Dans l'ancienne ligne temporelle des Khans de Tarkir, Anafenza était khan des Abzans, dirigeante loyale d'un clan endurant. Dans la ligne temporelle alternative des Dragons de Tarkir, son destin a été funeste, mais tout aussi grandiose…


C'était pareil dans tous les camps militaires, du moins c'était ce qu'Oret avait conclu au bout d'un an.

Il était cartographe pour le commandant Faiso, l'un des rares humains que le Seigneur-dragon Dromoka et ses seigneurs squameux respectaient suffisamment pour être consulté sur les stratégies de guerre. Par conséquent, il était assez libre de ses mouvements. Il avait chevauché toute la nuit et, en traversant le camp, il se sentit attiré dans des directions opposées par la faim et la fatigue. Quelques groupes de soldats étaient rassemblés autour de feux de camp, et l'odeur de la viande cuisant dans la graisse finit par faire pencher la balance en faveur de la faim.

Intendants de la Route du sel | Illustration par Anthony Polumbo

Il descendit de cheval près d'un feu de camp. Les soldats étaient engagés dans une conversation animée qu'Oret n'avait aucune intention d'interrompre. De toute façon, il savait de quoi ils discutaient : la Gardienne.

Il remplit d'eau une écuelle d'ambre et s'assit.

« J'ai vu des esprits. Je les ai même combattus, disait un aïnok aux traits sévères, à qui il manquait plusieurs dents. Ils sont malicieux et rancuniers. Contre nature. »

« Alors explique ce qu'ils ont vu », dit un jeune soldat.

« Je ne suis pas sûr de pouvoir le faire, même en y réfléchissant longuement. » Le vieil aïnok haussa les épaules. « Je n'étais pas présent, et toi non plus. »

Le jeune soldat se tourna vers sa camarade à sa gauche. « Yeffa ! Toi, tu étais là ! »

« Tu le sais bien », répondit Yeffa, une femme costaude en affichant un large sourire devant l'exaspération de son ami.

« Explique à Khurz ce que tu as vu. »

« On ne devrait pas en parler, Ajuf », dit un quatrième soldat. C'était un homme maigre ; la peau de son visage était bronzée par le soleil. Il ne regardait personne.

Yeffa fit un geste dédaigneux à son attention. Pour Oret, cela parut être un geste habituel. Il continua d'observer les soldats tandis que la femme approchait un peu plus des autres. Yeffa chuchotait, visiblement excitée à l'idée de parler de ce qui était interdit. « J'étais à l'autre bout du champ de bataille, mais je sais ce que j'ai vu. Ils ont jailli de nulle part, précédés par des hurlements. C'était des cavaliers innombrables, chargeant tous notre flanc gauche. »

Horde impitoyable | Illustration par Viktor Titov

Elle sait raconter les histoires, pensa Oret.

« Nos forces ont eu à peine le temps de pivoter pour recevoir leur charge, continua la guerrière, que les Kolaghan nous massacraient déjà. La ligne était sur le point de céder sous les sabots de leurs chevaux. Et c'est alors que c'est arrivé. » Elle marqua une pause et regarda ses camarades droit dans les yeux, l'un après l'autre. « Une grande vague de sable s'est élevée derrière la ligne. Elle est passée au-dessus de nos soldats pour submerger l'ennemi. »

Khurz leva les deux mains en signe de protestation, mais avant qu'il ne dise un mot, Yeffa continua, « 'Mais nos porteurs de sable pourraient accomplir un tel exploit', tu vas me dire. Et j'ajouterai qu'en tête de cette grande vague de sable se trouvait la forme d'une femme, armée et portant l'armure d'un soldat de Dromoka. Ce n'était pas un tour des porteurs de sable. C'était la Gardienne. »

« Et tu as vu ce détail depuis l'autre bout du champ de bataille? rétorqua Khurz en faisant claquer sa langue. Taram a raison, nous ne devrions pas gaspiller notre temps à parler de ça. »

« Quoi que tu en penses, elle nous a sauvés », dit Yeffa.

« D'autres soldats ont vu la même chose, ajouta Ajuf. Et aussi lors d'autres batailles. La rumeur court qu'elle a même soigné des blessés et libéré des prisonniers. »

Khurz laissa échapper un petit ricanement. « Et je suppose qu'elle fait aussi fleurir le désert, et qu'elle calme les tempêtes. Alors qui est cet esprit qui veille sur nous ? »

Un silence s'ensuivit. Excepté Taram, tous semblaient réfléchir à une réponse plausible, ou du moins intelligente. Ne trouvant rien, Yeffa remua le bois du feu avec un bâton. « Qui peut le savoir ? » dit-elle enfin.

Oret connaissait ces histoires. Il les avait entendues dans tous les camps pendant ses voyages. Elles l'avaient réchauffé bien plus que le feu devant lui.

« Je peux vous dire qui elle est. » Il ne chuchota pas. Ses paroles étaient claires et pleines d'autorité. La manière dont les soldats se retournèrent brusquement lui indiqua qu'ils n'avaient même pas remarqué sa présence. Pour lui, jouer le rôle de l'étranger mystérieux avait quelque chose d'un peu ridicule. Cependant, c’était bien ce qu’il était devenu cette dernière année, en parcourant le territoire de Dromoka.

« Et qui es-tu, étranger ? » demanda enfin Khurz.

« Je suis l'homme qui a tué cet esprit de son vivant. »

Les soldats furent aussitôt suspendus à ses lèvres.


Montagne | Illustration par Noah Bradley

Deux traînées de poussière fusionnaient pour n'en faire plus qu'une derrière les deux bouquetins lancés au galop, portant leurs cavaliers en armure au fond du canyon. Anafenza, en tête, risqua de jeter un coup d'œil par-dessus son épaule, redoutant la horde ennemie qui allait certainement les rattraper d'ici peu.

« Capitaine ! « Les a-t-on semés ? demanda Oret, la voix cassée par l'effort. Je crois qu'on les a semés. »

La capitaine leva la tête vers les nuages noirs et menaçants qui se rassemblaient au-dessus d'eux. « Je ne crois pas », dit-elle, s'adressant plus à elle-même qu'à l'autre cavalier. Les parois du canyon se refermaient sur eux, et Anafenza talonna son bouquetin pour lui faire prendre de la vitesse.

« Nous devrions attendre notre seigneur squameux. Il brisera leur offensive. »

La capitaine s'arrêta si brusquement qu'Oret fut presque désarçonné quand il tenta de stopper sa monture. « Notre seigneur est déjà bien assez occupé pour le moment. » Elle pointa le doigt vers les montagnes à l'extrémité est du canyon. « Sur le contrefort, tu vois ? »

Oret vit son seigneur squameux, le dragon auquel il était lié. Il avait immobilisé un dragon plus petit, à quatre ailes, sous ses pattes massives. Sous les yeux du soldat, des éclairs jaillirent de la gueule du petit dragon. Son seigneur squameux lâcha prise et l'autre s'envola.

Dragon ailorage | Illustration par Svetlin Velinov

« Il est en danger ? » demanda Oret.

« Il est occupé. Nous sommes en danger. »

« Donc nous sommes seuls. »

« Pas tout à fait. Suis-moi. » Et la capitaine repartit au galop.

Oret contempla son seigneur squameux encore un instant. Du combat des deux dragons émanait une puissance qu'il ne comprendrait vraiment jamais complètement. Il entendit derrière lui le grondement des chevaux et les cris de leurs cavaliers. Il partit à son tour à la suite de son capitaine. Anafenza dirigeait adroitement son bouquetin sur un sentier sinueux qui s'enfonçait encore plus dans le canyon. Il était difficile pour Oret de galoper au même rythme. Son compagnon disparaissait soudain dans un virage, ou changeait brusquement de direction pour prendre une autre branche du canyon labyrinthique. Il ne savait pas où elle allait, mais au moins, ils s'éloignaient des guerriers Kolaghan. Oret avait servi sous les ordres d'Anafenza pendant plusieurs années, et jamais il ne l'avait vue agir de façon impulsive. Elle avait toujours un plan, une contingence qui prouvait qu'elle avait réfléchi à la menace et effectué les préparatifs adéquats. Mais aujourd'hui, ils avaient perdu leur forteresse, leurs lignes avaient été brisées et ils fuyaient pour échapper à toute une horde.

D'autres tournants. D'autres sentiers étroits. Les cris de guerre Kolaghan qui les talonnaient devinrent bientôt des appels confus et isolés qui résonnaient entre les parois du canyon. Un sourire apparut au coin des lèvres d'Oret. Il venait de réaliser ce que faisait la capitaine. Au mieux, les Kolaghan perdraient la trace de leurs proies et dépasseraient leur position. Au pire, Anafenza les aurait forcés à diviser leurs forces pour les retrouver. Dans les passages étroits du canyon, les deux soldats avaient peut-être maintenant une chance de s'en sortir en combattant.

La capitaine prit un autre virage soudain. Oret ne s'en rendit pas compte et il dépassa l'ouverture avant de ralentir pour faire demi-tour. Il ouvrit la bouche pour appeler son chef, mais il sentit soudain comme un goût métallique sur sa langue. L'air devint étrangement sec et un crépitement bourdonnant noya tous les autres bruits à l'exception du bêlement de son bouquetin. Il tira sur les rênes, tentant vainement de garder le contrôle de l'animal.

« Capitaine ! s'écria-t-il, désespéré. Anafenza ! » Il planta ses talons dans le flanc de sa monture, qui partit comme une flèche.

L'air parut éclater. Après seulement trois pas, le bouquetin bondit et s'écroula en plein mouvement. Oret fut éjecté violemment de sa selle et sa mâchoire heurta durement le sol. Il sentit le goût du sang dans sa bouche tandis qu'il s'abritait derrière le cadavre de l'animal, transpercé par une lance. De l'électricité dansait encore le long de la hampe, crépitant et noircissant la fourrure du bouquetin là où elle l'avait frappé.

Un autre bruit retentit dans le canyon. Cette fois, c'était le grognement guttural du chasseur qui a tué sa proie. Au-dessus de lui, perché sur une pierre plate jaillissant de la paroi de la gorge, se trouvait un orque Kolaghan. Il portait une armature de métal attachée à un harnais sur son dos. Une toile d'éclairs s'étirait pour former des ailes impressionnantes, presque éblouissantes en contraste avec les nuages noirs.

L'orque rugit à nouveau et cette fois Oret le comprit. « Gvar ! »

Oret connaissait ce nom. Gvar, l'orque qui avait dirigé l'attaque sur la Porte de la Steppe de sable. À l'ombre des dragons de Kolaghan, il avait pris d'assaut les fortifications, délogé les défenseurs Dromoka et fait fuir les survivants dans le désert.

Meneur de guerre | Illustration par Raymond Swanland

L'appel du guerrier ferait venir Gvar pour achever les deux derniers soldats de la garnison.

Mais l'orque n'attendit pas son chef. Il sauta sur Oret.

Celui-ci avait le temps de se relever ou de dégainer son épée, mais pas de faire les deux. Il se releva ; le pillard était sur lui. Un puissant tranchant d'épée vers le bas accompagnait le cri de guerre de l'orque, mais Oret bougea suffisamment pour que le coup soit dévié par sa spalière. Avant que son ennemi ne puisse récupérer, le Dromoka fonça sur lui de toute sa masse. Les deux combattants roulèrent au sol dans un nuage de poussière et d'injures.

Le pillard Kolaghan manœuvra pour que son coude écrase la gorge de l'humain. Oret sentit le sang lui emplir la bouche, mais il ne pouvait pas l'avaler. Il le cracha à la figure de l'orque dans une pluie écarlate. Cela suffit à déstabiliser son adversaire suffisamment pour se dégager. Et c'est à cet instant qu'il entendit la voix de son capitaine.

« Oret, bouge ! » s'écria Anafenza.

L'ordre était simple. Oret ne se fit pas prier. Il s'écarta du pillard, mais l'orque refusait d'abandonner. Anafenza approcha, auréolée d'une lumière dorée scintillante, et le sable parut onduler sous ses pas. Elle tendit une main, et la lumière tourbillonnante s'enroula autour de son bras avant de jaillir en direction de l'orque. La lumière le traversa, lui arrachant sa vitalité au passage, laissant dans son sillage une coque vide qui s'écroula, sans vie, dans la poussière.

À peine le cadavre avait-il touché le sol que les bruits de la guerre résonnèrent à nouveau entre les parois du canyon. Les cris et le grondement des sabots approchaient de plus en plus.

« Capitaine ? »

« Par ici, dit Anafenza, indiquant le chemin étroit derrière elle. Gvar et sa horde seront sur nous dans quelques instants. Nous devons nous préparer à les recevoir. »

Les deux soldats se mirent à courir, au risque de se fouler une cheville sur le sol pierreux et inégal. Suivant Anafenza, Oret arriva dans une cavité rocheuse qui était presque totalement encerclée par la paroi du canyon. Il n'y avait qu'une sortie, le chemin par lequel ils étaient arrivés.

« Un cul-de-sac », dit-il.

« Et c'est une bonne chose, répondit la jeune femme, délaçant ses bottes. La fuite ne leur sera que plus difficile. »

Nerveux, Oret fit le tour du périmètre. Il trouva le bouquetin d'Anafenza, attaché à un maigre tronc d'arbre, buvant de l'eau dans un récipient d'ambre. Le petit arbre était à demi-caché par l'ombre de la paroi rocheuse. Des éclats d'ambre étaient éparpillés tout autour. Oret réalisa que bon nombre de ces fragments avaient autrefois été des récipients, des figurines ou des ornements. Il s'agenouilla pour en ramasser un, le vestige d'un pichet ancien finement décoré.

« Qu'est-ce que c'est, capitaine ? »

« L'ambre est une substance spéciale, Oret. Les récipients brisés qui sont à tes pieds avaient deux utilisations. Ils servaient à transporter de l'eau, bien sûr. Mais l'ambre dans lequel ils étaient façonnés, une substance venant des arbres, servait aussi à transporter des esprits. »

Oret lâcha l'éclat d'ambre comme s'il s'était brûlé. « Capitaine, je t'en prie. Nous ne devrions pas être ici. »

« Je veux te montrer quelque chose », dit Anafenza en passant à côté de lui. Elle se tint devant l'arbre, et l'autre soldat la rejoignit. Elle prit sa main et la posa sur le tronc. « Maintenant, regarde de plus près. » Oret se pencha. Ses yeux avaient du mal à voir dans l'obscurité grandissante, mais oui, il y avait bien quelque chose : des dizaines, voire des centaines de noms gravés dans l'écorce.

Il recula vivement. « Des noms maudits ? »

« C'est ce que j'ai d'abord cru, mais j'ai fini par déterminer qu'il s'agissait d'autre chose. De nombreuses personnes se sont données le mal de venir jusqu'ici pour apporter ces récipients. Les esprits peuvent être transportés dans l'ambre, mais je crois que c'est l'arbre qui leur sert d'ancre. »

« Tu es déjà venue ici ? »

« Souvent. »

Anafenza s'accroupit au pied de l'arbre, brossant le sable pour révéler les arches des racines. Elle se releva et y posa ses pieds nus. « Maintenant, Oret, place-toi derrière moi. Tu vas voir quelque chose d'étonnant. » Elle lui sourit. C'était la première fois qu'il la voyait sourire depuis l'attaque de la Porte de la Steppe de sable.

« Je ne peux pas faire ça, capitaine. » Oret lui rendit son sourire. Il était triste. Son capitaine—sa cousine—allait mourir ici. Il allait mourir ici. Mais il ne leur faciliterait pas la tâche. Il dégaina son épée.

Il ne fallut pas longtemps aux Kolaghan pour les rattraper. Les railleries recommencèrent à leur approche, avant même que les deux Dromoka puissent les voir.

« Espérons que toute cette course leur a laissé suffisamment de forces pour se battre. » Au moment où il disait ces mots, la silhouette imposante de Gvar se découpa à l'entrée de la cavité rocheuse. « Je suis Gvar Barzeel, le destructeur de vos portes et de vos murs. »

Anafenza dégaina l'épée incurvée à deux mains du fourreau qu'elle portait sur le dos. « C'est parce que tu es Gvar Barzeel, le destructeur de nos portes et de nos murs, que tu ne quitteras pas cet endroit vivant. »

Des dizaines de guerriers Kolaghan se déversèrent dans la cavité à la suite de Gvar. Il y avait parmi eux des shamanes, qui commencèrent à invoquer la foudre.

Toujours calme, Anafenza retira son casque et tendit la main pour toucher une branche noueuse. « Esprits de cet arbre, ancêtres de mon peuple, vos descendants ont besoin de vous. » Ce n'était pas la première fois qu'elle prononçait ces mots, Oret en était certain. L'air qui les entourait parut soudain s'animer. Poussière et éclats minuscules d'ambre doré s'élevèrent en en scintillant. Les railleries des guerriers rassemblés à l'entrée de la cavité cessèrent soudain.

Anafenza était à peine visible dans le maelström de poussière, mais son compagnon l'entendit. « Oret, place-toi derrière moi. » Il obéit et contourna l'arbre, protégeant son visage du mieux qu'il le pouvait.

Il tirait le bouquetin d'Anafenza vers lui quand il vit les premières formes humaines apparaître dans le tourbillon de poussière. Elles n'étaient pas solides, bien que certaines semblaient porter les armures du clan de jadis. Oret écarquilla les yeux.

Des esprits.

La révélation lui dessécha complètement la bouche.

De la nécromancie.

Anafenza prit une profonde inspiration. Ses poumons s'emplirent de poussière et d'ambre, et les esprits convergèrent sur elle. Ils fusionnèrent avec elle, jusqu'à ce qu'elle devienne un halo de lumière ambrée. Elle descendit des racines, fit un autre pas et, l'instant d'après, elle se trouvait au contact avec les Kolaghan.

Elle n'était plus qu'une horrible masse de membres éthérés, rageuse et vengeresse. Le sable et la poussière tourbillonnaient autour d'elle, nourris par un flux incessant d'esprits furieux qui continuaient de jaillir de l'arbre. Dans le tumulte, Oret réussissait à suivre la trace d'Anafenza aux reflets de la lame de son épée et aux cris qu'elle arrachait aux Kolaghan.

Gvar, les shamanes, tous les pillards Kolaghan—ils n'avaient aucune chance.

Pendant le carnage, les nuées d'orage continuaient d'enfler au-dessus du canyon. Au moment où Anafenza tuait le dernier des guerriers de Gvar, un éclair scinda le ciel, le tonnerre secoua le canyon, et les nuages déversèrent leur contenu. Les dragons de la couvée de Kolaghan descendirent du ciel.

Tempête draconique | Illustration par Willian Murai

Oret était coincé entre l'horreur d'esprits et de mort qui se trouvait devant lui, et les monstres à quatre ailes qui emplissaient le ciel.

Le premier dragon replia ses quatre ailes emplumées et fondit sur le capitaine et son linceul d'esprits. Il n'y eut aucune hésitation, aucun instant de panique ou de peur. Anafenza leva simplement les yeux, et d'un seul coup, les esprits qui l'habitaient foncèrent vers les nuages pour intercepter la créature. Ils filèrent comme un gigantesque éclair de lumière dorée, et le dragon tenta soudain de rebrousser chemin. Mais il était trop tard. L'éclair déchiqueta ses écailles, sa chair et ses os.

Épuration radieuse | Illustration par Igor Kieryluk

Oret vit des esprits se séparer de la masse lumineuse pour dévorer le reste du monstre, et les autres dragons se réfugièrent dans les nuages.

Dans la cavité rocheuse, la poussière et le sable retombèrent lentement. Complètement épuisée, Anafenza s'écroula.

Il fallut un moment à Oret pour réaliser que le danger était passé. Lentement, il approcha de l'endroit où son capitaine reposait, immobile. Elle respirait avec difficulté, ce qui soulagea et inquiéta tout à la fois le soldat. Anafenza avait les yeux ouverts, mais ses pupilles étaient révulsées, ne laissant apparaître que deux globes blancs et vitreux.

« Anafenza », murmura Oret.

Sa respiration était encore faible et haletante.

Oret mit une main sur son épaule et la secoua doucement. « Anafenza », répéta-t-il. Puis, plus fort.« Capitaine ! » Il voulait désespérément l'aider et, ne sachant que faire d'autre, il chercha des traces de blessure, une preuve tangible qu'il pourrait soigner ou panser. Rien. Ce n'était pas un coup d'épée ou une perforation de flèche.

« Oret. » Ce n'était qu'un murmure rauque.

Le visage de l'homme se fendit d'un sourire. Il baissa les yeux ; Anafenza le regardait.

« Tu as vu ? » demanda-t-elle.

« Ne bouge pas, capitaine. »

« Je me sens bien, dit-elle, se redressant sur ses coudes. Vraiment. J'avais juste besoin de quelques instants pour récupérer. »

« Capitaine, je n'ai jamais rien vu de pareil. »

« Moi non plus. Et je n'ai jamais rien ressenti de semblable. » Elle recouvrait sa voix et rapidement, elle se mit à parler. « Oret, tant d'ancêtres, tous liés par un objectif commun—protéger leurs descendants, leur peuple. Cela n'avait rien de politique. Ce n'était pas une manœuvre pour obtenir les faveurs d'un dragon. C'était un acte pur, un acte puissant. »

Une rafale de vent soudaine souleva le sable et la pression de l’air se fit ressentir dans leurs oreilles. Des battements d'ailes. S'il n'y avait pas eu de nuages, une énorme ombre aurait recouvert la cavité rocheuse du canyon. Mais il n'y eut pas d'ombre, rien qu'une série de craquements sinistres, tandis que leur seigneur squameux descendait au fond de la gorge, faisant éclater l'arbre ancien sous ses pattes. Les derniers vestiges de l'obéissance d'Anafenza s'évanouirent à cet instant-même.

« Il a vu », dit-elle, les dents serrées. Alors qu'Oret baissait la tête en signe de respect, elle fixa le dragon droit dans les yeux.

« Capitaine, je t'en prie, supplia Oret. Pas maintenant. » Mais tout comme Anafenza, il savait ce qui allait se passer. Appeler les esprits, pratiquer la nécromancie, était passible de mort. Leur seigneur squameux ouvrirait la gueule et déchargerait sur elle une rafale de lumière purificatrice qui la réduirait à néant. Même son esprit n'y survivrait.

Seigneur squameux perpétuel | Illustration par Clint Cearley

Le dragon releva la tête, et Oret s'interposa entre son seigneur et son capitaine.

« C'est ainsi que vont les choses, Oret, dit Anafenza, écarte-toi. Il n'y a aucune échappatoire. Je suis condamnée pour ce que je viens de faire. »

Le soldat ne bougea pas. « Ô souverain, dit-il, s'agenouillant devant le dragon, je t'implore, avec tout le respect d'un de tes humbles enfants, de m'accorder une requête. »

Les dragons ne s'abaissaient pas à utiliser le langage des hommes. Quand ils s'adressaient à leurs serviteurs, c'était par l'intermédiaire d'orateurs qui interprétaient la langue draconique. Ici, dans le canyon, il n'y avait personne pour le faire, et les actes du dragon seraient la seule indication de compréhension pour Oret. C'était une perspective qui lui nouait les tripes.

« Mon capitaine a pratiqué la nécromancie, continua-t-il. C'est un crime qui doit être puni. » Oret avala sa salive. « Je t'en prie, mon seigneur, permets-moi d'être l'instrument de son exécution. »

Le dragon scruta le soldat, puis Anafenza. Enfin il inclina la tête. Oret interpréta ce geste comme un acquiescement. Sa requête lui avait été accordée.

Anafenza ne tenta pas de s'échapper. Son compagnon la contempla quelques instants. Elle était calme, comme à son habitude. Elle s'agenouilla pour recevoir son jugement et, quand il se pencha pour ramasser son épée à deux mains, elle tourna la tête pour lui sourire.

La poignée de cuir de l'épée d'Anafenza était couverte de poussière, ce qui la rendait difficile à tenir.

La capitaine avait appelé les esprits de l'arbre pour les protéger. Elle avait invoqué les esprits des ancêtres et depuis toutes leurs époques, ils s'étaient unis pour combattre les ennemis de leur peuple. Anafenza avait découvert ce lien. Elle était motivée par la même cause.

Oret leva la lame au-dessus de sa tête. « Ce n'est pas la fin », murmura-t-il à son capitaine. L'instant d'après, tout était terminé.


Taram cracha dans le feu. « Justice a été faite. J'en ai entendu assez. Si vous allez continuer à parler de nécromancie toute la journée, je m'en vais. » Il se leva et partit dans les premières lueurs de l'aube.

« Je ne comprends pas, dit Ajuf, toujours fasciné. Ces esprits t'ont sauvé. Elle t'a sauvé. Et tu l'as tuée. »

« En effet, répondit Oret, et j'ai reçu tous les honneurs pour mon acte. Le sang s'est déversé autour du corps sans vie de mon capitaine, et je me suis incliné devant mon seigneur squameux pour obtenir sa faveur. »

Bénédiction de l'Écaille | Illustration par Matt Stewart

Il continua. « À mon arrivée dans la ville de Kavah, j'ai été accueilli en héros. On m'a élevé au rang de capitaine des éclaireurs, honoré par le titre de cartographe et la liberté d'une vie en exil. Mais j'ai utilisé mon exil, et le hasard de mes voyages m'a ramené au canyon. Il ne restait rien du cadavre d'Anafenza. Le désert s'en était chargé. Mais ce n'était pas ce que je cherchais. Parmi les vestiges de l'arbre se trouvaient tous ces éclats d'ambre qui avaient transporté les esprits des ancêtres à ce site. C'était en eux que je plaçais tous mes espoirs, et j'ai ratissé le sable pour trouver tous les fragments que j'ai pu. »

Oret finit son bol d'eau. « Le cartographe du commandant Faiso a l'honneur et la distinction de mettre à jour régulièrement les cartes officielles du territoire et, grâce à elles, j'ai trouvé ma destination. Après des mois de voyage, je suis arrivé dans un terrain aride et craquelé. À l'horizon, j'ai vu les ruines d'une forteresse croulante que je m'attendais à trouver. Entre moi et la forteresse, au point culminant d'une petite colline, se trouvait un arbre ancien. J'ai comparé cet arbre à la notation qui figurait sur ma carte. Tous les arbres du territoire de Dromoka sont indiqués sur les cartes comme indication d'un point d'eau, mais les branches de celui-ci ne procureraient jamais ce confort aux voyageurs. Il n'y avait rien d'indiqué à cet endroit. C'était parfait.

« Quand je suis arrivé à l'arbre, j'ai vidé mes sacs et j'ai éparpillé tous les fragments d'ambre que j'avais ramassés dans le canyon en cercle autour du tronc. J'ignorais si je le faisais correctement, mais si l'ambre était véritablement un vaisseau pour les esprits, alors celui d'Anafenza devait être contenu dans l'un de ces éclats.

« J'ai creusé dans le sable au pied du tronc. Avec mon couteau, j'ai gravé son nom dans le bois vivant et, une fois terminé, j'ai remis le sable en place. Ce serait l'arbre d'Anafenza. Il ne serait pas coupé, brûlé ou déraciné. Ce serait son réceptacle. »

Anafenza, esprit de l'arbre-parent | Illustration par Ryan Yee

« Incroyable ! » s'écria Ajuf.

« Je suis bien d'accord. Je ne suis pas sûr d'en croire un mot », dit Khurz. Ce fut son tour de se lever pour partir. Mais avant cela, « Et où est cet arbre, alors ? »

« Ma réponse ne te convaincra pas de la vérité, répondit Oret en souriant, parce que toutes les traces de cet arbre, sur les cartes officielles, ont été effacées. »

« Bien entendu, fit Khurz avec un sifflement de dégoût. Et maintenant tu voyages dans tout le territoire pour raconter ton histoire ? »

« Crois ce que tu veux. Le succès de mon voyage ne m'est devenu apparent que lorsque des récits comme celui de Yeffa ont commencé à faire leur apparition. Pour Anafenza, le clan avait été primordial. Dans la mort, sa ferveur a refusé de s'éteindre. Je parcours désormais notre territoire pour partager la vérité. Comme l'a dit Yeffa, elle est notre Gardienne. »

Échos de l'arbre-parent | Illustration par Ryan Alexander Lee