KUMENA

Le cœur battant, le modeleur Kumena filait à travers les sous-bois. Il employait sa magie avec parcimonie, quelques touches ici et là pour dégager les broussailles sur son passage. Des sorts plus gourmands risqueraient de révéler sa position à Tishana.

La cité d’or d’Orazca, sanctuaire du Soleil immortel, n’était plus très loin. Il le sentait. Ses adversaires le talonnaient, mais la victoire était à portée de main.

L’ondin plongea dans une rivière voisine et se laissa porter par le courant. L’aura de puissance de la cité d’or se faisait plus proche, plus intense et, curieusement, plus éclatante. Il entendit en aval le rugissement d’une haute chute d’eau. La présence de la cascade le surprit— le cours à cet endroit semblait n’avoir été que récemment détourné.

Le lit s’élargit; plus loin, la rivière se jetait du haut d’un promontoire élevé. Kumena nagea jusqu’à un affleurement doré. Les flots se précipitaient autour de ses chevilles et d’étranges tours flavescentes perçaient la cime des arbres dans la vallée qui s’ouvrait devant lui.

Il eut un grand sourire. Enfin!

Sur un plateau rocheux, de l’autre côté d’une gorge en forme de croissant de lune, des pointes ambrées s’érigeaient au-dessus de la jungle.

Kumena longea le rebord du canyon. L’eau s’écrasait loin en contrebas, emportée par une rivière souterraine. Jusqu’où ce canal invisible va-t-il? se demanda le shamane. Pourrait-il même surpasser le Grand fleuve par sa taille? Il s’interrogea alors sur les forces qui dormaient sous la surface d’Ixalan.

En effet, Orazca avait beau être monumentale, Kumena ne cessait de la perdre de vue. (Lui! Un modeleur, l’incarnation même du fleuve qui portait son nom!) S’il était déjà impressionné par la magie inhérente à ces lieux, sa capacité à demeurer cachée aussi longtemps le subjuguait tout autant. Il explora le pourtour de la cité jusqu’à atteindre son entrée: un gigantesque escalier couronné d’une arche majestueuse à son sommet.

Son cœur se mit à battre la chamade, ses nageoires frétillèrent d’excitation. Qui donc avait monté ces marches au cours des cent dernières années? Les avait-on seulement foulées? À quoi cet ouvrage démesuré servait-il à l’origine? Pourquoi l’avait-on construit?

En réalité, la question importait peu; il savait très bien pourquoi. On l’avait construit pour cet instant, pour que lui, Kumena, le gravît. Des ondes d’énergie parcouraient les pierres sous ses pieds, mais elles n’étaient que le reflet de sa propre puissance.

Kumena entama enfin son ascension vers la cité légendaire.

En arrivant au sommet, il fut presque aveuglé par les traits éblouissants que le soleil dardait à travers l’arche.

L’or. Il recouvre véritablement chaque recoin de la cité.

Toutefois, le métal précieux ne l’intéressait pas. On l’observait dans l’ombre; des animaux, qui avaient élu domicile dans ces ruines étonnamment immaculées. Ils ne l’intéressaient guère davantage.

L’ondin pénétra dans l’ancienne capitale. Déjà son pouvoir grandissait et lui permit de savoir avec certitude que ses rivaux n’étaient plus très loin derrière. Les rayons du soleil lui chauffaient agréablement la peau, réverbérés de tous côtés par les parois ambrées. Il avait l’impression de rentrer chez lui.

Soudain, un intense sentiment de clarté l’envahit. Il savait désormais où reposait le Soleil immortel. L’artefact désirait ardemment qu’on le trouve.

«Kumena, murmura une voix semblant provenir des murs. Kumena, le modeleur, enfant du Grand fleuve, guide de ton peuple. Viens me libérer.»

Était-ce possible? La cité d’or avait-elle été, depuis le début, une prison et non une forteresse?

«Qui va là? cria Kumena. Comment me connaissez-vous?»

Lorsqu’il fit volte-face, le shamane aurait juré déceler un mouvement au milieu des façades rutilantes de la cité. Ne parvenant à déterminer ce que c’était, ni un animal ni une personne, il se demanda, inquiet, s’il s’agissait d’un simple effet de la lumière.

«Je te connais très bien, lui répondirent les murs d’une voix plus forte. Viens à moi.»

Cette voix lui était familière.

«Comment? demanda l’ondin. Où êtes-vous?»

Il y avait bien des reflets sur l’or, d’une entité qui n’était pas réellement là. Discernait-il un visage?

«Tends l’oreille, lui conseilla-t-elle. Ouvre l’œil. Laisse-toi guider.»

«Mais qui êtes-vous?»

«Tu sais qui je suis.»

C’était une voix grave et autoritaire, celle d’un chef. La sienne.

«S’agit-il d’une ruse? s’enquit-il. Ou ai-je perdu la raison?»

Il reconnut également ses traits sur les visages – un millier de petits masques d’or à son image dont les yeux brillaient en le regardant.

«Ni l’un ni l’autre, lui assura la voix. Une grande puissance réside en ces lieux, Kumena. Outre celle qu’on y a volontairement insufflée, il s’en trouve également une autre, encore inerte. Un étang immobile, un miroir dans les ténèbres. Mais elle n’a rien à offrir…»

«… sans mon propre pouvoir à refléter, compléta le modeleur. Est-ce bien cela?»

«Laisse-toi guider, répéta la voix, très vite reprise par les multiples reflets dorés de Kumena. Laisse-toi guider.»

«Qui êtes-vous en réalité?»

«Je suis le Soleil, Kumena. Comme bientôt tu le seras. Laisse-toi guider!»

C’était un ordre, énoncé avec toute la fermeté de ses propres convictions.

Kumena se tenait devant un labyrinthe d’or et de pierre, dont les couloirs tortueux se perdaient au loin. Porté par une transe méditative, il s’engagea dans le dédale d’un pas sûr, suivant l’appel du Soleil immortel pour s’orienter dans le lacis de tours et détours. À chaque pas, son pouvoir s’accroissait.

Une vive lumière se dégageait de la moindre surface. Tout était trop brillant, trop chaud. Les nageoires de Kumena se racornirent peu à peu, ses ouïes se desséchèrent, et le soleil n’avait pas bougé d’un pouce dans le ciel.

Le shamane arriva au pied d’une ziggourat, un temple gigantesque situé au cœur du labyrinthe. Il en fit le tour, percevant que l’édifice abritait le pouvoir qu’il convoitait. D’un côté se trouvait une immense porte ouvragée dont l’entrée était bloquée par un grand sceau associé à un verrou complexe. Néanmoins, de l’autre côté, face à une vaste place centrale, Kumena dénicha une porte plus modeste, qui menait à un escalier de simple facture: l’accès au sommet.

Bien qu’il n’eût pas froid, l’ondin frissonna et opta pour la voie du moindre effort.

Il se lança à l’assaut de l’escalier.

Un pied palmé après l’autre, il grimpa les marches une à une jusqu’au faîte du monument.

À peine entré dans la salle, il vit le Soleil immortel. Celui-ci ne correspondait pas vraiment à ce qu’il avait imaginé. C’était une pierre à la lueur terne, entourée d’or et, qui plus est, enchâssée dans le sol. Derrière, une grande fenêtre s’ouvrait sur l’extérieur, offrant à celui qui se plaçait sur le Soleil immortel une vue imprenable sur la cité. Si le légendaire artefact ne ressemblait guère plus qu’à un étrange ornement incrusté dans le sol, il donnait cependant l’impression d’un… d’un miroir, qui n’avait pas de lumière propre. Car son éclat venait de Kumena.

Je comprends à présent.

Kumena grimpa sur le Soleil immortel et s’empara de ce pouvoir. Son pouvoir. Le sol bougea sous ses pieds et son point de vue changea immédiatement.

Il était vaste, omniprésent. Sa magie de modeleur, qu’il avait passé toute une vie à maîtriser, semblait maintenant ne représenter qu’une fraction de son potentiel, les vulgaires pâtés de sable d’un enfant. Ses sens englobaient l’intégralité d’Orazca et même au-delà. Et dire que les Hérauts de l’onde avaient laissé un tel pouvoir au rebut! Les imbéciles!

Même si elle était bien cachée, la cité ne possédait aucune fortification, et ses adversaires avaient déjà certainement remonté sa piste jusqu’à la ziggourat. Kumena avait atteint Orazca avec beaucoup trop de facilité; les autres ne tarderaient pas à arriver. Il les sentait approcher, rampant tels des fourmis, bien trop insignifiants cependant pour qu’il pût les identifier individuellement.

Il plia les doigts, et la cité se souleva brutalement, s’arrachant à son lit de roche. Le sol trembla. Des tours enfouies depuis des siècles s’élevèrent dans la jungle, et le petit canyon se creusa, s’évasa autour d’Orazca, pour former des sortes de douves dans lesquelles les rivières s’engouffrèrent. Sous terre, des veines aurifères éclatèrent, libérant des monceaux de richesses dont Kumena se moqua éperdument. À ses yeux, le métal jaune était, comme le reste du trésor aberrant de la cité, une babiole inutile dont il n’avait absolument pas besoin.

Les créatures dans l’enceinte de la capitale s’agitèrent. Quant aux fourmis qui crapahutaient dans la jungle, elles virèrent subitement pour se hâter dans sa direction.

Ils s’étaient tous bousculés pour atteindre la cité d’or en premier, mais la course était terminée et le combat pour Orazca venait de commencer. Kumena ne verrait pas son peuple éradiqué de la surface d’Ixalan. Bien au contraire. La donne avait en effet changé à présent qu’il s’était approprié ce qui lui revenait de droit.

Flottant autour de son corps, baigné dans une lumière dorée, Kumena éclata de rire.

Soudain, un bruit dans son dos l’interrompit.

Kumena fit pivoter son enveloppe charnelle, toujours juchée sur le Soleil immortel, et croisa le regard d’une vampire.

Celle-ci souriait, son col maculé de sang séché.

Repliant les orteils, Kumena se cala sur ses jambes et la mit en garde: «Il ne t’appartient pas de le prendre, vampire. Seul, un conquistador ne saurait se mesurer à moi.»

«Et qu’en est-il de deux conquistadors? Qu’en dites-vous, Mavren Fein?» lança-t-elle par-dessus son épaule.

«J’en dis que la bouchère de Magan est en droit, aux yeux de l’Église, de purger ce qui lui fait obstacle», répondit une voix.

Une seconde silhouette apparut alors en haut de l’escalier. C’était un hiérophante, vêtu d’une longue et ample tunique, un bâton plus grand que lui à la main. Kumena eut soudain très peur.

Les deux vampires se ruèrent sur lui.

Le shamane commença à invoquer un sort de défense, mais se retrouva violemment plaqué au sol. Ses assaillants le griffèrent, le mordirent, et l’un d’eux lui traça une longue entaille sur le flanc de la pointe de son épée. Il tenta de les repousser, mais à chacune de ses tentatives, les vampires redoublaient d’efforts pour l’immobiliser, faisant claquer leurs mâchoires. Mavren Fein et Vona le redressèrent brutalement pour approcher leurs dents étincelantes de son cou.

Non, je ne mourrai pas ainsi. Je ne leur offrirai pas la satisfaction de boire mon sang!

Se débattant de plus belle pour se libérer, Kumena porta le regard vers la fenêtre.

Vona ricana. «Tu ne souhaites donc pas nous aider dans notre sainte mission?»

Kumena lui cracha au visage, et le sourire de la vampire s’élargit.

«Tu mourras simplement d’une autre manière», siffla-t-elle.

Sur quoi, elle l’empoigna avec une force surnaturelle, puis, sans même lui laisser le temps de réagir, le jeta par la fenêtre.

Tandis qu’il basculait dans le vide, les yeux écarquillés, Kumena aperçut Vona au-dessus de lui, un rictus pervers aux lèvres.


VRASKA

Jace gisait sur la berge en proie à une atroce douleur, les cheveux collés par son propre sang. Ses yeux brillaient, envahis par la lueur d’une magie incontrôlée.

Vraska nageait vers lui, recrachant l’eau trouble qui lui entrait dans la bouche, aveuglée par la bruine de la cascade. À voir les énormes rochers qui saillaient au pied de la cataracte, c’était un véritable miracle que Jace eût survécu à sa chute.

La gorgone savait qu’une violente commotion pouvait causer une amnésie ou altérer la capacité à résoudre des problèmes. L’une de ses collègues assassins de l’Ochran était devenue subitement colérique après avoir subi un choc similaire dans sa jeunesse. Jace était à la fois télépathe et illusionniste: son cerveau constituait son instrument de prédilection. Vraska comprit qu’elle assistait à ce qui se passait quand cet instrument subissait des dommages, et le résultat n’était pas un amoindrissement, mais plutôt le délogement de la valve qui permettait à l’esprit du mage de ne pas s’éparpiller. Ce dernier projetait à présent ses souvenirs en rafales erratiques, s’escrimant visiblement à reprendre le dessus.

C’est fini, déplora Vraska. Il va se souvenir de tout: de notre querelle, de ma profession, de son titre. Il va forcément me détester. C’est le lot des gorgones que d’être méprisées. Lâchant un juron, elle s’approcha de son ami tandis qu’une profonde tristesse s’insinuait en elle.

Alors qu’elle n’était plus qu’à quelques brasses de la rive, une douleur lancinante lui vrilla les tempes, lui arrachant un gémissement. Un autre souvenir s’imposa à son esprit…

Vraska découvrit un plan qu’elle n’avait jamais visité. Une immense digue de pierres blanches se découpait sur un ciel tumultueux. Une étrange tache de bismuth souillait la partie droite de la porte, comme un épais trait de peinture gangrenée sur son sommet. De l’eau de mer se déversait par une brèche sur un port ravagé tandis que des fragments du barrage détruit s’envolaient lentement vers les cieux.

Vraska poussa un hurlement de douleur. L’image lui martelait le crâne comme une effroyable migraine, un lancinement ponctué d’auras qui menaçait de la paralyser alors qu’elle luttait contre le courant.

Loin d’une simple illusion, le souvenir était incroyablement immersif. Il lui donnait l’impression d’être réellement présente sur ce plan inconnu.

L’image se dissipa quand Vraska eut enfin pied dans le fleuve. Elle cria le nom de Jace pour tenter de le tirer de sa tourmente, mais en vain.

Il était plongé dans les affres de la souffrance.

Vraska se hissa péniblement sur la berge pour rejoindre Jace. S’agenouillant à son côté, elle tendit vers lui une main hésitante afin de le rassurer.

Se sentant défaillir, elle posa les mains au sol pour garder l’équilibre.

Jace…

Vraska…

La gorgone ferma les yeux. Elle ne savait plus vraiment de quel côté de l’échange elle se trouvait, ce qui était extrêmement déconcertant.

Elle regarda son ami, le front plissé d’inquiétude. «Jace, nous devons trouver celui ou celle qui a réveillé la cité. Il faut que tu crées une illusion pour que notre équipage nous retrouve!»

Le mage de l’esprit ferma les yeux à son tour et Vraska fut de nouveau assaillie par ses souvenirs.

Le grondement du fleuve s’évanouit et un air glacé remplaça la touffeur de la jungle.

Un intérieur sombre, des murs recouverts de plaques d’acier et un homme au corps incrusté de métal. Une forte odeur de fer imprégnait les lieux et, dans la faible clarté de la pièce, Vraska parvenait tout juste à distinguer les interstices entre les segments qui constituaient l’abdomen du mystérieux inconnu. Jace était par terre, devant lui. Il semblait maigre et désenchanté, à peine quelques années plus jeune.

L’inconnu mit un genou à terre, puis lui empoigna les cheveux de sa main artificielle.

«Je vais veiller à ce que cette débâcle te serve de leçon.»

L’homme releva alors la chemise de Jace pour tracer de longues lignes parfaitement droites sur son dos à l’aide d’une lame de mana. Le mage hurla sous le regard horrifié de Vraska. Cette dernière sentit sa gorge se nouer, son cœur s’affoler; elle ne connaissait que trop bien les douleurs de la torture et fut soudain rongée par la culpabilité. Comment avait-elle pu ne pas déceler en lui cette souffrance partagée? Dans un élan de compassion pour le jeune homme, Vraska laissa échapper un souffle tremblant. La vision de Jace et du couteau ravivèrent chez elle de vieilles blessures qu’elle n’osait pas affronter tant que leurs consciences étaient ainsi mêlées.

Elle entendit le véritable Jace pousser un cri étranglé et sa perception de la réalité revint brusquement à la rive ensoleillée sur Ixalan. Plié en deux, l’illusionniste agrippait ses cheveux ensanglantés des deux mains.

Vraska se sentait impuissante. Elle voulait le réconforter mais ignorait totalement comment s’y prendre. Elle tenta donc de lui parler pour l’aider à reprendre le contrôle.

«Ce n’est qu’un souvenir, Jace. Il est seulement dans ta tête, tu n’as rien à craindre.»

Des points lumineux scintillèrent alors devant les yeux de Vraska et une vive douleur lui transperça de nouveau le crâne. Sachant désormais que ce phénomène annonçait un nouveau flot d’immersion sensorielle, elle se prépara à la violence de l’impact. Elle vacilla, enveloppée dans une nouvelle illusion. Le monde se rida comme la surface d’un lac, puis se reforma sur une sombre venelle.

Vraska poussa un soupir de soulagement. Enfin un monde familier. Ravnica s’offrait de nouveau à elle.

Le Jace qui se tenait devant elle était ridiculement jeune.

Assis sur une chaise cassée au milieu de décombres, il ne devait pas avoir plus de quinze ans. À en juger par la végétation foisonnante et les ruines récentes, Vraska déduisit qu’ils se trouvaient dans un secteur sous le contrôle des Gruul. La lumière d’un feu filtrait par des tentures en lambeaux. À quelques pas de Jace, un shamane gruul à l’air hâve était occupé à s’appliquer un enchantement sur la main. Ses bras étaient entièrement couverts de tatouages représentant les rues de la ville.

Le Jace adolescent avait la tête d’un gringalet qui aurait bien voulu disparaître pour se faire remplacer par quelqu’un de plus imposant. Sa tenue débraillée ne ressemblait pas à celle que Vraska lui connaissait. La gorgone perçut d’ailleurs dans la trame du souvenir que ce jeune Jace était arrivé sur Ravnica pour la première fois à peine quelques jours plus tôt.

La main du shamane gruul brillait d’une lumière blanche. «C’est ton premier?» grogna-t-il.

Jace mit un peu trop de temps à répondre. «Oui», admit-il timidement.

Vraska ne put s’empêcher de sourire. Elle n’avait jamais vu pareille mauviette! Il n’était guère surprenant qu’il voulût un tatouage pour se donner un air plus hardi. Que c’était charmant! La scène lui rappelait ses jeunes années de petite canaille des rues et elle sourit en pensant à quel point Jace et elle se seraient bien entendus, adolescents.

On aurait terrorisé la ville, songea-t-elle, hilare. Aucune librairie n’aurait été à l’abri.

«Alors bois un coup, dit le shamane du souvenir en désignant une bouteille à gauche du garçon. Parce que ce sera aussi insupportable qu’une comédie de Rakdos.»

Vraska pouffa de rire à cette comparaison tandis que Jace avalait docilement une gorgée du flacon. Le liquide le fit grimacer – elle ne pouvait pas l’en blâmer – mais il afficha ensuite une expression déterminée.

Le shamane se pencha alors pour lui dessiner une ligne sur la joue du bout du doigt, laissant sur sa peau un tatouage à la blancheur nitescente. Il continua ainsi sur le menton et le bras de Jace, et Vraska le regarda peindre avec application un visage plus courageux sur le faciès nerveux de l’adolescent.

Elle eut un bref aperçu du papier qui servait de modèle au tatoueur. Une série de symboles y était griffonnée à la hâte – des motifs qui orneraient plus tard la cape de Jace. Un anneau allongé, ouvert à sa base, avec un cercle flottant en son centre. Vraska s’interrogea sur la signification de ce motif.

L’illusion se brisa, puis s’effaça derrière le grondement de la cataracte et l’ambre chatoyant d’Orazca.

La perception de Vraska vacillait. Tout semblait avoir un éclat artificiel, comme si les illusions fortuites continuaient de déborder sur le monde tangible. La capitaine garda les doigts enfoncés dans la boue de la berge pour s’accrocher physiquement à la réalité.

«Jace, tu es sain et sauf, mais il faut que tu nous crées une illusion pour que notre équipage nous retrouve», répéta-t-elle.

Mais Jace était toujours hors de portée. Ses yeux restaient illuminés et il n’avait pas encore retrouvé la force de bouger. Sa poitrine se soulevait au rythme de sa respiration saccadée. Il prit une brusque inspiration alors qu’une nouvelle vague de souvenance le submergeait, puis se figea complètement face à la vision qui l’assaillait, la bouche ouverte en un cri muet.

La lumière ambiante déclina tandis que le décor du souvenir se fondait dans la réalité, apportant avec lui le poids du crépuscule et le parfum doucereux de pommes trop mûres.

Vraska se retrouva dans une chambrette aux murs dépouillés, qui comprenait deux fauteuils placés devant l’âtre. Elle ignorait sur quel plan elle se trouvait, mais cela n’avait aucune importance. La pièce était un monde en soi; les meubles, ses continents; le tapis, son océan; comme si rien n’existait en dehors de cet espace. Le rebord de la fenêtre était couvert de poussière et, près de la porte, un panier de fruits à moitié vide abritait un assortiment de pommes gâtées. Jace était là, bien évidemment, le visage éclairé par l’agréable feu de cheminée. Malgré la texture veloutée et accueillante du souvenir, Vraska ne décelait aucune joie dans cette scène.

Jace était assis devant le foyer, en face d’une femme en violet.

Tout dans le maintien de la femme trahissait un ennui profond, et pourtant Jace se penchait vers elle, l’air tout à fait captivé. Vraska se sentait très mal à l’aise. Il s’agissait à l’évidence d’un souvenir intime, qui ne lui était pas destiné.

«Je ne veux plus jamais jouer aux échecs», déclara Jace en se massant les tempes.

La femme le dévisageait avec un désintérêt flagrant. «C’est tellement rébarbatif», confirma-t-elle dans un soupir.

La cape de Jace était accrochée au porte-manteau, ses chaussures séchaient près du feu. Vraska savait qu’elle ne devrait pas regarder cette scène, même si elle se savait également incapable de quitter les lieux.

Jace se tapotait mécaniquement la cuisse de l’index. Il reprit d’une voix timide, comme hésitante: «Ce que tu m’as dit sur Innistrad, au sujet du jour de ma mort…»

Les longs cheveux de la femme lui masquaient la moitié du visage. Son rouge à lèvres s’était estompé et ses yeux trahissaient une telle indifférence que Vraska espéra de tout cœur que cette version de Jace le remarquerait.

«Tu te souviens encore de cette conversation?»

«Difficile de l’oublier, répliqua le mage. En matière de sentiments, la sincérité n’est pas une option. Alors… étais-tu sincère?»

«Comment cela?»

Il marqua un pause, prudent. «Seras-tu triste le jour de ma mort?»

Jace observait attentivement la femme à la robe violine, les yeux emplis d’espoir. La singularité de sa question retourna l’estomac de Vraska. Il l’avait posée comme s’il en doutait, alors même que le théâtre de leur entrevue laissait entendre que la femme et lui étaient plus que de simples connaissances.

La femme le regarda droit dans les yeux, les paupières alanguies, les genoux de côté. «J’imagine», lâcha-t-elle. Une réponse en demi-teinte, jetée tel un os à ronger. «La relation que nous avions, quelle que soit l’étiquette que tu veuilles y apposer… elle mérite bien quelques larmes.»

Vraska resta bouche bée. C’est tout? Ce cruel dédain face à une demande d’affection si spontanée révélait à la gorgone tout ce qu’elle avait besoin de savoir concernant cette femme. Les tentacules de Vraska s’entortillaient de gêne, mais elle ne pouvait détourner le regard du malheureux, de la femme en violet, de l’affreuse petite chambre.

«Je crois que c’est le plus beau compliment que tu m’aies jamais fait», commenta Jace.

La femme en violet éclata de rire. Comme s’il venait de sortir une plaisanterie. Comme si le visage du jeune homme n’était pas visiblement marqué par le besoin désespéré d’obtenir son approbation.

Vraska se sentait de plus en plus intruse face à cette scène de ménage extrêmement déséquilibrée qu’elle n’était pas censée voir.

«Tu ferais mieux de partir. Si tu ne rentres pas ce soir, les autres le remarqueront», dit la femme.

Jace haussa les épaules. «La nuit vient à peine de tomber. J’ai encore le temps.»

«Oh», fit-elle avant de l’étudier attentivement, considérant manifestement le choix qui s’offrait à elle.

Elle se leva finalement pour gagner sa coiffeuse. Vraska fit un pas de côté et la regarda ouvrir un tiroir dont la femme tira une bouteille et deux verres. Revenant au coin du feu, elle déboucha la carafe d’un geste adroit. «À quoi trinquons-nous?» demanda-t-elle.

On ne sert pas un verre à un homme qu’on veut quitter, songea amèrement Vraska, dont l’estomac se nouait.

Jace souriait. «Je lève mon verre à Emrakul, lança-t-il malicieusement. Pour avoir fait tout le travail à notre place.»

La femme leva à son tour son verre à moitié rempli, qu’elle fit tinter contre celui de Jace.

Ils les vidèrent d’un trait.

Elle les servit de nouveau, remplissant leurs coupes jusqu’au bord cette fois.

Ils burent en silence.

Le feu crépitait dans l’âtre.

Vraska ne parvenait pas à détacher son regard de la femme. Pour quelqu’un qui détestait jouer aux échecs, elle fixait pourtant sur Jace le regard froid et scrutateur d’un grand maître.

Enfin, la femme en violet choisit sa stratégie, déguisant sa démarche inquisitrice derrière une petite gorgée indolente de son verre. «As-tu fréquenté quelqu’un d’autre depuis?» Vraska perçut le lourd sous-entendu de ce «depuis», référence implicite à un souvenir partagé. «Tu t’entendais plutôt bien avec la lunaréenne», ajouta-t-elle de façon calculée. Ouverture avec pion du roi.

Le petit jeu que cachait cette remarque donnait envie à Vraska de détruire les murs pour s’échapper de la pièce.

Jace fit tournoyer le liquide dans son verre et son attitude changea brusquement. Il leva les yeux vers la femme en violet. «Elle est mariée.»

«Ah, vraiment?» s’étonna la femme, à première vue ravie par la nouvelle. Elle savait parfaitement à quel point son premier coup avait été agressif. Cavalier du roi en F3.

Jace confirma d’un hochement de tête. «C’était une érudite à la morale équivoque. Elle était mariée, et même si elle ne l’était pas, elle ne correspond pas à ce que je recherche.»

La femme en violet l’observait attentivement.

«Et que cherches-tu?» s’enquit-elle.

Elle te manipule pour que tu restes! voulut hurler Vraska. Tu es intelligent. Elle n’éprouve pas les mêmes sentiments que toi. Ne te laisse pas berner!

Jace se cala dans son fauteuil en scrutant la femme par-dessus son verre. Sa réponse sortit gauchement, empreinte d’une grande appréhension et d’une absence de logique inhabituelle chez lui: «Ce n’est pas si mal ici.»

Vraska eut un pincement au cœur. Non, cet endroit était particulièrement toxique, mais le jeune homme était trop perdu dans ses sentiments pour écarter le rideau de son affection et voir la cruauté mâtinée d’ennui qui caractérisait les intentions de son interlocutrice.

«Il n’y a ici que deux vieilles connaissances qui se détendent après une victoire, le corrigea la femme. Et qui se remémorent le bon vieux temps.»

Jace rajusta distraitement le gant de sa main droite. «Il n’y avait pas que du bon à cette époque.»

«Nous ne valions guère mieux», souligna-t-elle dans un murmure dangereux.

En un instant, le jeu changea du tout au tout, la femme balançant par terre son plateau d’échecs virtuel pour préparer un lancer de dés. C’était une joueuse, qui proposait un tour supplémentaire à sa tablée, un pari de plus, juste pour le plaisir – allez messieurs, au pire, qu’est-ce que vous risquez?

«Nous ne sommes pas ensemble, assena-t-elle. Mais tu n’es pas obligé de partir tout de suite.»

Jace leva de son verre des yeux pleins d’espoir et croisa son regard.

La femme les resservit tous deux pour porter de nouveau un toast. «À notre futur bon vieux temps», déclara-t-elle.

Au grand soulagement de Vraska, la vision se dissipa et le fleuve revint.

Island
Island | Art by Dimitar

La gorgone était écœurée. Y avait-il une seule personne dans la vie de Jace qui n’avait pas tenté de profiter de lui ou de ses talents?

Elle commençait à s’inquiéter. L’assaut de réminiscence ne montrait aucun signe d’apaisement. «Je suis tellement désolée, Jace. Je n’aurais pas dû voir ce souvenir-là, mais je suis tellement désolée que cette femme…»

Un lointain rugissement l’interrompit, incroyablement puissant. Vraska se figea, alarmée. Se levant, elle porta le regard vers l’endroit où il avait retenti. C’était très certainement un dinosaure, mais d’une taille qu’elle croyait jusqu’à présent inenvisageable.

«Jace… nous ne pouvons pas rester ici.»

Le mage de l’esprit eut un hoquet de surprise, les yeux encore exorbités et envahis par le flot bleuté de sa magie. Il eut le temps d’articuler un unique mot: «Vryn…»

Puis une immense construction en forme d’anneau apparut brusquement devant Vraska.

L’endroit était de toute beauté aux yeux de la gorgone. Une colonie poussiéreuse en marge de la civilisation. Elle sut avec certitude qu’il s’agissait là du plan natal de Jace.

Jace, je vois toujours tes souvenirs et je ne sais pas comment t’aider! s’écria-t-elle éperdument, espérant que Jace pourrait l’entendre et lui répondre par télépathie.

Mais elle ne reçut en retour qu’une vague de désespoir absolu.

L’illusionniste échappait à tout contrôle. Ses souvenirs les plus anciens et les plus enfouis jaillissaient de son esprit en un torrent désordonné.

Le visage d’une femme. Elle avait une peau au teint de pêche, parsemée de taches de rousseurs, ses cheveux châtains tirés en arrière pour dégager un visage aux yeux fatigués. Elle déambulait dans une minuscule cuisine en lisant un carnet de notes à son tout-petit, lui décrivant avec enthousiasme une nouvelle technique de guérison tandis qu’elle épluchait des légumes pour le dîner. Une pelure tomba sur le cahier comme un marque-page.

L’air était embaumé du parfum des violettes. La femme était vraiment charmante. Vraska se sentait moins gênée de découvrir cette partie du passé de Jace: c’était une scène des plus agréables.

La même femme apparut de nouveau, cette fois pour enfiler tant bien que mal une chaussure au pied de l’enfant. Le bambin geignait et gigotait, puis il se pencha subitement pour nouer ses lacets de ses mains malhabiles. La mère parut interloquée, comme si elle ne lui avait jamais appris à le faire.

Les bribes mémorielles s’enchaînèrent ensuite tambour battant – la même femme revenait inlassablement.

Elle enfilait son manteau.

Se brossait les cheveux.

Rafraîchissait le mur.

Cornait la page d’un manuel d’anatomie.

Jetait un coup d’œil sous le lit de son fils.

Essuyait une larme.

Déposait un baiser guérisseur sur un petit bobo.

Le fouillis d’événements était de plus en plus chaotique: un homme qui affirmait sur un ton bourru que la place des érudits était en ville, pas ici, ne sois pas fainéant mon garçon,

des postillons accompagnant les moqueries d’une brute de l’école,

un déluge de termes académiques relatifs à la télépathie – le sophisme de Holmberg, la loi de Sissoko, ainsi que les Petites et les Grandes manœuvres de réminiscence,

le moment où il avait compris qu’on l’avait forcé à oublier son premier transplanement,

et son deuxième,

son troisième,

des années d’entraînement, de manipulation, de violation de son esprit chaque fois qu’il se rappelait sa véritable nature…

Un bref retour à la réalité — le vrai Jace étendu sur la rive, les mains dans les cheveux, le front pressé contre la terre. La reviviscence de ces épisodes le consumait de l’intérieur, et Vraska se rendit compte avec horreur du nombre de fois où on avait trafiqué l’esprit de son ami. Elle découvrit la maîtrise psychique que Jace avait acquise avant même ses treize ans. (Vraska frémit — comment diable pouvait-il faire ce genre de choses à un si jeune âge?!) Puis sa fureur lorsqu’il avait découvert ce qu’on lui avait volé, son affliction quand il avait pris conscience du nombre de fois où on l’avait manipulé.

Et derrière, omniprésent, écrasant, dominant tout ce subconscient… il y avait un sphinx.

Le monde autour d’eux se souleva violemment au-dessus de leur tête pour former un toit sous un ciel crépusculaire.

Le champ de vision de Vraska bascula, et elle fit l’expérience du souvenir à travers les yeux de Jace.

Les mêmes anneaux immenses qu’elle avait vus plus tôt se succédaient jusqu’à l’horizon, mais le ciel était devenu d’un gris orageux et de grosses gouttes de pluie s’abattaient comme des grêlons. Devant elle, le sphinx Alhammarret s’était ramassé pour l’attaque. Elle sentit les contusions de Jace sous sa tunique, sa nuque moite de transpiration malgré le froid mordant, sous l’effet de la panique.

Elle perçut la rage qui bouillonnait alors dans sa poitrine, vit la manière dont son mentor l’avait trahi, l’avait manipulé et façonné pour faire de lui un outil à utiliser plutôt qu’un étudiant à instruire. Vraska s’abandonna au souvenir. Elle sentit sa bouche remuer pour exprimer les paroles d’un adolescent, dont la voix masculine et juvénile venait tout juste de muer. «Aidez-moi à trouver mes limites. Récupérez l’information dans ma tête!»

Le sphinx se dressa sur ses pattes arrière, et les deux mages plongèrent dans leurs esprits respectifs.

Alhammarret sembla se figer, sa psyché devenue aussi accessible qu’une bibliothèque. Au cœur de son cerveau se nichait une structure éthérée de facture complexe: un puits de marbre presque sans fond. Vraska était fascinée par la sensation étrange que lui procurait la manipulation d’une magie aux antipodes de la sienne. L’ancien Jace et elle sentirent le marbre singulier du puits spirituel d’Alhammarret passer à l’attaque. Guidé par son instinct, Jace riposta aussitôt avec son esprit. Son pouvoir se projeta en avant comme un poing invisible, un marteau, qui se mua ensuite en bélier, concentrant toute sa force sur la conscience fragile du sphinx pour la briser.

Le coup porté dans l’esprit d’Alhammarret fut plus désastreux qu’une explosion, plus destructeur qu’un tremblement de terre, plus calamiteux qu’une météore. Le puits de marbre patiné s’effondra brutalement sur lui-même dans une implosion assourdissante.

Malheureusement, Jace avait frappé trop avidement, trop fort, et l’acte de démolition psychique lui ôta aussi une part de ses souvenirs.

Un long gémissement bourdonnant tira brusquement Jace et Vraska de la tête du sphinx, les ramenant sur le toit, sous la pluie battante. Le corps imposant du grand arbitre gisait face contre terre, les yeux écarquillés de confusion. Alhammarret prit une inspiration forcée, puis expira et se mit à hurler. C’était le vagissement d’un nouveau-né terrifié, un cri apeuré face à un monde trop vaste, trop bruyant et totalement inconnu.

Il semblait incapable d’actionner ses membres de son propre chef et s’égosilla de plus belle, ses ailes formidables battant furieusement le toit en béton. Entre chaque hurlement, il aspirait une nouvelle goulée d’air et, avec chaque expiration, il criait sa terreur et son désarroi.

L’ancien Jace tomba à genoux tandis que ses propres souvenirs se claustraient, puis il saisit la tête du sphinx sanglotant, cherchant à tâtons les fragments épars de l’esprit d’Alhammarret pour tenter de le reconstituer.

C’est moi, pensait Jace. C’est vraiment moi qui ai fait cela.

Le sphinx n’en finissait pas de mugir et de pleurer, gardant les yeux grands ouverts, horrifié par sa propre existence.

Vraska partageait l’inquiétude de Jace. Alhammarret avait certes abîmé et molesté le jeune mage, avait mis son esprit en pièces maintes et maintes fois, mais la souffrance que le sphinx endurait à présent était un sort pire que la mort. Oui, il méritait de périr, mais personne ne méritait une telle torture.

À cet instant, la capitaine sentit Jace se transplaner instinctivement. La conscience meurtrie du garçon s’efforçait toujours de s’isoler; c’était comme se précipiter dans un passage étroit truffé de rochers pointus: plus Jace s’empressait de fuir dans le Multivers, plus les aspérités arrachaient à sa psyché des lambeaux de mémoire.

Oublié le visage de sa mère, oubliés sa famille, sa maison, son passé.

Seule subsistait l’image du col du sphinx: un anneau allongé, ouvert à sa base, un cercle flottant en son centre. Dans la trame de ce souvenir —le seul qu’il conserverait —, Vraska s’aperçut que le symbole serait l’unique bouée de sauvetage qui permettrait à l’adolescent de préserver son nom, mais pas davantage.

Tout à coup, la gorgone se sentit violemment éjectée de la réminiscence, et le décor du monde défila à toute vitesse devant ses yeux avant de s’évaporer. Aussi vite qu’elle avait été happée par le souvenir, elle se retrouva de nouveau debout au milieu des rochers et de la boue, près de la chute d’eau, sous le soleil et les hautes tours d’Orazca. Le vrai Jace, celui qu’elle connaissait, l’illusionniste, le pirate, le compagnon, gisait sur la berge, accablé par le chagrin.

Vraska se jeta aussitôt au sol pour le prendre dans ses bras.

Il versa toutes les larmes de son corps.

La gorgone le tint contre elle, lui cala la tête au creux de son cou. C’était la première fois depuis des années qu’elle touchait quelqu’un de bon gré. Elle le perçut comme une sensation étrangère et troublante, mais grandement nécessaire. Jace continuait de sangloter dans ses bras et elle le serra plus fort. Il avait passé plus de la moitié de sa vie sans le moindre souvenir de son enfance. Il avait tant oublié. Il avait oublié tant de fois. Elle l’étreignit en pensant à tous les moments où elle aurait aimé qu’on l’enlaçât quand elle était prisonnière. Elle le choya pour toutes les fois où elle avait demandé de l’aide et n’avait récolté que des blessures. Elle avait passé tant d’années seule et recluse qu’il lui était impossible de ne pas offrir de réconfort à un être qui, comme elle, avait enduré une vie entière de tourment.

Vraska leva les yeux et découvrit une illusion d’elle-même.

La gadoue de la rive céda la place au paysage éclatant de la Mer de la perdition. Devenue capitaine, la gorgone chantait à tue-tête un air populaire golgari tandis que son équipage briquait le pont du navire. Cet instant respirait la joie, une douceur pastel, et Vraska sentit le Jace du passé s’appliquer à reprendre l’étrange mélodie.

Elle sourit, car elle se souvenait nettement de ce moment. Elle se rappelait avoir été ébahie par la performance vocale du mage.

La Vraska du vaisseau se transforma, annihilant tous ses espoirs.

Apparut alors une Vraska cruelle, laide et furibonde. Ses tentacules fouettaient l’air autour d’elle et sa robe semblait tissée d’ombres. Les hautes tours de grès de Ravnica se dressaient autour d’eux, et la gorgone se vit à travers les yeux de Jace. Leur première rencontre. L’ancienne Vraska tendait le doigt vers Jace – bien que la capitaine eût l’impression d’être elle-même désignée par son alter ego du passé –, le menaçant de violentes représailles s’il refusait de s’allier à elle. Vraska perçut la peur de Jace, son inquiétude, sa colère. Le pauvre ne savait pas ce qu’elle avait réellement voulu lui demander. Il ignorait pourquoi elle avait agi ainsi. Il n’en avait pas la moindre idée, et quand il la regarda alors, il ne vit en elle qu’une bête meurtrière.

Vraska eut envie de vomir. Elle détestait se percevoir sous ce jour, comme le monstre que les autres voyaient quand ils la regardaient. La gorgone devant elle était prête à tuer, et Vraska se sentit honteuse face au cruel portrait qu’elle découvrait. Tout était fini. Jace avait recouvré la mémoire, et dès qu’il serait en mesure de rassembler les pièces du puzzle, il la considèrerait alors uniquement comme un monstre, malgré les quelques mois merveilleux qu’ils avaient passé côte à côte.

Le souvenir se dissipa et la rive réapparut.

Vraska lâcha son ami et recula. Les sanglots qui secouaient Jace diminuaient, la fatigue prenait le pas. Les illusions se volatilisèrent. La lueur de magie s’éteignit. Jace écarta les mains de sa tête et contempla le mélange de sang et de boue qui les souillait.

Vraska voulait le serrer contre elle jusqu’à ce qu’il fût complètement remis. Mais elle voulait aussi se transplaner aux confins du Multivers. Partagée entre le désir d’étreindre Jace et celui de disparaître, elle resta immobile, le temps de déterminer quel était le meilleur choix.

Jace leva vers elle des yeux rouges de chagrin.

«Tu as tout vu», dit-il d’une voix blanche.

Vraska se sentait extrêmement mal. «J’ai vu ce que tu n’as pas su contenir», s’excusa-t-elle.

Il détourna le visage, gêné. «Tu es un assassin», affirma-t-il tandis que la mémoire lui revenait.

«Et une amie», insista-t-elle tristement.

Le regard de Jace demeurait lointain. Il avait peut-être trouvé le moyen d’empêcher ses souvenirs de surgir à vau-l’eau, mais il peinait encore manifestement à maîtriser ses pensées et parlait d’une voix éteinte. «Emmara, Nissa. J’ai si peu d’amis…»

Le cœur de Vraska se serra. Elle ne savait quoi dire.

Jace ferma les yeux sur une grimace de douleur. Il avait repris le contrôle de son esprit. Le couvercle enfin refermé, il semblait décidé à ne plus laisser transparaître aucune émotion. À moins que sa crise de sanglots ne l’eût complètement épuisé. C’était probablement la seconde hypothèse — il avait l’air d’avoir couru un marathon. Jugeant qu’il valait mieux l’attendre, Vraska ôta son manteau pour l’essorer. Elle s’examina pour vérifier si elle n’avait pas d’ecchymoses et de foulures, puis tendit le cou pour contempler l’escalier qui montait vers la cité. De son côté, Jace essayait de se calmer. S’il soupirait de temps à autre sous le poids de la mémoire, le pire semblait néanmoins derrière lui.

Il hocha doucement la tête en signe de déception. «J’ai encore des trous de mémoire. Je ne me rappelle pas ce qui a provoqué mon amnésie, ni comment j’ai atterri ici.»

«Ne te mets pas martel en tête», lui préconisa-t-elle avant de se rendre compte de la stupidité et du ridicule de son conseil.

Que peut-on dire à quelqu’un qui vient de recouvrer tant de souvenirs pénibles?

Vraska s’assit par terre en prenant soin de rester à plusieurs pas de Jace. Ses vêtements séchaient déjà sous la douce chaleur du soleil. Elle observa les tatouages de son ami, cette fois avec un regard averti. Elle reconnut le col d’Alhammarret, le symbole auquel Jace rattachait son nom. Même adolescent, il avait été assez malin pour le graver sur sa peau afin de s’assurer de ne jamais l’oublier.

«Je suis désolée d’avoir tenté de te tuer sur Ravnica», souffla-t-elle.

Jace émit un râle et ferma les yeux, tremblant sous l’effet d’une nouvelle décharge de douleur. «Je t’aurais écoutée si tu m’avais expliqué la raison de ton geste.» Il remua, mal à l’aise. «Les gens que tu as assassinés à l’époque pour attirer mon attention…»

«Un meurtrier, un profanateur et un trafiquant d’innocents, dont les patronymes ressemblaient à des noms de plans.» Elle haussa les épaules et hocha vigoureusement la tête. «Je ne regrette pas leur mort, mais je regrette en revanche d’avoir pensé que c’était là le seul moyen de me faire écouter.»

«Je te pardonne pour la tentative d’assassinat, lui offrit Jace avec sincérité. Tu faisais ce que tu croyais être juste pour ton peuple.»

Ni l’un ni l’autre ne surent quoi ajouter après cela.

Vraska se releva et se mit à arpenter la berge. Pour la première fois, elle prit la peine d’étudier en détails la cité qui venait de ressurgir de terre.

Remparts et tours d’or dépassaient de loin les plus hauts arbres de la jungle, miroitant au soleil. Vraska distinguait des grandes gravures d’hommes et de femmes sur les flancs de l’ancienne capitale. Une ziggourat se dressait en son centre, dominant tous les environs.

La capitaine tira le compas de sa poche et, sans surprise, sa lumière filait en ligne droite vers le monument.

La rive lui offrait une vue dégagée sur l’escalier sans fin qui escaladait le plateau jusqu’à une arche, laquelle permettait sans doute d’accéder au cœur de la cité.

Vraska se tourna vers Jace. Ce dernier était d’une immobilité prodigieuse, le regard perdu dans le lointain. Il semblait cloué à la berge, comme si son poids était tel qu’aucune bourrasque n’aurait pu l’arracher à sa peine. La gorgone ne put s’empêcher de le regarder longuement. Il était passé du statut d’enfant prodige à celui d’espion, puis de victime, pour finalement voir tous ces éléments exorcisés de son cœur et de son esprit. Perdu, apeuré, il s’était tourné vers des gens qui se repaissaient des âmes désorientées et effrayées. On l’avait torturé, ignoré, manipulé, et, malgré tous ces sévices, il était parvenu à rester intact. Il avait survécu.

C’était un homme remarquable.

«Je n’ai jamais connu une version de moi-même dont la mémoire n’aurait pas été altérée, confia-t-il en brisant son silence avec une honnêteté mêlée de lassitude. Tant de gens se sont servi de moi pour nuire à tant de personnes. Et j’ai parfois même agi de mon plein gré. C’était si facile.»

Vraska ne savait que trop bien à quel point.

Elle alla s’asseoir près de lui.

«On t’a fait souffrir, on t’a utilisé, maltraité. Tu aurais dû mourir un nombre incalculable de fois et, malgré tout, tu as fait le nécessaire pour survivre. C’est un miracle qui mérite d’être célébré.» Elle prit l’air grave. «Te souviens-tu des trois derniers mois?»

Jace opina du chef avant d’esquisser un sourire crispé. «C’étaient les trois mois les plus beaux de ma vie.»

Vraska n’osait pas ciller, de peur de rompre le charme qui appelait tant de franchise entre eux. «Ce Jace-là est l’une des meilleures personnes qui m’ait été donnée de rencontrer.»

Le regard de Jace finit par se fixer sur elle. Ses yeux révélaient une certaine incrédulité. Il avait un esprit hors pair, aussi aiguisé qu’une dague et aussi brillant qu’un brasier, pourtant il avait l’air de ne pas comprendre comment ce compliment pouvait lui être adressé. Comme s’il s’était d’avance jugé indigne d’une telle louange.

Vraska reprit la parole en lui ouvrant son cœur. «Le Jace que j’ai rencontré m’a écoutée comme personne ne l’a jamais fait. Sais-tu à quel point c’est exceptionnel? Personne n’a jamais pris la peine d’écouter mon histoire, ni ne s’est soucié de savoir si j’en avais une.» Le mage hocha légèrement la tête, une lueur de compassion dans les yeux, triste pour elle. «Ce Jace disait que chacun a en lui la capacité de se réinventer, poursuivit-elle. Ce Jace est toujours en toi, et je crois dur comme fer que c’est celui que tu es réellement.»

«C’est celui que j’aimerais être», renchérit-il.

«Ne peux-tu pas en décider?»

«Je voudrais le croire, mais comment puis-je choisir d’être celui que tu dépeins quand je me souviens de toutes les fois où j’ai laissé des gens profiter de moi? De toutes les personnes que j’ai blessées…»

«Personne ne choisit d’être une victime, lui fit observer Vraska. Tu n’es pas faible parce qu’on a profité de toi. Et la cruauté des actes qu’ils t’ont amené à commettre rejaillit sur eux, non sur toi.»

«Je ne peux pas m’empêcher de me sentir comme le dindon de la farce.»

«Je sais, mais tu ne l’es pas.»

Jace resta un moment silencieux, plongé dans un souvenir qui, fort heureusement, ne submergea pas l’esprit de Vraska.

«Ma mère…» Sa voix trembla légèrement, puis il reprit son souffle. «Ma mère voulait que je m’installe en ville pour devenir un érudit.»

Vraska sourit et répondit en choisissant soigneusement ses mots: «Tu t’es installé dans une sacrée ville et tu es devenu un sacré érudit», lui assura-t-elle en faisant mine de ne pas remarquer ses efforts pour réprimer l’émotion que cette simple affirmation suscitait chez lui.

Jace gardait les yeux fermés. «Je me racontais autrefois que mes parents me détestaient. Je culpabilisais moins de les oublier en me convainquant qu’ils étaient cruels. Ainsi, quels qu’étaient mes choix, je n’avais jamais l’impression de décevoir quiconque.»

Vraska fut abasourdie par sa sincérité. «As-tu la sensation d’avoir déçu ta mère?»

Il réfléchit un instant à sa réponse, puis ouvrit les yeux pour regarder Vraska. «J’ai la sensation… de vouloir en tout cas la rendre fière.»

Il avait achevé sa phrase sur une note d’espoir. De bonheur, presque. Cet homme sérieux, capable de démonter un télescope pour l’assembler de nouveau, de dissimuler un galion à la seule force de son esprit tout en repoussant un abordage, cet homme qui goûtait aussi bien les énigmes que la piraterie, il était bien là en fin de compte.

Vraska sourit. «Dans ce cas, je pense que tu sais exactement qui tu devrais être.»

L’escalier doré s’élevait devant eux.

Vraska tendit une main à Jace pour l’aider à se relever, puis hocha la tête vers les centaines de marches qui les séparaient d’Orazca.

Grimaçant à cause de son mal de crâne, le mage accepta son aide et lui serra la main pour la remercier, avant de se tourner vers la falaise.

«Il y a encore un an, j’aurais été incapable de gravir autant de marches, dit-il avec une pointe de fierté. Ou si je l’avais tenté, je serais probablement tombé dans les pommes à mi-chemin.»

«Même la dernière fois que je t’ai vu, tu n’étais pas chétif à ce point», le taquina-t-elle.

«C’est parce que tu ignores le nombre de fois où j’ai pu utiliser mes illusions, par le passé, pour me donner l’apparence d’un athlète.»

Elle haussa les sourcils, étonnée. «Vraiment?»

«Oh que oui!» confessa Jace. Il affichait une expression spontanée, les yeux encore rouge d’émotion, un petit sourire en coin. Allègrement humain. Son sourire s’élargit. «J’étais un vrai lâche, autrefois.»

Il s’abstint de préciser que ce n’était plus le cas désormais, laissant ce sous-entendu flotter entre eux, et Vraska surprit son sourire quand il se tourna pour entamer l’ascension du gigantesque escalier doré, une marche après l’autre.


Les Combattants d’Ixalan Histoires archivées

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