Histoire précédente : Festin

Quand le Luxa, essence vitale de Naktamon, se contamina du sang vicié de la grande ombre qu’était Razaketh, alors débuta l'Âge de la Gloire, instant prophétisé où les dieux eux-mêmes devraient prouver leur valeur aux pieds du Dieu-Pharaon.


Au commencement n’étaient que les ténèbres, océan tumultueux d’incertitudes.

Alors, le grand Dieu-Pharaon s'éveilla et se leva, tel un soleil d'or étincelant, pour baigner le monde informe de son éclat. En déployant ses ailes, il dissocia le ciel de la terre. De son premier souffle, il créa l’air et l'eau. D'un fouettement de sa queue, il sculpta les montagnes et pulvérisa la roche pour en faire le sable. C’est ainsi qu’il sépara l'ordre du chaos et que le monde prit forme, brut, immature et neuf.

Alors, il posa son regard sur la terre nue et silencieuse, et y sema les graines de la vie. Ainsi naquit le peuple d'Amonkhet, issu des rêves du dragon. Pourtant, à la différence de leur créateur, ces êtres étaient fragiles, vulnérables et, surtout, mortels. Et les ombres du monde, vestiges du morne océan, s'emparèrent des défunts pour les plonger dans la morte-vie, fléau des vivants.

Ensuite, le Dieu-Pharaon forgea les dieux. Puisant dans la trame même du monde, il tissa le mana d'Amonkhet pour façonner cinq formes, chacune incarnant l'une de ses propres vertus. C'est ainsi que les immortels d'Amonkhet virent le jour. Nés de la volonté du Dieu-Pharaon et plus forts que les enfants engendrés par ses songes, ils se virent chargés de protéger ces brebis mortelles des caprices de la pénombre, pour les mener vers un glorieux holocauste.

Car le Dieu-Pharaon n’ignorait pas qu’il existait un domaine au-delà de ce monde, que l’on n’abordait qu'à travers la mort. S'il comprenait que les épreuves d’Amonkhet étaient nombreuses et que les ombres menaçaient l'existence de tous ceux qui y vivaient, il savait néanmoins que ses enfants triompheraient, prospéreraient et s’instruiraient pour, finalement, mériter la morte-vie, car elle représentait un don trop précieux pour qu’il la galvaudât, et sa progéniture devrait au contraire s’en montrer digne.

C’est ainsi que le Dieu-Pharaon offrit à ses enfants les Épreuves, et chaque dieu se vit confier la tâche d'éduquer, d'entraîner et de guider les mortels sur la voie de la vie éternelle.

Une fois que tout fut en place, le Dieu-Pharaon quitta Naktamon pour ouvrir le chemin vers l'éternité, laissant à ses enfants le temps de s’éduquer, de s’appliquer et d'accomplir leur destinée avant de le rejoindre dans un glorieux au-delà. Il confia sa progéniture aux bons soins des dieux, puis s'assura que la course du second soleil ferait office de sablier jusqu’à la date de son retour.


Art by Richard Wright
Illustration par Richard Wright

Ce dogme, Rhonas l’avérait. Il résonnait jusqu’aux tréfonds de son être, il l'habitait comme les lignes de mana qui le liaient à ce monde, il courait dans le corps de sa fratrie, dont chaque dieu constituait une preuve tangible de la bienveillance et de la divinité du Dieu-Pharaon. Rhonas avait pleinement conscience du rôle qu'il tenait dans les desseins de son créateur. Par suite, il avait passé des années à mettre à l’épreuve les mortels dont il avait la charge et aidé les habitants de Naktamon à affûter leur corps pour capter la force véritable, en son nom propre et en celui du Dieu-Pharaon.

Ainsi donc, quand, conformément à la prophétie, le second soleil se fut enfin couché entre les cornes, Rhonas s'était réjoui, avait quitté son temple et son Épreuve pour se poster face au portail vers l'Au-delà, afin d'accueillir son géniteur, le créateur de toutes choses, le Dieu-Pharaon revenu. Toutefois, il ne s'attendait pas à ce qu'il découvrit.

Alors qu'il rejoignait sa sœur Hazoret sur les rives du Luxa, il sentit un frisson inhabituel lui parcourir les écailles. Une magie démoniaque empesait l'air, le rendant humide et épais, tandis que l'odeur cuivrée du sang dominait tout. Le regard de Rhonas se posa sur l'eau rougissante puis sur les autres dieux qui arrivaient. D'un pas léger, Oketra se posta au côté d'Hazoret. Kefnet, toujours aussi majestueux, atterrit avec grâce près de Rhonas, tandis que Bontu approchait à grands pas, silencieuse et réservée. Le quintette se tenait face aux rives empourprées du fleuve et baignait dans les reflets écarlates du second soleil.

Art by Christine Choi
Illustration par Christine Choi

Des années s'étaient écoulées depuis leur dernier colloque. Chacun d’eux remplissait en effet un rôle précis dans le grand dessein du Dieu-Pharaon, en soumettant ainsi les mortels à des Épreuves qui lui étaient propres et en veillant sur la cité selon ses aptitudes particulières. Rhonas était ainsi surtout intervenu avec Hazoret, en menant parfois des raids dans le désert pour y chasser les monstres qui osaient s'approcher de la cité. Il y avait donc des lustres qu'il ne s'était pas retrouvé en présence des autres. Cependant, tous les cinq se tenaient bien là en cet instant, devant le portail, et une partie des mortels massés à leurs pieds baissaient la tête avec déférence tandis que d'autres les observaient, admiratifs, pénétrés de la présence de ces cinq divinités qu'ils contemplaient réunies pour la première fois.

Pourtant, le Dieu-Pharaon ne se manifestait pas.

Rhonas pointa la langue pour humer l'air à la recherche du moindre signe, olfactif ou magique. L'Âge de la Révélation s’était accompli sans qu'aucune réponse n’eût été rendue. Quel que fût le sortilège que le démon à présent disparu avait lancé, celui-ci flottait toujours dans l'air, certains de ses effets encore en suspens et, sous l’impulsion de son instinct qui l’avertissait d’un danger, Rhonas serra les doigts sur son bâton.

Regarde : le Luxa. La voix d'Hazoret résonna dans son esprit, et Rhonas tourna les yeux vers le fleuve. Figé encore quelques instants plus tôt, le sang avait recommencé à s’écouler par le portail, et tumultuait de l'autre côté. Par le passé, le dieu ophiocéphale avait vu cette porte s'ouvrir lors du passage journalier des valeureux vers l'Au-delà, mais c'était la première fois qu'il le découvrait les portes grandes ouvertes. Pourtant, il n'apercevait derrière elles aucun signe du paradis promis. Il ne voyait que l’imposante Nécropole, d’où les morts attendaient le retour du Dieu-Pharaon.

En quelques instants, tout ce qui restait du puissant Luxa ne fut plus que quelques rivelets carmins, bavures de sang qui s'accrochaient en coagulant aux galets de son lit. La brûlure mordante du sort démoniaque vibrait dans tout le corps de Rhonas, et il sentit des enchantements immémoriaux se détisser et s’effiler. Alors que la pression magique s'intensifiait jusqu'à devenir presque intenable, le sang de la rivière parut s'infiltrer dans les fondations mêmes de la Nécropole, en remontant par les gravures et les creux des statues alignées sur ses côtés.

Un courant d'air fétide s'échappa de la structure, et un craquement soudain se fit entendre. Rhonas vit alors s'ouvrir trois de ces massives statues — non, il s’agissait de sarcophages —, leur couvercle de pierre se désagrégeant en un nuage de poussière. Dans un éclair bleuté, trois colosses sortirent de leur sommeil, réveillés par le sort du démon, et s’avancèrent.

Art by Grzegorz Rutowski
Illustration par Grzegorz Rutowski

Cris et hurlements fusèrent des mortels rassemblés aux pieds des dieux tandis que ces derniers reculaient à la vue des géants. Ceux-ci dominaient ces derniers par la taille, et leur corps humanoïde supportait chacun la tête ou le corps monstrueux d'un arthropode : un scorpion, une créature grêle aux allures de sauterelle ainsi qu’un scarabée, à qui une carapace tenait lieu de visage.

Art by Grzegorz Rutkowski
Illustration par Grzegorz Rutkowski

Pour Rhonas, aucun doute possible : c’étaient trois immortels. Alors que la présence de ses frères et sœurs lui faisait l'effet de la chaleur d'une douce flamme, de ces dieux-là émanaient au contraire des ombres, une lourde chape de ténèbres et de désespoir qui se répandait parmi tous les présents, aussi bien mortels que divins.

Art by Grzegorz Rutkowski
Illustration par Grzegorz Rutkowski

Pour la toute première fois de son existence, Rhonas sentit ses convictions chanceler. Rien, ni dans les prophéties, ni dans ses souvenirs du Dieu-Pharaon, ne mentionnait ces trois êtres.

Les mortels à ses pieds gémirent, et certains laissèrent échapper des cris d'effroi lorsque le dieu-scorpion traversa le portail à larges foulées, faisant trembler le sol à chacun de ses pas. À la droite de Rhonas, Hazoret s’avança, lance levée, mais, en plaçant son bâton à l'horizontale devant elle, son frère sut retenir son bras. Sont-ce des ennemis ou une épreuve ?

« Je suis Rhonas, dieu de la Force. Qui êtes-vous et pourquoi votre survenue à l'Âge de la Gloire ? », demanda d'une voix tonnante.

Sans daigner lui répondre, le dieu-scorpion tourna pourtant vers lui son faciès arachnoïde et, à présent qu'il pouvait le détailler, Rhonas trouva son apparence encore plus grotesque : son corps était un lacis de tendons et de muscles recouverts d'un exosquelette noir, et ses mains des pinces acérées ; plantée sur un corps humanoïde, sa tête ressemblait au céphalothorax d’un scorpion, et la chitine moirée de celle-ci s’ornait de globes bleutés, dont Rhonas conclut qu’il s’agissait d’yeux.

Art by Lius Lasahido
Illustration par Lius Lasahido

L'immortel paraissait le toiser. Ses appendices buccaux ne prononcèrent aucun mot, mais une stridulation y enfla peu à peu. Quand sa queue de scorpion se cambra au-dessus de sa tête, Rhonas crispa les doigts sur son bâton. Une vague de panique s'empara de la foule des mortels massés aux pieds de Rhonas, qui perçut la ferveur de leurs prières et implorations.

Il pointa alors son bâton vers le dieu-scorpion, imitant à sa manière la posture agressive de son vis-à-vis. « Que tu viennes annoncer le retour de notre Dieu-Pharaon ou conspirer contre les Âges, tu n’iras pas plus loin ! »

À ces mots, le dieu-scorpion s’avança d’un pas, et le sol trépida d'un nouvel ébranlement. Rhonas affermit sa prise sur son bâton et se campa sur ses jambes. Autour de lui, ses frères et ses sœurs se tenaient prêts, muscles tendus, regards posés sur lui.

La langue fourchue de Rhonas pointa de nouveau. « Tu ne saurais défier un dieu d'Amonkhet. Nous sommes les protecteurs de cette cité et de ses habitants, et si tu es mon Épreuve, alors je te vaincrai pour prouver ma valeur ! »

Sans crier gare, le dieu-scorpion se rua alors sur lui, la stridulation de ses chélicères devenue grinçante, et si vite qu’il faisait voler le sable sous ses pieds, sa queue de scorpion dressée. En un clin d’œil, il se retrouva à portée de Rhonas et tenta de le frapper à toute volée de ses pinces, mais celui-ci esquiva d'un pas de côté et lui assena un coup de son bâton. Le métal de l'arme percuta la cuticule dans un claquement retentissant. N'importe quelle créature moins robuste en eût été réduite en poussière, mais l'immortel ne sembla même pas y prendre garde et, au contraire, fit volte-face, clappant des pinces et sa queue frémissant d'impatience. Il bondit à nouveau vers Rhonas, ses pédipalpes le visant aux yeux. Celui-ci releva son bâton pour parer ce nouvel assaut, et les tenailles du dieu-scorpion se refermèrent sur l'arme. Sous la violence de l'impact, Rhonas sentit ses genoux ployer, et la plante de ses pieds fendiller le sol.

Il lutta de toutes ses forces pour repousser ce dieu bien plus massif que lui. Même s'il s'était rarement retrouvé ainsi en position d'infériorité, ce n'était pourtant pas tout à fait la première fois. Les déserts abritaient en effet des guivres des sables et d'autres créatures aussi monstrueuses que terrifiantes. Il lui était donc déjà arrivé d’affronter un ennemi de plus grande stature, mais jamais, au grand jamais, plus puissant que lui, qui incarnait la Force même !

Galvanisé par l’orgueil, Rhonas hurla de fureur et, les muscles bandés à l'extrême, repoussa le dieu, le sol tremblant encore à chaque reculade de ce dernier. Rhonas profita du déséquilibre de son opposant afin de glaner du mana et s'en servir pour un sort de vigueur, dont la puissance infusa ses membres. Il frappa alors le scorpion de toutes ses forces.

Son coup atteignit l'immortel au torse et le projeta jusqu'à l’autre côté du Portail. Les vivats et les encouragements des mortels résonnèrent dans son dos tandis que son adversaire se relevait péniblement. Les traits impassibles de Rhonas dissimulaient à la foule en liesse l'angoisse qui lui étreignait le cœur, car ce sort avait toujours mis un terme aux combats où il en avait usé.

Le dieu-scorpion repassa le seuil du portail mais, cette fois, ne chargea pas. Il se rapprocha au contraire progressivement de son adversaire en larges arcs de cercles concentriques, sans le quitter du regard. Jamais sa stridulation, à présent péniblement suraiguë et d’un volume abrutissant, ne s’était interrompue. Rhonas tenta d'en contrecarrer l'effet débilitant en récitant à voix basse une incantation.

À n’en point douter, ce dieu-scorpion était une Épreuve de l'Âge de la Gloire, car jamais la force de Rhonas ne s’était opposée à pareille résistance et rien d’autre n'avait survécu à ses attaques. Il posa un instant le regard sur les deux énigmatiques silhouettes qui demeuraient de l'autre côté du portail. Peut-être ces divinités-là venaient-elles mettre à l’épreuve ses frères et sœurs autrement ? Après tout, comme pour les mortels, les dieux ne pouvaient sans doute pas prouver leur valeur sans affronter des défis au-delà de tout ce qu'ils avaient bravé jusque-là. Alors qu'il poursuivait son incantation, un sourire se dessina sur son visage. Bénies soient la force et la sagesse du Dieu-Pharaon, pensa-t-il. C'est un honneur que de prouver ma valeur face à un combattant aussi redoutable.

Rhonas effleura son bâton en murmurant les derniers mots de son enchantement, et un éclat d'un vert bileux sembla sourdre du métal lui-même. Cette lueur parcourut toute la longueur de l'arme avant d'en atteindre la lame, qu'elle teinta d'un halo viride.

Rhonas commença alors à s’avancer, en mouvements pendulaires lui aussi, mais diamétralement opposés à ceux du dieu-scorpion. « Ta force est considérable, je ne peux le nier, admit-il, mais tu ne triompheras pas aujourd'hui. »

Cette fois, ce fut Rhonas qui prit l'initiative de charger, se précipitant vers son ennemi à la vitesse foudroyante des serpents. Il bloqua ainsi

un fouettement de queue, s'approcha d'un bond et décocha à son adversaire un coup de coude qui atteignit celui-ci aux côtes. Rhonas préférant la force maîtrisée à la simple brutalité, les virevoltes de son bâton laissaient derrière elles des traînées vertes. Tout en déviant et en évitant les coups de son ennemi, il éprouvait aussi sa cuirasse, mais, dotée d’une ahurissante solidité, celle-ci ne subissait que des éraflures.

Au fur et à mesure des passes d’armes, les mouvements du scorpion parurent ralentir, et les coups que portaient ses pinces et sa queue faiblir. Enfin, mais trop tard, il sembla comprendre la tactique de Rhonas. Celui-ci sourit en découvrant ses crochets quand il perfora avec la lame de son bâton l'épaule chitineuse de l'immortel, désormais trop lent pour parer. La lueur magique du poison corrosif, mortel pour la plupart des êtres vivants, s'écoula dans la blessure, engourdissant le dieu-scorpion en le dévorant de l'intérieur.

Rhonas ressortit sa lame, et son adversaire s'écroula à genoux en continuant de faire striduler ses chélicères, mais faiblement. Les hurlements de joie de la foule retentirent à ses oreilles, et son cœur se réchauffa du soulagement manifesté par sa fratrie. Il considéra le monstre vaincu, se tourna vers ses frères, ses sœurs et l'assemblée des mortels, puis s’apprêta à prendre la parole.

Ses mots moururent étranglés dans sa gorge.

Un mouvement furtif, derrière lui, le prit par surprise. Des tenailles se refermèrent sur ses bras, et il eut à peine le temps de comprendre que le dieu-scorpion venait de se saisir de lui qu'une douleur atroce le transperça.

Le temps se figea.

Rhonas baissa les yeux, étonné de se retrouver au bord du Luxa, à assister en spectateur au combat en contre-bas qui l’opposait au dieu-scorpion. Celui-ci se tenait au-dessus de son corps, tel une ombre informe exsudant des ténèbres cireuses, ses pinces le maintenant comme un étau.

C’est seulement alors que Rhonas vit la queue du scorpion courbée au-dessus de lui, et l’aiguillon de celle-ci planté dans son crâne.

Il m’a tué.

Il le comprit en même temps qu'il sentit le venin de l’aculeus s’insinuer le long de sa colonne vertébrale, s'infiltrer dans son esprit et son âme, trancher les cordons qui le rattachaient à sa divinité en dissolvant la magie qui reliait son corps à son immortalité. Tandis que la mort le consumait, il ne put qu'observer sa propre agonie, à la fois saisi d'horreur et fasciné. Il sentit le poison lui ronger le cœur et délacer l'enchevêtrement de lignes ley, de magie et de force musculaire noué au plus profond de son être.

Pourtant, tout en détruisant les amarres qui ancraient Rhonas en ce monde, le venin délia également les fils magiques tissés là par une autre ingérence, et la vérité lui réapparut peu à peu.

Ses souvenirs lui revinrent d'abord au compte-gouttes, mais, rapidement, le submergèrent dès que s’écroula le barrage magique qui les endiguait. L'esprit même de Rhonas reflua, remplacé par la chronique authentique des événements survenus six décennies plus tôt, qui balaya tout ce en quoi il avait cru depuis lors dont l’imposture du Dieu Pharaon : loin du créateur qu’il se prétendait, celui-ci n’était qu’un impitoyable destructeur, le Grand Intrus, qui exterminait les mortels et dévoyait les dieux. Rhonas songea à l’odieuse violation du rituel le plus sacré de son monde, à la perversion d'un honneur illustre en un abattage de la fine fleur des mortels. Il se souvint que les dieux n'avaient pas été façonnés à l'image du dragon, mais qu’ils étaient nés d'Amonkhet, initialement au nombre de huit, piliers de ce plan et protecteurs de tout ce qui vivait, avant que le Grand Usurpateur ne corrompît tout.

Et Rhonas ne put retenir ses sanglots.

Ses pleurs se muèrent toutefois rapidement en hoquets de fureur, et, son cœur agonisant se peuplant de haine et de douleur, il cracha le nom maudit :

Nicol Bolas !

Tandis que les ténèbres envahissaient son champ de vision et qu'il sentait se désagréger les dernières entraves qui reliaient sa conscience à son enveloppe physique, Rhonas observa la face hideuse du dieu derrière lui. Malgré sa vision déjà voilée, il perçut la nature profonde de cette divinité, la flammèche vacillante qui subsistait en son cœur plongé dans une obscurité insondable, la lumière et l'âme originelles de son frère ensevelies sous une abjecte chape de subornation. Jadis, il était l’un des huit dieux de son octade ; aujourd’hui, dénaturé et avili, il n’était plus que l'exécuteur de frères et sœurs qu’il avait pourtant chéris.

« Mon frère », parvint à murmurer Rhonas.

Il sentit le dard du scorpion se déloger, et ses muscles se tendirent en un spasme, annonçant son imminent trépas. Alors, son cœur se brisa, pour ses trois semblables perdus, pour les innombrables mortels qui avaient péri et pour tous ceux qui l'avaient supplié de les guider vers une apothéose pourtant illusoire.

Et la Force du Monde s'amenuisa, les ténèbres affamées engloutissant sa lumière éternelle.


Dieux et mortels réunis poussèrent un même cri d’horreur quand la queue du scorpion transperça le crâne de Rhonas. Si elle ne dura que l’espace d’un clignement de paupières ou d’une inspiration, cette mise à mort marqua pourtant au fer rouge l'âme de tous ceux qui y assistaient. L'abomination retira alors son aiguillon d'où perlait encore un venin noir, et Rhonas trébucha avant de s'écrouler, son corps d’abord convulsé puis finalement inerte.

Sans même marquer une pause ni accorder un regard à son adversaire vaincu, le dieu-scorpion se tourna vers son ancienne fratrie et se remit en marche, son telson toujours dressé au-dessus sa tête.

Un chaos indescriptible s'empara alors des présents : les mortels firent demi-tour pour s'enfuir en hurlant, tandis que les frères et sœurs de Rhonas brandissaient leurs armes, prêts à affronter le dieu-scorpion qui s'avançait irrésistiblement vers eux.

C’est alors qu’ils sentirent leur univers vaciller, comme en un spasme de la matière dont ils étaient faits : derrière le dieu-scorpion, Rhonas, encore vivant, se cramponnait à son bâton et luttait pour se relever, déjà à genoux mais la face maculée du sang qui s’écoulait de sa blessure béante au front. Une vague d'énergie prasine lui parcourut le corps et se canalisa dans son arme. Rassemblant ses dernières forces, distordant l’air autour de lui, il puisa dans les ultimes lignes ley qui sous-tendaient son corps, un dernier cri torturé jaillissant de sa gorge : « Mort au Dieu-Pharaon, abject imposteur, vil exterminateur ! »

Dans un mugissement déchirant, Rhonas catapulta son bâton, chargeant l'arme des vestiges de son pouvoir.

Art by Winona Nelson
Illustration par Winona Nelson

Dès qu’il exhala son dernier souffle et qu'il s'effondra au sol, les filaments invisibles des lignes ley et de mana qui le reliaient au monde se rompirent net, projetant des vagues de force qui déferlèrent sur tous les êtres vivants de Naktamon. Leur dieu expirant, les mortels courbèrent l’échine sous le choc, tandis que les autres déités reculaient en tressaillant d’effroi. Ils suivirent du regard le bâton de Rhonas, insufflé des restes de sa puissance, et le virent fendre l'air, métamorphosé en serpent monstrueux, dont les crochets mortels frappèrent de plein fouet le dieu-scorpion.

Prisonnier des constrictions du reptile, celui-ci tomba au sol. Sa queue battait sauvagement en tentant de piquer le serpent, chaque adversaire luttant pour prendre le dessus.

Les quatre dieux observaient la scène, interdits. Autour d'eux, cris de terreur et de panique fusaient des mortels qui continuaient de s'enfuir le plus loin possible du Portail.

Les hurlements de ses enfants tirèrent enfin Oketra de sa torpeur. Elle se tourna vers ses pairs, les yeux inondés de larmes. Sa voix était rauque et incertaine, toute trace de sa grâce habituelle envolée. « Les Âges tournent au désastre, leur dit-elle. C’est à nous qu’il incombe d’en protéger les mortels. »

À ces mots, ses frères et ses sœurs secouèrent eux aussi leur abattement. Hazoret se tourna ainsi vers Oketra, visiblement confuse, pour l’interroger : « Rhonas a déclaré… Il a osé blasphémé notre Dieu-Pharaon !… »

Oketra acquiesça de la tête. Elle aussi avait entendu ces ultimes paroles et, bien qu’elle ne pût y accorder foi, le doute s’immisça dans son cœur tandis que des fragments de souvenirs fugaces papillonnaient à la lisière de sa mémoire.

Un bourdonnement crescendo ramena cependant son attention par-delà le Portail : le deuxième des dieux arthropodes avait écarté les bras, et un essaim de sauterelles lui jaillissait des paumes. Oketra écarquilla les yeux avec horreur quand le nuage noir qu’elles formaient finit par emplir le ciel sous l'Hekma et se mettre à dévorer la barrière magique.

Art by Daniel Ljunggren
Illustration par Daniel Ljunggren

« Mais que font-elles ?! » s’exclama Kefnet.

À la vue de cette calamité, Oketra se remémora la prophétie : C’est alors que le Dieu-Pharaon détruira l'Hekma.

Oketra s'exprima alors :

« L'Âge de la Promesse a débuté », souffla-t-elle.

Un son épouvantable et déchirant s'éleva : le dieu-scorpion s’était relevé, une moitié du serpent géant dans chacune de ses pinces.. Rouvrant celles-ci lentement, il laissa choir les tronçons à terre, puis ses yeux azurés se posèrent froidement sur les dieux, et il reprit son inexorable marche.

Les lèvres crispées, Oketra encocha une flèche à la corde de son arc, son cœur brisé puisant force dans son inébranlable détermination.

Quand les deux autres dieux repassèrent le Portail en direction de de Naktamon, le dieu-scorpion s'approchait toujours.

Au-dessus d'eux, entre les deux grandes cornes au loin, le second soleil projetait son flamboiement carmin sur la terre, tel un œil scrutant sans relâche le déroulement des Âges.


L’Âge de la Destruction Page histoires
Profil du plan : Amonkhet