
Neheb, l'Éternel | Illustration par Chris Rahn

« Nous n’avons pas la moindre chance contre lui », murmura Samut à l’oreille de son ami en s’assurant de sa prise sur ses sabres.

Djeru se campa fermement sur ses pieds, sans lâcher Neheb du regard. « À nous deux, nous pouvons le vaincre ! » lui assura-t-il.

« À quoi bon ? Nous ne pouvons pas espérer triompher de tous les champions morts-vivants d’Amonkhet ! Nous ferions mieux de retrouver la dernière déesse de notre monde ! »

D’un mouvement de haste, Neheb projeta une gerbe de flammes vers Samut et profita de l’esquive de cette dernière pour se ruer sur Djeru en tendant sa lance, prêt à l’embrocher. Le jeune homme parvint à dévier la pointe, mais le minotaure poursuivit son assaut, franchissant l’espace qui les séparait pour lui décocher un violent crochet qui l’étala au sol. Samut se jeta sur le revenant dans un rugissement en lui abattant ses khépeshs sur la tête. Neheb riposta d’un rapide coup de pied à l’estomac qui la projeta en arrière en la laissant hors d’haleine, puis, sans perdre de temps, il se précipita de nouveau sur Djeru, encore à terre, pour l’éventrer de sa lance.

Soudain, un vif éclat de lumière aveugla tous les combattants. Samut se releva promptement pour découvrir que l’étranger Gideon s’était interposé entre Neheb et Djeru, bloquant la lance ignescente du minotaure grâce à l’aura rutilante de son invulnérabilité. L’ancien champion eut beau s’acharner, rien n’entama l’orbe dorée. Les quatre autres mystérieux visiteurs accoururent alors autour de leur équipier en bombardant de sorts l’armée d’Éternels.

Sautant sur l’occasion, Samut chargea le minotaure et lui planta ses deux sabres dans le dos, si violemment qu’elle le cloua au sol. Les lames perforèrent la cuirasse de lazotèpe en s’enfonçant profondément dans son squelette, mais elle les retira aussitôt pour lui transpercer la nuque. Neheb — ou plutôt, l’abomination qui avait son apparence — remua un moment, agité de convulsions, puis devint enfin inerte.

Ils ne sont donc pas invincibles ! se réjouit Samut avant de regarder autour d’elle pour voir les étrangers terrasser les Éternels restants. Celle aux oreilles pointues et aux yeux émeraude — Nissa, se rappela-t-elle — s’occupait de soigner les plaies et blessures de certains guerriers.

Djeru se releva et remercia Gideon d’une grande tape dans le dos : « Voilà deux fois que tu me sauves, aujourd’hui, dit-il. Si la première fois, je t’en ai voulu, cette fois, cependant, je t’en suis reconnaissant. »

Le soldat voulut répondre, mais Jace prit la parole : « Ne gaspillons pas davantage notre temps et notre énergie, Gideon. Bolas a refaçonné ce monde à son image, il a donc ici un avantage certain. Certes la prudence est de mise, mais pendant que nous sursoyons à l’affronter, nous lui offrons tout le temps de se préparer à notre rencontre. »

« Il a raison, renchérit Liliana. Je suis certaine qu’il est déjà au courant de notre venue. » Samut contempla avec perplexité la robe imbibée de sang de cette dernière — et fut encore plus étonnée de constater que la femme parvenait malgré tout à conserver une allure digne et élégante.

« En ce cas, allons le trouver tout de suite », conclut Gideon avant de se mettre en route.

Samut l’arrêta : « Je vous accompagne », décréta-t-elle.

Voyant l’étranger hésiter, Djeru intervint : « Non, Samut, nous allons rester à l’écart de ce combat. »

« Comment peux-tu dire cela ? s’emporta la jeune femme. S’ils comptent occire l’intrus, le responsable de toutes ces horreurs… »

« Alors nous les aiderons en veillant à ne pas les gêner », compléta-t-il, puis, la voyant bouillonner de rage, il leva une main pour l’apaiser : « Tu es une bien meilleure combattante que moi, Samut. » Elle voulut le contredire, mais il l’interrompit d’un hochement de tête. « D’aucuns peuvent nous considérer égaux, tous les deux, mais toi et moi savons que ce n’est pas le cas. Cependant, je te surpasse en une seule chose : je sais voir le potentiel d’autrui. »

Samut repensa à la manière dont il avait mené leur moisson, à sa connaissance intuitive des forces et faiblesses de chacun de ses compagnons, et demeura coi.

Il poursuivit d’un air espiègle : « Une guerrière avisée a dit un jour : “Connaître ses forces tout en sacrifiant ses désirs pour le bien commun n’est guère aisé.” »

Reconnaissant ses propres paroles, elle leva les yeux au ciel et le réprimanda gentiment : « La flatterie ne te mènera nulle part, mon frère. »

« Il incombe aux étrangers d’abattre le Dieu-Phara… l’intrus », insista-t-il en portant le regard vers les immenses cornes, à l’horizon, et le second soleil niché à son zénith entre leurs spires. « Nous devons poursuivre la mission que nous nous sommes fixée : retrouver la dernière déesse d’Amonkhet pour veiller sur elle, et protéger nos semblables. »

Incapable d’argumenter, Samut le foudroya du regard, puis soupira et l’attira contre elle pour le serrer dans ses bras. « Je suis heureuse de te retrouver à mes côtés, Djeru », confessa-t-elle.

Elle se tourna ensuite vers les étrangers, ces cinq voyageurs aux tatouages singuliers et aux pouvoirs étonnants. Elle ignorait encore si elle avait foi en eux ou en leur capacité à défaire le tyran ; pourtant, en les dévisageant tour à tour, elle déclara : « Pour toutes les souffrances qu’il a infligées à mon peuple, à mes dieux, à mon monde, abattez le grand destructeur. Tuez le dragon scélérat, éliminez ce Nicol Bolas ! »


Samut n’avait guère l’habitude de se déplacer furtivement, ni de suivre autrui.

Après avoir abandonné les étrangers à leurs plans de bataille, Djeru et elle avaient accueilli quelques nouveaux survivants dans leur maigre contingent. Les légions d’Éternels en maraude semblaient se réduire — mais cela uniquement parce que les derniers habitants de la cité avaient péri, fui ou, en de très rares occasions, trouvé une bonne cachette. Un étrange calme régnait dans les rues de Naktamon, que seuls venaient briser de temps à autre le vrombissement des sauterelles et l’achoppement ponctué de gémissements des cadavres ravivés par la Malédiction d’errance.

Un jeune vizir d’Hazoret ouvrait la marche, devant Samut. Se présentant sous le nom de Haq, il leur avait fait part des événements dont il avait été témoin : la trahison de Bontu, le combat de celle-ci contre Hazoret, ainsi que l’extrême cruauté du Dieu-Pharaon. Bien qu’il n’eût sans doute guère plus de quatorze ans et n’occupât sa fonction que depuis deux ans, tout au plus, il s’exprimait avec un calme et une éloquence surprenants pour son âge.

« Après la mort de Bontu, le dieu-scarabée a réveillé les Éternels pour attaquer la cité, leur avait-il raconté. Par chance, je me trouvais à ce moment-là au temple du Zèle et j’ai eu le temps de m’enfuir. Malheureusement, dans le chaos qui s’est ensuivi, j’ai perdu la trace d’Hazoret. »

Cependant, vizir de la déesse chacal, son cœur battait à l’unisson avec celui de sa déité, et il percevait encore l’écho ténu de sa présence. Il avait donc entrepris de suivre ses déplacements pour tenter d’entrer en contact avec elle, quand une bande de momies errantes l’avait pris au piège dans un entrepôt. Il n’avait alors eu d’autre choix que de rester caché au milieu des tonneaux de poisson salé jusqu’à l’arrivée de Samut et de sa troupe.

À présent, l’adolescent menait le groupe de survivants, talonné par la guerrière. Celle-ci pria en silence pour qu’ils retrouvassent Hazoret à temps, puis se reprit, trouvant saugrenu de prier la divinité même qu’ils tentaient de sauver.

Haq leur fit longer le pied d’un immense monument, puis tourna au coin de l’édifice et se figea subitement. Les autres le rejoignirent très vite en poussant un hoquet de surprise.

Le corps sans vie de Rhonas gisait devant eux. Une partie des guerriers tombèrent à genoux, ébranlés. D’autres s’approchèrent timidement, main tendue, cherchant désespérément à nier la réalité qu’ils avaient sous les yeux. Mais lorsque leurs doigts tremblants rencontrèrent la surface affreusement tangible des écailles dorées et du manteau divin, l’irrévocabilité de son trépas les submergea. Dès lors, ils s’abandonnèrent aux larmes, aux cris de rage et aux étreintes muettes. Djeru alla s’agenouiller auprès du dieu et posa une main sur son visage.

Samut, quant à elle, sentait de nouveau la fureur lui bouillonner dans le ventre. S’approchant à son tour de la dépouille de Rhonas, elle grimpa sur son torse sous les exclamations scandalisées de ses compagnons et se dressa fièrement : « Mes frères, mes sœurs, déclama-t-elle, aujourd’hui nous sommes en deuil, mais nous ne nous laisserons pas abattre ! Si vous croyez que le Dieu-Pharaon vous teste, chargez avec moi pour prouver votre valeur. Si vous croyez qu’il nous a tous trahis, battez-vous avec moi pour demain ! Nous incarnerons l’idéal de force que Rhonas nous a inculqué par ses enseignements et insufflé par son Épreuve ! »

Life Goes On
La vie continue | Illustration par Daarken

Transportés par un élan de solidarité, les rescapés l’acclamèrent et leur tristesse se mua en colère.

Tout à coup, Djeru se releva, le regard rivé sur l’horizon, et l’interpella : « Samut, je crois que nous ferions mieux de nous abriter. »

La guerrière étrécit les yeux dans la même direction : une gigantesque tempête de sable approchait à une vitesse alarmante du côté du Portail. Si, naguère, de tels ouragans se seraient simplement brisés contre l’Hekma en offrant le spectacle inoffensif de leurs tourbillons contre la barrière, rien n’arrêtait désormais les sables cinglants de cette lame ténébreuse et mugissante.

Hurlant aux survivants de courir, Samut tourna les talons et sauta du torse de Rhonas, prête à rebrousser chemin, mais Haq l’arrêta brutalement en tendant le doigt droit vers la tempête : « Attends ! Hazoret est là, je la sens, et elle n’est pas seule ! » s’exclama-t-il.

Samut scruta le visage de l’adolescent, puis, convaincue, dégaina ses khépeshs et cria : « Guerriers, tenez-vous prêts ! »

Les combattants sortirent leurs armes en se couvrant la bouche et le visage avec des pans de leurs vêtements. Plusieurs d’entre eux s’abritèrent derrière le mur du monument ; Samut, Djeru et Haq restèrent sur place et se courbèrent pour essuyer le premier assaut de la tempête.

L’arène les fouetta violemment, même à travers leurs vêtements et armures, et ils levèrent le bras pour se protéger les yeux, les pieds fermement plantés dans le sol pour résister aux rafales tourbillonnantes. Le monde se retrouva plongé dans la pénombre, la tourmente si opaque qu’elle éclipsait en grande partie la lumière des deux soleils, et le mugissement du vent absorba tous les autres sons.

C’est alors que Samut la vit : une ombre gigantesque qui avançait vers eux dans le demi-jour. La silhouette grandit, ses contours s’affinèrent et, bientôt, on entendit un lourd bruit de pas précipités. Hazoret émergea alors soudain des nuages de sable et Samut sentit de nouveau son cœur bondir à son apparition.

Son excitation retomba cependant rapidement quand elle put l’observer en détail : la déesse semblait mal en point, agrippant sa lance d’une main tandis que l’autre pendait bizarrement à son flanc ; sa peau vermeil était recouvert d’estafilades et de blessures diverses ; et elle haletait péniblement.

« Hazoret ! vociféra Haq par-dessus le hurlement du vent. Nous sommes venus te sauver ! »

La déesse se retourna brusquement et s’avisa de leur présence, son masque de détermination vacillant sous le coup de la surprise. Fuyez ! tonna-t-elle.

L’ordre résonna dans la tête de Samut avec la force d’une injonction ; elle tituba de quelques pas en arrière avant de parvenir à se dominer. Hazoret avait déjà reporté son attention de l’autre côté et, dans un sursaut de frayeur, Samut s’aperçut que la sombreur menaçante qu’elle prenait pour le reste de la tempête était en réalité une ombre beaucoup plus grande.

Une queue de scorpion jaillit du cyclone ; Hazoret para le coup et bondit de côté tandis que la forme massive du dieu-scorpion surgissait à son tour. Elle est lente, constata Samut. Affaiblie, et forcée de se battre d’une seule main.

Pourtant, même amoindrie de la sorte, la déesse se mouvait avec vivacité et détermination. Ainsi, lorsque le dieu-scorpion pivota pour l’attraper, elle disparut dans un nuage de flammes et de sable. L’arthropode fit rageusement claquer ses chélicères, puis s’enfonça précipitamment dans la pénombre à sa poursuite, guidé par un sens mystérieux.

« Elle est en train de jeter un sort ! » s’écria Haq. Suivant du regard le doigt qu’il pointait vers le sol, Samut découvrit en effet un petit cercle de feu malmené par le vent ; plus loin, au milieu des tourbillons de sable, d’autres points lumineux apparurent peu à peu tandis que retentissait de nouveau le vacarme impressionnant de la théomachie.

« Repliez-vous ! » aboya Djeru en s’écartant de l’anneau incandescent. Samut et Haq l’imitèrent ; les survivants coururent se réfugier derrière le monument qu’ils avaient contourné quelques instants plus tôt.

Ils entendirent un crépitement de magie, puis une gigantesque colonne de feu s’éleva dans la tempête, ses langues voraces alimentées par le vent claquant tels des fouets. L’air lui-même parut s’embraser tandis que les flammes tourbillonnantes formaient une immense trombe, aussi haute que les plus majestueux monuments de Naktamon. La chaleur brûlante qui s’en dégageait attaqua la peau exposée des mortels et sembla dévorer de l’intérieur la tempête de sable en consumant tout dans son rayon.

Levant la main pour se protéger le visage, Samut scruta la fournaise : la silhouette d’Hazoret se découpait sur le fond rouge-orangé, pointant sa lance vers le vortex incandescent de sa main valide, laquelle tremblait sous l’effet de sa concentration. Au bout de quelques instants, la déesse baissa enfin le bras et tomba à genoux en s’appuyant sur son bident pour ne pas s’écrouler totalement ; fort heureusement, la colonne ardente subsista.

« Elle… Elle l’a coincé dans son piège de feu », bafouilla Haq, pantois. En effet, tandis que les flammes s’éteignaient peu à peu, Samut distingua la silhouette du dieu-scorpion au cœur de l’incendie, sa chitine chauffée à blanc.

« Il est forcément mort » souffla Djeru.

À leur grande surprise, le dieu-scorpion esquissa péniblement un pas en avant, le bras tendu vers Hazoret, puis un deuxième, et un troisième. Sa carapace s’attiédit, passant du blanc à l’orange, avant de virer lentement à un noir charbonneux, et il continua d’avancer, sa démarche s’affirmant et s’accélérant un peu plus à chaque pas.

Hazoret s’en aperçut et voulut se relever, mais, à peine debout, elle trébucha et retomba à genoux. Le dieu-scorpion s’élança aussitôt sur elle. À l’ombre furtive de son dard succéda le bruit écœurant de l’aiguillon transperçant la chair.

Samut contempla la scène, sidérée : Hazoret avait fait volte-face pour bloquer le coup du scorpion de son bras meurtri. Elle hurla de douleur quand le monstre retira son appendice et roula de côté pour éviter l’attaque suivante. La jeune femme remarqua alors avec horreur qu’un venin verdâtre et luisant lui remontait petit à petit le long du bras, se propageant vers son cœur et le reste de son corps.

Les pointes du bident rougeoyèrent, chauffées à blanc, puis s’abattirent d’un coup sec dans un grésillement de chair brûlée, et une fine brume écarlate s’évapora tandis que la lame fumante cautérisait la plaie instantanément. Hazoret s’accroupit, pantelante, du sang suintant de la blessure salvatrice. À ses pieds, le membre tranché se rembrunit, gangrené par le poison.

Profitant de son état de faiblesse, le dieu-scorpion l’attaqua derechef.

Incapable de se contenir plus longtemps, Samut se précipita vers lui dans un rugissement primal, son courage décuplé par la terreur, la colère, la douleur et le chagrin. Elle eut vaguement conscience que, derrière elle, Haq et quelques autres mages préparaient des sorts, car tout son attention était concentrée sur le titan qui se dressait, écrasant, devant elle. Face à lui, elle était minuscule, insignifiante. Mais elle n’en avait cure.

Portée par son instinct, Samut canalisa dans ses jambes une énergie surnaturelle qui lui permit de bondir à une hauteur prodigieuse et de s’envoler par-dessus Hazoret pour atteindre directement le scorpion. Lames pointées vers le bas, elle s’écrasa brutalement contre le flanc du dieu en y plantant ses khépeshs ; l’acier parvint à percer l’armure chitineuse et se logea profondément dans la chair, lui offrant une prise temporaire. D’abord surprise, la guerrière comprit avec bonheur que le sortilège d’embrasement d’Hazoret avait ramolli la carapace, normalement impénétrable, du titan.

Elle partit d’un rire sauvage, mélange de rage guerrière et de jubilation. Imprimant de violents à-coups à ses armes, elle se laissa entraîner par la gravité pour descendre le long du flanc, puis balança ensuite les pieds afin de se déporter vers l’intérieur des côtes et poursuivre son parcours vers l’abdomen. Ses lames s’enfonçaient dans la chitine comme dans du beurre.

Le dieu mugit et se frappa dans l’espoir de l’écraser, géant arachnoïde tentant d’aplatir une fourmi humanoïde. Malgré ses efforts, Samut dégagea ses lames et, se propulsant d’un coup de pied, plongea ses khépeshs dans le bras du dieu. Elle eut tout juste le temps d’entailler son exosquelette, dessinant une fine ligne dans la chair, avant que le dieu ne secouât la main pour se débarrasser d’elle.

Un nuage de sable amortit miraculeusement sa chute. À peine se fut-elle relevée, légèrement étourdie, qu’un mage minotaure s’approcha, les mains nimbées d’énergie, afin de refaçonner le sable en une boule compacte, qu’il projeta vers les jambes de l’arthropode. Derrière lui, d’autres sorciers lançaient des rafales de flammes et d’éclairs.

« Samut ! Rabats-le vers le fleuve ! » cria la voix lointaine de Djeru, que la jeune femme repéra en train de filer vers une double haie d’obélisques en compagnie de deux autres guerriers.

Lorsqu’elle comprit ce que son ami avait en tête, elle esquissa un petit sourire. « Avec moi ! » ordonna-t-elle aux derniers survivants de leur groupe, qui chargèrent immédiatement à sa suite.

Les mortels harcelèrent le dieu fragilisé de leurs lames et de leurs sorts. Le scorpion n’en demeurait pas moins redoutable : un avemain criailla, brutalement happé en plein vol puis broyé dans le poing du titan ; un guerrier armé de deux haches disparut sous une patten massive, pulvérisé sur place ; un jet de venin caudal surprit plusieurs mages, qui s’effondrèrent dans les flaques corrosives.

Torment of Venom
Tourment de venin | Illustration par Johann Bodin

Loin de se décourager, les mortels continuèrent de matraquer le dieu diminué. Ainsi, petit à petit, celui-ci leur céda du terrain, reculant lentement mais sûrement vers la forêt d’obélisques en dépit de tous ses efforts pour riposter à la pluie de sorts, de flèches et de lances. À quelques pas de là, Djeru et ses compagnons l’attendaient, tapis derrière un obélisque à moitié renversé. Nous y sommes presque ! songea Samut en jaugeant la situation. Malheureusement, à quelques mètres à peine du piège de Djeru, le dieu-scorpion parvint subitement à leur tenir tête.

« Continuez, nous sommes prêts du but ! » les encouragea Samut.

« Dieu des ténèbres ! clama une voix cristalline dans son dos. Au nom de Rhonas, je vais t’anéantir ! »

Samut se retourna et resta médusée par ce qu’elle découvrit.

Gift of Strength
Don de force | Illustration par Kieran Yanner

Devant elle se tenait une guerrière khenra solitaire, avec, entre ses mains, le sceptre de Rhonas, entièrement reforgé par la magie. Une lumière flavescente irradiait de ses doigts, les derniers vestiges de la force du dieu ophiocéphale courant dans ses veines. Elle s’élança en brandissant le bâton au-dessus de sa tête. Tous s’écartèrent pour la laisser passer et, dans un puissant rugissement, elle abattit son arme d’emprunt sur le dieu-scorpion.

Bien que ce dernier levât le bras pour parer l’attaque, la violence du coup fit éclater son armure de chitine, le projetant en arrière.

Sans perdre de temps, Djeru et son équipe bondirent hors de leur cachette en tendant une corde entre eux pour le faire trébucher. Le géant bascula en arrière sur les obélisques, dont les sommets pointus s’hérissaient à présent comme autant de dagues vengeresses.

Cependant, en analysant l’angle de sa chute, Samut s’aperçut qu’il tomberait exactement entre les monolithes. Sans un mot, elle bondit de nouveau sur lui, propulsée par la magie, et le percuta de toutes ses forces pour dévier sa trajectoire sur la droite : le dieu-scorpion s’empala sur l’obélisque dans un craquement retentissant qui fit trembler le sol.

Puncturing Blow
Coup perforant | Illustration par Eric Deschamps

Déjà les guerriers autour d’elle criaient victoire, mais Samut se contenta d’observer le dieu d’un air circonspect, car celui-ci bougeait toujours. Le corps agité de spasmes, il griffait mollement l’obélisque qui saillait de son torse ; l’obscur pouvoir qui le poussait à marcher et tuer inlassablement animait toujours son corps brisé et lui faisait balancer mécaniquement de pitoyables coups de queue.

« Je vous remercie, mes enfants », articula Hazoret. Accompagnée du jeune Haq, la déesse s’avança en claudiquant, se servant de son bident comme d’une canne. Les survivants accoururent promptement auprès d’elle, mais elle refusa leur aide d’un hochement de tête : « Vous avez déjà fait plus que je n’aurais pu en attendre de vous, dit-elle, et plus qu’aucun mortel avant vous, mais c’est à moi qu’il incombe de terminer cette tâche. »

Ils s’écartèrent pour la laisser s’approcher du dieu-scorpion, qui se débattait toujours faiblement. Les joues mouillées de larmes, elle contempla le corps étendu du gigantesque monstre et lui murmura :

« Oui, tu as décimé ma fratrie, mais je sais que tu as agi malgré toi. Repose en paix maintenant, mon frère. Puisse mon feu purificateur te libérer de cette enveloppe et de ces chaînes démoniaques. »

D’un geste rapide et précis, elle planta son bident à l’endroit même où l’obélisque dépassait de sa carapace. Des ondes de chaleur s’en propagèrent, puis des volutes de fumée noire s’élevèrent du dieu-scorpion tandis que celui-ci se consumait de l’intérieur. Bientôt, sa carapace s’effondra, son corps entier réduit à un monticule de cendres.

Alors seulement, Hazoret retira sa lance et la piqua dans le sol. Regardant autour d’elle, ses yeux se posèrent sur Samut. À la grande surprise de cette dernière, la divinité vint s’agenouiller à ses pieds et lui tendit la main. Hébétée, la guerrière leva les siennes pour saisir l’un des doigts massifs de l’immortelle, enveloppée par son aura chaude et curative.

Quand nous étions dans l’arène, Samut, tu m’as dit que tu avais foi en ce que j’étais, et non en ce que j’étais forcée de faire, et tu as affirmé que je saurais protéger mes enfants quand vous auriez le plus besoin de moi.

La jeune femme plongea son regard dans celui de la déesse et répondit dans un sourire : « Tu n’y as pas manqué, Hazoret, et je t’en suis grandement reconnaissante. »

La divinité la détrompa d’un hochement de tête. Je n’aurais rien pu faire sans votre aide, confessa-t-elle, car c’est bien vous, mes enfants bien-aimés, qui m’avez protégée quand j’avais le plus besoin de vous ! Elle esquissa un léger sourire. Mon cœur t’appartient désormais. Merci, Samut, la Testée. Tu as su percer à jour le mensonge des Épreuves et prévaloir sur les ténèbres qu’elles dissimulaient.

Des larmes de joie coulèrent sans retenue sur les joues de Samut ; elle se sentit envahie par un sentiment de fierté mêlée de force et éprouva à cet instant un amour immensurable pour sa déesse. Elle savait que ce moment ne représentait qu’un maigre triomphe face aux ténèbres omniprésentes, et pourtant, il signifiait que la timide flamme de l’espoir brûlait toujours, résistant aux vents destructeurs soufflés par le grand intrus.

Son euphorie était si intense qu’elle éclipsa le monde autour d’elle. Puis, une puissante force crépita au cœur de son âme et s’embrasa.

Un flot d’énergie la submergea soudain. Elle sentit ses muscles se contracter, son esprit s’élargir — elle tombait, tombait, dans un abîme infini coloré de vagues d’Éther chatoyantes, une brèche apparue dans la trame même de la réalité, se déplaçant à une vitesse folle tout en restant parfaitement immobile. L’air chaud du désert céda brusquement la place à une brise rafraîchissante, puis Samut se retrouva debout au milieu d’une étendue herbeuse comme elle n’en avait encore jamais vue, dont les brins ondoyaient à ses pieds.

Elle leva les yeux, sans vraiment comprendre la vision qui s’offrait à elle. Nul soleil n’illuminait le ciel. D’ailleurs, le monde semblait plongé dans une obscurité inhabituelle, à l’exception d’incroyables rubans colorés qui ondulaient sous la voûte céleste, elle-même mouchetée de points lumineux qui scintillaient comme de lointains diamants, dont certains brillaient plus que d’autres. Samut se frotta les yeux. Si elle les fixait assez longtemps, des lignes nitescentes semblaient se dessiner entre eux et les relier, donnant naissance à des motifs presque reconnaissables, comme un souvenir papillonnant à l’orée de la mémoire, ou le murmure fragmentaire d’un songe oublié…

Art by Kieran Yanner
Illustration par James Ryman

Elle s’arracha à la contemplation de ce ciel extraordinaire pour regarder autour d’elle. Au loin se dessinait la silhouette noire de bâtiments, en apparence droits et rigides. Le vent qui agitait l’herbe à ses pieds, dans un sifflement presque musical à son oreille, lui caressait également la peau en lui chatouillant les narines de fragrances inconnues.

Une profonde panique l’envahit. Ce n’est pas Naktmanon, comprit-elle, affolée. Ni même Amonkhet. C’est… un autre monde ! Elle repensa aux étrangers, à leurs sortilèges inexplicables, à leurs accoutrements insolites et à leurs tatouages ésotériques. Je… Je suis comme eux. J’arpente les mondes !

Elle secoua la tête en hurlant de colère. Il fallait absolument qu’elle retourne chez elle ! Hazoret était toujours gravement blessée et avait besoin de son aide, et son peuple n’était pas encore à l’abri…

Tournant les talons pour courir, elle puisa à la fois dans sa mémoire et dans son instinct afin de rappeler ces pouvoirs encore nouveaux, ténus. Tandis que ses jambes pédalaient, elle se sentit une nouvelle fois saisie par la même sensation indescriptible. Là encore, une force la tira brutalement de la réalité ; la magie s’entremêla aux fibres de ses muscles, faisant de son corps l’instrument d’un sort qu’elle ignorait posséder. Elle replongea au milieu des éclairs bleus et des couleurs tourbillonnantes, percevant vaguement le passage fugace d’autres mondes — des plans, comme les appelaient les étrangers — autour d’elle. Une dernière secousse, et elle atterrit sur les genoux dans le sable chaud qu’elle connaissait bien, de nouveau bercée par la radieuse présence d’Hazoret.

Ses compagnons la dévisageaient avec stupeur, car ils avaient vu leur championne disparaître subitement pour finalement réapparaître aussitôt sans même leur laisser le temps de réagir.

Mon enfant.

En entendant la voix chaleureuse de la déesse dans son esprit, Samut voulu se relever pour lui répondre, mais son corps s’affaissa lourdement, vidé de ses forces. Hazoret la rattrapa dans ses bras et la retint délicatement tandis que deux autres survivants s’empressaient de venir la récupérer pour l’allonger sur le dos. Djeru s’agenouilla auprès d’elle, le visage assombri d’inquiétude.

Un fracas retentissant suivi d’une onde d’énergie attirèrent l’attention de tous les présents vers le ciel. Le dragon doré volait au-dessus de la cité en faisant crépiter des éclairs entre ses serres. Il baissa les yeux devant lui et éclata d’un rire tonitruant.

« Je crois que les étrangers ont engagé le combat contre le grand intrus », hasarda Djeru en rengainant son khépesh avant de se relever.

« Nous devrions leur prêter main forte ! » s’exclama un guerrier khenra.

Djeru hocha la tête en signe de dénégation : « C’est un combat dont nous ne pourrions sortir vainqueurs, argua-t-il. Le dernier nous a beaucoup trop affaibli. »

Le chacal sourcilla. « Alors nous allons rester là, sans rien faire ? » se récria-t-il.

« Non, nous allons survivre », répondit Hazoret.

Les guerriers se tournèrent vers la déesse, qui tira son bident du sol avant de porter le regard vers Nicol Bolas. « Quand nous formions encore un panthéon de huit dieux, poursuivit-elle, nous avons affronté le dragon, et nous avons perdu. J’ignore si les étrangers parviendront à l’arrêter. Je prie en tout cas pour leur victoire. » Elle reporta son attention sur le groupe de rescapés. « Mais pour le moment, mes enfants, il nous faut simplement perdurer, subsister, survivre. Nous allons chercher refuge dans le désert, au milieu des dunes et des mirages. Et tant que moi, déesse d’Amonkhet, je respirerai, je vous protégerai. »

« Sois assurée que nous te le rendrons », répondit Djeru avant de s’agenouiller devant elle en se frappant le torse du poing. L’un après l’autre, ses compagnons l’imitèrent.

La déesse esquissa un triste sourire et regarda Samut, sa championne insoupçonnée, l’enfant qui avait vu la vérité et qui avait osé défier les dieux parce qu’elle les aimait de tout son cœur. Puis elle se mit en route vers l’erg salvateur et ses fidèles lui emboîtèrent le pas tandis que, au loin, l’infâme dragon fondait sur ses adversaires, cachés au milieu des ruines de Naktamon.

Leave
Laisser | Illustration par Dan Scott

« … Mais tandis que le grand intrus faisait pleuvoir la destruction sur les ruines de Naktamon, Hazoret, Déesse-Survivante, mère et protectrice des mortels d’Amonkhet, guida ses enfants loin d’une mort certaine. Dès alors, et pour toujours, divinité et mortels marchèrent main dans la main vers un avenir incertain. »

— Haqikah, survivant d’Amonkhet


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