Histoire précédente : Renouveau

Préférant prévenir que guérir, cinq des Sentinelles sont parties sur Amonkhet, épicentre des machinations ourdies par Nicol Bolas. Il s’agit, en somme, sans stratégie ni piste aucunes, de défaire rien moins qu’un dragon ancestral dans son fief, plan mystérieux dont elles ignorent tout.


Un vent brûlant dansait la sarabande au-dessus des dunes, ses serres invisibles traçant comme des cryptogrammes sur l’immensité arénacée. Enfiévré par la chaleur intense des deux soleils, il soulevait rageusement des gerbes de sable et de poussière. Le matin succéda à l’aurore et, tandis que le premier astre entamait son ascension, le second resta cloué à l’horizon. Au niveau du sol, le simoun continuait de virevolter sur les vastes étendues désertiques, gagnant en force et en férocité pour se muer bientôt en tempête de sable rugissante. Très vite, son mugissement engloutit tous les autres sons du désert et il sortit les crocs, des tourbillons de poudre d’émeri lacérant tout sur leur passage. Il rongeait ainsi les affleurements rocheux, vestiges de monuments aussi bien naturels qu’artificiels, et mordait la chair exposée des bêtes sauvages qui avaient trop tardé à le fuir.

Au paroxysme de sa colère, non loin de son cœur déchaîné, un brusque scintillement, une perturbation dans l’air, une ombre ondoyante, une étincelle de feu et un éclair viride s’invitèrent dans la tourmente. Cinq silhouettes étaient apparues de nulle part, prises au dépourvu par les sables aveuglants.

Le vent continua de souffler sans se préoccuper d’elles.

Art by Noah Bradley
Illustration par Noah Bradley

Peu auparavant, sur Kaladesh…

JACE

Je suivis Ajani du regard tandis qu’il s’éloignait de notre petit groupe, s’enveloppant de sa cape avant de disparaître dans un éclair de lumière. Mon esprit l’accompagna un bref instant, puis il passa hors de portée, ses pensées s’évanouissant dans l’espace impénétrable des Éternités aveugles. Derrière moi, Gideon se racla la gorge, et je me retournai pour lui adresser un rapide hochement de tête. « La voie est libre », lui dis-je.

« Alors hâtons-nous, répondit-il. Liliana, tu es bien sûre de savoir où nous devrons retrouver Ajani, après ? »

L’intéressée replaça indolemment une mèche rebelle derrière son oreille et répliqua en arquant un sourcil : « Mon cher Gideon, avant même ta naissance, j’avais déjà visité des centaines de mondes du Multivers. Je connais donc de nombreux endroits, et tout particulièrement celui qu’Ajani a mentionné. »

« Nous nous en remettrons à toi pour nous guider, en ce cas, aussi bien jusqu’à Amonkhet qu’arrivés à notre point de rendez-vous, par la suite. » Il la gratifia alors d’un sourire qu’il voulait très certainement chaleureux.

En réponse, Liliana s’inclina exagérément et dit : « Je suis aussi flattée qu’honorée de ta confiance. »

Je grimaçai. Il fait des efforts, Liliana. Tu pourrais te montrer plus indulgente ! Réagissant à cette pensée, la nécromancienne tourna le regard vers moi et m’adressa un clin d’œil. Je me retins de lever les yeux au ciel.

« Que ferons-nous une fois sur Amonkhet ? » s’enquit Nissa, interrompant le silence qui s’installait.

« C’est simple : on débarque, on trouve le dragon et on lui fait son affaire. » Assise sur le muret qui bordait le toit, Chandra ajustait ses gants. Gideon fronça les sourcils, mais opina du chef.

« C’est à peu près cela : Liliana nous montre le chemin, nous nous rendons sur Amonkhet pour glaner des renseignements sur les manigances de Nicol Bolas, puis nous écartons la menace qu’il représente, soit en mettant un terme à ses visées, soit, si nécessaire, en l’éliminant. »

« Ne t’attends pas à ce que ce soit chose aisée ! l’avertis-je. Nous ne savons pas, en effet, si Tezzeret l’a déjà retrouvé pour l’avertir de notre venue, nous n’avons pas la moindre idée de ce qu’il sait, nous ignorons s’il s’est préparé à affronter d’éventuelles menaces interplanaires, et… »

« Bla bla bla… » Chandra agita les mains comme pour balayer mon raisonnement, puis quitta son perchoir pour nous rejoindre. « Nous perdons à la fois un temps précieux et l’effet de surprise. Qu’attendons-nous pour partir ?! » s’exclama-t-elle.

Tous les cinq, nous formâmes un cercle. Jetant un coup d’œil à mes compagnons, je m’émerveillai à nouveau devant la singularité de notre petite troupe. En contre-bas, Ghirapur s’animait, le soleil du matin éveillant peu à peu ses habitants et le brouhaha de leurs activités quotidiennes. Ils étaient bien loin de se douter qu’à quelques dizaines de mètres au-dessus d’eux, un soldat invulnérable, une nécromancienne, une druidesse elfique, une pyromancienne et un mage de l’esprit s’apprêtaient à partir en expédition sur un autre plan d’existence.

Quels singuliers amis que les miens !

D’un coin de mon esprit, une autre pensée émergea, que j’essayai de repousser : Et comme il est étrange d’avoir des amis !

« À tout de suite, sur Amonkhet », conclut Liliana avant de se mettre à scintiller.

Les autres entamèrent eux aussi leur saut interplanaire, chacun disparaissant d’une manière légèrement différente. De fait, la manifestation visuelle des sorts de mes pairs, et surtout celle de leur transplanement, avait toujours piqué ma curiosité. Peut-être leur en parlerais-je à un moment plus opportun, si celui-ci arrive jamais. Levant les mains, je me concentrai alors sur les invisibles fils de mana qui m’entouraient, puis tirai délicatement dessus.

Le monde de Kaladesh se brouilla, vacilla, puis se dilua en taches de couleur, à l’instar d’une illusion qui s’estompe quand on détisse sa trame magique. Je perçus la constriction désormais familière, mais toujours étrange, des Éternités aveugles, ce crépitement d’énergie et d’Éther qui laissait immanquablement sur ma langue une saveur piquante de pétrichor et d’ozone. Nous voyageâmes alors jusqu’aux confins du Multivers sans bouger d’un centimètre, immobiles tout en nous déplaçant à des vitesses folles. Le temps, l’espace et les dimensions se plièrent et se déplièrent. Cheminant juste derrière Liliana— à moins que ce ne fût en dessous d’elle, voire superposé à elle. Nous traversâmes ainsi le néant qui sépare les mondes, en laissant derrière nous d’étranges traînées, dans un sillage d’énergie inversé. Lorsque je sentis mes compagnons parvenir à destination, je tirai une dernière fois sur les fils ; les couleurs se fixèrent de nouveau autour de moi, le vague goût électrique de l’illusion et des songes se solidifiant pour reformer la réalité.

Une réalité aréneuse et brûlante !

Le vent me fourra dans la bouche une poignée de sable qui me fit tousser. La chaleur était écrasante, et me fit instantanément ployer les épaules. Une odeur âcre de pourrissement m’assaillit les narines et s’y installa, aussi épaisse qu’un gruau. Face au sable aveuglant qui nous assiégeait, je plissai les yeux. Gideon était le plus proche de moi, entouré d’une onde de lumière dorée : en le fouettant, la tempête avait activé ses boucliers magiques. Courbée, tête baissée, Nissa progressait péniblement sur le sablon. Même Liliana, quelques pas plus loin, une main levée pour se protéger des violentes bourrasques, semblait comme légèrement fanée, sa contenance d’ordinaire parfaite mise à mal par les éléments furieux. Seule Chandra paraissait globalement indifférente au climat, en dépit de ses cheveux qui s’agitaient sauvagement et de la spalière qu’elle grattait d’une main.

Je pris en pitié ceux d’entre nous qui portaient une armure, dont les interstices étaient autant d’orifices d’entrée pour l’arène.

Celle-ci, comme dotée d’une volonté de nuire, envahissait impitoyablement mes bottes et les replis de ma chemise. Un coup de vent me rabattit ma cape sur le visage. Écartant l’étoffe de mon mieux, j’ébauchai sur la dune quelques pas mal assurés. Gideon criait et, des bribes que je perçus, je compris qu’il parlait de trouver un abri. À travers la tempête, je vis Nissa tenter de jeter un sort. J’explorai moi-même mentalement les environs en quête de mana, mais ne rencontrai que le goût stérile du sable et de quelques cailloux ; aucun refuge en vue…

Soudain, un jet de feu déferla sur le sable. Chandra s’avança, dirigeant ses flammes vers la dune devant nous. J’esquissai un pas en arrière face aux ondes de chaleur encore plus intenses qui se dégageaient à présent de mon amie et de sa cible. « Je m’en occupe ! » cria-t-elle pour couvrir le mugissement du vent.

CHANDRA

Saperlipopette ! Qui aurait cru qu’Amonkhet ne serait qu’une immense solitude de sable et de soleil ? De soleils au pluriel, d’ailleurs, puisqu’il y en a deux. Pas étonnant qu’il fasse si chaud ! Enfin, « chaud », tout est relatif : Kaladesh nous a infligé des périodes d’humidité étouffante, et n’importe quel endroit paraît soudain beaucoup moins chaud après les gouffres de lave de Regatha, mais bon sang ! Les autres ont vraiment l’air de se momifier dans cette chaleur desséchante. Petites natures !

D’un autre côté, nous parlons de l’antre d’un dragon gigantesque et malfaisant, qui envoie ses nervis, tout aussi malfaisants, déstabiliser d’autres mondes avec leur, eh bien, malfaisance. Au temps pour moi, donc : l’inclémence de cet environnement n’a rien de surprenant.

Art by Volkan Baga
Illustration par Volkan Baga

J’augmente la température et concentre mon feu en un flux incandescent. Enfant, j’ai vu des verriers de Ghirapur s’y prendre ainsi, même s’ils employaient plutôt un four à Éther et des sortes de poudres spéciales. Néanmoins, je pense que le principe reste le même. Sentant le sable fondre, je contracte les doigts pour manipuler et sculpter les coulées de silice en fusion. Les artisans de mes souvenirs fabriquaient des figurines élégantes et des pièces de vaisseau sophistiquées, aux lignes délicates, complexes et filiformes. Quant à moi, mon objectif est beaucoup plus simple : je m’avance et façonne le verre encore liquide en un dôme grossier, juste assez grand pour accueillir quatre personnes de taille normale et une cinquième du gabarit de Gideon. Le verre prend forme, puis durcit pour former une bulle translucide, dont la surface encore malléable se voit immédiatement criblée de grains de sable. Survolant de mes doigts une portion de l’abri, j’y aménage une petite entrée.

« Allez-y, c’est prêt. Enfin, c’est encore un peu chaud… Disons que vos vêtements ne devraient pas prendre feu si jamais vous frôlez la paroi », hurlé-je.

Liliana entre la première, suivie par le reste du groupe, et, très vite, nous nous retrouvons tous à l’intérieur, à contempler le blizzard de sable et de poussière qui génère un bruit constant, comme un millier de mamans qui diraient toutes « chut ! » de concert à leurs enfants — dans un monde improbable où mille mères et leurs petits seraient rassemblés —, si ce n’est que ce chœur chuintant et sifflant n’est en réalité que des millions de grains de sable qui cinglent notre petit abri. Pendant un moment, nous nous contentons d’observer la tourmente en silence ; je me demande alors si les autres s’attardent à contempler ainsi le spectacle de ces tourbillons chaotiques parce qu’il recèle une forme de beauté primale qui les subjugue ou bien s’ils cherchent simplement à éviter de se regarder dans les yeux, piteux d’avoir failli mourir noyés sous le sable alors que nous venions héroïquement ici chasser le dragon.

« Bien. Et maintenant ? » demandé-je.

Nous nous tournons tous instinctivement vers Gideon, mais c’est Jace qui prend la parole : « Liliana, tu es certaine que nous soyons au bon endroit ? »

La nécromancienne affiche une mine légèrement offensée. D’un autre côté, elle a presque toujours cet air-là, offusqué ou blasé, ou bien, parfois, lorsqu’elle pense que nul ne la regarde, méditatif et chagriné. « Évidemment ! Je n’oublierais pas la route vers un lieu où je me suis déjà rendue. »

« Alors, selon toi, où peut donc se terrer Bolas ? » Gideon s’est campé devant l’entrée afin de bloquer le gros du sable et du vent qui essaie de s’infiltrer dans notre refuge.

Liliana hausse les épaules en signe d’ignorance. « Je n’en suis pas certaine, répond-elle. Mon dernier voyage ici a été, disons assez bref, et remonte à des lustres. Je n’ai pas vraiment eu non plus droit à une visite guidée, et la topographie des lieux a pu évoluer. »

« Nissa, Jace, percevez-vous quoi que ce soit qui puisse nous aiguiller dans la bonne direction ? »

L’elfe ferme les yeux, et une lueur bleutée émane de ceux de Jace. Au bout d’un court instant, ce dernier hoche la tête en signe de dénégation. « Je ne détecte aucun être pensant à proximité », admet-il.

Nissa, le front plissé de concentration, prend plus de temps à répondre. Enfin, elle rouvre les paupières en secouant la tête à son tour. « Le mana de ce monde me paraît étrange. J’ai du mal à y trouver les lignes ley. Elles sont bien là, mais ténues, comme le pouls d’un animal malade. »

Jace acquiesce. « Ce n’est pas vraiment surprenant si Bolas est le créateur ce lieu », ajoute-t-il.

« Ou bien s’il a détruit un monde existant afin de se l’accaparer », suggère Liliana, toujours aussi optimiste.

« Aucune idée de l’endroit où nous pourrions le trouver, ou s’il y a de la vie sur ce plan ? La moindre piste ? » interroge Gideon, fidèle à lui-même et donc concentré sur la mission. Je me comporte d’ailleurs moi aussi comme à mon habitude, à écouter d’une oreille ce qui se dit autour de moi et à regarder, d’un œil, par la fenêtre la plus proche, en l’occurrence au travers du dôme tout entier sous lequel nous nous trouvons, sa structure offrant un panorama à 360 degrés.

C’est à ce moment que j’aperçois la chose. « Je crois savoir où il faut aller », affirmé-je. Tous se tournent vers moi. Je tends l’index vers l’extérieur.

« Oh ! » fait Nissa.

« Voilà en effet qui tranche la question », remarque Jace.

« Quelle grandiloquence ! » commente Liliana.

« Comment avons-nous pu manquer ce “petit” détail ? » s’étonne Gideon.

Visible, malgré la tempête, sur le fond rouge orangé de l’horizon, la silhouette de deux cornes monumentales transperce le ciel : elles correspondent en tous points à l’image de Bolas que Jace a partagée avec nous sur Kaladesh, la veille au soir.

« On dirait que nous sommes arrivés à bon port, c’est déjà cela », remarqué-je.

Art by Noah Bradley
Illustration par Noah Bradley

NISSA

Nous décidâmes d’attendre que le vent s’apaisât. Gideon resta devant l’entrée, véritable bouclier humain contre les éléments. Chandra s’était assise en face de lui, jambes croisées, les yeux fermés en méditant silencieusement. Un moment, je suivis le rythme de sa respiration, cherchant à trouver quelque réconfort dans son cheminement spirituel. Je sentis ainsi mon cœur se gonfler de fierté en constatant les progrès qu’elle avait en effet accomplis, à observer avec plaisir que mes petits conseils l’avaient aidée à se modérer. De fait, elle seule semblait à son aise en ces lieux. Quant à moi, la chaleur oppressante sapait mon énergie, et mes autres compagnons et moi-même, à peine débarqués sur ce plan, étions déjà des loques. Je me demandai, une fois encore, comment nous allions bien pouvoir contrecarrer voire détruire un dragon ancestral, surtout que Jace et Liliana insistaient constamment sur sa puissance et son machiavélisme. Pour l’affronter, il nous faudrait donc être au mieux de notre forme, or c’était loin d’être le cas.

Je fermai les yeux et calmai ma respiration, repoussant le sable et la chaleur. Je dois m’en remettre à mes compagnons, mes amis. J’inspirai pour propager ces pensées dans mon corps, y isolant et relâchant les tensions à chaque fois que possible. Après une courte hésitation, je me figurai une rivière, empruntant l’image que j’avais suggérée à Chandra pour sa méditation, sur Kaladesh. Peut-être un voyage au gré de l’eau m’aiderait-il à tempérer en partie cette impitoyable touffeur qui bourdonnait dans ma tête.

Il me semblait encore insolite de m’appuyer sur autrui, de partager mes fardeaux et, à l’inverse, d’endosser moi-même les tracas des autres. Parmi les Sentinelles, cette attitude me venait plus aisément avec certains qu’avec d’autres, même si elle me restait encore peu naturelle. Pourtant, nous étions indéniablement plus forts ensemble, la confiance mutuelle se révélant peut-être même aussi puissante que les liens d’une animiste avec la terre qu’elle foule de ses pieds. La confiance réciproque, la compréhension mutuelle ; je m’efforce de progresser sur ces deux fronts.

J’inspirai, m’imprégnant d’air et de mana dans une même mesure, afin d’ouvrir mon cœur et mes pensées à ce monde déconcertant, à la recherche des racines de la vie, à savoir les filaments familiers des lignes ley qui sillonnent chaque monde.

Là encore, je ne perçus d’abord que des ténèbres béantes, un abîme infini et putride.

Par le passé, j’avais certes été confrontée à des plans dévastés par des aberrations : sur Zendikar, la vacuité crayeuse et perverse laissée par le passage des titans eldrazis ; sur Innistrad, la corruption et la toxicité des lignes ley, impossibles à canaliser ou à contrôler. Ici, pourtant, la sensation était différente. Nonobstant toute corruption ou influence extérieure, la plupart des mondes entretenaient en effet un juste équilibre entre les magies de vie et de mort, enveloppés qu’ils étaient dans le réseau intriqué des lignes ley qui s’y entrelaçaient en une spirale complexe, maillée de nœuds de puissance. Sur Amonkhet, en revanche, l’ombre de la mort dominait tout ce que je parvenais à toucher, comme si l’âme de ce monde préférait le silence des trépassés.

Je me concentrai donc sur les rares filaments d’énergie vitale que je trouvai, pâles fantômes de véritables lignes ley. Je remontai leur fil ténu, et mon esprit abandonna mon corps. Ma respiration se cala sur les fragiles pulsations de ce plan, s’accélérant tandis que j’en survolais les dunes, avant de déboucher enfin de l’autre côté de cette tempête pour découvrir…

« Nissa, nous partons ! »

J’ouvris les yeux et découvris Chandra agenouillée près de moi, le visage assombri d’une légère inquiétude. Derrière elle, Gideon, Jace et Liliana avaient déjà quitté le dôme et nous attendaient au sommet d’une dune. La tempête était terminée, le vent ne soufflant plus qu’en de bénignes bouffées qui balayaient le sable en de larges ondulations.

« Je pense avoir découvert quelque chose du côté des cornes. »

Un sourire fendit le masque soucieux de Chandra, ses taches de rousseur m’évoquant la tempête passée. « Parfait ! Contente que mon idée de partir vers ce grand machin, à l’horizon, trouve un écho favorable. »

Elle se releva en me tendant la main et, après un instant d’hésitation, j’acceptai son aide. La confiance réciproque, la compréhension mutuelle.

« Viens, allons montrer à ce dragon de quel bois nous nous chauffons ! » déclara la pyromancienne avant de partir rejoindre les autres. Je lui emboîtai le pas.

C’est alors que la dune s’anima.

LILIANA

Les premiers s’en prirent à Jace. (Le pauvre n’a jamais de chance.) Nous attendions tranquillement Chandra et Nissa quand, tout à coup, des mains décharnées avaient jailli du sol pour le saisir par les jambes et le tirer sous le sable. Il lâcha un glapissement pitoyable en s’enfonçant dans la butte jusqu’à la taille. Il ne dut son salut qu’aux réflexes de Malabar, qui se retourna précipitamment pour le retenir par le bras et l’empêcher ainsi de finir enseveli. Je libérai alors une vague d’énergie nécrosante, réduisant en poussière les mains qui agrippaient Jace. Le sable se souleva autour de mes pieds, tandis que d’autres doigts surgissaient, griffant avidement l’air à la recherche d’une prise. Je reculai en m’enveloppant d’une aura de pourrissement ; si on m’approchait, le corps du ou des attaquants se désagrégerait aussitôt.

Art by Daarken
Illustration par Daarken

Des hurlements paniqués et une odieuse puanteur de chairs putrescentes et carbonisées me parvinrent du pied du mamelon : Chandra et Nissa se trouvaient encore tout près du dôme de verre, encerclées par une marée de momies boucanées par le sable desséchant, dont l’assaut se gonflait de leurs semblables qui jaillissaient de terre en un flot continu. Nissa avait tiré une épée de son bâton — joli tour ! — et pourfendait les zombies les plus proches ; Chandra, quant à elle, projetait des décharges ignées qui ouvraient à chaque fois des brèches dans la horde de cadavres, mais, en dépit de sa promptitude, de nouvelles momies faisaient constamment surface pour regarnir les rangs des assaillants.

Je souris. Le Multivers regorgeait de plans, dont chacun recélait ses propres merveilles, monstruosités et curiosités, mais, dans ce foisonnement, il y avait pourtant une constante : la mort. Or les défunts m’appartenaient.

Je levai les mains, et de sombres volutes en émanèrent pour aller subrepticement s’emparer des cadavres ambulants les plus proches. Je sentis ma magie toucher leur essence, se conjuguer à elle, puis je prononçai un mot, un seul : Soumission !

L’un après l’autre, les morts-vivants passés sous mon emprise interrompirent leur progression. J’abandonnai ensuite mon aura de pourrissement, consacrant ainsi l’intégralité de mon pouvoir à l’asservissement des revenants. Il se produisit alors une brusque éruption de sable, à quelques pas de moi, puis un corps à tête de chacal surgit de l’erg avant de s’élancer en faisant tournoyer furieusement la lame incurvée d’un khépesh. Maudissant ma négligence, je reculais en trébuchant quand j’entendis soudain le son humide de l’acier tailladant la chair et vis un jet d’ichor asperger le sable. Le buste de la momie cynocéphale se détacha du reste de son corps tandis que Gideon ramenait à lui les étranges lames souples de son sural. Dos à dos avec le hiéromancien, Jace façonnait des illusions, sans pourtant parvenir à distraire la masse de morts-vivants qui les assaillaient tous les deux.

« Tu n’as rien ? » cria Gideon.

« Tu m’as privée d’un serviteur, Malabar », répliquai-je en laissant une note de dépit et d’agacement teinter mes paroles, et en réprimant un sourire quand il se rembrunit. Quel plaisir que de taquiner Gideon : il marche à chaque fois ! Oui, son intervention avait pallié un instant de faiblesse de ma part. Oui, il se montrait d’une indéniable utilité. Mais, non, il n’était nul besoin qu’il le sût.

Néanmoins, je ferais mieux de leur prêter main-forte, à Jace et lui, jouer le rôle de la coéquipière secourable, et cætera. J’intimai donc à mon petit escadron de morts-vivants d’avancer : Défense !

Mes momies se jetèrent ainsi sur celles qui assiégeaient Gideon, et ce dernier réorchestra ses propres attaques afin de soutenir mes fantassins sans trop les abîmer : son sural frappait avec une précision chirurgicale, protégeant les flancs exposés de ma troupe de morts-vivants en abattant les ennemis qui menaçaient de les submerger. Il avait nettement gagné en efficacité, ne serait-ce que depuis la dernière fois où je l’avais vu combattre aux côtés de mes revenants, sur Innistrad. Bref, oui, il était fort utile.

Je reportai mon attention sur l’essaim qui harcelait Chandra et Nissa, juste à temps pour voir une momie porter un coup violent à l’épaule de la seconde et une autre mordre le brassard de la première, avant que celle-ci ne la réduisît en un tas de cendres fuligineuses. Ne disposant pas du temps matériel requis pour asseoir une domination totale, je décidai donc d’un sort d’assujettissement plus diffus, mais propre à influencer le plus grand nombre de zombies possible, pour leur donner un ordre unique : Sauve qui peut !

Art by Kieran Yanner
Illustration par Kieran Yanner

Des meutes entières de morts-vivants tournèrent alors ce qui leur restait de talons, puis s’éloignèrent cahin-caha dans toutes les directions. Certains se mirent à courir à l’aveuglette sur les dunes, d’autres replongèrent sous les sables. Les maigres forces qui persistaient encore dans leur attaque tombèrent rapidement sous les coups d’épée et de feu magnifiquement synchrones de Nissa et Chandra.

Tout en regardant ces dernières faucher l’ennemi en débandade, j’effleurai du bout des doigts le Voile de Chaîne qui pendouillait à ma hanche. Quel luxe que de ne pas avoir à solliciter ses pouvoirs à présent que j’avais d’autres Planeswalkers pour se charger du plus difficile à ma place ! Certes, manipuler les Sentinelles était nettement plus ardu que d’user du Voile ou de commander mes serviteurs d’outre-tombe, mais j’étais bel et bien parvenue à les attirer sur Amonkhet. En m’y prenant bien, ils m’aideraient donc ainsi probablement à atteindre le but véritable de ma venue et, mieux encore, ils le feraient de leur plein gré.

Je balayai la scène du regard. Debout dans une posture gauche, Gideon contemplait les restes de mon escadron, après avoir éliminé tous les autres zombies. Chandra et Nissa gravissaient la colline, hors d’haleine après le combat. Jace… Oh, il avait manifestement disparu !

Je fronçai les sourcils. Le connaissant, il s’était probablement éclipsé durant le combat afin de trouver « un meilleur point d’observation », autrement dit se faire rare quand les choses tournent mal. À sa décharge, il ne nous aurait pas été pas d’un grand secours durant cette escarmouche. Les morts-vivants constituent en effet un point faible d’un mage de l’esprit, car, en l’absence d’un cerveau, il n’a rien à suggestionner, comme nous l’avions d’ailleurs tous deux plusieurs fois constaté au fil de nos nombreuses, disons, retrouvailles.

Mais, s’il s’était volatilisé parce qu’un zombie aurait finalement réussi à le tirer sous terre ?

Avec un soupir, j’entrepris d’examiner mentalement les corps ensevelis, afin de m’assurer de ne pas y trouver un télépathe se tortillant pour se libérer de l’étreinte fatale d’une charogne. Déconcentrée, je ne compris pas ce que Nissa cria lorsqu’elle accourut brusquement vers nous.

Puis ce fut l’obscurité.

JACE

Je déteste ce plan.

Par-dessus mon épaule, je vis Gideon assener un grand coup de poing à un nouveau mort-vivant, dont le crâne se brisa dans un craquement écœurant. Un autre zombie, sans doute l’un de ceux que Liliana maîtrisait, bondit devant l’ennemi qui me chargeait et l’entraîna à terre, les deux adversaires soulevant des gerbes de sable tout en cherchant à se démembrer l’un l’autre. J’en profitai pour m’éclipser, m’enveloppant rapidement d’un sort d’invisibilité, avant de gagner en hâte la crête de la dune.

Il me faut trouver un point d’observation dégagé, d’où établir un plan pour nous sortir de cette mauvaise passe.

J’en avais déjà soupé de Nicol Bolas et de son monde apocalyptique, où sable, chaleur et mort régnaient en maître. Nous devions absolument quitter ce désert pour envisager un meilleur angle d’approche. Même Nissa, pourtant toujours si calme et réservée, avait pris la parole avant notre départ pour réclamer une stratégie. C’est tout dire ! Je savais certes que mes compétences étaient inutiles dans ce combat, mais au moins pouvais-je tenter d'établir une stratégie pour la suite de notre mission.

Lorsque j’atteignis le sommet du monticule, je me retournai pour observer la mêlée : Chandra et Nissa se battaient encore contre une horde de momies, mais, déjà, Liliana semblait avoir pris l’ascendant sur des bandes de zombies, les renvoyant par vagues dans le désert, en déroute. Pendant ce temps, Gideon, eh bien, restait fidèle à lui-même : un instrument certes un peu fruste mais très efficace, qui œuvrait efficacement aux côtés des zombies que Liliana venait de prendre sous son emprise.

Il était d’ailleurs étrange que de le voir travailler ainsi de concert avec elle et de la voir, elle, faire montre d’un réel esprit d’équipe. Peut-être était-elle réellement en train de changer ? Peut-être que son serment était sincère, qu’elle croyait en l’objectif commun des Sentinelles et que, malgré son animosité envers Gideon, elle se souciait réellement de notre mission ?

Ou peut-être que je prends mes désirs pour des réalités.

Malgré toutes ces années d’imbroglios avec Liliana, j’avais la sensation d’en savoir moins sur elle à présent qu’au début ; plus j’en apprenais sur elle, plus elle devenait insondable : presque aussi indéchiffrable que ses zombies, elle ne lassait jamais de me surprendre — parfois en bien, mais le plus souvent, en mal. Et pourtant, même à présent, je restais partial à son égard. Très souvent, je me prenais ainsi à la défendre auprès des autres alors même que, dans mon for intérieur, je m’incitais à rester sur mes gardes.

Je secouai la tête : ce n’était pas là, perché sur un tas de sable, que je résoudrais le mystère qu’elle représentait. Je reportai donc mon attention sur les cornes, à l’horizon.

Que savons-nous ? Quel sont les projets de Nicol Bolas ? Quelle démarche adopter ?

Nous avions affaire à un plan pour le moins inhospitalier, dont Nissa avait souligné qu’il semblait plus mort que vivant et où des momies s’embusquaient apparemment sous les collines, en attendant de surgir pour dévorer les passants.

Mais pourquoi Bolas aurait-il fait son fief d’un tel monde ?

Quels secrets ces sables renfermaient-ils ? S’agissait-il réellement d’un monde fantôme ? Et à quoi ces cornes titanesques servaient-elles ? Naturellement, on pouvait supposer que Nicol Bolas possédait un orgueil tel qu’il s’était construit là un monument à sa propre vanité. Néanmoins, il n’était pas adepte des gestes narcissiques et hyperboliques s’ils étaient gratuits. Non, ses actes servaient au contraire toujours des objectifs précis, mais dissimulés sous plusieurs couches de mystère, et ceux-là, oui, étaient nombrilistes et mégalomanes.

J’envisageai la possibilité de me transplaner à proximité des cornes, mais renonçai très vite à ce projet : se rendre en des lieux spécifiques, même sur un monde que l’on connaît comme sa poche, représentait en soi un exercice extrêmement délicat ; tenter l’expérience sur un plan inconnu nécessiterait donc, au surplus, une chance de cocu. En outre, dans l’éventualité où Bolas aurait effectivement prévu des dispositifs contre les interventions interplanaires sur son plan, je ne souhaitais pas prendre le risque de les déclencher plus d’une fois et de donner ainsi au dragon une occasion supplémentaire de s’apercevoir que nous l’avions débusqué.

Non, il fallait poursuivre notre route. Toutefois, notre expédition sur ce plan s’était pour le moment soldée par une arrivée sous une violente tempête de sable et dans une souricière de zombies. Notre prochaine carte à abattre devrait donc ne plus rien laisser au hasard et jouer sur nos atouts. Nous devions absolument assurer nos positions ici, avant de poursuivre, avec extrême vigilance, notre route vers les cornes. Pas question de nous laisser de nouveau surprendre !…

Le hurlement de Nissa me tira de mes réflexions et me ramena au champ de bataille, en contre-bas.

Aurais-je mal compris, ou parlait-elle de…

NISSA

« DES GUIVRES DES SABLES ! »

Art by Steve Belledin
Illustration par Steve Belledin

Je criai pour avertir Liliana, mais déjà trop tard. D’abord agité de secousses, l’erg explosa soudain en un geyser de poussière, à l’endroit même où elle se tenait. Horrifiée, je la vis disparaître dans le gosier d’une immense guivre. À quelques pas de là, un second monstre identique bondit hors des sables dans un rugissement si retentissant qu’il fit se convulser l’air touffu du désert. Je tentai d’absorber le peu de mana que je trouvai, cherchant désespérément à puiser dans une énergie pourtant inexistante, afin de lancer des sorts que je me savais, au fond de moi-même, incapable de jeter, sur ces terres désolées.

« Abattez-la ! » tonna Gideon en chargeant. Mais les momies jusque-là soumises à Liliana firent volte-face pour le plaquer au sol, et il disparut sous une pile d’abominations.

Ses zombies se sont retournés contre nous… Liliana est morte !

Cette pensée s’ancra obstinément dans mon esprit, alors même que je m’efforçai désespérément de m’en abstraire pour y substituer quelque chose d’utile : un plan, une idée, n’importe quoi.

Sous mes pieds, de nouveaux ébranlements sourdirent des profondeurs en grondant et se répercutèrent jusque dans ma colonne vertébrale. L’effroi et le doute s’insinuèrent dans mon cœur, puis leur flot déborda sur ma langue, amer et âcre.

Respire, agis et, pour le reste, remets-t’en à tes coéquipiers !

« Chandra, neutralise cette guivre-là ! Il y en a d’autres qui arrivent ! » Je me précipitai en brandissant fermement mon épée. S’il m’était impossible de glaner du mana pour le sort que j’aurais voulu jeter, je pouvais en revanche faucher les morts-vivants qui assiégeaient Gideon. Je devais m’en remettre à Chandra pour arrêter les guivres. Je savais que Jace, où qu’il soit, échafauderait un plan. Dans un cri, je me laissai glisser sous la guivre qui se précipitait vers moi, puis exécutai un roulé-boulé. De nouveau sur pied, je bondis jusqu’à la masse de morts-vivants et entrepris de me frayer un chemin vers Gideon à grands coups de lame.

CHANDRA

PAR LES RIVIÈRES ENFLAMMÉES DE REGATHA, C’EST QUOI, CETTE BESTIOLE ? JE CAUCHEMARDE OU BIEN ELLE VIENT D’AVALER LILIANA ?! NON ! MAIS QU’EST-CE QUI SE PASSE ? TÂTE DE MES FLAMMES, ESPÈCE DE SALETÉ !… UNE MINUTE, NISSA VIENT DE DIRE QUE D’AUTRES VONT POINTER LEUR NEZ ?! BON SANG ! MAIS OUI, LES VOILÀ ! POUSSEZ-VOUS ! JE VAIS TOUTES LES FAIRE GRILLER ! RENDEZ-NOUS LILIANA, ESPÈCE DE BANDARS DÉGÉNÉRÉS…

GIDEON

Partout, des dents, des mains armées de griffes aussi acérées que des serres, la foule des corps en putréfaction, tout autour de moi. Je m’efforçais de leur opposer mon sural, mais restai cloué au sol sous le nombre. Mes défenses chatoyèrent, leur lueur dorée vacillant sous mes yeux, mises à mal par les zombies qui me mordaient et m’agrippaient, enfonçant mon visage dans le sable tout en essayant de m’écarteler.

Art by Seb McKinnon
Illustration par Seb McKinnon

Au prix d’un immense effort, je parvins à ramener ma jambe gauche sous mon corps et poussai de toutes mes forces, éjectant certains de mes assaillants tandis que je me relevai à moitié. Au même instant, j’entendis un sifflement métallique près de mon oreille ; en me retournant, je vis siffler l’épée de Nissa. Soudain, les membres du zombie qui se cramponnait à mon bras droit se séparèrent de son torse. Un rire triomphant m’échappa quand je pus enfin insuffler un peu de mana à mon sural. D’un mouvement de poignet, je fis claquer ses fines lames, et l’arc de leurs rubans scintillants faucha une cohorte de momies. En l’espace de quelques instants, Nissa et moi conclûmes notre redoutable danse d’escrimeurs, ses estocs élégants et ses tailles précises parfaitement synchronisés avec les moulinets de mon sural. Nos ennemis retournés à leur tombe aréneuse, nous quittâmes la zone à présent jonchée de cadavres en morceaux, pour accourir auprès de Chandra, qui avait, entre-temps, chassé les guivres sous des trombes de feu.

« Quatre ? » demandai-je à Nissa tout en courant.

« Six, me corrigea-t-elle. Il y en a deux autres qui arrivent. »

À cette information, je ressentis comme un coup de poing dans les tripes, auquel je m’efforçai pourtant de ne pas prêter attention, car la question que je me devais de poser ensuite prenait largement le pas sur mon inquiétude due au nombre de ces créatures : « Liliana… Est-elle… ? »

Au lieu de me répondre, Nissa désigna l’un des serpents géants, qui tentait de prendre Chandra à revers. Je me mis à courir encore plus vite. Décidément, le royaume de Nicol Bolas abritait beaucoup plus de monstruosités que nous n’aurions pu l’imaginer !

LILIANA

Art by Slawomir Maniak
Illustration par Slawomir Maniak

CHANDRA

« Yaaaaaaah ! » Le hurlement jaillit de ma gorge tandis que je canalise mon pouvoir sur la tornade ardente qui engloutit l’une des guivres. Celle-ci retombe enfin, cuite et recuite, en soulevant des panaches de poussière.

« À qui le tour ? » claironné-je, haletante, davantage pour m’encourager moi-même qu’au profit des créatures, puisque ce sont des bêtes et qu’elles ne parlent donc probablement pas et n’ont d’ailleurs sans doute pas grand-chose dans le crâne. Un mouvement s’esquisse sur ma droite, suivi d’un puissant mugissement. Je m’en écarte d’un saut de côté, juste au moment où l’un des monstres allait plonger sur moi. Comment diable une guivre géante peut-elle ne pas faire de bruit ?

Je fais un nouveau bond lorsqu’en me retournant, je découvre un gigantesque scorpion bleu, à la carapace luisante, surgi de nulle part et dressé devant moi, prêt à frapper. Je sursaute encore lorsque Jace apparaît, la seconde d’après, à mon côté. Il m’attrape la main et pose un doigt sur ses lèvres, puis nous disparaissons tous deux tandis que son scorpion illusoire se sauve parmi les dunes en entraînant l’une des guivres à sa suite, plongeant dans les dunes comme à travers des vagues, et non du sable compact.

« C’est leur proie préférée », murmure le mage, sa main invisible serrant toujours la mienne. Je sens le rythme endiablé de son pouls et me retiens de le questionner davantage sur ce à quoi d’horribles guivres géantes peuvent bien penser d’autre.

Nissa se précipite vers nous en compagnie de Gideon, qui agite son sural en hurlant pour attirer l’attention des monstres. Les deux derniers — Ah non, quatre ! Mais d’où sortent les deux autres ? — changent de cap et se mettent à serpenter vers le hiéromancien à une vitesse folle, le frottement de leurs écailles sur le sable cisaillant l’air sec et stérile du désert. J’en suis un des yeux et me dégage de la poigne de Jace pour me lancer à sa poursuite. Je lui décoche en même temps deux flèches de feu, qui ricochent cependant sur son corps sans lui infliger le moindre dégât ; la créature renonce néanmoins à croquer mes amis pour se rabattre sur moi. J’entends Jace crier quelque chose dans mon dos, probablement une remarque idiote. Je serre les poings, concentrant des piques embrasées entre mes doigts.

Art by Slawomir Maniak
Illustration par Slawomir Maniak

Mais avant que je ne puisse les lancer, la guivre interrompt brusquement sa reptation. Prise au dépourvu, je sens le feu dans mes mains vaciller en même temps que ma concentration. Le monstre se cabre, puis se met à convulser. Je recule, car, quand je vois des humains en prise à une telle crise, il s’ensuit généralement un jet de vomissures, et je n’ai absolument aucune envie qu’une guivre me dégurgite dessus, merci !

Point de vomissement, néanmoins, car la cage thoracique de la bête implose tout à coup, puis se désagrège. J’observe, horrifiée, tandis que Liliana sort de son ventre, le corps couvert de viscères et de bile qui se délitent en grésillant, un mystérieux objet fait de chaînettes flottant devant son visage, qui irradie une lumière violette. Lorsqu’elle pose le pied sur le sable, la guivre derrière elle chancelle puis s’effondre de côté en déversant ses entrailles par le trou béant, sa carapace virant au gris. Liliana effectue quelques pas supplémentaires, comme dans un état de transe. Les marques sur sa peau émettent la même nitescence violine que les chaînes, ses yeux dénués de toute expression. Les plaies qui lui strient le corps semblent se refermer, et la bave de guivre continue de se dissiper, comme brûlée par une source de chaleur, bien que je n’en détecte aucune émanant de mon amie. Au contraire, elle semble encore plus froide et distante que jamais, telle une étoile inversée qui laisse par terre une traînée de sable roussi.

« Liliana ? » J’ébauche un pas vers elle ; la phosphorescence violacée qui émane de tout son être s’estompe, puis ma coéquipière s’écroule.

JACE

Tout va de mal en pis ! Quelle catastrophe !

GIDEON

La première guivre fondit sur moi, son os carré déployé, prête à m’avaler tout de go.

Parfait.

Je me précipitai dans sa gueule en faisant tournoyer mon sural afin de lui taillader le gosier. Mes lames lui lacérèrent la gorge. La sensation de brûlure que j’éprouvai et la pression constrictive des muscles de sa trachée cédèrent ensuite la place à la lumière du jour lorsque j’éviscérai la bête de l’intérieur, pour en ressortir par son cou, dans une gerbe de sang et de sanie.

Et d’une !

La guivre s’effondra sur le sable avec fracas, et je fus renversé sur le côté. Je venais tout juste de me remettre debout quand la queue d’une de ses congénères me frappa en plein torse avec la force d’un rhox enragé. L’impact me propulsa en arrière, et je m’écrasai alors contre une autre dune, que je dévalai jusqu’en bas.

Allongé sur le dos, je serrai les paupières en essayant de recouvrer mon souffle.

Il me faudrait sans doute adopter une approche différente pour neutraliser les bêtes restantes.

Gideon ! Nous devons partir, nous remettre de cette échauffourée et faire le point. Je me redressai en sursaut : je ne m’habituerais jamais à ce que la voix de Jace surgisse ainsi dans mon esprit. Je jetai un rapide coup d’œil alentour et bondis sur mes pieds en voyant l’une des dernières guivres se ruer sur moi.

Je pense que nous aurons bientôt le dessus, Jace. Préparant mon sural, je tentai de partager mon attention entre la créature et la voix de Jace dans ma tête. Liliana est-elle… ?

Vivante, oui, mais dans un triste état.

Je grimaçai. La guivre se jeta sur moi, bouche fermée, employant sa tête comme un redoutable bélier. Je roulai de côté et sentis un flot de poussière me recouvrir, chassé par le puissant coup du monstre. La bête s’enfonça alors dans le sable pour faire demi-tour et m’attaquer par en dessous, faisant onduler le sol sur son passage.

Tiens bon ! J’arrive avec Nissa. Je m’accroupis et, lorsque la guivre frappa, je bondis en arrière en levant mon sural au-dessus de ma tête, profitant que la bête se dressait pour lui labourer le bas-ventre. Le métal entama les écailles plus vulnérables à cet endroit, et l’animal poussa un hurlement de rage. Je m’écartai d’une roulade afin de l’éviter lorsqu’il retomba en se tortillant dans le sable, blessé mais toujours vivant.

À quelques pas de là, je vis Nissa, non pas détaler, mais se précipiter vers une autre guivre qui émergeait des sables, et lui sauter lestement sur la tête. Le serpent se tordit pour se débarrasser de ma partenaire, mais celle-ci se mouvait trop rapidement ; en un éclair, elle lui planta des deux mains son épée dans le crâne, la lame lui transperçant le cerveau avec un bruit de succion, et chevaucha la créature tandis que celle-ci s’abattait au sol.

« Nissa ! appelai-je. Liliana a besoin de… »

« Je sais, Jace me l’a dit. » Nissa tira son épée du crâne de la créature, et, dans un éclair émeraude, l’arme reprit sa forme de bâton. Nous courûmes ensemble vers Jace et Chandra, plantés à genoux devant une forme allongée, probablement Liliana, le cadavre d’une guivre gisant derrière eux.

Jace tourna vers nous des yeux luisants. Il faut battre en retraite : retourner sur Kaladesh pour réviser notre stratégie et déterminer un autre angle d’approche !

Une minute, Jace ! Je fronçai les sourcils devant l’inquiétude qui transparaissait dans ses pensées et tentai d’évaluer la situation. Primo, ces attaques surprises avaient bien failli avoir raison de nous, mais nous avions survécu et étions parvenus à les neutraliser. Secundo, Liliana était grièvement blessée, certes, mais vivante ; Nissa la soignerait et nous pourrions poursuivre notre route. Tertio, partir maintenant pour revenir plus tard, au risque d’affronter de nouveaux dangers, semblait bien hasardeux pour…

C’est alors que la guivre derrière Jace me sembla remuer.

NISSA

Je la perçus avant même de la comprendre : une brusque modulation dans l’air, comme la tension sourde qui précède une pluie torrentielle, si ce n’est que cette pression-là était de nature magique, une surcharge des énergies éthériques, une force qui appelait à elle les pulsations tectoniques des lignes ley de ce monde, une énergie chtonienne, qui s’éveilla. Je ralentis ma course, distraite et curieuse, cherchant du regard une manifestation visuelle du phénomène. Les cris d’alarme de Gideon attirèrent mon attention sur Jace, et c’est alors que je la remarquai enfin, mais trop tard.

Art by Jose Cabrera
Illustration par Jose Cabrera

Derrière eux, la guivre morte se redressa brusquement, un trou béant encore visible dans sa cage thoracique. Avec une rapidité surnaturelle, elle balança un coup de queue violent qui éjecta Chandra et Jace. Je les vis avec horreur ricocher sur le sable comme des galets sur un lac, avant de retomber, inertes.

Les morts sont condamnés à faire route dans la morte-vie.

Le caractère de cette contrée semblait refléter de toutes parts la nature même du plan, comme un écho de ses lignes ley souffreteuses et de son âme maladive. Cette étrange affection, ce pourrissement prégnant que j’avais perçu depuis notre arrivée, témoignait d’une puissante et antique malédiction qui affligeait ce monde, un fléau qui régissait en l’inversant jusqu’au cycle de la vie et de la mort.

La terreur me saisit, brusque averse glaciale qui m’arracha un frisson, tandis que je me tournais vers les autres chimères abattues.

GIDEON

Je redoublai de vitesse, fonçant vers la guivre morte-vivante qui se jetait sur Liliana, toujours inconsciente, lorsque le rugissement terrifiant et le grondement du sable derrière moi détournèrent mon attention : deux autres guivres zombifiées surgirent des sables. Nissa parvint à s’écarter, d’un bond, de la première, pour finalement se retrouver prisonnière des massifs anneaux de la seconde. « Non ! » hurlai-je tandis qu’ils engloutissaient leur victime, leurs écailles se contractant au fur et à mesure que l’animal resserrait sa prise.

Le temps se suspendit, mon cœur chavira d’horreur, écartelé par un dilemme : sauver Nissa de cette étreinte mortelle ou bien Liliana de la gueule béante. Dans les deux cas, l’un de mes proches va mourir, encore une fois, à cause de mon orgueil.

J’hésitai, tiraillé, pendant une fraction de seconde, parfaitement conscient que ne rien décider revenait à sceller leur destin à toutes deux. J’esquissai un pas en avant, davantage par instinct que délibérément.

Soudain, une lumière éblouissante flamboya à l’horizon.

Par réflexe, je levai un bras pour me protéger les yeux, mais une force me projeta dans les airs, ahuri, mon esprit peinant à appréhender ce qu’il percevait.

Fulgurant d’une lumière blême, une gigantesque flèche se ficha dans la guivre qui menaçait directement Liliana. Sous mon regard subjugué, la créature se délita alors, son corps tombant en scories pulvérulentes. La flèche disparut, tel un rayon de soleil ricochant sur les sables du désert, et le vent emporta les restes de la créature.

Les dernières guivres, aussi bien revenantes que vivantes, rugirent, avant de prendre la fuite. Celle qui tenait Nissa l’abandonna sans ménagement, et je me précipitai vers l’elfe inconsciente, mais, sans me laisser le temps de l’atteindre, une immense nébulosité rouge et or déferla sur les sables, avec une telle avidité que je ne pouvais qu’à peine en suivre les évolutions. Ce fut uniquement lorsqu’elle rattrapa les guivres que je pus la distinguer.

Art by Chase Stone
Illustration par Chase Stone

Elle se dressait devant moi, aussi haute que dix hommes, parée d’une coiffe dorée qui scintillait au soleil, son immense bident planté dans l’une des guivres mortes-vivantes. Son corps, qui irradiait de puissance, semblait humain en tous points sauf pour la tête, qui s’apparentait à celle d’un chacal. Ses yeux argentés m’observèrent, insondables, et je sentis son regard me transpercer. Lorsqu’elle retira son arme de la guivre, celle-ci tomba en poussière, à l’instar de sa congénère empalée par la flèche. Le dernier monstre mort-vivant s’enfonça dans le sable, mais, à une vitesse prodigieuse, l’apparition bondit pour planter son bident dans le sol. La terre gronda, un cri d’agonie étouffé se réverbéra dans les dunes, puis tout devint silencieux.

Seul le hurlement du vent résonnait encore dans le désert. La colossale apparition se dressait devant moi, à présent immobile et toujours impavide. Je m’avançai alors vers elle, et elle reporta son attention sur moi. Je sentis mon cœur s’emplir d’une coulée d’or, et mes jambes se dérobèrent sous moi tandis que sa simple présence me submergeait les sens en me laissant sans le souffle. Puis, après le plus subtil des hochements de tête, elle repartit à toute allure vers l’horizon, en direction des cornes menaçantes, avant de disparaître au loin, derrière une immense crête de sable.

Je tombai à genoux, entouré des silhouettes inanimées de mes compagnons, mon esprit aussi las que mon corps.

Il y a des dieux sur Amonkhet.

De tout ce que je venais de voir sur ce monde — les tempêtes de sable continuelles, les hordes de morts-vivants, les guivres géantes, les morts ressuscités —, cette apparition était la plus inattendue et la plus singulière.

Mon esprit et mon cœur se voyaient tiraillés dans une infinité de directions. J’étais de nouveau ce petit garçon qui, sur Theros, écoutait, subjugué, l’épopée de dieux impérieux et de divinités vengeresses, puis cet adolescent rebelle qui découvrait le chaos semé tant par la force redoutable que par la cruelle vanité de ces déités, et enfin ce jeune homme qui se tenait sous leur souffle, à endurer leur impitoyable courroux, témoin de leurs interventions désinvoltes dans les affaires des hommes et de leur profond mépris pour la vie des mortels. Ma foi, ma crainte et mes espoirs à leur égard s’entremêlaient en un nœud inextricable, auquel je n’avais pas songé depuis des années, aussi bien par négligence que de propos délibéré.

Et pourtant, je les retrouvai sur Amonkhet !

Ils étaient présents sur le monde de Nicol Bolas, et mes amis leur devaient la vie.

De surcroît, cette divinité flamboyait de rectitude. Une lumière dorée, un bâton de justice, les flèches d’une autre entité encore inconnue, le brûlement de la morte-vie et des ténèbres…

J’ignore combien de temps je restai à genoux dans le sable. Lentement, mes pensées se réordonnèrent, se tournèrent vers mes malheureux compagnons, et je me forçai à me relever. Lentement, j’émergeai de ma torpeur pour secourir mes amis. Lentement, nous pansâmes du mieux possible nos plaies, bosses et horions.

Je tentai de rapporter à mes camarades ce qui s’était passé, ce dont j’avais été témoin. Ils ne me comprirent qu’en partie : je discernais nettement le scepticisme de Jace, le mépris de Liliana, la confusion de Chandra ; seule Nissa s’en distingua en déclarant avoir deviné une présence, avant de sombrer dans l’inconscience, mais sa foi en mon récit relevait davantage d’une simple curiosité que d’une sincère foi en moi.

Ensuite, les avis s’opposèrent quant à la marche à suivre à présent, mais je soutins qu’il nous fallait persévérer : les Sentinelles que nous étions avaient toujours une mission à remplir.

De plus, il me fallait savoir : comment un monde prétendument dominé par un diabolique dragon ancestral peut-il aussi abriter des êtres divins ?

Après nous être tant bien que mal reposés, nous nous assemblâmes afin de reprendre notre route vers les cornes, alertes et vigilants. Notre groupe croisa ainsi encore quelques momies en maraude, mais Liliana les chassa sans difficultés. Hyènes et autres fauves fuyaient généralement à notre approche, ou quand les flammes de Chandra les y incitaient. Très vite, nous gravîmes la crête derrière laquelle j’avais vue la géante disparaître. Puis, une fois au sommet, nous restâmes tous bouche bée.

Art by Jonas De Ro
Illustration par Jonas De Ro

Devant nous, les étendues de sable cédaient la place à une vallée verdoyante et fertile. Une végétation luxuriante y bordait un large fleuve qui s’étirait vers le lointain. Ses eaux réfléchissaient la lumière de l’un des deux soleils, qui brillait haut dans le ciel, tandis qu’à l’horizon, son jumeau semblait ne pas avoir bougé depuis notre arrivée, affleurant toujours les immenses cornes.

Entre ces deux gigantesques spires et nous se dressaient d’autres monuments étincelants et édifices vertigineux, l’ensemble composant une vaste cité qui s’étalait à perte de vue, aux lignes verticales faites d’obélisques et de tours, perpendiculaires à de vastes temples aux arêtes géométriques. Nous avisâmes des barques sur le fleuve, et le chant des oiseaux nous parvint, accompagné par les bruits d’une métropole pleine de vie.

Cette ville est habitée !

Jace fut le premier à nous faire remarquer l’aura qui nimbait la cité. À y regarder de plus près, nous constatâmes qu’une barrière translucide la ceignait sur tout son périmètre, bloquant à ses frontières les sables d’un désert indompté, et ce jusqu’aux nuages du ciel. Les oiseaux, à l’intérieur de ce dôme, en déviaient leur vol, peu enclins à le traverser ou incapable de le faire.

Nissa fut la première à parler, sa voix teintée d’émerveillement : « Quel est donc cet endroit ? »

Je me raclai la gorge. « Liliana, est-ce que tu… ? »

La nécromancienne hocha négativement la tête, puis s’expliqua : « Je n’ai pas vraiment exploré Amonkhet, lors de ma dernière visite. J’ignorais totalement l’existence de cette ville. »

Jace fronça les sourcils. « Quel est donc cet endroit ? Que se passe-t-il ici ? »

Personne n’eut de réponse à lui offrir. Enfin, Chandra haussa les épaules et déclara : « Il n’y a qu’un moyen de le découvrir. » Sur ce, elle prit la route vers la cité et sa barrière.

Nous lui emboîtâmes le pas, l’esprit empli de questions.


Tandis que les cinq Sentinelles descendaient la pente sablonneuse, le murmure du vent léchait le sol sur leur passage, remodelant le sable dans leur sillage pour effacer leurs empreintes et façonner de nouvelles dunes, avant de balayer celles-ci à leur tour. Dans le ciel, le premier soleil glissait vers son zénith, tandis que le second demeurait immobile à l’horizon, son œil de braise fixé sur le monde qu’il rasait. En l’espace de quelques minutes, le désert retrouva son apparence immuable, avec les deux astres pour seuls témoins du perpétuel silence qui y régnait.

Le vent continua de souffler sans se préoccuper des récents événements.

Art by Min Yum
Illustration par Min Yum

Amonkhet Histoires archivées
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